CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 En 2002, la revue Mondes en développement publiait un numéro spécial sur la question alimentaire et agricole mondiale, qui faisait ressortir la place importante occupée par les paysanneries des pays en développement dans la pauvreté et la sous-alimentation à l’échelle mondiale. La baisse tendancielle des prix réels payés aux producteurs agricoles, en relation avec la facilitation croissante des échanges depuis les années 1950 et la libéralisation du commerce international et des politiques agricoles depuis le début des années 1980, y était analysée comme le principal facteur déterminant cette situation. Et on peut penser que cette baisse des prix à long terme, en induisant une forte diminution des stocks mondiaux, tombés au plus bas au début de 2007, a lourdement contribué à l’explosion des prix internationaux des céréales et d’autres matières premières agricoles en 2007-2008. Cette explosion, puis les crises financière et économique qui ont suivi, ont fait basculer dans la sous-alimentation plus de cent millions de personnes supplémentaires, ce qui a encore aggravé une situation alimentaire qui se dégradait déjà depuis 1995. Partant, il semble que les décideurs ont plus clairement conscience du fait que la perpétuation de la pauvreté paysanne et de la sous-alimentation de masse est lourde de menaces pour la stabilité économique, sociale et politique mondiale.

2 Ce nouveau dossier sur l’agriculture se propose d’éclairer un aspect de cette question, complexe, aux causes et aux conséquences multiples, à savoir l’insuffisance d’accès des agriculteurs familiaux pauvres aux moyens de production cruciaux que sont le crédit, l’assurance, la terre et, le cas échéant, l’eau d’irrigation. L’agriculture mondiale est, en effet, très majoritairement constituée par des centaines de millions d’exploitations familiales, où quasiment tout le travail est fourni par des membres de la famille. D’un autre côté, il existe aussi dans les pays développés et dans les pays en développement quelques dizaines de milliers de très grandes entreprises agricoles à salariés.

3 Dans leur article sur le crédit, Solène Morvant-Roux, Isabelle Guérin, Marc Roesch et Jean-Michel Servet font ressortir que l’essor de la microfinance à travers le monde depuis le début des années 1990 n’a pas, en général, bénéficié à des activités de production agricole. Celles-ci impliquent, de fait, des coûts de transaction et des risques que les créanciers jugent trop élevés ou ne savent pas gérer, et les offres de microcrédit sont le plus souvent inadaptées aux besoins des producteurs agricoles pauvres. Cela résulte pour une part du fait, expliqué par Julien Hardelin, que les marchés d’assurances contre les risques de production agricole sont incomplets, en particulier dans les pays en développement. Des instruments innovants de transfert des risques, basés sur des indices climatiques, sont en cours d’expérimentation dans plusieurs pays, mais il est encore trop tôt pour savoir si ces instruments pourraient constituer une réelle opportunité pour les agriculteurs pauvres. En revanche, selon Michel Merlet, si les programmes d’instauration de cadastres et d’administrations foncières avec délivrance de titres fonciers, actuellement soutenus par la coopération internationale dans de nombreux pays en développement, offrent de réelles opportunités aux grands investisseurs, ils constituent de véritables menaces pour les paysans. De plus, ils tendent à imposer une conception des droits sur la terre, qui prend racine dans le Code civil napoléonien et dans le Droit romain, selon laquelle la terre peut faire l’objet d’une propriété privée exclusive et être un bien marchand. Or cette conception est fondamentalement étrangère aux régimes d’accès à la terre construits progressivement, dans la durée, par d’autres sociétés. D’après cet auteur, la déconstruction et la reconstruction conceptuelles des droits relatifs à la terre sont des préalables nécessaires à des programmes fonciers plus efficaces et plus justes. Dans un autre domaine, celui de la gestion des grands aménagements hydro-agricoles, Catherine Baron, Alain Bonnassieux, Ibrahim Mossi Maïga et Geneviève Nguyen montrent justement l’intérêt de penser en des termes renouvelés : en mobilisant le concept de "gouvernance hybride", ils font apparaître que les arrangements institutionnels, réalisés au cas par cas dans les grands périmètres irrigués du Niger, permettent bien un accès à l’eau et contribuent à la viabilité sociale des communautés en cause, mais sans pour autant aboutir à une gestion efficace et durable de ces aménagements.

4 Qu’il s’agisse d’assurer un accès minimum durable à l’eau ou à la terre, ou bien d’ajuster l’offre d’assurance et de microcrédit aux besoins des agriculteurs familiaux, ces quatre articles font ressortir que l’État a un rôle crucial à jouer, comme partenaire des autres institutions et des agents concernés.

Laurence Roudart [1]
  • [1]
    Université Libre de Bruxelles. Laurence.Roudart@ulb.ac.be
Marcel Mazoyer [2]
  • [2]
    AgroParisTech. mazoyer.marcel@Gmail.com
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 30/11/2010
https://doi.org/10.3917/med.151.0007
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