CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Les émeutes urbaines de l’automne ont remis en débat la politique de la ville qui, depuis plus de vingt ans, a représenté en France le projet de transformation et de gestion des quartiers dits difficiles. Cette politique a fait régulièrement l’objet de nombreuses évaluations et critiques et, à différents changements de gouvernement, elle a été menacée de disparition. Certains dénoncent son inefficacité, d’autres ses effets stigmatisants sur les territoires concernés ou encore la mise en place d’un assistanat social par le biais des financements aux associations. Si l’on peut aisément s’accorder pour en constater les limites, il convient cependant de faire la part entre des ambiguïtés intrinsèques à cette politique et les modalités et conditions de sa mise en œuvre pour s’interroger sur ce que pourrait être une politique de gauche en direction des quartiers populaires.

● Aux origines de la politique de la ville, quelques idées fortes

2On appelle politique de la ville un ensemble de dispositifs mis en œuvre dans des quartiers considérés comme difficiles au nom de la lutte contre l’exclusion et du droit à la ville, comme les zones urbaines sensibles (ZUS), les zones franches urbaines (ZFU), ou les zones d’éducation prioritaire (ZEP)... Cette politique, dite de développement social et urbain, est lancée dans la dynamique du changement politique de 1981 et dans le contexte de la décentralisation [1]. Présentée comme une réponse aux premières émeutes des Minguettes dans la banlieue lyonnaise, elle revêt alors une forte charge symbolique. Il faut rappeler que la question des territoires urbains ségrégés était en tant que telle absente du programme des partis de gauche et des débats qui traversaient l’union de la gauche en période pré-électorale. Ces premières émeutes sonnent comme un rappel à l’ordre de populations peu prises en compte dans les projets politiques et en particulier, à l’époque, des jeunes issus de l’émigration postcoloniale. Sous la direction d’Hubert Dubedout, à l’époque maire de Grenoble, de premières expérimentations sont mises en place sous le label de développement social des quartiers, qui constitua un élargissement à l’échelle nationale du concept d’îlots sensibles initié en Île-de-France. Il s’agit, sur un nombre limité de territoires, de tester une politique qui défend quelques idées fortes et vise alors à un rattrapage de ces territoires et de leurs populations que l’on considère comme restés à l’écart de la croissance économique et, dans certains cas, victimes des premiers effets de la politique de restructuration industrielle.

3– Au nom de l’équité et pour contrebalancer ces inégalités, un traitement territorial particulier est mis en œuvre qui nécessite des moyens spécifiques. C’est sur ce traitement inégalitaire des territoires et des populations concernées que repose l’idée de discrimination positive. Ce principe rompt avec l’adage républicain de traitement unifié à l’échelle du territoire national qui a prévalu jusqu’alors dans les politiques d’aménagement.

4– Cette approche territorialisée lie un territoire et sa population. Il convient d’agir sur les inégalités sociales à partir de territoires ciblés que l’on considère comme « en difficulté » parce qu’ils concentrent des populations précarisées et parce qu’ils sont moins bien pourvus en services publics. Pour ce faire, une démarche « transversale » est recherchée, qui articule action urbaine, sociale, scolaire et économique à l’échelle du quartier.

5– Ce projet repose sur une démarche de développement local, qualifiée de développement social urbain, à partir des potentialités d’un territoire et de la mobilisation de sa population, d’où l’enjeu essentiel de la participation des habitants. Dans cette perspective, sont mises en place une série d’expérimentations, pour certaines très novatrices, qui interviennent tant dans l’aménagement urbain, la réhabilitation du patrimoine de logements sociaux, que dans l’action sociale ou la transformation des modes de gestion. À ces premiers pas de la politique de la ville, il faut reconnaître une véritable mobilisation militante et professionnelle qui participe à faire du devenir des quartiers populaires une question publique et un enjeu politique.

? Mais aussi des ambiguïtés

6Cette démarche expérimentale, soutenue pour partie par les idées autogestionnaires et les expériences des mouvements sociaux des années 1970 et souvent portée par des chefs de projet militants, comporte cependant quelques ambiguïtés intrinsèques.

7En premier lieu, elle projette la question sociale sur la question urbaine, puisqu’il s’agit bien ici de traiter des inégalités sociales par la transformation de l’espace urbain et de juguler l’exclusion par une intervention sociale localisée. Deux postulats sous-tendent cette simplification.

