CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Le mouvement complexe de contestation du gouvernement déclenché par l’opposition à un projet d’aménagement urbain au cœur d’Istanbul en mai-juin 2013, renvoie en fait à un ensemble très hétéroclite de modes d’action, de terrains, de groupes sociaux et de dynamiques socio-politiques. Il est qualifié très différemment selon le moment et le point de vue : soit « événements », pour la qualification la plus neutre, soit « tentative de coup », soit « soulèvement », « révolte » ou « résistance ». Deux interprétations dominantes s’affrontent encore actuellement sur la scène politico-médiatique turque et même internationale. D’un côté prévaut une interprétation diabolisante portée par l’AKP. Celle-ci voit en ce « soulèvement » le produit d’un complot associant des éléments étrangers « erdoğanophobes » [1] résolus à s’en prendre à la puissance turque montante, la communauté de Fethullah Gülen, le Parti Républicain du Peuple (CHP), principal parti d’opposition à l’Assemblée Nationale, et des éléments de la gauche radicale. Cette interprétation s’est encore systématisée après la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016, au point que le mouvement de Gezi vient à être qualifié de « pré-coup d’État », un lien direct étant établi entre les deux moments. De l’autre, on trouve une lecture positive – parfois idéalisatrice, et trois ans après presque nostalgique – focalisée sur le moment de l’occupation du Parc de Gezi. Elle présente cette « résistance » comme une expérience politique alternative sévèrement réprimée ; cette répression marquant le début de la dérive autoritaire de Recep Tayyip Erdoğan – expression qui s’est banalisée dans la presse française depuis 2014. Ce n’est bien sûr pas le caractère disproportionné de la répression que nous mettons en question ici, mais le cadrage socio-spatial et temporel de la mobilisation qui est généralement effectué. Sans revenir sur ces deux lectures, qu’il nous soit permis ici de restituer d’autres dimensions et de reconsidérer, vu des périphéries, les événements dans toute leur extension temporelle et spatiale, leurs différent·e·s acteur·e·s et interprétations possibles.

La nécessité d’un séquençage spatio-temporel

2Aucune qualification sociologique ou politique globale des événements de Gezi n’est possible, tant ceux-ci s’étirent dans le temps et l’espace et ont de ce fait revêtu des colorations différentes les unes des autres. Le moment déclencheur (« Phase I » ; voir tableau ci-dessous) est dans la continuité de mobilisations « urbaines » – patrimoniales et environnementalistes – portées depuis de nombreuses années par des groupes engagés dans la contestation des politiques menées par l’AKP. Il est circonscrit à un espace précis. Conduit par des architectes, des urbanistes, des artistes, des universitaires et des leader·euse·s d’association, il consiste en une dénonciation des initiatives du pouvoir AKP jugées peu transparentes, peu respectueuses des biens communs et de la diversité des manières de vivre en ville. L’affaire du projet de reconstruction d’une caserne ottomane tardive détruite à la fin des années 1930 par le pouvoir républicain pour aménager la promenade de Gezi n’est qu’un déclencheur inscrit dans une série d’incidents déjà longue. Deux antécédents déterminants sont la contestation du projet de piétonisation de la place Taksim annoncé en 2011, et la mobilisation contre la destruction d’un vieux cinéma de l’avenue İstiklâl au début de l’année 2013. Au niveau des antécédents, il n’est sans doute pas nécessaire de remonter, comme le font certain-e-s, jusqu’à l’opposition au pont sur la Corne d’Or pour le métro, ou aux débats sur le devenir du Centre Culturel Atatürk fermé depuis 2008 – ce dernier, ouvert en 1969, avait été érigé en symbole des politiques culturelles républicaines que les opposant.e.s à l’AKP estiment bafouées par les obscurs projets de réaménagement. Ces épisodes ont vu la cristallisation de collectifs d’activistes et la consolidation d’un discours d’opposition aux politiques urbaines. En outre, l’interdiction préfectorale d’utiliser la place Taksim pour les célébrations du premier mai en 2013 a eu pour effet de conférer à Taksim une valeur politique et syndicale supplémentaire et d’en refaire un objet d’affrontement. À cela s’ajoute la colère des consommateur·trice·s et des gérant·e·s suscitée par les mesures restrictives contre la consommation d’alcool prises par la mairie locale (celle de l’arrondissement de Beyoğlu, où se trouve la place Taksim) durant les ramadans précédents (2011 et 2012). Lors de la « Phase II », certaines dimensions politiques (défense de l’identité républicaine de Taksim et de sa signification pour le mouvement ouvrier turc) et morales (défense de la diversité des styles de vie) se sont greffées au mouvement de contestation initial.

