CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Depuis 2013, à l’occasion de l’International Childfree Day, un panel de militants, de personnalités et d’experts décerne un prix annuel à l’individu et au groupe qui font avancer la cause childfree. Le 1er août 2020, l’Américaine Elizabeth Hinz est récompensée pour ses efforts en faveur de la « compréhension et de la normalisation des expériences childfree » ; quant au prix collectif, il est décerné à la communauté numérique russe Overheard by Childfree et ses 60 000 abonnés pour « le soutien qu’elle apporte aux personnes sans enfant dans une société aussi nataliste et patriarcale que la Russie » [1]. Pour la deuxième année consécutive une communauté numérique est récompensée [2], marquant le rôle que jouent les réseaux sociaux dans la visibilité croissante du mouvement childfree.

2 En 2019, nous avons souhaité conduire une enquête sur les vies sans enfant, en nous focalisant sur ces espaces numériques où le phénomène se pense, se raconte et se témoigne [3]. Comment se dit l’absence d’enfants, entre incapacité reproductive et refus de la parentalité ? De quelle manière ce choix minoritaire est-il défendu ? Quelles sont les motivations avancées par celles et ceux qui choisissent de vivre en dehors de la norme parentale ? Quelles stratégies de légitimation sont déployées pour valoriser une existence encore majoritairement associée au manque, à l’empêchement ou à l’incomplétude ? Pour appréhender les vies sans enfant ou, plus précisément, la manière dont se parlent, se justifient et se commentent ces conditions et ces volontés, nous avons choisi de conduire une enquête empirique sur des communautés numériques.

3 Nous avons mené une analyse statistique et lexicométrique à partir de publications parues entre 2009 et 2019 dans 15 pages et groupes choisis. En revenant sur les discours mobilisés, le vocabulaire employé et la distribution des termes entre les différents locuteurs, cet article appréhende la manière dont les individus qui s’identifient comme childfree pensent leur condition et leur situation. À partir des propos qu’ils échangent, nous montrons comment s’unissent et se singularisent ces différents groupes childfree. S’ils continuent de s’organiser principalement autour de la question du choix et de la volonté – entre celles et ceux qui revendiquent une stérilité choisie et celles et ceux qui subissent une incapacité procréative –, la manière dont se pense la non-parentalité volontaire a fortement évolué avec l’irruption récente de nouvelles inquiétudes environnementales.

4 En effet, à la fin des années 2000, l’espace des prises de position numériques sur la vie sans enfant tendait à séparer des témoignages et des partages d’expérience – parfois douloureux – d’un registre plus militant valorisant les bénéfices supposés d’une existence libérée de la contrainte éducative. Or, depuis le milieu des années 2010, un autre registre discursif acquiert une visibilité croissante : la limitation du nombre d’enfants devient aussi un argument altruiste et la non-parentalité un choix soutenu par des justifications écologistes. Depuis quelques années, les communautés childfree sont devenues plus perméables à des arguments de type (néo-)malthusien et à la thématisation de la « surpopulation » comme péril environnemental. En documentant ces échanges et en revenant sur leurs dynamiques, cet article étudie les déplacements qui s’opèrent au sein de ces communautés pour saisir la manière dont les choix reproductifs (et les justifications qui les accompagnent) sont traversés d’inquiétudes existentielles quant au(x) futur(s) et à la possibilité même de vivre dans le monde qui s’annonce.

Brève généalogie de la cause childfree

5 Le terme childfree a été forgé par des militantes féministes étatsuniennes au début des années 1970. Ellen Peck et Shirley Radl proposent le terme en 1972 à l’occasion de la fondation à Palo Alto (Californie) de la National Organization for Non-Parents (ou N.O.N.) – première association nationale de personnes sans enfant (Gotman, 2017, p. 20). Le Time couvre l’événement et un article daté du 3 juillet 1972 diffuse le mot auprès du grand public. L’organisation change rapidement de nom tout en conservant son acronyme et devient la National Alliance for Optional Parenthood, structure qui existe encore à ce jour. La N.O.N. publicise pendant des années les thèmes chers à ses fondatrices : la parentalité et surtout la maternité seraient un « piège » potentiel (Peck, 1971) adossé à une idéologie dominante « pronataliste » (Peck et Senderowitz, 1974) qui ferait des enfants un horizon familial et individuel indépassable. Or, pour ces femmes, et à l’opposé du sens commun, la vie sans enfant n’est pas nécessairement un manque ou une incomplétude. Contre le terme childless(-ness) alors en vigueur, et qui marquait par son suffixe la carence et l’absence, elles défendent comme childfreedom la possibilité d’une vie où la non-parentalité serait synonyme d’émancipation, de réalisation et de bonheur.

6 Longtemps, la cause childfree est restée peu visible et cantonnée à quelques cercles militants. À partir des années 1990 toutefois, une nouvelle génération d’autrices redynamise la cause en multipliant les récits et les témoignages qui banalisent une condition encore sujette à l’incompréhension, à la pitié, voire au mépris. Leslie Lafayette, créatrice ultérieure du réseau The Childfree Network, publie Why Don’t You Have Kids? (1995) et s’amuse des réactions que suscite son « choix de vie » ; Pride and Joy (1998), de Terri Casey, entend lutter contre les stigmates qui entachent les vies des femmes non-mères ; The Childless Revolution (2002) de Madelyn Cain avance que l’augmentation statistique du nombre de femmes sans enfant accentue la visibilité d’une condition auparavant cachée et redéfinit la féminité moderne.

7 La parole childfree qui se structure est une parole féminine, en réaction à une stigmatisation des vies sans enfant qui s’adresse majoritairement aux femmes (Morell, 1994). Être femme sans être mère apparaît comme une incongruité, une erreur, voire un danger d’une intensité sans commune mesure avec son pendant masculin. En effet, la « parentalité » n’est jamais une équivalence (Martin, 2004). Elle demeure une expérience façonnée d’injonctions genrées qui s’imposent aux femmes plus qu’aux hommes ; ce sont elles, en priorité si ce n’est exclusivement, qui sont corrigées lorsqu’elles affirment une volonté de « non-procréation » (Tillich, 2019) ou, si l’enfant est là, lorsqu’elles lui témoignent un attachement faible (Vozari, 2020) ou expriment un regret quant à sa venue (Donath, 2017). Si la childfreedom se constitue historiquement comme une revendication féministe, c’est aussi parce que tout écart à la « norme procréative » (Bajos et Ferrand, 2006) sanctionne bien davantage les femmes que les hommes.

