CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Introduction

1Le 26 mai 2019, la population belge était appelée aux urnes pour un triple scrutin fédéral, régional et européen, un moment marquant pour la démocratie qui a donné lieu à de nombreuses séquences dans les médias. Dans l’optique de mettre en scène cet événement, ces derniers ont créé de nouvelles émissions originales pour aborder la politique avec le citoyen. Notre réflexion se propose d’analyser ces nouveaux produits médiatiques afin de comprendre comment des élections aussi cruciales peuvent se lire à l’aune de ces émissions. Les médias créent en effet un dispositif dans lequel le candidat à l’élection va s’exprimer, répondre à des questions et rencontrer le citoyen. Ce dispositif n’est pas neutre, la manière de mettre en scène le débat politique dans les médias nous dit quelque chose sur le fonctionnement de la démocratie contemporaine. Notre article traite du conflit entre les hommes politiques et les citoyens. Nous analyserons deux nouvelles émissions politiques produites par la RTBF et RTL-TVI qui traitent directement de cette matière. Elles constituent un nouvel espace pour comprendre les relations parfois orageuses que les citoyens entretiennent avec leur représentant politique.

1. Theatraliser L’élection: Le Spectacle Politique Dans Les Medias

2Nous sommes le 22 mai 1982, sur la chaîne de télévision française Antenne 2 va se dérouler la première émission francophone de politique-spectacle, « L’heure de vérité ». Cette émission emblématique connaîtra un large succès pendant une grande décennie (voir pour une analyse détaillée Champagne, 1988). Elle est la première émission d’une longue séries de programmes qui vont faire du débat politique un spectacle avec une arène, un public, une musique, des échanges musclés entre un invité et des intervenants. Ces programmes amènent un phénomène nouveau : le divertissement. Le débat politique n’est plus vu qu’au prisme du sérieux mais se déploie sur un terrain où il est mélangé avec autre chose : du jeu, de l’amusement, du spectacle, quelque chose finalement de mal définie et que la littérature a retenu sous le vocable de Infotainment (Neveu, 2003). Brants a montré dans ses recherches sur ces programmes au Pays-Bas que parfois, ces émissions parvenaient plus facilement à accueillir des personnalités politiques, comme lors de la visite de Jacques Chirac en 2000 où l’ancien président français avait refusé toutes les demandes d’interviews à l’exception d’un passage dans une émission de divertissement (Brants, 2003) . Le genre va ainsi se légitimer au sein du monde politique (Le Foulgoc, 2003) et le paysage belge tant au nord qu’au sud du pays ne fait pas exception. Cela ne se fait pas sans certaines tensions : ainsi le parti libéral francophone, le MR n’avait pas hésité à attaquer la télévision publique francophone, la RTBF, devant le CSA pour son manque éventuel de neutralité après qu’elle ait invitée la figure emblématique du parti socialiste Elio Di Rupo dans son émission phare « 69 minutes sans chichis », en 2014 [1]. A quelques jours des élections de 2019, c’est également la présence du président du parti d’extrême-droite le Vlaams Belang dans l’émission pour enfant « De grote karrewiet » [2], diffusée sur la chaîne flamande Ketnet, qui fait polémique.

3Ces émissions poussent donc à de nombreuses questions : comment traite-t-on de politique dans une émission de divertissement ? Pourquoi un mandataire politique choisit d’être présent dans ces programmes ? Pourquoi les médias traitent ils de politique de la sorte ? Etc. Ces questions constituent les programmes de recherches principaux pour cette thématique. Le focus de cet article concerne le rapport au conflit que ces séquences médiatiques redéfinissent. En particulier, un conflit plus latent, celui entre le monde politique et le citoyen. En effet, alors que la plupart des émissions politiques préélectorales ont pour but de départager des idées contradictoires illustrant un conflit entre des candidats, les deux émissions que nous analysons ont pour spécificité de répondre en premier lieu à la défiance du citoyen envers le monde politique. Elles déplacent ainsi la zone du conflit et utilise le format de l’infotainment pour traiter de cette question. Le divertissement va devenir ainsi le moyen de traiter la question du conflit entre les citoyens et le monde politique.

