CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La salle d’attente de « l’Espace adoption » est vide ce matin [1]. Les deux couples qui avaient rendez-vous avec les professionnelles [2] de l’unité ont décommandé. Les assistantes sociales et les psychologues en ont profité pour rédiger leurs rapports respectifs et mettre au propre les notes qui s’amoncellent sur tous les dossiers dont elles ont la charge. Salariées du conseil général de la Sauldre, un département du Grand Ouest, elles interviennent dans le cadre de la politique nationale de protection de l’enfance. Elles se sont spécialisées depuis quelques années dans les activités liées à l’adoption : information, agrément, soutien, suivi post-adoption, consultations, etc. Fatigué de parcourir les centaines de dossiers classés dans les archives, je profite de ce moment de calme pour m’approcher de la bibliothèque mise à disposition des usagers.

2Parmi les bandes dessinées pour enfants, une couverture rose attire le regard : Les deux mamans de Petirou[3]. Je souris, et me dis que je juge parfois un peu rapidement les professionnelles. Cela fait plusieurs semaines que je les entends « s’inquiéter » de l’adoption homoparentale, des « difficultés » que va engendrer l’application de la loi nouvellement votée et leurs propos finissent par m’irriter. Certes, toutes n’ont pas la même résistance à l’ouverture de l’adoption aux couples de même sexe, mais, dans le quotidien de l’équipe, une multitude de pratiques et de remarques rappelle la permanence d’une homophobie ordinaire qui hiérarchise les couples et les désirs. Et « s’il faut » désormais ouvrir l’adoption aux adoptant.e.s de même sexe, les besoins des enfants et leurs nécessités psychiques sont quasi systématiquement invoqués pour dire la crainte qu’une telle perspective suscite, voire parfois regretter « la précipitation » dont le gouvernement aurait fait preuve. Ouvrant Les deux mamans de Petirou, j’attendais un couple de femmes. Or, je lis que « papa » et « maman » sont « bien malheureux de ne pas avoir un petit kangourou pour le câliner ». Et le livre d’expliquer : « parfois il y a (…) des mamans kangourous qui ont tellement de petits kangourous qu’elles n’ont plus assez de place dans leur poche. Elles aiment bien tous leurs petits kangourous, mais quand il n’y a vraiment plus de place, elles préfèrent les confier à une autre maman. C’est ce qui s’est passé avec ta première maman ».

3Ainsi, les deux mères que je cherchais n’étaient pas mères ensemble ; elles l’étaient successivement, comme si la mère adoptante remplaçait la mère de naissance sans jamais l’exclure. Les deux mamans de Petirou incarne de manière frappante un sens commun aujourd’hui répandu dans le monde de l’adoption et, au-delà, largement repris dans l’espace public : la biologie et la génétique créeraient des attachements maternels indélébiles et nécessaires qu’il serait vain de nier, contrarier ou contourner, au risque de perturber – par une décision politique et/ou juridique délétère – le bon développement affectif de l’enfant. Aujourd’hui, une « bonne » adoption doit acter l’existence d’une « maman d’avant », une mère d’avant la mère qu’il faudrait reconnaître et faire exister. Pas une « femme » ni une « génitrice », mais une « maman », c’est-à-dire un parent qui, si elle n’intervient plus nécessairement dans le présent, reste liée à son enfant par un attachement permanent. Il n’est pas fait mention d’un homme ou d’un père, du moins à niveau équivalent. Ces discours insistent bien davantage sur la mère « qui a porté », et dont le corps (l’utérus) et l’épreuve (la grossesse) l’ont pour toujours reliée à sa progéniture.

4La famille s’entoure souvent d’un sentiment d’évidence qui tend à présupposer la naturalité des liens, oblitérant leur dimension politique et sociale. Or, les discours contemporains sur l’adoption révèlent le sens de nouvelles conceptions de l’identité, de la filiation et de la communauté. Deux débats du monde de l’adoption seront mis en perspective : l’accompagnement à la parentalité et la diplomatie familiale. Souvent appréhendés de manière séparée, isolés par les acteurs mêmes qui en ont la charge, ces enjeux sont pourtant traversés d’une même inquiétude quant à l’identité des enfants. Et ce malaise actuel dans la filiation adoptive trouve pour partie sa réponse dans une nouvelle « quête des origines », une interrogation lancinante qui cherche l’identité des enfants dans un passé racinaire fantasmé. Or, entre biologie et politique, cette idéologie des identités touche en réalité aux discours contemporains sur les frontières de la nation, et à la loyauté de ses sujets.