8 Avec la revitalisation de la parole childfree, la cause essaime et gagne en visibilité – principalement dans l’espace anglo-saxon. En 2000, est fondée Kidding Aside – The British Childfree Association. No Kidding! International. Le mouvement childfree se développe également au Canada et aux États-Unis et organise à partir de 2002 des conventions annuelles à l’attention des « couples et des célibataires adultes qui n’ont jamais eu d’enfants ». Des groupes Facebook et des associations se mettent en place sur internet pour faciliter échanges et socialités entre non-parents et autres like-minded people, comme Childfree By Choice en Nouvelle-Zélande ou, plus récemment, (Un)Ripe Community en Australie. En France et dans l’espace francophone, la parole childfree se développe aussi – bien qu’un peu plus tardivement. Dans l’enquête sociologique qu’elle mène à la fin des années 2000 sur les « personnes sans enfant volontairement » (et qu’elle appelle les « SEnVol »), Charlotte Debest relève encore le sentiment d’isolement et de solitude de nombreux « non-parents » (Debest, 2014). Mais les initiatives se sont depuis multipliées pour créer un espace et une communauté : « fête des non-parents » lancée en Belgique en 2009 par Théophile de Giraud et Frédérique Longrée, multiplication des blogs personnels en France ou au Canada, défense de la stérilisation volontaire en Suisse, etc. Certes, la part de non-parents volontaires reste très minoritaire en France, avec seulement 6,3 % des hommes et 4,3 % des femmes déclarant aux débuts des années 2010 ne pas avoir d’enfants ni en vouloir (Debest et Mazuy, 2014) [4]. Pour autant, en France comme ailleurs, la cause childfree se développe et la « non-parentalité » (Dubus et Knibiehler, 2019) gagne en visibilité médiatique et scientifique (Gotman et Lemarchant, 2017 ; Crosetti et Piette, 2019).

Cartographie des discours

9 En analysant le contenu de messages publiés dans Facebook, nous détaillons d’abord la structuration et l’évolution de discours sur la non-parentalité. Ce premier temps descriptif propose la morphologie d’un espace en cours de structuration – et la « cartographie sociale » (Cahen et Minard, 2016) des mobilisations qui l’animent. Une fois l’espace représenté, nous analysons plus particulièrement les discours en circulation pour étudier leur organisation et la répartition des thématiques. Plusieurs classes lexicales ont été isolées ; elles permettent de saisir la diversité des prises de position concernant l’absence d’enfant et, surtout, la manière dont la mise en mots des agencements privés soutient des « choix de vie » où s’intriquent considérations biologiques, reproductives, éthiques et politiques.

Préalables méthodologiques

10 Pour observer la dynamique des discours relatifs à la vie childfree et sélectionner empiriquement les espaces les plus significatifs, nous avons conduit une observation ethnographique en ligne préalable de groupes Facebook consacrés à la vie sans enfant. Au début de notre enquête, nous nous sommes spontanément tournés vers des pages francophones comme « Femme sans enfant » ou des groupes tels que « Expressions de Childfree » et « Simplement Childfree ». Or, il est rapidement apparu que les échanges au sein de ces communautés accordaient une place prépondérante à l’anglais. D’abord, ces pages et ces groupes faisaient systématiquement référence au label anglophone childfree (et non à l’une de ses traductions putatives), ainsi qu’aux hashtags l’accompagnant #childfree, #nochild, #nochildren, #childless, #nokids, #antinatalist, #childfreechoice, etc. Mais, surtout, les contributeurs et les contributrices superposaient constamment des articles ou des publications rédigés en anglais à des commentaires ou des réactions en français. Cette situation s’explique notamment par les capitaux des membres actifs des groupes, leurs compétences linguistiques, l’intensité des échanges entre les espaces numériques ou le poids historique de l’espace anglo-saxon dans la formulation d’une parole childfree. Mais comme nous souhaitions conduire une analyse lexicométrique pour traiter statistiquement des intérêts, des opinions, des arguments et des justifications, notre travail devait pouvoir s’adosser à un corpus suffisamment homogène au plan linguistique. Face à cette contrainte de taille, nous avons décidé de centrer nos analyses sur la langue anglaise en nous intéressant exclusivement aux pages anglophones les plus significatives.

Représenter la nébuleuse childfree

11 Pour déterminer un corpus signifiant de pages Facebook anglophones, nous avons adopté une méthode d’échantillonnage non probabiliste, dite « boule de neige » ou « par réseau » (Baltar et Brunet, 2012). Après avoir observé le fonctionnement des groupes Facebook les plus fréquentés et les plus actifs, nous avons élargi le périmètre de notre échantillon en étudiant leur réseau de pages « aimées ». Ce procédé nous a confronté à une grande variété de pages, qu’il eût été difficile d’observer avec la finesse que requiert l’ethnographie en ligne. Nous avons donc décidé de cartographier l’espace, afin d’opérer une sélection en fonction du taux de fréquentation, du degré d’activité et de la récurrence des citations (figure 1).

12 Le graphe qui en résulte présente des pages que nous n’avions pas intégrées initialement dans notre corpus – notamment les publications humoristiques dont nous avions sous-estimé l’importance (comme No kidding!, Childfree Humor ou Irreverently Childfree) [5]. Pour contrôler la méthode d’échantillonnage en « boule de neige » et redresser de manière qualitative notre échantillon (en ne retenant que les pages les plus pertinentes pour notre recherche), nous avons ensuite identifié des sous-groupes dans ce vaste réseau autour de la vie childfree. La méthode de Louvain implémentée dans le logiciel Gephi (Blondel et al., 2008) nous a permis de repérer trois ensembles au sein de la communauté où se développent des discours distincts et un rapport différencié à la vie sans enfant. Nous les qualifierons ultérieurement en fonction de leur contenu, mais les nommons pour l’instant « ensemble 1 » (en vert), « ensemble 2 » (en orange) et « ensemble 3 » (en rouge).

