CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Dans Une sociologie électorale des communautés pluriethniques[1], A. Zamfira se propose de prendre pour objet d’analyse les comportements électoraux de plusieurs communautés multiethniques qui, outre leurs caractéristiques culturelles et géographiques proches ou éloignées, se distinguent principalement par leurs langues d’expression. Elle les désigne comme des « communautés ethnolinguistiques », et mesure l’influence de leurs comportements sociopolitiques sur les élections générales ou locales dans les « pays ethniquement hétérogènes » (P.13). Pour ce faire, l’auteure mène une analyse comparative à partir de 8 monographies (Roumanie, Bulgarie, Slovaquie, Belgique, Suisse, Canada, Italie et Espagne). L’étude consiste à examiner si, dans un contexte électoral mettant en compétition des partis politiques fondés sur les communautés ethnolinguistiques, le vote n’est principalement déterminé que par ce type de clivage identitaire. D’où son interrogation : « Est-ce que le fait d’appartenir à une communauté ethnolinguistique détermine les gens à ne soutenir que les partis de cette communauté ? » (P.12)

2L’ouvrage repose sur une série d’études électorales effectuée par l’auteure depuis 2003, visant à questionner l’impact des déterminants ethno-identitaires sur les comportements électoraux dans quelques pays d’Europe, notamment en Roumanie et en Bulgarie. Travaillant actuellement sur l’interdisciplinarité du concept d’ethnicité (Zamfira 2015b), elle s’attèle en outre à présenter à travers des exemples Roumains, Bulgares et Slovaques, les limites méthodologiques de ce concept dans l’analyse des déterminants du vote (Zamfira 2015a). Mais préalablement, elle a eu à analyser densément et entre autre, les comportements électoraux des minorités ethniques (Zamfira 2003, 2009a, Zamfira & Dragoman 2008), et des communautés linguistiques, ethniques ou non-ethniques (Zamfira & Dragoman 2009b, Zamfira 2009d, 2011, 2013c) en Roumanie.

3Cette recherche s’inscrit dans la continuité heuristique de celles antérieurement effectuées sur l’influence des identités ethniques sur le vote dans les communautés multiethniques. Notamment les travaux de Lijphart (1979, cité par l’auteur, P.61), Nielsen (1985, idem), et Birnir (2007, idem) ; qui posent les jalons de la preuve de l’existence des déterminants ethno-identitaires du vote.

4L’analyse quantitative descriptive est la méthode mise à contribution par l’auteure dans cet ouvrage. Cette méthode est conduite sous l’éclairage de trois approches théoriques : le constructivisme social, l’interactionnisme symbolique de Chicago et la théorie du choix rationnel. Zamfira arrive à la conclusion que, bien que les expressions identitaires qui font surface depuis la fin de la guerre froide puissent conduire dans certains contextes à des « votes purement ethniques », la « solidarité ethnique » dans une communauté pluriethnique ne saurait être le seul déterminant du vote. Elle renchérit cette position avec sept autres déterminants du vote dans les communautés étudiées, et dont les essentiels sont : la nature de l’offre électorale, le modèle d’organisation administrative et politique du pays (décentralisation, centralisation, autonomie…), la variation des facteurs ethnolinguistiques en fonction du type d’élection (nationale ou locale), la symbolisation et l’internalisation du « rapport numérique minorité-majorité » par les acteurs à des fins de mobilisation. En ce sens elle constate d’ailleurs en étudiant les huit pays, que « … le nombre de votes transcendant le clivage ethnolinguistique a augmenté dans beaucoup de communautés plurilinguistiques (…) plus précisément là où les partis de défense de la périphérie ont renoncé à leurs anciens discours et offres à caractère ethnique en faveur des discours et offres électorales plus englobant, à caractère territorial ou régional » (p.209). Une nouvelle configuration de la mobilisation électorale qui donne naissance à d’autres types de votes que l’auteure désigne par « vote transethnique », « vote pseudo-transethnique » et « vote pseudo-ethnique ».