Gezi : essai de phasage

tableau im1
Phases Dates Lieux Acteurs principaux Revendications Phase I : Contestation « ponctuelle » initiale 27-28 mai 2013 Parc de Gezi Professionnel-le-s + député-e-s Opposition à des travaux d’aménagement non concertés Phase II : « Occupy-Gezi » 29 mai 2013 Parc de Gezi Professionnel-le-s, député-e-s, étudiant-e-s + supporter-trice-s Opposition à des travaux d’aménagement non concertés, et défense de la diversité des styles de vie Phase III : Extension spatiale, sociale et politique 30-31 mai 2013 Parc + Place Taksim et rues annexes + quartiers + province urbaine Diversification des profils sociaux Contre la violence policière et contre le pouvoir AKP Phase IV : « Commune de Gezi » 1-11 juin 2013 Parc + Place + quartiers + villes de province Hétérogénéité sociale maximale Contre le pouvoir AKP Phase V : “Gezi hors Gezi, Gezi partout” Après 12 juin 2013 Forums (jusqu’à 40), villes de province Organisations de gauche radicale, partis d’opposition et professionnels Contre le pouvoir AKP

Gezi : essai de phasage

Périphéries spatiales et politiques de Gezi

3Toute l’attention médiatique nationale et surtout internationale a été concentrée sur le Parc de Gezi lui-même, lieu-déclencheur, lieu de l’occupation, lieu d’une expérimentation politique inédite que certain·e·s ont qualifié de « commune » [2], et principale scène de la résistance dans les visions les plus courantes. Or, ne l’oublions pas, tou-te-s les « martyrs » de la résistance – entendue au sens large –, ont été frappé·e·s loin, voire très loin du parc de Gezi. Selon que l’on clôt l’épisode de la résistance fin juin 2013 ou non, le nombre des « martyrs » de Gezi s’accroît ; on s’en tient ici à mai-juin 2013. D’abord dans les périphéries de la métropole, négligées dans les récits convenus : soit à Okmeydanı sur la rive européenne [3], et dans l’ancien quartier du « 1er mai » sur la rive anatolienne [4] – soit des bastions des organisations de la gauche radicale, légales ou illégales, peu présentes dans le parc de Gezi durant les premiers temps de la révolte, soit jusqu’au 1er juin 2013, jour de l’investissement de la place de Taksim. Une dernière victime, une femme de 55 ans, est décédée le 15 juin 2013 à Avcılar, dans la périphérie européenne, d’une crise cardiaque, lors d’un assaut de la police contre une marche protestataire. En dehors d’Istanbul, les théâtres provinciaux de Gezi ont été Ankara, où les affrontements de rue se sont révélés d’une grande violence (surtout les 2 et 3 juin), Eskişehir, Adana et enfin Antakya, aux confins sud du pays. Quand on sort du seul épicentre, le sens donné aux événements varie. Et le « Gezi d’Izmir », très lié au CHP, n’est pas celui du cœur d’Istanbul [5]. Dans tous les cas, il faut rappeler que certains quartiers périphériques d’Istanbul ont participé à la résistance de Gezi, à leur manière, avec leurs référentiels d’action et leurs dynamiques propres, dès les premiers jours. Le 31 mai au soir, certains quartiers « rebelles » entrent dans la lutte de Gezi et articulent leurs efforts à elle : le quartier de Gazi (dans l’arrondissement européen de Sultangazi), puis ceux d’Armutlu et d’Okmeydanı, foyer « révolutionnaire » endémique le plus proche de Taksim. Ainsi, le 1er juin 2013 à midi, un groupe de 300 jeunes d’Okmeydanı parvient à Taksim pour participer à la bataille et à la libération du parc et de la place ; ce groupe jouera un rôle non négligeable dans la sanctuarisation des lieux occupés. Il est vrai que depuis le début des années 1990, les affrontements avec la police sont presque endémiques dans ces trois quartiers. Ils coïncident avec l’émergence d’une nouvelle génération de groupes radicaux, proprement urbains. S’y joue également un phénomène de concurrence – allant jusqu’à l’affrontement entre jeunes Kurdes pro-PKK et groupuscules de la gauche