Figure 1. Graphe du réseau des pages aimées

Figure 0

Figure 1. Graphe du réseau des pages aimées

13 Au terme de cette première étape, nous avons ainsi contrôlé qualitativement le périmètre de notre corpus pour sélectionner les 15 pages Facebook anglophones les plus centrales. Au total, nous avons pu analyser le contenu de 11 408 messages publiés entre juin 2009 et mai 2019, avec un pic d’activité online entre 2012 et 2014.

14 Les messages publiés que nous avons traités prennent le plus souvent la forme d’un texte de quelques lignes introduisant le contenu d’un article partagé depuis un site web ou une autre page Facebook. Par exemple, comme le montre la capture d’écran suivante (image 1), le groupe The Childfree Choice partage ici un article publié par le site internet de l’organisation environnementale Sierra Club, auquel l’administrateur a accédé via la page Facebook du groupe World Population Balance.

Image 1. Exemple de contenu lexical collecté depuis les pages Facebook

Figure 1

Image 1. Exemple de contenu lexical collecté depuis les pages Facebook

15 L’analyse des textes introductifs donne accès aux opinions et aux thématiques principales qui alimentent les échanges au sein des communautés en ligne. Nous avons réalisé une analyse statistique de ces textes à l’aide de la méthode Alceste (Reinert, 1990 ; Marpsat, 2010) implémentée dans le logiciel Iramuteq (Ratinaud et Marchand, 2012). En recourant à cet outil, on peut ainsi déterminer les thèmes qui structurent un corpus sur la base d’une classification hiérarchique descendante, que l’on peut décrire comme une succession de bipartitions reposant sur une analyse factorielle des correspondances. L’analyse des contenus lexicaux a été réalisée sur un corpus déterminé par l’observation ethnographique en ligne ; dès lors, si les classes de discours ont été agrégées et isolées par les algorithmes du logiciel Iramuteq, l’analyse que nous en proposons tient aussi compte de leur contexte d’apparition – compris et interprété lors des phases plus qualitatives de la recherche.

Analyse lexicale des discours childfree

16 La cartographie du réseau Facebook autour de la vie sans enfant a fait émerger trois ensembles de pages (figure 1). Leur représentation spatiale est le produit conjoint du traitement statistique de la force des liens qui les unissent et, bien sûr, de leur contenu au sein de la « nébuleuse » (Topalov, 1999) childfree. Pour caractériser les thématiques abordées au sein des différents messages, le logiciel nous a permis d’isoler 16 classes de discours en fonction de la co-occurrence des termes qui les composent. Le dendrogramme suivant (figure 2) représente la structuration de ces classes en fonction de leur proximité, ainsi que les termes les plus mobilisés au sein de chacune d’entre elles. L’arborescence des différentes classes lexicales éclaire d’un jour complémentaire la représentation graphique des communautés. D’une part, elle illustre la proximité relative des préoccupations. D’autre part, elle précise le contenu et la récurrence des thèmes abordés au sein de chaque ensemble.

Figure 2. Dendrogramme hiérarchisant les classes de discours

Figure 2

Figure 2. Dendrogramme hiérarchisant les classes de discours

Typologie des ensembles et distribution des arguments

17 En croisant l’analyse des classes lexicales avec la représentation graphique de la nébuleuse childfree, nous proposons désormais de mieux qualifier chacun des ensembles dans une démarche typologique.

18 Au sein des publications de l’ensemble 1 (vert), d’abord, on retrouve majoritairement des termes issus des classes lexicales C6 à C11. Ces pages valorisent des vies sans enfant, sans que cette absence ne résulte nécessairement d’un choix, d’une volonté ou d’une prise de position explicite. Moins qu’un désir de vie non-parentale, les publications témoignent le plus souvent d’une incapacité ou d’un empêchement – souvent liés à une infertilité d’origine médicale. De nombreuses publications au sein de cet ensemble cherchent à dédramatiser cette expérience et, en s’adressant principalement aux femmes (comme TheNotMom adossé à un site éponyme [6]), invitent les personnes qui le fréquentent à se « réinventer » et à accepter une impossibilité qui s’impose. Ce réseau de pages défend principalement une approche privée du phénomène, principalement orientée vers le partage d’expérience. Comme le montre la surreprésentation des pages en vert, l’ensemble 1 demeure le plus important du réseau – en termes de groupes et d’activité.

19 La position centrale des classes où se développent des sentiments négatifs d’amertume (C7), de frustration (C9) ou d’inquiétudes vis-à-vis d’un manque social et familial (C6) rappelle que l’absence d’enfant reste souvent une expérience douloureuse, voire suscite un sentiment d’injustice vis-à-vis d’une situation regrettée. Dans la plupart de ces contributions, l’absence d’enfants apparaît moins comme le produit d’un désir que comme le résultat d’une contrainte que le recours à internet permet pour partie de normaliser.

20 Si les pages de l’ensemble 1 recoupent davantage les situations où s’expérimente une situation contrainte, les pages de l’ensemble 2 (orange) – elles aussi relativement centrales et intriquées au groupe précédent – attirent davantage les personnes se revendiquant d’une identité childfree. L’absence d’enfant, moins qu’un manque dont il faudrait s’accommoder, devient un choix ou une revendication, le plus souvent formulés sur le mode de la « liberté » ou de la « libération » (présence de la classe C2). Être « libre d’enfant(s) » apparaît ici comme une opportunité pour expérimenter une vie plus riche, plus diverse et davantage en adéquation avec une subjectivité (principalement féminine) que la maternité aurait sinon aliénée.