Savoir soigner

5En France, l’adoption est encadrée par une multitude d’institutions qui interviennent à différentes étapes de la fabrique des liens familiaux. Les services de l’Aide sociale à l’enfance (ASE) sont les premiers interlocuteurs que rencontrent les parents candidats, à l’occasion d’une réunion d’information obligatoire. S’ils choisissent de s’engager dans la voie de l’adoption, les candidats [4] doivent obtenir une autorisation administrative préalable appelée « agrément ». Cette certification a été instaurée en 1984 pour l’adoption nationale, avant d’être étendue l’année suivante pour l’adoption internationale. L’agrément est obligatoire. Il est délivré pour une durée de 5 ans par des services départementaux en charge de la protection de l’enfance. Ces équipes sélectionnent les candidatures en suivant une procédure organisée autour d’enquêtes sociale et psychologique. Ce travail évaluatif prend une forme relativement standardisée : deux ou trois entretiens avec une assistante de travail social (dont une visite à domicile) et deux ou trois entretiens avec une psychologue. Durant ces rencontres, qui peuvent durer d’une à deux heures, sont abordés des thèmes codifiés : trajectoire et parcours de vie, place dans la famille des postulants, représentations de l’enfant à venir, compréhension de la spécificité de l’adoption, etc. Une fois rédigés, les rapports sont transmis dans un délai maximum de neuf mois à une commission qui se prononce sur la qualité des candidatures.

6Pour obtenir l’agrément, les candidat.e.s sont vivement encouragés à spécifier leur désir d’enfant : c’est une marque – pour les professionnelles – de la maturité de leur projet. Ils sont ainsi invités à préciser un âge, une couleur de peau, un sexe et, surtout, à se déterminer entre une adoption nationale (d’un enfant pupille de l’État) ou une démarche à l’international. S’ils décident de se porter candidats à un enfant pupille, ils seront pris en charge par ce même service durant toute la procédure. S’ils s’orientent vers l’international, ils peuvent enclencher « une démarche individuelle » (de plus en plus limitée) ou se rapprocher d’organisations habilitées, chargées de faciliter leurs démarches. En France, deux types d’institutions coexistent : les Organismes autorisés pour l’adoption (OAA) et l’Agence française de l’adoption (AFA). Les OAA relèvent du secteur associatif, l’AFA est un opérateur public. Sans détailler ici les différences (importantes) entre les organismes, il faut comprendre que les différentes agentes rencontrées, et quelle que soit la voie choisie, s’enquièrent systématiquement des rapports préalablement rédigés par l’ASE, notamment leur version psychologique. Surtout, le temps d’attente s’étant allongé entre agrément et apparentement (il n’est pas rare que les délais dépassent 7 ou 8 ans), les rapports, les évaluations, les entretiens sont amenés à se répéter. Salariées des services de l’ASE, bénévoles associatives engagées au sein des OAA, ou professionnelles de l’AFA vérifient ainsi constamment la conformité du désir parental. Souvent perçu comme un « sésame » vers la parentalité, l’agrément n’est en réalité que le début d’un processus évaluatif continu. Et les professionnelles de s’inquiéter de la « sincérité » d’un engagement, de « l’authenticité » d’un désir parental, de la « conscience » suffisante et nécessaire de la spécificité de l’adoption en bref de la capacité des requérants à devenir le parent définitif d’un « enfant qui a déjà été abandonné une fois ».

7Les parents candidats doivent ainsi continûment prouver qu’ils saisissent ce qu’implique « la parentalité adoptive ». Le concept de parentalité a rencontré un succès fulgurant parmi les professionnelles de l’enfance. Le terme a émergé sur la scène politico-médiatique dans la seconde moitié des années 1990 à partir du monde expert de la délinquance juvénile. Il servait à caractériser l’exercice de la fonction parentale, distinguée de la parenté biologique. Issue des savoirs du psychisme, la notion défend une perspective constructiviste et dynamique : être parent n’est jamais une évidence (naturelle ou sociale) mais un processus de maturation psychologique et un accomplissement pratique. Dès sa formulation, le concept contient ainsi une dimension évaluative : sans se limiter à la description des rôles et des attributs, il entend diagnostiquer les possibles carences individuelles et la « dysfonctionnalité » familiale dans une perspective clinique pour déterminer la capacité des parents à « assumer leurs rôles » et « remplir leurs obligations », vis-à-vis de leurs enfants comme de l’ordre public.