radicale turque – pour le contrôle symbolique et physique du territoire. Début septembre 2014, après un mois de tensions fortes entre sympathisant·e·s du DHKP/C et du PKK, un affrontement armé a même fait deux victimes à Gezi. Le moment Gezi n’y a donc pas revêtu le caractère exceptionnel qu’il a eu au cœur de l’Istanbul internationalisé, touristique et consommateur ou dans les quartiers résidentiels des classes moyennes ou aisées. La référence à Gezi n’a été qu’un ingrédient supplémentaire dans une ancienne pratique collective de révoltes « anti-système ». Révoltes quasi permanentes, puisant dans des registres bien établis. Dès lors, le slogan utilisé hors du foyer initial « Taksim est partout, la révolte est partout », qui symbolise la généralisation/diffusion de la résistance à tout le pays, n’a pas eu partout la même expression sociale et politique. Si l’on estime qu’il n’y a eu que deux départements sur les 81 que compte la Turquie – Bayburt, au nord-est du pays, et Bingöl à l’est – où aucune manifestation pro-Gezi n’a eu lieu, les formes d’appropriation de Gezi hors de Gezi ont été très diverses. En outre, les articulations entre les mobilisations hors de Gezi et la résistance au sein du Parc de Gezi lui-même ont finalement été rares et peu efficaces. La « marche des quartiers en quête de justice », organisée le 9 juin 2013 par les habitant·e·s mobilisé·e·s, parfois depuis des années, contre les projets de transformation urbaine menaçant leurs droits fondamentaux, n’est même pas parvenue à rejoindre physiquement le Parc de Gezi. Partie depuis « Tunnel », elle n’a pu déboucher sur la place Taksim, à l’autre extrémité de l’avenue piétonne d’Istiklal. Un collectif regroupant une partie des associations de quartier mobilisées était bien présent sur l’esplanade de Gezi – parmi les centaines d’autres stands et tentes –, mais celui-ci est demeuré très discret. Les « gens des quartiers », éloignés de leur base, ont manifestement été intimidés par l’univers moral du centre symbolique de la résistance, à l’exception de quelques-uns de leurs représentants plus à l’aise et expérimenté·e·s [6].

Positionnements politiques hétérogènes et objectif commun

4Du point de vue des acteur·e·s politiques au cœur du mouvement, on note la présence de collectifs, notamment la « Plate-forme pour Taksim » (Taksim Platformu), collectif formé majoritairement d’artistes, d’urbanistes, d’architectes ou d’historien·ne·s de l’art constitué dès le début de l’année 2012, après l’annonce par la mairie métropolitaine et le Premier ministre d’alors des projets d’aménagement de la place Taksim. Elle a laissé la place durant les événements au collectif « Solidarité Taksim », Taksim Dayanışması dominé par les organisations professionnelles et certains syndicats. À l’origine de la première mobilisation, on trouve également d’autres organisations professionnelles et écologistes. Dès les premières heures de la résistance, la rejoignent des élu·e·s et des membres du parti démocratique des peuples (HDP) et du parti social-démocrate (CHP), tous les deux représentés à l’Assemblée Nationale. Rapidement, ces formations ont été rejointes par des sympathisant·e·s d’organisations ou de partis marqués plus à gauche, ou au contraire davantage « souverainistes- nationalistes ». L’alchimie éphémère de Gezi consista en la possibilité de faire coexister, dans une opposition commune à Erdoğan et dans une réaction commune face aux assauts de la police, des sensibilités politiques et des origines sociales très différentes. La période entre le 1er et le 12 juin fut la plus riche en rapprochements et proximités politiques inouïes. Ce fut un temps de suspension des polarités et des frontières politiques préexistantes, dont la marqueterie bigarrée des banderoles accrochées au front du Centre Culturel Atatürk fut l’icône momentanée.