2. Deux Émissions Créatives et Astucieuses

4Nous travaillons sur deux émissions originales diffusées sur les deux grandes chaînes de télévision en Belgique francophone. Elles ne constituent pas des programmes réguliers comme « C’est pas tous les jours dimanche » sur RTL-TVI ou « A votre avis » sur la RTBF, mais bien des programmes originaux créés spécialement pour l’occasion et destinés à ne plus être reproduits en dehors d’une période électorale. Choisir ces « nouvelles » émissions est pertinent pour trois raisons : d’abord elles sont issues des deux principales chaînes de télévision francophone et ont obtenu des scores d’audience significatifs. « Les 109 », qui est une des émissions de la RTBF que nous analysons, possèdent le moins bon score avec néanmoins 202.605 spectateurs en audience moyenne . Dès lors, ces émissions ont été légitimées par le public qui était au rendez-vous. Ensuite, ces émissions ont été diffusées en plein cœur de la campagne électorale, à un moment où le débat politique atteignait un climax dramaturgique important. Enfin, elles ont été les lieux où les deux médias ont réellement créé des dispositifs originaux et rares tant sur le format que sur le lieu de diffusion. Elles révèlent donc de bien plus fortes indications que le suivi des émissions classiques dont le format est régulier tout au long de la saison.

5Au niveau de RTL-TVI, « Un politique à la maison » (8 et 22 mai 2019) propose à des familles d’accueillir un candidat chez eux et de passer une journée entière avec eux, dans leur quotidien. Elle se termine par un repas réunissant tous les citoyens participants et les invités politiques et est présentée par Pascal Vrebos, un animateur vedette de la chaîne bien connu du public de RTL-TVI puisqu’il qui tient depuis longtemps une émission politique le dimanche midi. Elle dure également une petite heure.

6Au niveau de la RTBF, une grande émission a été mise en place avec « les 109 » (30 avril 2019) qui visait à réunir 109 jeunes de 18 à 30 ans qui allaient être confrontés à 6 candidats issus des principaux partis francophones du pays. L’émission se base à la fois sur la vitesse (les candidats ont souvent une ou deux minutes pour exposer leurs positions sur un sujet) et sur les nouvelles technologies qui permettent au public de voter directement sur base d’un qualificatif binaire « convaincu » ou « pas convaincu ». Le format, tente de jouer sur la proximité entre jeu télévisé et émission politique. Elle dure plus de deux heures et est présentée par Sacha Daout, le journaliste phare de la RTBF qui présente « A votre avis ».

3. Amplifier Ou Aseptiser La Fracture Entre Citoyens Et Mandataires Politiques

7Notre analyse s’intéresse aux interactions entre les citoyens et les hommes politiques. Elle montre une différence de taille entre la RTBF et RTL-TVI : le rapport dans la mise en scène du conflit est diamétralement opposé entre la chaîne publique et privée. RTL-TVI a tend à aseptiser l’échange avec le monde politique pour lui supprimer son volet conflictuel alors que la RTBF a plus tendance à laisser les citoyens secouer les candidats et agit en tant qu’agent amplificateur du conflit. Ce point est très visible dans le diner de clôture de l’émission « Un politique à la maison (8 mai) » où deux des plus grands ennemis du monde politique francophone, Benoît Lutgen (CdH) et Paul Magnette (PS) ont mangé ensemble. Pascal Vrebos échange d’abord avec les citoyens qui ont passé une journée avec un responsable politique. Le dialogue est courtois et respectueux, les citoyens soulignent qu’ils ont passé un « excellent moment », l’une d’entre-elles a même trouvé Paul Magnette « séduisant ». Un autre commente en estimant « normal » que les hommes politiques doivent séduire. Les deux hommes politiques arrivent ensuite et le présentateur va mettre les pieds dans le plat, s’adressant à l’ensemble des convives : « entre Paul Magnette et Benoît Lutgen c’est pas le grand amour, est-ce que savez pourquoi ? » « J’en ai absolument aucune idée », répond une citoyenne. « Eh ben c’est mieux on va rester comme ça ! » réplique Benoît Lutgen provoquant un grand éclat de rire autour de la table. « On allait passer une bonne soirée, vous êtes déjà en train de semer la bisbrouille », rétorque Paul Magnette toujours sur le ton de la plaisanterie. Plus loin il ajoute « c’est pas parce qu’il y a eu ça [la trahison] que je vais rester braquer là-dessus toute ma vie, pour moi c’est bon, c’est un incident du passé, je suis redevenu bourgmestre de Charleroi, j’ai fait autre chose de ma vie et voilà ». A notre connaissance c’est la première fois que les deux hommes forts du PS et du CdH expriment une forme de réconciliation et de regret sur ce qui n’est plus qu’un « incident ». Est-ce sincère ? Il est possible d’en douter mais il est clair que RTL-TVI a mis volontairement en spectacle, dans cette émission, cette réconciliation inédite dans le paysage politique francophone. L’émission du 22 mai a réuni Zakia Khattabi (Ecolo) et Didier Reynders (MR). Là aussi, le dîner est convivial et donne lieu à des plaisanteries entre le citoyen et les représentants politiques. Il a lieu dans une riche maison de repos très onéreuse. « Tous les belges ne peuvent pas se payer cela » dit Pascal Vrebos « il faut être ministre » dit une citoyenne en prenant la main de Didier Reynders en plaisantant, « ministre mais pas à la retraite » poursuit Didier Reynders, « en tout cas pas présidente de parti » conclut toujours avec humour Zakia Khattabi. Humour, réconciliation, embrassade, les dîners qui concluent les deux épisodes de cette émission montrent un lissage significatif des relations entre citoyens et politiques qui se quittent bons amis.