8Dans le cadre particulier de l’adoption, la parentalité souhaitée se caractérise par la capacité à un effacement partiel. On attend et requiert typiquement des candidats qu’ils « prennent conscience » de la fragilité de l’enfant adopté. Leur vulnérabilité spécifique proviendrait d’un traumatisme toujours présent : un déracinement pluriel où l’enfant serait arraché, paradoxalement pour son « bien », à sa famille de naissance (et plus particulièrement sa mère), son milieu et – s’il vient de l’étranger – son pays, sa « culture », sa langue, etc. Cette représentation d’une filiation rompue structure aujourd’hui la prise en charge des adopté.e.s. Quelles que soient les conditions dans lesquels ils/elles sont venu.e.s au monde ou se sont retrouvé.e.s déclaré.e.s « adoptables », les adopté.e.s auraient tous connu une première rupture familiale et un « abandon » traumatique. Ils/elles requerraient dès lors un soin particulier et un souci parental spécifique ; ils passent notamment par l’acceptation du passé filial d’un enfant qui, comment le répètent à l’envi les professionnelles, « débarque avec ses valises, qu’on le veuille ou non ».

9Le travail institutionnel d’accompagnement à la parentalité vise à enseigner comment prendre soin de ce traumatisme initial. Outre des recommandations quant à la phase critique de l’accueil et de l’intégration de l’enfant, un ensemble de pratiques et de discours vise à faire exister, chez l’enfant, son passé au présent. Il est ainsi recommandé de conserver « une boîte à souvenirs » à la disposition de l’enfant, qu’il/elle pourrait consulter à sa guise : collections de photos de l’orphelinat, traces de la rencontre avec les parents adoptifs, anciens jouets emportés avec lui/elle, etc. Des courriers peuvent aussi être conservés pour un usage ultérieur ; parfois, et notamment en France dans le cadre de l’accouchement secret (dit « sous X »), on encourage les « mères » à laisser des informations écrites auquel l’enfant pourra avoir accès s’il/elle le souhaite lorsqu’il/elle aura atteint « l’âge de discernement [5] ». On facilite et favorise ainsi la possibilité d’un discours autobiographique où le « je » ne débuterait pas à la décision d’adoption, mais pourrait remonter jusqu’au ventre « maternel », la matrice première. Or la prise en charge ne fait pas que panser ou faciliter ce récit de soi ; elle est aussi performative et produit les conditions et les tropes qui permettent cette verbalisation et cette identification. Justifié par « l’intérêt supérieur de l’enfant », cet encadrement systématisé anticipe des troubles psychologiques futurs, et transforme un discours en besoin anthropologique. Il serait ainsi « nécessaire », pour exister comme sujet et se développer harmonieusement, de savoir « d’où l’on vient ». Tout individu a ainsi un « droit d’accès à ses origines » aujourd’hui localisé dans « l’utérus maternel », lieu d’un premier lien affectif à dire, mettre en mot et faire exister.

10Il ne s’agit pas de prétendre que le savoir psychologique sur lequel s’adossent ces pratiques serait absurde ou inefficace. Il est éprouvé depuis de nombreuses années par les professionnelles du secteur, l’expérience de leur clinique et leur savoir thérapeutique (quand bien même, de par leur fonction, elles sont bien davantage confrontées aux situations délicates qu’aux adoptions non problématiques). De même, les parents rencontrés ont souvent dit à quel point ces savoirs enseignés leur avaient été utiles, notamment à l’adolescence. Mais comment distinguer ce qui relève d’un besoin ou d’une vérité anthropologique, de ce que produit l’idéologie dans lequel ils émergent ? Car, plus qu’un « bon sens » ou « une évidence », localiser la naissance d’une subjectivité dans l’utérus de sa gestatrice relève d’une idéologie naturaliste jamais pensée comme telle. Elle est d’ailleurs diffusée dans la société sous des formes diverses. Outre la prise en charge « psycho-technocratique [6] » de la parentalité, elle se décline dans la plupart des débats actuels : PMA, GPA, pluri-parentalité, etc. Ce type de propositions se retrouve également parmi les cercles proches d’une pensée gouvernementale familialiste [7]. Mais peu nombreux sont celles et ceux qui s’interrogent sur les implications politiques de la localisation des racines dans la matrice utérine. On comprend dès lors pourquoi, et paradoxalement, les discours actuels sur la parentalité accordent « deux mamans » à Petirou, alors même que seule la seconde est invitée à fournir « le travail » nécessaire pour le devenir. La gestatrice, elle, n’aurait ni à prouver ni à attester qu’elle est mère [8]. « Par nature », elle le serait en premier.