5Dès le 31 mai, ont prêté main-forte aux premier·ère·s résistant·e·s le Parti Communiste de Turquie (TKP) ; le Parti Socialiste des Opprimés (ESP, fondé en 2010 se réclamant d’une tradition révolutionnaire d’extrême gauche remontant au début des années 1970, et soutenant le HDP depuis les législatives de 2011) ainsi que son organisation de jeunesse (étudiante) la SGDF ; EMEP (Parti du Travail, fondé en 1996, allié avec le HDP aux légilatives de 2011) ; Alınteri ; TÖP ; Kaldıraç ; Liseli Gençler ; SYK (qui devient le 23 juin 2013, soit pendant les événements de Gezi, le parti de la refondation socialiste (SYKP)) ; le SDP (Parti Socialiste pour la Démocratie, d’orientation trotskiste et pro-kurde, fondé en 2002 et dissous en septembre 2015, après avoir fait alliance avec le HDP aux législatives de 2015) ; Militan et les Halkevleri. En outre, au plus fort de l’occupation du parc et de la place (1er-12 juin 2013), aux marges du parc de Gezi, certaines de ces composantes de la gauche radicale – souvent par le biais de leurs organisations de jeunesse –, se sont très fortement engagées dans la défense physique de la place Taksim. Sur le bouclier d’un manifestant décidé à ne pas quitter la place le 11 juin, face aux forces de sécurité lancées pour reconquérir les lieux, l’on pouvait ainsi lire « Equipe de lutte contre la police, SDP ». Dans les bastions périphériques de la gauche radicale évoqués plus haut régnaient des organisations au caractère presque endémique, efficaces dans leurs niches – comme le Front du Peuple (Halk Cephesi) –, mais peu disposées à collaborer avec d’autres acteurs et peu opératoires hors de ces niches. Taksim a été individuellement investi par des jeunes en provenance de ces quartiers. Sur un mur près de la place Taksim on pouvait ainsi lire le 2 juin 2013, après la prise de la place par les contestataires, « İkitelli est ici », du nom d’un quartier populaire de la périphérie connu pour son immense zone industrielle. Vers 22 h, le 15 juin, des centaines d’habitant·e·s de Gazi sont descendu·e·s sur le deuxième périphérique autoroutier, qui délimite le sud du quartier, et ont marché jusqu’à Okmeydanı en bloquant la circulation. Pourtant, la descente de jeunes de Gazi sur Taksim pendant la nuit du 15 au 16 juin a échoué. Après de premiers affrontements survenus à Okmeydanı, le cortège n’a pu aller au-delà d’Osmanbey, arrêté par un dispositif policier dissuasif.

6Les quartiers de Şişli, Nişantaşı et Teşvikiye, qui comptent parmi les plus chics et les plus chers de la métropole, furent également le théâtre d’affrontements très violents entre la police et des manifestant·e·s loc·aux·ales, surtout dans la nuit du 15 au 16 juin 2013. Dans les beaux quartiers (de Şişli à Kadıköy, en passant par Bakırköy ou Beşiktaş) et les quartiers des classes moyennes social-démocrates de la rive européenne (Beylikdüzü, Bahçeşehir) ou anatolienne (Ataşehir, Maltepe), d’autres acteurs politiques se sont mis en branle et ont participé au mouvement avec leur propre langage politique ; en premier lieu les jeunesses du CHP, les militant·e·s du parti Vatan (de la patrie ; ex-Parti des Travailleurs, aux origines maoïstes, transformé ces dernières années en parti national-souverainiste), ceux du Parti Communiste Turc (TKP, très classe moyenne et nationaliste), et ceux de l’Union de la Jeunesse Turque (TGB). Formée en 2006, cette union, très liée à l’actuel parti Vatan et fort présente dans les lycées et universités, recrute dans les classes moyennes attachées à un genre de vie laïque. À Ankara et dans les villes de province les plus agitées, l’organisation des « Maisons du Peuple » (Halkevleri), les jeunesses du Parti Républicain du Peuple ainsi que de jeunes alévi·e·s ont été au premier plan des manifestations, avec des accents plus nettement laïques.

La périphérie « religieuse » sous-estimée ?