8L’exact opposé peut se trouver sur la RTBF où l’ensemble des deux heures de programme constitue en un conflit général entre les candidats invités et le public. Nous l’avons vu dans le descriptif de l’émission « les 109 », le politique doit systématiquement convaincre rapidement le public. l’élu politique n’est pas mis en position de respect, il doit aller vite, peut être puni comme le cas de la candidate DéFI Sophie Rohonyi qui n’a même pas recueilli 5% de « convaincus » lors de sa première prise de parole dans l’émission. De plus, les thèmes des questions ne sont pas connus, ils sont cachés derrière des mots mystère, un peu comme dans un jeu. Un moment marquant de l’émission fut la séquence « duel ». Un thème est tiré au hasard et deux candidats doivent buzzer le plus rapidement possible pour débattre ensemble face à deux citoyens issus du public. Lorsque le thème « immigration » est sorti, seul le candidat PS a buzzé, la règle du jeu veut alors que c’est le citoyen qui choisit le deuxième débatteur. Sous les acclamations du public, le jeune Ilias désigne alors « le MR qui n’assume rien comme d’habitude » pour un débat qui opposera alors le CdH et le MR, questionnés par le citoyen. Rapidement, la discussion prend un format violent, le MR Georges Louis Bouchez (GLB) déclare « ce qu’il faut c’est travailler sur le parcours d’intégration (...) quand nous la réclamions, nous étions traités de fascistes, d’extrémistes » « C’est le cas ! » lui rétorque le jeune, « je vous laisse ce qualificatif » répond GLB. Un autre jeune interrompt son discours « en parlant des pays d’origine, vous parlez des hotsposts à créer dans des pays où il y a des conflits armés », « on laisse finir GLB réplique Sacha Daout (SD). Plus loin GLB déclare à propos du pacte de Marrakech « on a été jusqu’à faire tomber le gouvernement » à nouveau il est interrompu par un « pfff vous avez suivi pendant 4 ans !! ». A la fin d’un débat « un peu tendu il faut bien le dire » d’après SD, le public applaudit et acclame les deux jeunes qui sont venus pour régler leur compte avec GLB. Cet épisode montre donc une exaltation du conflit avec une mise à mort spectaculaire du candidat libéral. Il a été interrompu et bousculé par des jeunes encouragés et bruyamment remerciés par le public. L’émission de la RTBF laisse donc entrevoir un traitement opposé de la relation entre citoyen et candidat à celle que montrera RTL quelques jours plus tard au sein des deux épisodes de « un politique à la maison ».