Le corps de la nation

11La filiation ne touche pas seulement au cercle de la famille et de l’intime. La reproduction est toujours aussi un enjeu politique, où se jouent le maintien et le développement de la communauté. L’adoption n’échappe pas à ces inquiétudes biopolitiques, bien au contraire [9]. Elle est aussi traversée d’angoisses relatives aux frontières de la nation et à l’inclusion d’enfants désirés mais étrangers. L’analyse des débats actuels sur « les origines » gagne ainsi à mettre en perspective encadrement psychologique de la parentalité et gestion politique des circulations d’enfants. Dans les deux cas, à travers la représentation de ses « racines », se joue une politique de l’identité qui interroge les frontières mêmes de la communauté.

12Le nombre d’enfants adoptés à l’international a fortement augmenté entre les années 1970 et 2000, avant de connaître un rapide déclin ces dernières années. Sur la base des statistiques disponibles, Jean-François Mignot montre que le nombre d’adoptions internationales dans le monde a diminué de 64 % dans les dix pays qui adoptent le plus, entre 2004 et 2013, passant de 42 194 à 15 188. La France suit cette tendance avec une chute de 67 % sur la même période, retrouvant à l’heure actuelle des volumes d’arrivées équivalents à ceux du début des années 1980 [10]. L’auteur propose d’expliquer cette tendance par la « pénurie “d’offre” (…) par des raisons structurelles, démographiques ou économiques » : diminution du nombre d’orphelins « disponibles », nouvelles formes de contraception et/ou d’interruptions de grossesse, transformation du regard porté sur les naissances illégitimes et nouvelles politiques publiques de protection de l’enfance dans les pays d’origine. D’après lui, ces facteurs « structurels » auraient été « aggravés » par des décisions politiques et juridiques dans les pays traditionnellement émetteurs. Sans nécessairement partager cette distinction entre structures et politique, les évolutions sociales pointées par l’auteur jouent à n’en pas douter sur le nombre d’enfants disponibles. Mais l’analyse appelle quelques nuances. Il semble en effet qu’une tendance aussi brutale que généralisée doit davantage s’apprécier à la lumière des efforts politiques déployés depuis quelques années pour encadrer, réguler et contrôler les circulations internationales d’enfants.

13Trois dynamiques peuvent être mises au jour. Toutes manifestent une certaine éthique de l’adoptabilité [11] et, à travers elle, le principe d’une appartenance nationale prioritaire qui bouleverse le paysage international de l’adoption. L’adoption internationale fait d’abord l’objet d’un encadrement moral de plus en plus contraignant. Des traités internationaux sont rédigés à la suite de la Déclaration internationale des Droits de l’Enfant de 1989 qui consacrait le principe universel de leur intérêt supérieur [12]. Le 29 mai 1993 est instaurée la Convention internationale de La Haye sur la protection des enfants et la coopération en matière d’adoption internationale. Elle est signée par la France en avril 1995. Elle appelle notamment à garantir « l’adoptabilité » des enfants disponibles à l’international en fonction de critères éthiques impératifs : intervention préalable des services sociaux, vérification des volontés des parents naturels s’ils sont en capacité, etc. Cette convention vise, dans son esprit, à lutter contre les « trafics d’enfants » en répondant aux inquiétudes croissantes quant à la provenance des orphelins et au devenir des migrants. Mais, surtout, la Convention de La Haye affirme un principe de subsidiarité nationale dans ses arguments préalables : « chaque État devrait prendre, par priorité, des mesures appropriées pour permettre le maintien de l’enfant dans sa famille d’origine » et « l’adoption internationale peut présenter l’avantage de donner une famille permanente à l’enfant pour lequel une famille appropriée ne peut être trouvée dans son État d’origine ». L’adoption internationale ne peut ainsi venir qu’en troisième choix. Ainsi, l’enfant – comme sujet de son État – ne peut être placé à l’international que lorsqu’aucune solution n’a été trouvée dans son pays de naissance. Cette politique a transformé radicalement le profil des enfants aujourd’hui proposés aux adoptants des pays du Nord. Ils sont nombreux à être réunis désormais dans la catégorie dites des « enfants à besoins spécifiques » (EBS), labellisation ambivalente et ambiguë recoupant une multitude de particularités qui déclasse ces enfants sur le « marché de l’adoption » et diminue ou inquiète le désir qu’ils suscitent : fratrie, maladie (curable ou non), retard de développement, syndrome d’alcoolisation fœtale, âge avancé, troubles du comportement, etc. En France, en 2013, leur part a atteint 70 % des adoptés internationaux.