7Une autre périphérie socio-politique de Gezi est la sphère musulmane sunnite, dont les rares apparitions sur la scène centrale cachaient mal l’absence patente, malgré les mains tendues par le collectif gérant Gezi soucieux de ne pas pratiquer d’exclusion a priori. Si de jeunes étudiantes voilées ont un moment trouvé leur place dans le parc de Gezi occupé (en phase III), c’est surtout en tant qu’étudiantes, femmes et jeunes que s’est opérée leur intégration partielle [7]. De même, les groupes « Musulmans anti-capitalistes » et « Musulmans Révolutionnaires » ont été très médiatisés. Pourtant, même si après la répression du 15 juin ces deux groupes ont organisé des ruptures de jeûne populaires, à même le sol, pour « perpétuer l’esprit de Gezi » selon les termes mêmes d’Eliaçık, principal responsable du mouvement « Musulmans anti-capitalistes », l’absence de la composante musulmane sur les autres terrains du soulèvement de Gezi fut indéniable. L’univers moral des foyers de résistance – à la fois libertaire, égalitaire, féministe et irrespectueux des hiérarchies traditionnelles –, a rendu difficile la coordination avec les masses religieuses. Cependant, après le nettoyage policier du parc de Gezi et de la place Taksim (le 12 juin) et le passage à une configuration davantage diffractée de la mobilisation – chaque quartier étant invité à former son propre Gezi sous la forme d’un forum autogéré –, plusieurs agoras se sont formées dans des quartiers conservateurs (notamment dans les arrondissements d’Üsküdar, de Fatih et d’Eyüp). Ainsi à Fatih, Şehzadebaşı, non loin du bâtiment de la mairie métropolitaine, une scène alternative à Taksim s’est formée, ouverte à des populations de cet arrondissement à l’identité religieuse plus affichée et à des groupes sociaux absents de Gezi-centre. L’esprit de Gezi y a soufflé, libérant la parole et les interactions, dans le strict respect, néanmoins, de normes morales et politiques très marginales au cœur de la résistance.

Les classes moyennes et les autres

8La qualification sociologique de la révolte de Gezi – entendue au sens spatialement étroit – a suscité un vif débat, que L. Wacquant [8] a contribué à alimenter presque malgré lui à l’occasion d’une conférence tenue à Istanbul le 17 janvier 2014. Ainsi, pour le sociologue Çağlar Keyder, Gezi doit être analysé comme un moment révélant le malaise des « nouvelles classes moyennes », éduquées mais en voie de précarisation [9]. Or, prétendre se prononcer sur le caractère « classes moyennes éduquées » ou non des événements n’a pas grand sens, sauf à préciser le moment et le lieu considérés. Les quelques « enquêtes » dont on dispose, conduites parfois à chaud sur le profil social des personnes mobilisées, se focalisent sur le parc Gezi [10] ; il n’existe en revanche pas d’études sur les autres phases et terrains de Gezi. Or, comme on l’a dit, selon les terrains, les moments considérés et les répertoires d’action, les profils sociaux des personnes mobilisées furent assez différents [11]. Mais au cœur de la mobilisation du parc de Gezi, comme le sociologue Cem Özatalay l’a bien montré dans son étude ciblée sur deux collectifs très actifs sur Internet (Güç Birliği et Çapulcu Pazarları), la surreprésentation des classes éduquées [12], des cols blancs, des professionnels [13] de la communication, des arts, de l’architecture ou de l’urbanisme est peu contestable [14]. Et à l’échelle du Grand Istanbul, les quelques « beaux quartiers » ont été plus agités que les quartiers populaires. La presse pro-gouvernementale a d’ailleurs beaucoup ironisé à propos de ces « Turcs blancs des beaux quartiers », voire de « … ces riches n’ayant envoyé aucun de leurs enfants se faire tuer à l’Est du pays » [15], qui subitement investissaient la rue. Cela a d’ailleurs conduit certains à analyser (d’une manière biaisée) la révolte de Gezi comme une réaction aux attaques perpétrées par l’AKP contre le style de vie « occidentalisé » d’une partie de la population. En d’autres termes, comme nous avons essayé de le montrer dans une étude sur l’absence de mobilisation à Ayazma, le premier quartier d’Istanbul frappé par les politiques de transformation urbaine qui font rage, certaines conditions et certaines compétences – un certain capital culturel et social, [16] – semblent requises pour qu’un mouvement d’opposition se cristallise localement [17]. Or, on estime qu’à Istanbul près de 40 % des travailleur·euse·s hors-domicile ne sont pas déclaré·e·s et de ce fait ne bénéficient d’aucun droit social permettant l’acquisition de ces capitaux. À de très rares exceptions près, les entrepreneur·euse·s et leader·euse·s du soulèvement de Gezi appartiennent à des catégories relativement privilégiées. Ils habitent dans les arrondissements aisés centraux ou péricentraux [18]. Les Stambouliotes surendetté·e·s ou dans l’incertitude constante quant à leurs ressources pour le lendemain n’ont pas durablement pris part à la résistance. Si certain·e·s jeunes ont pu « monter » à Taksim après le retrait de la police de la place pour participer à la liesse populaire le samedi 1er et le dimanche 2 juin, elles et ils durent retourner dans leurs ateliers de confection ou sur leurs chantiers dès le lundi suivant.