8– D’une part, les malaises sociaux découleraient de la forme urbaine. En transformant celle-ci, on changerait les rapports sociaux. Cette illusion n’est pas nouvelle ; c’est la même qui, dans les années 1960, a soutenu la construction des grands ensembles qui devaient donner naissance à un homme nouveau. À peine vingt ans plus tard, cette même forme urbaine est remise en cause parce qu’elle serait pathogène. Le lancement du programme Banlieue 89 est révélateur de cette dérive de la politique de la ville initiée en 1982. « Faut-il casser les grands ensembles » est déjà le thème d’un colloque organisé à son initiative en 1994. D’où des hésitations et allers et retour sur l’attitude à avoir par rapport à l’héritage urbain que constituent les quartiers d’habitat social et qui seront tranchés, au début des années 2000, par un vaste programme de démolition. D’autre part, la question sociale pourrait être résolue par une intervention localisée sur des territoires dont les populations sont considérées comme exclues. C’est prétendre traiter les effets de la fragilisation du monde salarial et de la ségrégation urbaine en se focalisant sur les symptômes, sur le bout de la chaîne, et sans prendre en compte les processus larges qui en sont à l’origine.

9La deuxième ambiguïté porte sur la consistance sociale des quartiers concernés, quartiers populaires ou quartiers d’exclusion ? Dans son rapport qui pose les bases de la future politique de la ville, Hubert Dubedout parle encore de quartiers populaires en tant que « lieux de conflits mais aussi de solidarité, lieux de pauvreté matérielle mais aussi lieux de foisonnement de cultures populaires, lieux de différences mais aussi de métissage, lieux du rejet mais aussi d’insertion sociale. » [2] Mais il évoque en même temps une nécessaire mixité sociale pour trouver les forces vives qui animeront ces quartiers. La politique de la ville est marquée par ce balancement : d’un côté, elle prétend s’appuyer sur les potentialités de ces quartiers, de l’autre elle leur dénie toute qualité et en appelle à une improbable mixité sociale au nom de laquelle il s’agit de disperser la pauvreté dans l’espace urbain et, partant, de rayer ces quartiers de la carte urbaine. La médiatisation de la « crise des banlieues » ou « des quartiers » entretient sans doute cette ambiguïté de même que le recours dans les champs scientifique et administratif à des descriptions caricaturales en termes d’exclusion, de relégation ou de sécession qui ne rendent pas compte de la diversité des quartiers concernés et surtout des trajectoires, multiples, de leurs habitants. L’usage abusif du concept de ghetto en est particulièrement l’illustration. D’où également des changements successifs d’échelle d’intervention de la politique de la ville, qui passe du quartier à l’agglomération et la tentative de l’articuler avec des réformes plus larges portées par exemple par la loi d’orientation pour la ville ou la loi de solidarité et de renouvellement urbain.

10Enfin, l’appel à la participation représente un thème récurrent de la politique de la ville mais sans réflexion sur les moyens de sa mise en œuvre et sur les objectifs recherchés. Les habitants constituent un groupe générique et les acteurs visés ne sont pas définis. S’agit-il des individus, des associations, des groupes sociaux ou ethniques organisés ? De fait, l’incantation à la participation s’accompagne d’une forte méfiance des formes d’expression émanant des habitants, marquée par le fantôme du communautarisme. Cela se traduit d’un côté par l’encadrement et l’institutionnalisation de toute une partie de la vie associative et de l’autre par la non-reconnaissance de groupes moins formels émanant en particulier de jeunes issus de l’immigration. Olivier Masclet a ainsi décrit un « rendez-vous manqué » entre la gauche et les cités [3]. De ce point de vue, la politique de la ville a permis, pendant un temps tout au moins, d’assurer la paix sociale au risque de l’étouffement de toute tentative de mouvements sociaux. À cela, il faudrait sans doute rajouter les tentatives et les succès de récupération politique des différents mouvements sociaux émanant « des banlieues » comme SOS racisme ou Ni putes ni soumises.