14Ensuite, cette « moralisation » progressive de l’adoption internationale a conduit les États à définir une véritable « diplomatie de l’adoption » pour gérer les migrations enfantines. Au Nord, parmi les pays dits « récepteurs », il s’est agi d’assurer le maintien de son rang et de sa place face aux autres pays « concurrents ». Au Sud, certains États ont régulé et limité les départs, pour des raisons éthiques (moratoires, etc.) ou plus directement politiques. Suite à sa ratification de la Convention de La Haye, la France a dû désigner une « Autorité centrale » chargée de satisfaire aux obligations qui lui sont imposées. Paris a nommé en 2009 le Service de l’adoption internationale (SAI), une administration du ministère des Affaires étrangères et européennes, rebaptisée Mission de l’adoption internationale (MAI) en 2013. Outre ses fonctions de régulation et de contrôle, cet organe administratif est chargé de définir un « pilotage stratégique » pour permettre à la France de rester dans le peloton de tête des pays d’accueil [13].

15De même, la France a nommé un ambassadeur pour l’adoption internationale le 27 juin 2008 et des volontaires de la protection de l’enfance et de l’adoption internationale ont été recrutés pour relayer les demandes des familles requérantes et faciliter les échanges avec les acteurs locaux. Parmi les pays dits « d’origine », cette diplomatie familiale a pu prendre des formes diverses plus ou moins coercitives : ouverture ou fermeture des demandes états-uniennes au Vietnam (officiellement pour protester contre des accusations de « vente d’enfants »), pressions russes sur le gouvernement français suite à la reconnaissance de l’adoption pour les couples de même sexe, etc. Dans le monde de l’adoption, tout se passe comme si les rapports de force habituels qui caractérisent les migrations de travail s’inversaient. Contrairement à la plupart des migrants, les enfants sont souhaités au Nord, attendus, voire aimés avant même les décisions officielles d’apparentement. Et ce sont les pays d’origine qui voient leur subalternité se transformer en influence, adaptant les départs d’enfants-ressources en fonction de leurs intérêts politiques.

16Enfin, des « rapports de suivi » sont souvent demandés par les pays d’origine et participent du maintien d’un « lien », qui dit en réalité la permanence d’un contrôle d’État sur un sujet au-delà des frontières de sa communauté d’origine voire, parfois, de sa nationalité. Certes, la France prévoit dans le Code de l’action sociale et des familles un « rapport de suivi post-adoption » pour tout enfant adopté, quel que soit son pays d’origine. Il est réalisé par les services de protection de l’enfance du conseil général de résidence. Mais à cette obligation s’adjoignent souvent les exigences des pays « émetteurs », et ce quel que soit le régime juridique sous lequel l’enfant a été adopté en France (adoption simple ou plénière). Cette tendance s’accentue : Brésil, Chine, Colombie, Togo, Vietnam, Ukraine, etc. [14] Les rapports doivent être certifiés conformes, légalisés, traduits et envoyés aux autorités du pays d’origine. Cette demande peut se prolonger jusqu’à la majorité, comme pour les enfants originaires de Russie ou du Nigéria. Le respect de cet « engagement » des parents est très activement appuyé par le Quai d’Orsay, pour qui il en va de « la réputation » des adoptant.e.s français.e.s et, à travers elle, du maintien d’un rang et du succès d’une politique.