Les Kurdes en retrait ?

9C’est précisément pour cette raison que les Kurdes n’ont pas pris part en masse à la résistance, en tout cas au cœur spatial et symbolique de celle-ci. Le mouvement kurde s’est retrouvé de facto à la périphérie de Gezi, moins pour des raisons « politiques » que pour des raisons socio-économiques, culturelles et morales. Ainsi le jeune garçon tué dans la périphérie anatolienne d’Istanbul le 2 juin au soir était membre du SODAP, une organisation de gauche radicale proche du mouvement kurde. Certes, c’est important de le souligner, le parti kurde légal (le HDP) a été présent dans le parc de Gezi dès les premiers moments de la « révolte ». L’un de ses députés, Sırrı Süreyya Önder, figure stambouliote du monde du spectacle jouissant d’une popularité notable auprès d’un large public, fut même aux avant-postes. Avec courage, ce dernier s’est en effet opposé physiquement, dès le 28 mai, aux pelles mécaniques qui commençaient à s’attaquer au parc. Etait également présent à Taksim dès les premiers moments de la lutte, un autre des rares députés non kurdes de ce parti, Levent Tüzel, issu d’un parti de gauche ayant passé une alliance avec le parti kurde pour les législatives de juin 2011. De même, dès le 31 mai ont résonné des slogans de manifestant·e·s expulsé·e·s du parc de Gezi qui opéraient un lien entre les exactions de la police à Taksim et celles de l’armée turque au Kurdistan. Cependant, à part la présence d’étudiant·e·s et d’intellectuel·le·s – qu’on pourrait qualifier de « Kurdes Blancs », pour reprendre la distinction pré-sociologique entre « Turcs Blancs » (éduqués, urbains et laïcs) et « Turcs Noirs » (ruraux ou néo-urbains) [19], la population kurde d’Istanbul n’a pas été une composante significative de la résistance organisée à Gezi-centre, en tout cas pas à la mesure de son poids et de son potentiel de mobilisation. Pour partie réceptive au discours parsemé de références religieuses de l’AKP, étrangère aux modes de vie des occupant·e·s du parc, cette population a de plus ses centres de gravité dans les périphéries de la métropole et occupe les segments les plus précaires du marché du travail. En outre, les responsables politiques kurdes étaient à l’époque encore engagé·e·s dans des négociations entre le mouvement kurde armé et des représentant·e·s de l’État turc. Par ailleurs, la grande visibilité des composantes souverainistes dans la mobilisation de Gezi-centre a aussi pu dissuader certain·e·s Kurdes de rejoindre le mouvement. Un début d’affrontement entre jeunes partisans affichés du PKK et jeunes souverainistes est même survenu le 2 juin 2013 aux marges de la place nouvellement « libérée ». Ainsi, les vifs débats sur les réseaux sociaux autour de l’attribution du titre de « martyr de Gezi » à Medeni Yıldırım, un jeune Kurde de Lice (dans le département de Diyarbakır à l’est) tué le 28 juin lors d’une manifestation contre la construction d’un poste de police, ont-ils été révélateurs de cette tension. Pour beaucoup de participant·e·s à ces polémiques, la mort de ce manifestant relevait d’un autre contexte et ne pouvait être intégrée au récit de la résistance de Gezi. Les composantes souverainiste et socio-démocrate nationaliste, présentes à Gezi mais surtout dans les arrondissements aisés d’Istanbul qui se sont fortement mobilisés – Beşiktaş, Şişli ou Kadıköy, lieux de l’expression d’une forte opposition de rue à Erdoğan –, comme à Ankara – notamment autour de Tunalı Hilmi, Kuğulu Park et Kızılay, quartiers aisés et centraux de la capitale –, Izmir ou Eskişehir, n’étaient pas structurellement prêtes à faire action commune avec le mouvement kurde. Si aux périphéries d’Istanbul comme aux périphéries orientales de la Turquie des « Gezi kurdes » ont pu émerger çà et là, il s’agissait d’interprétations locales ou régionales de la dynamique initiée par le centre stambouliote.