Détail des classes lexicales

Classe 1. Classe lexicale significative (10,7 % du total des publications), elle se caractérise par le registre de la peur face au péril supposé que la surpopulation ferait courir à l’humanité et aux écosystèmes.
Classe 2. Classe lexicale transversale mais représentant une faible part des messages (1,8 %), elle développe, souvent dans un registre humoristique, les avantages individuels d’une non-parentalité hédoniste (sorties, consommation, amusement, etc.).
Classes 3 à 5. Ces trois classes sont liées au répertoire d’action de la coordination et de la mobilisation. C3 renvoie aux personnalités ou modèles qui ont vécu une vie sans enfant considérée comme inspirante ; C4 présente et annonce des événements et des célébrations d’intérêt pour la communauté ; C5 relaie les prises de position médiatiques ou les informations liées à la communication.
Classes 6 à 11. Groupe large de classes qui regroupent des interrogations autour de l’expérience de la (non‑)parentalité. C6 porte sur les conséquences familiales et relationnelles de la stérilité (vis-à-vis des parents, des proches, des amis, etc.) et C7 sur les regrets liés à l’absence d’enfants. C8 renvoie aux réflexions et aux questionnements induits par la situation, C9 à l’amertume liée à l’absence d’expérience maternelle, C10 à l’adoption comme alternative à l’infertilité et C11 davantage à la naissance et aux difficultés qu’elle engendre.
Classes 12 et 13. Ces deux classes concernent le répertoire de la communication et l’usage de la plateforme Facebook.
Classes 14 à 16. Ce dernier sous-groupe réunit des contributions davantage centrées autour de la féminité, de la maternité et des aspects politiques liés à l’absence d’enfants. C14 porte sur les conditions socio-économiques et les effets administratifs et matériels de la stérilité sur le foyer. C15 sur la dimension genrée des rappels à la norme reproductive et C16 sur les aspects médicaux liés à l’absence d’enfants (volontaire ou contrainte).

Détail des classes lexicales

21 Les publications valorisent fortement les bénéfices économiques de la non-parentalité et les avantages qu’elle est supposée apporter (réallocation des ressources pour une consommation accrue de biens, de loisirs ou d’expériences, etc.). Dans le contexte anglophone, les pages font régulièrement mention du hashtag #DINKs – pour double [ou dual] income no kid(s) –, accentuant la visibilité de l’argument financier et de sa rationalité supposée. En effet, se dire un couple « DINKs », c’est valoriser les bénéfices de deux revenus consacrés exclusivement à la satisfaction de ses désirs et de ses besoins, sans avoir à financer les « coûts » (économiques) liés à l’éducation d’un ou plusieurs enfants. Ainsi l’ensemble 2 renverse l’injonction normative qui s’exerce sur les corps et les psychés féminines en défendant la vie childfree comme une existence d’une valeur au moins égale (si ce n’est supérieure) à la destinée parentale. Pour le dire autrement, l’ensemble 1 peut se lire comme un espace où se défend et se normalise le bonheur « malgré », là où l’ensemble 2 développe davantage la possibilité d’une vie « autre ».

22 Enfin, le troisième et dernier groupe (rouge) est davantage en marge du réseau et moins connecté aux autres pages. C’est au sein de ce dernier ensemble que l’on retrouve les prises de position les plus tranchées en faveur de la non-parentalité. L’autolimitation reproductive y est défendue comme un choix nécessaire vis-à-vis de l’état du monde qui ne serait pas en mesure de supporter une pression démographique trop élevée. Si les pages de l’ensemble 2 sont orientées vers les bénéfices individuels (et notamment matériels) qu’une limitation du nombre d’enfants peut engendrer, l’ensemble 3 réunit, quant à lui, des propos davantage formulés dans l’intérêt supposé de l’humanité – voire, pour les pages les plus radicales, dans celui d’un « vivant » (milieux naturels, faune, biodiversité, etc.) construit en opposition. La classe C1 y est très fortement représentée. Ce dernier ensemble se distingue par un discours défendant la valeur supposément supérieure des vies sans enfant, et par un militantisme structuré visant à convaincre le plus grand nombre de l’urgence d’une transformation radicale des comportements reproductifs.

23 Nous suggérons de renommer ces ensembles pour mieux intégrer la manière dont se distingue l’orientation majoritaire de leur contenu. Ainsi, nous qualifions désormais l’ensemble 1 (vert) comme « Infertilité partagée » pour accentuer le caractère souvent subi de l’absence d’enfant et le besoin de partage et de communication que cette expérience engendre. Ensuite, l’ensemble 2 (orange) devient « Parentalité refusée » pour insister sur l’argument mis en avant du « choix de vie », et la manière dont cette décision nourrit une critique des rôles sociaux d’inspiration féministe. Enfin, comme l’ensemble 3 (rouge) alerte sur la menace de la « surpopulation » et appelle à l’autolimitation de la reproduction humaine pour des raisons environnementales, nous avons choisi de le nommer « Anti-natalisme écologique ».

Un autre souci démographique

Un péril écologique

24 Analyser les publications sur une durée relativement étendue – jusqu’à 2009 pour les pages les plus anciennes – renseigne également sur la dynamique des thématiques défendues au sein des 11 408 publications traitées. Le graphique suivant représente le poids des différentes classes lexicales susmentionnées au cours de la période étudiée (figure 3) ; la largeur des colonnes représente le volume mensuel des messages par rapport au nombre total de messages. Cette figure montre comment la classe C1 – liée au thème de la surpopulation et au risque qu’elle ferait courir à la Terre – émerge tardivement. Elle n’est devenue une classe importante qu’à partir de 2016. Pourtant, elle occupe désormais une place prépondérante. Les arguments qui traversent les groupes childfree se sont ainsi progressivement détournés des questionnements quotidiens vis-à-vis de la parentalité et de la pratique éducative pour s’ouvrir davantage à une mise en question de la « surpopulation », aux enjeux liés à la soutenabilité de notre trajectoire démographique et aux périls qu’une reproduction jugée excessive ferait courir au vivant.

Figure 3. Représentation mensuelle du poids des classes lexicales au sein des messages

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Figure 3. Représentation mensuelle du poids des classes lexicales au sein des messages

La hauteur de la ligne de la classe C16 montre que le poids de cette classe dans le corpus général est, par exemple, inférieur à celui de la classe C15 et supérieur à celui de la classe C14. La largeur des colonnes représente le poids des classes lexicales cumulé sur un mois par rapport au poids des classes total. Il apparaît ainsi que le poids des contenus lexicaux était plus important en 2013.