17Subsidiarité nationale, diplomatie familiale, suivi post-adoption… autant de marques d’une souveraineté qui se prolonge. Les adopté.e.s restent aussi les sujets de leur État d’origine ; c’est de d’où ils ou elles viennent, c’est donc aussi ce qu’ils ou elles sont. « Petit.e.s Vietnamien.ne.s, Éthiopien.ne.s ou Russes », ils/elles ne deviennent jamais totalement « petit.e.s Français.es ». L’appartenance initiale de cette « diaspora en couches culottes [15] » ne s’efface pas, ou difficilement. L’adoption ne remplace pas un attachement national premier, aujourd’hui supérieur dans son principe. D’ailleurs, la Convention de La Haye ne précise-t-elle pas qu’il est toujours préférable que l’enfant demeure là où il/elle né.e ? Bien sûr, les adopté.e.s obtiennent la nationalité de leur pays d’accueil, mais ils/elles y sont justement « accueilli.e.s ». Les différences phénotypiques qui, souvent, les distinguent de leurs parents soulignent déjà l’extériorité de leur « provenance », mais au-delà de la couleur de peau ils/elles sont au cœur de luttes politiques où leur « différence » et leur singularité « nationale » se resignifient, se poursuivent et se prolongent.

Les dangers de la désaffiliation

18Connaître « d’où l’on vient » est devenu un droit, tant ce savoir serait nécessaire à la construction de soi. Mais ces racines sont moins une évidence qu’une production sociale. Sans nier qu’elles puissent aujourd’hui s’apparenter à un besoin, ou que des individus désirent profondément s’approprier leurs « origines » – le lieu « d’un avant » pour se connaître et s’aimer au présent –, la construction sociale du passé pose question. Aujourd’hui, certaines origines disent les identités et les cristallisent. Les matrices se répondent pour figer les positions et assigner les places. On serait toujours l’enfant de sa « mère biologique », comme on viendrait toujours « d’ailleurs ». On n’effacerait pas une condition première ; toujours présente, il faudrait « faire avec », c’est-à-dire ne jamais faire sans.

19Ainsi, les origines ne sauraient être « artificielles », c’est-à-dire nées du social ou du juridique. Tous la placent au contraire dans la fausse évidence de l’utérus et de la patrie, ces lieux d’une « naissance naturelle » qui ne souffriraient aucune contestation. Plus, ils sont pensés comme les deux piliers d’une identité à connaître et à s’approprier. Il serait dangereux, pour soi comme pour les autres, de maintenir un secret, un silence, voire de refuser de s’engager dans la quête identitaire de ses origines. Les adopté.e.s risqueraient de se méconnaître comme sujets « inauthentiques ». Au contraire, il leur faut saisir d’où ils/elles viennent pour s’identifier, répondant dans le même temps à une injonction sociale et un désir individuel. Et moins qu’une absence, c’est au contraire l’omniprésence d’un passé reconstitué qui pourrait, seul, apaiser les souffrances et les angoisses obligées d’un déracinement toujours problématique.

20L’adoption peut ainsi servir de cas limite pour penser les tensions actuelles qui traversent la filiation. Pour « exister », « s’épanouir », « se réaliser », mais aussi « s’apaiser » ou « s’intégrer », il faudrait être en capacité de s’inscrire dans une lignée incontestée, dans son intérêt mais aussi dans celui des autres. Le ventre « maternel » et la citoyenneté « de naissance » apparaissent ainsi comme les lieux privilégiés d’identification où l’on apprend les frontières de sa communauté. Si je sais qui je suis, je sais alors à qui et à quoi j’appartiendrais en premier et en dernier ressort. Et l’on comprend alors que les inquiétudes qui entourent aujourd’hui le débat sur les « origines », leurs « accès », le besoin ressenti et projeté qui les entoure résonnent avec une mise en question de la nation et de son homogénéité. On cherche et on invite les individus à chercher en eux-mêmes la vérité de leur subjectivité, placée dans une histoire que l’on réduit aux conditions de leur naissance. Et « la nature » telle que l’on se la représente, une fois de plus, apparaît ainsi comme le socle supposément incontesté sur lequel s’appuient les politiques actuelles de l’identité.