Conclusion

10Il ne faudrait donc pas oublier les périphéries de Gezi dans l’analyse de cette séquence d’événements multiformes et multi-localisés qui s’étire sur plus d’un mois. Les périphéries produisent un autre récit sur les événements. Cependant, mis à part le discours du complot et de la nécessaire répression porté par le pouvoir AKP – dominent les récits « autorisés » de professionnels de la communication. Ces récits, souvent empreints de jeunisme trans-classiste, sont enclins à placer leurs propres producteur·trice·s en leur centre et à négliger la multiplicité des expressions concrètes de la résistance de Gezi.

11Or, avec l’extension spatiale du mouvement de Gezi et des mobilisations se réclamant de l’esprit de Gezi, une multiplicité de dynamiques parfois contradictoires s’est enclenchée. Le thème de la dérive autoritaire, apparu au moment de ces événements, n’a pas permis de surmonter les divergences entre les acteurs porteurs de ces différentes dynamiques. Certes, l’opposition au gouvernement a momentanément pu faire croire en la possibilité d’un front commun. Elle a pris pour principale cible le chef du gouvernement, enclin à s’imposer comme l’incarnation exclusive du pouvoir politique ; mais à cette personnalisation répond une focalisation du discours de l’opposition sur cette seule même personne, qui conduit par interaction négative à accroître l’inclination première. Mais les différences et les conflits – latents ou non – entre les acteurs sociaux et politiques un temps unis dans la poursuite du même objectif ont empêché toute transformation politique constructive de cette communauté de réactions. Dès lors, chaque acteur, en fonction de ses capitaux, de ses intérêts et de sa position, a formulé cette dérive à sa façon et a conçu les moyens d’y mettre fin indépendamment des autres. En témoigne, entre autres, le “Mouvement Uni de Juin” (BHH en turc), constitué en octobre 2014, qui n’est qu’une alliance partielle héritée de cette crise-occasion de Gezi. En effet, ce regroupement ne rassemble que quelques partis, organisations et personnalités de gauche, avec une forte coloration ankariote, universitaire, masculine, marxiste et alévie. [20]