25 L’analyse statistique du corpus montre ainsi le succès récent des arguments anti-natalistes parmi les communautés childfree. Les arguments en faveur d’une autolimitation du nombre d’enfants rencontrent un écho grandissant et se diffusent au-delà des cercles au sein desquels ils ont émergé. Les vies sans enfant qui, auparavant, suscitaient des discours davantage centrés autour du regret, du manque ou de l’incomplétude (« Infertilité partagée »), ou qui peinaient à se voir revalorisées uniquement par la célébration des opportunités individuelles qu’elles auraient permises et/ou la critique d’une injonction sociale à la maternité (« Parentalité refusée »), sont de plus en plus discutées comme une solution politique potentielle face à un « problème populationnel » en (re)formulation (« Anti-natalisme écologique »).

Menaces populationnelles

26 Or la défense d’une modération rationnelle de la fertilité humaine s’inscrit dans une histoire longue qui, jusqu’à très récemment, n’était pas liée aux revendications childfree (voire lui était pour partie opposée). En effet, si la cause childfree naît d’un souci féministe pour la légitimation, la valorisation et la reconnaissance d’une condition individuelle, les arguments anti-natalistes, à l’inverse, prolongent une certaine conception de la « population » comme technologie gouvernementale. Cette notion n’est devenue un problème politique et une catégorie d’action publique qu’à partir du xviiie siècle, lorsque s’invente notre rationalité démographique moderne (Le Bras, 2000). À l’époque, la régulation des naissances – suggérée ou imposée – apparaît comme une technologie nouvelle au service de projets gouvernementaux variés. L’économiste britannique Thomas Malthus propose notamment dans son Essai sur le principe de population (1992 [1798]) de transformer les comportements reproductifs pour limiter la croissance démographique et éviter que ne s’instaure une paupérisation croissante. Sa proposition, débattue en son temps, fut rejetée. Mais l’idée qu’elle défend – et, surtout, le lien qu’elle affirme entre richesse et population – continue de ressurgir à intervalles réguliers. Pourtant, au fil des décennies, nombreuses sont les prises de position qui ont pointé les failles et les dangers des tentations régulatrices qui feraient de l’encadrement de la reproduction une technique de gouvernement. Ces critiques rappellent notamment que la population n’est jamais un problème indépendant de la répartition des richesses et de la gestion publique des inégalités, que la liberté d’engendrer est intégrée aux droits humains universels et que sa restriction demeure une technique répressive mobilisée par les régimes autoritaires.

27 Mais la tentation d’une régulation politique de la population continue d’exercer une certaine fascination, et a pu trouver un certain écho parmi des dirigeants, des militants ou des scientifiques. Parmi eux, l’entomologiste Paul R. Ehrlich figure parmi les voix les plus audibles et défend depuis le milieu des années 1960 une limitation de l’accroissement de la population humaine pour des raisons écologistes. En 1968, P. Ehrlich publie The Population Bomb où il établit un constat et formule une suggestion. Pour l’auteur, l’augmentation de la population mondiale exerce une pression croissante sur les ressources, certes, mais aussi sur les milieux ; il y aurait donc urgence à agir sur la régulation des naissances pour préserver l’environnement. Il ne s’agit plus seulement d’accroître les richesses (communes et individuelles) par un gouvernement de la reproduction. Il faut aussi protéger le vivant en limitant les vies humaines, l’accroissement de la population devenant un danger pour l’humanité et pour la Terre. Avec lui, la démographie devient une question environnementale et sa régulation un enjeu écologique. Le livre est un succès commercial réédité à six reprises depuis sa parution.

28 À la suite de la parution originale de The Population Bomb, P. Ehrlich fonde en 1968 Zero Population Growth (ou ZPG) – renommé en 2003 Population Connection. L’association entend promouvoir et faciliter l’accès à la contraception, à la santé reproductive, au planning familial, et elle défend publiquement une gestion libérale de la population qui permette de « préserver la Terre » – alors que P. Ehrlich a soutenu à titre individuel l’utilité de la force et de la contrainte pour limiter la reproduction humaine. Mais ZPG et les groupes qui lui sont proches – comme, par exemple, World Population Balance – n’ont pas seulement dispensé une parole experte sur l’utilité supposée d’une technologie de la population susceptible d’équilibrer le nombre d’humains en fonction des ressources disponibles. Ils ont aussi contribué à ancrer la croyance quant au risque existentiel d’une population en expansion, en diffusant un sentiment d’urgence teinté de catastrophisme.

29 Si les années 1970 et 1980 restent marquées par le développement d’une expertise environnementale de la population, les décennies qui suivent voient davantage se formaliser un radicalisme anti-procréatif proche de l’anarchisme écologique. Parmi ces militants et ces groupes environnementalistes radicaux, The Voluntary Human Extinction Movement (VHEMT) [7] a joué un rôle déterminant dans la coloration écologiste des arguments anti-natalistes. L’association est fondée à Portland (Oregon) en 1991 par Les U. Knight – un militant américain membre de Zero Population Growth. Ce militant environnementaliste, qui aurait lui-même décidé à 25 ans de subir une vasectomie, radicalise la pensée développée au sein de ZPG. Knight se revendique de « l’écologie profonde » (ou « deep ecology ») théorisée par le philosophe norvégien Arne Næss, pour qui il n’existe pas de hiérarchie de valeurs entre êtres vivants. En s’appuyant sur ses travaux, L. Knight en déduit que l’extinction de l’humanité serait une solution légitime pour préserver la vie. Le militant insiste régulièrement sur la dimension « volontaire » de son combat – comme le suggère le logo de VHEMT, qui s’inscrit dans un V agrandi. Le mouvement a été régulièrement attaqué pour son sectarisme et sa radicalité, mais il a exercé une influence politique réelle en légitimant la limitation des naissances (voire la stérilisation) pour des motifs écologistes.

