CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Comme le rappelle Michel Murat, le romanesque s’applique à la fois aux « enchaînements de situations […] et aux affects suscités […] de manière typique » par les romans. « Il s’agit donc d’une catégorie esthétique dérivée, indépendante du genre », qui « rend inopérant le critère pragmatique de la fiction », défini par John Searle comme un type de discours dont l’énonciateur n’a pas à justifier la validité, « puisque le romanesque consiste à voir et à vivre la vie comme un roman, et à s’immerger dans le roman comme s’il était la vraie vie ». C’est bien ainsi qu’il faut entendre l’écriture de la vie, telle qu’Annie Ernaux nous en fait pressentir l’intensité brute dans le titre de son anthologie, auquel la photographie choisie pour la couverture du « Quarto » ajoute, en l’associant au nom de l’auteure, le romanesque de la jeunesse, de la beauté, des cheveux dénoués et du regard tourné vers les lointains, dans une expression indécise.
Mais qui dit « je » dans ce recueil où la première personne, le plus souvent assignable à l’auteure, revient constamment ? Est-ce la femme qu’on reconnaît sur ces photos si étrangement différentes les unes des autres, tout au long du « photojournal » (Ph, p. 11-101) qui ouvre le « Quarto » ? Est-ce un personnage de roman semblable à la Denise Lesur des Armoires vides ou à la narratrice sans nom de La Femme gelée ? Qui est ce « moi » que la mémoire recrée comme un imaginaire, « [i]l y a vingt-cinq ans, moi, toujours le même, engendré mille fois de ce moi, cependant » …

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Chez Annie Ernaux, en dépit d’une volonté d’élucidation sociohistorique souvent mise en avant, l’objectivation théorique est toujours prise dans l’épaisseur romanesque de la mémoire et de la sensation. Le « je transpersonnel », auquel recourt le plus souvent l’auteure d’Écrire la vie, ne correspond ni à une généralisation de l’expérience, ni à une vaine contemplation « narcissique » : il est plutôt le signe d’un Narcisse négatif, d’une disparition énigmatique dans l’altérité. Un romanesque de l’autre – de soi devenant autre – apparaît en effet, étroitement lié à l’énonciation décentrée et au devenir-imperceptible d’une femme qui se dissout dans la lumière.

François Dussart
Université de Lille
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/07/2022
https://doi.org/10.3917/litt.206.0032
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