Notes

  • [*]
    Géographe, directeur de l’Institut Français d’Etudes Anatoliennes.
  • [1]
    Voir l’analyse de l’attitude « partielle » de la presse occidentale dominante proposée par une revue émanant de SETA, un think tank organiquement lié à l’AKP : O. Yanarişik, « Gezi Park Protests as a Litmus Test for Mainstream Western Media », Insight Turkey, Printemps 2016, pp. 145-160.
  • [2]
    Voir Ulaş Başar Gezgin, « Taksim comme Commune : succès, ratés et propositions », Bianet, 10 juin 2013, URL : http://bianet.org/bianet/siyaset/147402-bir-komun-olarak-taksim-basarilar-eksikler-oneriler
  • [3]
  • [4]
    Voir G. Lelandais, « Émergence et résistance spatiale d’un quartier en contexte autoritaire. Le cas du quartier 1 Mayıs à Istanbul », in H. Marchal et C. Baticle (dir), Regards pluriels sur l’incertain politique. Entre dérives identitaires, urbanisation, globalisation économique, réseaux numériques et féminisation du social, L’Harmattan, Paris, 2015.
  • [5]
  • [6]
    Voir D. Dinle, « Les frontières de Gezi : Notes sur les relations économiques et sociales dans les quartiers des grandes villes » (en turc), Toplum ve Bilim, 133, 2015, p. 97-131.
  • [7]
    Voir D. Işiker Bedir et A. Bedir (2014), « S’approprier Gezi de façon ‘musulmane’: tentative de résolution à partir d’un cas de participantes » (en turc), Birey ve Toplum, Bahar, Cilt 4 sayı 7, 2014, p. 259-279.
  • [8]
    L. Wacquant, « Urban Inequality, Marginality and Social Justice », Bosphorus University, 17/01/2014, conférence disponible : www.Istifhanem.com. Voir aussi l’article de A. Çavdar : « Bourdieu, Wacquant et les « petits bourgeois » du parc de Gezi » (en turc), Toplumsal Tarih, n° 242, février 2014, p. 18-24.
  • [9]
    Voir la mise au point critique de Y. Doğan Çetinkaya : « Gezi et les classes sociales : coincés entre les libéraux et le marxisme caricatural » (en turc), Başlangıç, été 2014, p. 73-90.
  • [10]
    L’une des premières, relatives aux personnes mobilisées en ligne, a été publiée dès les 3 et 4 juin 2013 par des chercheur·euse·s de l’Université de Bilgi (http://www.bilgiyay.com/Content/files/DIRENGEZI.pdf); une autre a été réalisée sur le lieu de l’occupation par la société de sondage Konda entre les 6 et 8 juin 2013 (http://www.konda.com.tr/tr/raporlar/KONDA_GeziRaporu2014.pdf).
  • [11]
    Voir aussi, dans le même sens : E. Yörük et M. Yüksel, «Class and Politics in Turkey’s Gezi Protests», New Left Review 89, 2014, p. 103-123.
  • [12]
    Voir Ç. Keyder, « Law of the Father », lrb Blog, 19 juin 2013 & ‘The New Middle Class’, Bilim Akademisi, 1 August 2014.
  • [13]
    Voir C. Tuğal, ‘“Resistance everywhere”: The Gezi revolt in global Perspective’, New Perspectives on Turkey, no. 49, 2013.
  • [14]
    C. Özatalay, « La résistance de Gezi : anti-capitaliste ou alter-capitaliste ? » (en turc), in : V. S. Ög˘ütle & E. Göker (dir.), Gezi ve Sosyoloji, İstanbul : Ayrıntı, 2014, p. 170-185.
  • [15]
  • [16]
    Voir F. Matonti et F. Poupeau, « Le capital militant. Essai de définition », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 155, 2004, p. 4-11.
  • [17]
    “Les victimes multiformes n’ont pas le droit à l’opposition. Pourquoi aucune résistance n’a pu émerger à Ayazma ? » (en turc), İstanbul Dergisi, n° 63, 2008, p. 26-29.
  • [18]
    Voir l’enquête réalisée par Konda les 6-8 juin 2013, citée plus haut.
  • [19]
    Voir M. Akyol, « Certains d’entre nous : les Turcs Blancs » (en turc) Sızıntı n° 308, 2004.
  • [20]
    Le “Mouvement Uni de Juin” (BHH en turc), constitué en octobre 2014, n’est qu’une alliance partielle héritée de cette crise-occasion de Gezi. En effet, ce regroupement ne rassemble que quelques partis, organisations et personnalités de gauche, avec une forte coloration ankariote, universitaire, masculine, marxiste et alévie.
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La contestation très médiatisée autour du parc de Gezi en mai-juin 2013 est sans doute un point de référence dans l’historique des luttes en Turquie. Une trop grande attention portée à la mobilisation autour du parc central d’Istanbul a cependant quelque peu éclipsé d’autres aspects et d’autres acteur·e·s de la mobilisation protéiforme qui a émergé lors de cette période de contestation.

Jean-François Pérouse [*]
  • [*]
    Géographe, directeur de l’Institut Français d’Etudes Anatoliennes.
Mis en ligne sur Cairn.info le 09/06/2017
https://doi.org/10.3917/mouv.090.0109
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