? Des dérives et insuffisances

11Au-delà de ces ambiguïtés, la politique de la ville se met en place dans un contexte social qui se dégrade et qui est marqué par l’augmentation des inégalités, l’approfondissement et la pérennisation de la pauvreté urbaine et l’ethnicisation de la question sociale. Tout cela se traduit dans l’espace urbain par des écarts de plus en plus forts entre les quartiers les plus riches et les quartiers les plus pauvres, écarts d’abord dus à la concentration de richesse dans les quartiers déjà riches [4]. Les rapports de l’observatoire national des zones urbaines sensibles montrent la stagnation de la situation sociale de ces quartiers : le taux de chômage y est deux fois plus élevé que dans le reste de leur agglomération (10,3 % pour 20,6 %), la proportion d’élèves ayant deux ans de retard ou plus en classe de 6ème y est deux fois plus élevée que sur le reste du territoire (7 % pour 3,4 %). Ces écarts se marquent aussi par la concentration des populations d’origine étrangère dans certains quartiers ce qui contribue à leur stigmatisation. La politique de la ville est confrontée à un pari impossible : « lutter contre l’exclusion », dans une société de plus en plus inégalitaire et surtout sans envisager les conditions d’une redistribution sociale. Ce, d’autant que les moyens ne sont pas au rendez-vous alors que les objectifs assignés à la politique de la ville sont de plus en plus larges et flous. De ce point de vue, les discussions sur les effets de la discrimination positive tournent à vide. On a beau jeu de dénoncer l’inefficacité des ZEP quand les études mettent en évidence, en région parisienne par exemple, les inégalités de moyens entre écoles de quartiers « difficiles » profitant de ces mesures et écoles de la capitale. La soi-disant discrimination positive n’établit même pas l’égalité de moyens !

12La multiplication des quartiers labellisés « politique de la ville » (on passe de 22 en 1982 à 1 350 en 2000) s’est de fait soldée par la mise en retrait des politiques de droit commun sur les territoires concernés, ce qui a permis d’éviter de s’interroger sur les politiques sociales ou éducatives prises dans leur ensemble et sur leur adaptation nécessaire à des contextes et des populations différents. La politique de la ville est ainsi restée marginalisée, jamais vraiment portée par une action interministérielle qui en aurait fait une priorité.

13De ce point de vue, la question des quartiers agit comme un révélateur des dysfonctionnements des services publics. La politique de la ville est l’expression de la mauvaise conscience de la République à l’égard de ses enfants les moins favorisés. D’où la tendance à reporter la responsabilité des difficultés sur le comportement et les aptitudes des publics concernés plutôt que sur l’inadéquation de l’offre de services. Quand celle-ci est abordée, ce n’est que sous l’angle des moyens en terme quantitatif. Les questions de finalités, de méthodes et de fonctionnement des institutions et des services publics sont systématiquement évacuées par presque tous les acteurs.

14Par ailleurs, au fil des changements de gouvernement et des injonctions contradictoires, une multitude de dispositifs se sont sédimentés, faisant de cette politique au départ expérimentale une lourde machine administrative et une course aux financements.

15Le dernier épisode est engagé par le gouvernement Raffarin et mis en place par Jean-Louis Borloo, mais il a été largement préparé par le gouvernement de gauche précédent. Il se caractérise par un recentrage sur les questions sécuritaires, par la poursuite des programmes de développement économique fondés largement sur l’allègement des impôts et des charges sociales, par l’annonce d’un vaste programme de démolition du parc social censé permettre la recomposition sociale et urbaine des quartiers concernés, par la création d’une agence nationale de la rénovation urbaine chargée de mettre ce programme en œuvre et dans le même temps par des restrictions drastiques des budgets des associations, pour beaucoup dépendantes de la politique de la ville. Nous ne nous étendrons pas sur le volet sécuritaire traité dans d’autres articles, mais il faut quand même rappeler que la présence de la police et surtout son comportement ont été vécus dans bien des quartiers comme une provocation.

16Quant au programme de démolition de 200 000 logements, il se prépare la plupart du temps sans la moindre concertation avec les habitants concernés d’où l’expression de nombreuses contestations et la création d’une coordination des cités contre la démolition. Ce programme est financé par les fonds de la contribution des employeurs à l’effort de construction, appelée communément 1 % logement. La création de « La Foncière », gérée par les partenaires sociaux, MEDEF et syndicats de salariés, dont l’objet à court terme est de créer une offre locative nouvelle pour les salariés et de constituer à terme un capital susceptible de contribuer à l’équilibre des caisses de retraite, tend à opposer ce qui serait le logement des salariés au logement social traditionnel désormais réservé aux exclus du marché. Cette politique d’État, mise en œuvre avec les moyens financiers des autres acteurs (collectivités territoriales, fonds d’épargne du livret A gérés par la caisse des dépôts, fonds 1 % gérés par l’UESL, fonds propres des organismes HLM) aboutira à terme à la création d’un nouveau secteur immobilier échappant aux règles de loyer et d’attribution du parc social. Si certains quartiers, les plus valorisés, peuvent effectivement connaître des transformations importantes, ce sera au prix de la translation des ménages les plus précaires vers des poches de pauvreté et de la diminution du logement accessible pour les populations immigrées ou précarisées. On est en effet aujourd’hui incapable de construire des logements à superficie et confort équivalents à ceux réalisés dans les décennies 1960 et 1970. Par ailleurs ce programme qui absorbe une bonne partie du budget du logement social s’accompagne d’une stagnation de la construction sociale de droit commun. Alors que la pression foncière se fait de plus en forte, c’est une crise du logement des plus précaires et des populations immigrées qui s’annonce déjà. Il faut par ailleurs bien constater que pour le moment les résultats de l’ANRU sont faibles : tout au plus certaines opérations déjà programmées commencent-elles à voir le jour.