Un propos situé

30 Notre méthodologie empêche la collecte d’informations biographiques qui auraient pu permettre de situer socialement les locuteurs et les locutrices, mais l’histoire des groupes anti-natalistes continue de s’exprimer à travers les positions et les valeurs qu’ils défendent. Dès lors, on comprend mieux la singularité des publications qui en émanent et la manière dont elles contrastent avec la plupart des autres messages observés au sein de la nébuleuse childfree.

31 D’abord, les publications produites et relayées dans et par le groupe « Anti-natalisme écologique » « déféminisent » pour partie la question reproductive – la classe lexicale C1 étant d’ailleurs la plus éloignée des classes C14 à C16 dans le dendrogramme présenté précédemment (figure 3). Parmi elles, peu ou pas de références au corps, au soin, à la famille, à la sphère domestique, aux relations ; les discours promeuvent plutôt la raison, la science, l’objectivité, l’expertise. La « bonne conduite » reproductive s’incarne ainsi dans des valeurs et des attributs associés au masculin (rationalité, contrôle, discipline), que ces groupes opposent à un désir d’enfant émotionnel, pulsionnel et féminisé. Par exemple, dans cet extrait d’un documentaire de PBS relayé par le groupe Zero Population Growth (image 2), le locuteur – portant lunettes et chemises à carreaux – adosse son raisonnement à l’autorité mathématique (qu’incarne les chiffres griffonnés sur un cahier) et n’hésite pas à rappeler aux spectateurs, si besoin était, qu’il est « OK to be smart ».

Image 2. Extrait d’un message du groupe The Advocacy for Anti-Procreation

Figure 4

Image 2. Extrait d’un message du groupe The Advocacy for Anti-Procreation

32 Enfin, et pour finir, la plupart des publications en circulation dans le groupe « Anti-natalisme écologique » diffusent un rapport racialisé à la rationalité reproductive et à l’urgence écologique. En effet, et même si de nombreux messages insistent sur la non-soutenabilité des modes de vie occidentaux, le péril démographique reste majoritairement associé aux pays du Sud. Dans la plupart des images, la représentation de la « surpopulation » montre des personnes non-blanches – le plus souvent issues de villes situées en Asie ou en Afrique. Les corps sont entassés, la Terre étouffe sous une multitude infernale, et les individus s’effacent derrière l’image écœurante d’une masse indifférenciée et dangereuse (image 3). À l’inverse, comme dans l’extrait précédent, l’iconographie associée à la modération gestionnaire, la technicité et la conscience écologique valorise la « blanchité », traduisant ainsi la couleur majoritaire des conduites idéales (image 2).

Image 3. Extraits d’une publication parue dans le groupe Zero Population Growth

Figure 5

Image 3. Extraits d’une publication parue dans le groupe Zero Population Growth

Jonctions et circulations

33 On l’a dit, les mouvements anti-natalistes écologistes ont une histoire distincte des autres mobilisations childfree. Comment dès lors s’est opérée la jonction progressive entre les différents groupes et la mise en circulation des arguments ? Et que nous enseignent ces déplacements, tant sur la recomposition de l’espace childfree que sur l’évolution des arguments qui le traversent ?

Bénéfices croisés

34 La figure suivante présente, toujours à partir de notre analyse statistique, l’usage des différentes classes lexicales parmi les trois groupes isolés (figure 4).

Figure 4. Usage des différentes classes lexicales au sein des trois groupes isolés

Figure 6

Figure 4. Usage des différentes classes lexicales au sein des trois groupes isolés

35 Sans surprise, la classe C1 – caractérisée dans le dendrogramme précédent comme « péril de la surpopulation » (figure 2) – apparaît comme la classe lexicale la plus mobilisée par le groupe « Anti-natalisme écologique ». Mais elle ne s’y restreint pas ; elle est aussi la classe la plus usitée par le groupe « Parentalité refusée ». Ce résultat atteste d’abord du succès de la thématique parmi les groupes et pages dédiés à la légitimation des vies sans enfant, au-delà du cercle anti-nataliste historique au sein duquel se sont formalisés ces arguments. Ensuite, et surtout, la figure montre aussi que la classe C1 est celle qui, pendant la durée de la collecte des publications (2009-2019), a facilité les échanges et les circulations entre les groupes « Parentalité refusée » et « Anti-natalisme écologique ».

36 Cette dynamique s’explique certainement par les bénéfices croisés qu’elle apporte aux différents collectifs. Pour les membres de la communauté « Anti-natalisme écologique », elle permet de diffuser un souci environnemental auprès d’individus qui se sont constitués en communauté autour d’une autre cause, de légitimer leur crainte pour la planète comme une motivation valable pour justifier un refus individuel de procréation, et de promouvoir une rationalité technique qui fait de la gestion de la population une solution à la crise écologique. En parallèle, pour les groupes childfree « Parentalité refusée », l’argument écologique apparaît comme une ressource supplémentaire pour écarter le stigmate « d’égoïsme » (ou selfishness) auquel ses participantes disent être souvent renvoyées. Parmi les publications, le hashtag #DINKs fait progressivement place à l’acronyme #GINK – pour green inclination no kids, la conscience écologique effaçant le matérialisme hédoniste d’un double income et son potentiel stigmatisant. Dès lors, l’argument écologique reconfigure pour partie la division historique autour du choix et de la contrainte qui séparait les groupes « Infertilité partagée » et « Parentalité refusée ». Avec le souci pour la Terre, le choix de ne pas avoir d’enfant n’est plus nécessairement renvoyé à une décision individuelle adossée à un argument de confort, de revenus ou de qualité de vie. Il devient aussi un argument éthique altruiste, où les intérêts de « la nature » et de « l’humanité » rejoignent l’expression d’une volonté personnelle. Le vert anoblit pour partie des désirs désavoués.

La place de l’humour

37 Les arguments s’échangent entre les groupes « Anti-natalisme écologique » et « Parentalité refusée ». Mais sous quelles formes circulent les discours ? Le graphe de la nébuleuse childfree (figure 1) est là encore instructif. Au centre du réseau, servant de relais entre les différents groupes, on trouve un certain nombre de pages humoristiques comme par exemple Irreverently Childfree, No Kidding! ou Childfree Humor. Sur internet, l’humour est un outil politique qui soude les communautés en renforçant – voire radicalisant – les convictions (Gal, 2019). Dans le cas de la nébuleuse childfree, il sert de passerelle entre les différentes communautés en normalisant dans l’espace numérique des expériences minoritaires et en moquant, à l’inverse, celles et ceux qui auraient fait le choix de la parentalité.