Conclusion

9En période électorale, le conflit politique se lit souvent par l’analyse de joutes verbales entre deux candidats opposés. Pourtant, à l’heure de la démocratie de la défiance (Rosanvallon, 2006), les émissions de spectacle politique montrent aussi une mise en scène d’un conflit entre le citoyen et le mandataire politique. Les deux émissions que nous avions choisies se démarquaient des formats plus classiques parce qu’elles avaient pour but premier de répondre à la fracture démocratique soit en invitant des jeunes face à des élus comme la RTBF, soit en déplaçant des élus vers le quotidien des citoyens. Sur ces deux émissions, RTL-TVI et la RTBF ont procédé à des choix radicalement opposés. La première a montré un visage particulièrement lissé de la classe politique, au point de mettre en scène une réconciliation assez improbable entre deux hommes politiques qui se détestent ostensiblement depuis que l’un a trahi le parti de l’autre. La seconde a voulu jouer le jeu d’une vraie arène politique, mêlant le jeu et le conflit, où les invités ressemblaient plutôt à des gladiateurs désarmés qui étaient mis à nu par le public, devenu dans un instant symbolique, le maître du jeu politique.

10Il est naturellement imprudent de généraliser ces deux cas à l’ensemble des programmes politiques des deux chaînes, d’autant que j’ai pu trouver des conclusions différentes pour d’autres émissions politiques de RTL-TVI beaucoup plus dures pour certains hommes politiques (Grignard, 2019). Néanmoins, il apparaît opportun de mener des recherches plus en profondeur sur ce thème. Ces deux émissions ont pris le parti de considérer le mandataire politique comme éloigné du citoyen et de concevoir une émission qui répond à cette problématique. Il s’agit là d’une initiative originale qui est intéressante à considérer tant pour ceux qui s’intéressent aux médias que pour ceux qui étudient les relations entre citoyens et monde politique, relations qui sont mises ici en spectacle de façon particulière et éclairante pour la compréhension de la fracture démocratique à l’époque contemporaine.

Notes

Français

Dans le cadre des élections générales du 26 mai 2019 en Belgique, les médias francophones ont créé plusieurs nouvelles émissions qui mettaient en scène les relations entre le citoyen et le monde politique. Nous nous sommes intéressés à deux émissions : « Les 109 » sur la RTBF et « Un politique à la maison » sur RTL-TVI. Nous observons des différences entre les deux médias. Alors que sur la RTBF, l’émission a exacerbé des interactions conflictuelles entre le public et les invités politiques, l’émission sur RTL-TVI a au contraire proposé un format visant à aseptiser cette relation, à réconcilier le citoyen avec la politique dans un contexte de forte défiance de l’un envers l’autre. L’analyse d’émissions originales et spécifiques au contexte préélectoral permet d’explorer d’une autre manière cette relation entre représentants et représentés.

Bibliographie

  • BRANTS, Kees, « De l’art de rendre la politique populaire ... Ou qui a peur de l’infotainment » Réseaux 2003/2, (n°118), pp. 135-166.
  • En ligneCHAMPAGNE, Patrick, « “L’Heure de vérité” : Une émission politique très représentative» Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 71-72, 1988. pp. 98-101.
  • En ligneGRIGNARD, Guillaume, « Catch politique du dimanche : l’émission C’est pas tous les jours dimanche analysées sous l’œil de Pierre Bourdieu, La Revue Nouvelle, 2019 (1) P.71-82
  • En ligneLE FOULGOC, Aurélien, « 1990-2002 : une décennie de politique a la télévision française. Du politique au divertissement », Réseaux 2003/2, (n°118), pp. 23-63.
  • En ligneNEUVEU, Eric, « Le chercheur et l’infotainment :sans peur, mais pas sans reproche. Quelques objections à la critique d’une imaginaire orthodoxie critique », Réseaux 2003/2 (no 118), p. 167-182.
  • ROSANVALLON, Pierre, La contre-démocratie, la politique à l’âge de la défiance, Paris, Editions du Seuil, 2006.
Guillaume Grignard
Doctorant au CEVIPOL à l’Université de Bruxelles. Ses recherches portent sur les médias, les émissions politiques et également l’humour politique. Plus particulièrement, sa thèse de doctorat propose une analyse de la production des humoristes français en radio et télévision. Il est également pianiste professionnel et consacre plusieurs recherches aux compétitions musicales, telles que le concours Reine Elisabeth.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 03/11/2020
Pour citer cet article
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