17Cette focalisation sur le bâti est allée de pair avec une remise en cause massive des financements aux associations, sans compter la suppression des emplois-jeunes et la diminution des emplois-solidarité. Ces associations, souvent créées dans le cadre de la politique de la ville, sont déterminantes dans le maillage social qui fait vivre un quartier. Faut-il brûler les centres sociaux pour obtenir les moyens de les faire fonctionner ? C’est ce que semble démontrer l’actualité récente. Au-delà, la création de l’ANRU signe à la fois un découplage entre action urbaine et action sociale et une recentralisation des modes d’intervention.

18Les mesures du gouvernement après émeutes ont consisté à revenir sur les suppressions de crédits aux associations, à dessiner, encore une fois, une nouvelle géographie prioritaire, mais il en a aussi profité pour créer une agence nationale pour la cohésion et l’égalité des chances qui prolonge le mouvement de centralisation et la dualisation action urbaine-action sociale. Cette dernière mesure est contestée par le personnel de la DIV et du FASILD que l’imprécision des missions de l’agence, son statut et sa place dans les dispositifs institutionnels inquiètent, de même que plus largement l’avenir de la politique de la ville [5].

? Une politique de la ville efficace est-elle possible ?

19Au-delà de ces recompositions d’actualité, c’est donc bien les attendus même de la politique de la ville et les moyens mis en œuvre qu’il faudrait interroger. En premier lieu, une véritable politique de la ville ne peut être qu’une politique de redistribution sociale. Au niveau urbain, elle se joue à l’échelle large de l’agglomération tout en mettant de véritables moyens sur les secteurs les plus paupérisés. Cela implique en particulier une vraie solidarité financière entre les communes (la dotation urbaine de solidarité n’est pas suffisante et beaucoup d’intercommunalités fonctionnent plus comme des clubs que comme des échelons de solidarité), une politique de transports qui accorde une priorité absolue aux transports collectifs et qui vise d’abord à désenclaver les quartiers les moins accessibles vers les zones d’emploi, d’équipements et de centralité, une politique du logement qui joue sur l’ensemble des segments du parc et passe par exemple par la limitation des loyers dans le secteur privé, par le réinvestissement de la puissance publique dans le parc social, par le développement des aides au logement dans le secteur privé. Cette politique urbaine ne peut être efficace qu’articulée avec des politiques sociales d’ensemble, en particulier dans le champ scolaire. La massification scolaire a été un leurre et a créé bien des frustrations ; cela ne signifie pas pour autant qu’il faille revenir en arrière mais appelle à considérer les moyens d’une démocratisation qui engage une réflexion sur les formes de discriminations et au-delà sur la transformation d’un système scolaire qui reste avant tout élitiste. Enfin, l’intégration des quartiers populaires dans l’espace urbain passe par la reconnaissance de leurs réalités multiples, de la diversité des populations, de leurs modes d’organisation et par un débouché sur une représentation politique de celles-ci. ?

Notes

  • [1]
    Elle avait été précédée d’expérimentations conduites à la fin des années soixante-dix dans le cadre d’un programme dénommé « Habitat et vie sociale ».
  • [2]
    Dubedout, Hubert, Ensemble, refaire la ville, Paris, La Documentation française, 1983.
  • [3]
    O. Masclet, La gauche et les cités. Enquête sur un rendez-vous manqué, Paris, La Dispute, 2003.
  • [4]
    E. Préteceille, Inégalités et contrastes sociaux en Ile de France, Paris, CSU, 2001.
  • [5]
    Voir l’intéressant dossier de presse diffusé par les agents en grève de la DIV : « La politique de la ville mérite mieux qu’une réforme précipitée », 10 janvier 2006.
Marie-Hélène Bacqué
Jean-Marc Denjean
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/04/2006
https://doi.org/10.3917/mouv.044.0115
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