38 Les mouvements anti-natalistes ont une longue tradition de détournement et de provocation. Au sein de la mouvance radicale écologiste américaine certains groupes, bien que très minoritaires, se sont même spécialisés dès leur création dans l’absurde et le grotesque comme The Church of Euthanasia [8]. Fondée en 1992 à Boston (Massachussetts) par l’artiste anti-nataliste Chris Korda, cette église parodique est connue des militants pour son slogan « Save the planet, kill yourself » [9] et son seul (et unique) commandement : « Thou shall not procreate » [10]. L’église convoque le dadaïsme et le situationnisme pour inviter ses membres au suicide, à l’avortement, au cannibalisme et à la sodomie (une sexualité non reproductive), afin, disent-ils, de protéger la Terre du péril populationnel. Cette tonalité absurde se retrouve fréquemment au sein des publications anti-natalistes qui n’hésitent pas à détourner des arguments ou des visuels associés à « l’idéologie pro-famille » (image 4) – en évitant toutefois les propos trop clivants ou les provocations trop frontales, limités quant à eux aux communautés fermées ou aux groupes privés.

Image 4. Extrait d’un message du groupe The Advocacy for Anti-Procreation (« Tous les enfants ne sont pas ennuyeux. Certains sont morts. »)

Figure 7

Image 4. Extrait d’un message du groupe The Advocacy for Anti-Procreation (« Tous les enfants ne sont pas ennuyeux. Certains sont morts. »)

39 Ces publications sont souvent relayées par des pages du groupe « Parentalité refusée ». Elles participent à l’intrication croissante des groupes et à l’intensification des échanges.

Alternatives féministes

40 Enfin, et pour conclure, au sein de la nébuleuse childfree, le succès récent des arguments de l’ensemble « Anti-natalisme écologique » ne résulte pas d’un silence féministe sur l’articulation entre environnement, futur et population. Au contraire, plusieurs autrices ont développé ces dernières années une pensée singulière sur la famille, la parenté et l’écologie ; mais les propositions qu’elles formulent n’ont été ni relayées ni commentées sur la période étudiée. En effet, plusieurs contributions féministes ont développé une critique de la notion même de « population » en insistant sur les impensés qui traversent le concept (Dow et Lamoreaux, 2020). Inspirées des travaux sur la biopolitique, ces lectures pointent les ambigüités, apories et difficultés d’une pensée écologiste prisonnière des catégories modernes de nation, d’État ou de souveraineté (Bashford, 2016). En parallèle, d’autres contributions ont défendu une recomposition des liens interpersonnels susceptibles de favoriser la vie (Haraway, 2016 ; Tsing et al., 2017 ; Clarke et Haraway, 2018). À contrepied d’une gestion économique de la question populationnelle d’inspiration malthusienne, ces autrices plaident pour une prise en compte de la vie et du vivant susceptible de « nourrir » (nurture) un rapport renouvelé à soi et aux autres en modifiant nos « arts de vivre » dans un monde « abimé » (Tsing et al., 2017) – prolongeant ainsi dans la sphère écologique les analyses classiques sur l’éthique du care.

41 Plus encore, c’est paradoxalement dans la seconde moitié des années 2010, au moment même où ces autrices légitimes dans les espaces féministe et écologiste publient des contributions visibles (comme Donna Haraway ou Anna Tsing), que les arguments anti-natalistes ont été les plus relayés au sein de la nébuleuse (figure 5).

Figure 5. Poids relatif de la classe C1 parmi les thèmes étudiés

Figure 8

Figure 5. Poids relatif de la classe C1 parmi les thèmes étudiés

42 Dès lors, c’est moins l’absence de ressources théoriques féministes et écologistes qui explique l’intensification des échanges entre les groupes que le succès, récent, de l’argument environnemental pour justifier du choix childfree – retournant ainsi les stigmates associés aux vies sans enfant (l’incomplétude, la pauvreté, l’égoïsme, etc.) en position altruiste, désintéressée voire sacrificielle pour affronter, en toute « raison », la mort du monde.


43 En conduisant une enquête au sein des communautés numériques childfree basée notamment sur une analyse lexicale des messages publiés par leurs membres, nous avons cherché à mieux caractériser les discours qui, aujourd’hui, entourent, qualifient et encadrent les vies sans enfant. Car la vie sans enfant est une condition paradoxale où la non-existence est un « problème », au sens où elle suscite des pensées, des paroles, des mots, des justifications, etc. En bref, un discours continu qui agit sur une condition en la singularisant, la légitimant ou la regrettant. Si, par définition, l’enfant n’est pas là, il est pourtant omniprésent comme manque, regret, projet, choix, ou simple volonté, alternant régulièrement entre des statuts mouvants et imbriqués.

44 En procédant à la cartographie de l’espace des communautés numériques anglophones, nous avons d’abord montré que les groupes childfree continuent de s’organiser principalement autour d’une opposition entre celles (et ceux, dans une moindre mesure) dont l’infertilité, subie, est vécue comme une épreuve déstabilisante et celles qui font de l’absence d’enfant une volonté visant à servir des intérêts identifiés (en termes de « qualité de vie », de ressources, de carrière, de gestion du temps, etc.). Ensuite, en étudiant la dynamique des discours au sein de Facebook entre 2009 et 2019, nous avons observé une part grandissante de références à la crise écologique, à l’incertitude qui l’entoure et aux difficultés qu’elle annonce. Or ces craintes, et les arguments ou justifications qui les accompagnent, ont principalement été empruntés à un registre préalable et à des communautés préexistantes qui articulent depuis des décennies crise environnementale et « problème populationnel ».