Notes

  • [*]
    Chargé de recherche au Cnrs LISST-CAS (Cnrs – EHESS – université de Toulouse Jean Jaurès).
  • [1]
    Ce service, anonymisé, a accepté ma présence pendant plusieurs semaines d’immersion au printemps 2013. Cette phase d’enquête a été financée par le CESSP (UMR 8209) et mes analyses ont bénéficié des commentaires et relectures des membres de l’ANR ETHOPOL. Si je reste seul responsable des analyses présentées, j’adresse à tou.te.s (salarié.e.s, candidat.e.s, adoptant.e.s, adopté.e.s, collègues, etc.) mes plus sincères remerciements.
  • [2]
    J’ai volontairement féminisé les fonctions pour rendre compte de l’écrasante majorité de femmes dans les métiers de l’enfance et de l’encadrement institutionnel des familles.
  • [3]
    J. de Monléon, R. Dautremer, Les deux mamans de Petirou, Gautier-Languereau, Paris, 2001.
  • [4]
    Les adoptions sont ouvertes en France aux célibataires et, désormais, aux couples de même sexe. Il faudrait ainsi systématiquement écrire « candidat.e.s ». Mais la majorité des situations que j’ai pu observer correspondent à des demandes de couples hétérosexuels infertiles désignés ici comme « candidats ».
  • [5]
    Loi du 5 mars 2007.
  • [6]
    Sur la qualification des professionnelles de l’adoption comme « psycho-technocrates », voir : S. Howell, « Changes in Moral Values About the Family. Adoption Legislation in Norway and the US », Social Analysis, 50(3), 2006, p. 146-163.
  • [7]
    Voir, à titre d’exemple, I. Théry, A.-M. Leroyer, Filiation, origines, parentalité. Le droit face aux nouvelles valeurs de responsabilité générationnelle, Rapport au ministère des Affaires Sociales et de la Santé et au ministère délégué chargé de la Famille, Paris, 2014.
  • [8]
    L’accouchement secret est une disposition qui contrevient à cette naturalité supposée du lien mais, justement, les débats actuels qui entourent cette procédure montrent à quel point elle contrevient au regard actuellement porté sur la « maternité biologique ».
  • [9]
    A. L. Stoler, La Chair de l’empire. Savoirs intimes et pouvoirs raciaux en régime colonial, Paris, La Découverte, 2013.
  • [10]
    J.-F. Mignot, « L’adoption internationale dans le monde : les raisons du déclin », Population & Sociétés, 519, 2015.
  • [11]
    Pour une réflexion plus détaillé sur les enjeux diplomatiques et moraux qui entourent l’adoption internationale, voir : S. Roux, « La circulation internationale des enfants », in P. Steiner, M. Trespeusch (dir.), Marchés contestés. Quand le marché rencontre la morale, Toulouse, PUM, 2015, p. 29-61.
  • [12]
    S. Roux, No Money, No Honey. Économies intimes du tourisme sexuel en Thaïlande, Paris, La Découverte, 2011.
  • [13]
    Les États-Unis réalisent à eux seuls près de 50 % des adoptions internationales, mais la France reste l’un des principaux pays d’accueil.
  • [14]
  • [15]
    P. A. Quiroz, « Transnational adoption. Reflections of the “diaper diaspora” : On reconfiguring race in the USA », International Journal of Sociology and Social Policy, 28, 2008, p. 440-457.
Français

L’adoption internationale a longtemps été saluée comme une démarche d’amour et d’humanité. Mais, depuis une vingtaine d’années, des doutes se font jour et troublent le regard porté sur ces formes de filiation. Les compétences parentales requises sont aujourd’hui encadrées, spécifiées et sujettes à des discours experts de plus en plus raffinés. L’origine et l’identité des adopté.e.s posent également question, témoignant d’inquiétudes révélatrices d’enjeux politiques plus profonds. Or, qui sont véritablement ces enfants immigrés ? Sont-ils totalement intégrés, « adoptés », ou demeurent-ils au contraire dans un entre-deux aussi labile que dangereux ? Toujours déjà renvoyé.e.s à leur passé biologique et biographique, les adopté.e.s apparaissent de plus en plus comme des sujets problématiques qui nécessiteraient une prise en charge psychologique et administrative, révélant ainsi des inquiétudes politiques et morales quant aux frontières de la nation et de la communauté.

Sébastien Roux [*]
  • [*]
    Chargé de recherche au Cnrs LISST-CAS (Cnrs – EHESS – université de Toulouse Jean Jaurès).
Mis en ligne sur Cairn.info le 18/05/2015
https://doi.org/10.3917/mouv.082.0066
Pour citer cet article
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