45 En effet, le développement d’une critique écologique de la « surpopulation » est un phénomène ancien qui prolonge et actualise une perspective néomalthusienne sur la protection des ressources et des milieux. L’argument écologique en faveur de l’encadrement des comportements reproductifs (y compris, parfois, de manière autoritaire) s’est structuré et diffusé dès la fin des années 1960 – au sein de cercles experts d’abord, auprès de militants de la cause « anti-nataliste » ensuite, dont certains s’inscrivent explicitement au cœur d’une certaine radicalité environnementaliste. Or les communautés childfree se sont longtemps tenues à l’écart des arguments mobilisés dans ces espaces, valorisant davantage une critique féministe de l’idéologie dominante pour valoriser et légitimer la vie sans enfant comme choix minoritaire, voire comme stratégie émancipatrice. Plus encore, les valeurs défendues par les différents groupes comme leurs modalités d’action les ont longtemps opposés, notamment en termes de genre – les unes valorisant l’écoute, le témoignage, l’émancipation, la libération, quand les autres défendaient davantage des discours techniques sur la régulation des conduites, voire s’égaraient dans la glorification de la force, de la contrainte ou de l’annihilation.

46 Pourtant, aujourd’hui, les deux registres communiquent, les arguments circulent et les échanges s’intensifient. Au moment même où la pensée féministe affute sa critique d’un gouvernement de la population et de la crise environnementale, les communautés childfree se tournent, elles, vers des arguments a priori éloignés et formulent des propositions hybrides. Ainsi, les voix qui s’élèvent au sein de ces groupes suggèrent désormais, d’abord pour elles-mêmes, de limiter le nombre d’enfants et défendre la vie supposée aller avec – valorisant ainsi des existences habituellement associées à la tristesse de la solitude, à l’anormalité de l’ascèse ou à la tragédie du renoncement. Mais ces utilisatrices convoquent aussi désormais l’argument de la « rationalité scientifique » et de « l’urgence » pour faire de leurs choix, plus qu’une préférence, une posture éthique. Vu la violence de la crise environnementale et la responsabilité que l’on impute aux « excès démographiques » dans la catastrophe en cours, elles affirment qu’il devient plus « raisonnable », « logique », « utile » de ne pas avoir d’enfant ou d’en limiter drastiquement le nombre, toujours pour elles, mais aussi désormais pour les autres. Ainsi, au sein de ces communautés, de plus en plus d’individus disent valoriser, diffuser et s’imposer une existence singulière où la volonté individuelle, travaillée et cultivée, sert le respect d’un nouvel impératif paradoxal : préserver la vie en la limitant.

Notes

  • [1]
    Voir le site internet de l’International Childfree Day : https://internationalchildfreeday.com/
  • [2]
    Le 2019 Childfree Group of the Year fut décerné à l’initiative Childfree India dont la page Facebook compte près de 6 000 abonnés et qui attire un nombre croissant de militants proches du Voluntary Human Extinction Movement (voir infra).
  • [3]
    Ce travail a bénéficié du soutien du Labex SMS de l’université de Toulouse – Jean-Jaurès (ANR-11-LABX-0066) et du projet ANR LisTIC (ANR-16-CE26-0014-01). Les auteurs remercient également Bastien Sibout et Guillaume Cabanac pour leur appui technique et leur expertise, ainsi que les évaluateurs et évaluatrices de la revue pour la pertinence de leurs suggestions, remarques et critiques.
  • [4]
    La dernière enquête disponible – l’enquête FECOND – date de 2011. Elle confirme une certaine stabilité de la proportion de non-parents volontaires (environ 5 %).
  • [5]
    Sur l’importance de l’humour aujourd’hui dans la communauté childfree, voir infra.
  • [6]
    Voir le site TheNotMom : http://www.thenotmom.com/.
  • [7]
    Que l’on prononce « vehement » [viːəmənt] (véhément, ardent, emporté).
  • [8]
    Voir le site Church of Euthanasia : http://www.churchofeuthanasia.org.
  • [9]
    « Sauvez la planète, tuez-vous ».
  • [10]
    « Tu ne procréeras point ».
Français

À partir de l’ethnographie en ligne de communautés childfree et du traitement lexicographique de publications choisies, l’article étudie l’évolution des discours sur la vie sans enfant dans l’espace anglophone. Depuis une dizaine d’années, les arguments écologiques rencontrent un écho croissant au sein des pages et groupes étudiés. Longtemps structuré par l’opposition entre une infertilité subie et une volonté affirmée de non-parentalité, l’espace childfree s’ouvre de plus en plus aux positions dites « anti-natalistes » qui font de la réduction de la population un objectif politique et/ou une position éthique. Ni malédiction, ni opportunité, la vie sans enfant devient pour certains une décision altruiste et rationnelle, s’imposant pour faire face à l’imminence de la catastrophe écologique. En caractérisant ces arguments et leur diffusion, l’article interroge le sens de discours qui font de la vie sans enfant moins un empêchement que l’expression d’un autre rapport au monde et à la population.

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Español

No kids, more life? Preocupación por el medio ambiente en las comunidades childfree

A partir de la etnografía en línea de las comunidades childfree y del tratamiento lexicográfico de las publicaciones seleccionadas, el artículo estudia la evolución de los discursos sobre la vida sin hijos en el mundo anglosajón. A lo largo de la última década, los argumentos ecológicos han tenido cada vez más eco en las páginas y grupos estudiados. Durante mucho tiempo, el movimiento childfree ha estado estructurado por la oposición entre la infertilidad y la firme voluntad de la no paternidad, y se abre, cada vez más, a las llamadas posiciones “antinatalistas” que hacen de la reducción de la población un objetivo político o una posición ética. No es una maldición ni una oportunidad: la vida sin hijos se está convirtiendo para algunos en una decisión altruista y racional que se impone para afrontar la inminente catástrofe ecológica. Al caracterizar estos argumentos y su difusión, el artículo cuestiona el sentido de los discursos que hacen que la vida sin hijos no sea un impedimento sino la expresión de una relación diferente con el mundo y con la población.

  • medio ambiente
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  • procreación
  • población
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Sébastien Roux
Chargé de recherche, CNRS, iGLOBES (IRL 3157)
Julien Figeac
Chargé de recherche, CNRS, LISST (UMR 5193)
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 11/04/2022
https://doi.org/10.4000/mots.29600
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