5Le mérite de cette recherche se situe à plusieurs échelles. Sur le fond, en y rendant raison des « déterminants interethniques » du vote, l’auteure va au-delà des simples déterminants « ethniques » ou « pluriethniques » que les pionniers ont eu à déceler dans les sociétés multiculturelles. En outre, elle innove en représentant les déterminants ethno-identitaires comme des éléments versatiles, car pouvant varier avec le temps, le contexte et l’espace. Pour démontrer les effets de l’« ethnicité » ou de la « pluri-ethnicité » sur le comportement électoral, la plupart des travaux antérieurs met à contribution l’approche sociologique ou économique (Lijphart 1979, Lazarsfeld, Berelson et Mc Phee 1954, Rokkan et Urwin 1983, Horowitz 1985…). Dans cette recherche, Zamfira fait appel à une demi-dizaine d’approches (Historique, Psychologique, socio-économique, anthropologique…) pour s’en démarquer, en analysant plutôt les effets de l’« inter-ethnicité» sur un comportement électoral favorisé par les « identités ethnolinguistiques hybrides ». L’inter-ethnicité renvoyant dans ce cadre au sentiment d’appartenance à plusieurs communautés ethnolinguistiques, dont l’électeur se réclame et défend concomitamment pendant son acte de vote.

6Sur la forme, le mini format, la mise en page et sa longueur raisonnable (250 pages) rendent ce livre attractif et facilement lisible. Il en va de même de sa structuration : Dans sa première partie le premier chapitre éclaire le lecteur à travers la définition des différents concepts à utiliser dans l’étude, et leur situation par rapport à la littérature existante en la matière. C’est à cet effet par exemple que Zamfira convoque des références comme Ferdinand Tonnies pour mieux définir les concepts de « société » et de « communauté » ; ou Max Weber pour fournir une distinction limpide entre la « communalisation » et la « sociation ». Des concepts sociologiques dont l’intelligibilité préalable, rendrait le livre certainement plus compréhensible. Le deuxième chapitre est fidèle au même esprit pédagogique. L’auteure s’y aligne à la thèse behavioriste qui considère le comportement électoral comme tout autre comportement humain, issu des interactions entre des individus placés dans un système. Mais avant cette option pour l’analyse systémique dans son travail, elle brosse en quelques lignes les principales approches régulièrement utilisées pour mieux analyser le comportement électoral en science politique : « approche de l’écologie électoral », « approche de la sociologie électoral », « approche de la psychologie du comportement électoral » et « l’approche économique du comportement électoral » (p.46-60). La deuxième partie se consacre enfin aux études de cas, en réservant à chacun des huit pays étudiés un chapitre entier ou une monographie entière. A la fin de ces monographies parallèles, l’auteure insiste sur l’esprit de la comparaison Est-Ouest qui a guidé ses travaux.

7L’une des faiblesses de cette étude comparative réside effectivement dans cet esprit de confrontation Est-Ouest, densément alimentée par les critères de langue. En effet, avec la construction progressive de la nouvelle Europe post Guerre Froide, les frontières ethnolinguistiques qui nourrissent plus ou moins les sentiments d’appartenance tendent à se fragiliser. Les déplacements progressifs des populations européennes, occasionneraient de plus en plus des sortes de communautés hybrides. Lesquelles sont identifiables soit par leur sentiment d’appartenance trans-ethnique, soit par leur plurilinguisme, soit par l’usage d’une langue composite et rudimentaire, nourrie par d’autres langues européennes préexistantes. Un exemple d’aperçu du comportement sociopolitique de ces nouveaux types de communauté, dont les membres sont originaires de plusieurs Etats de l’Union Européenne, nous est présenté par Marsault (2010) dans sa monographie sur les « wagenburgen de Berlin ». Communauté installée à Berlin et constituée de plus d’un demi-millier d’habitants originaires de France, d’Angleterre, d’Italie, de la Pologne, de la Suède, de la Belgique… s’exprimant en un « Anglais fruste », et se revendiquant en « … majorité plus européens qu’attachés à leur nationalités de naissance » (Marsault up cite, 200). Bien qu’actuellement assez marginale, ce type de « nomadisme citoyen » que décrit Marsault, pourrait croitre avec la montée des extrémismes politiques, pour donner naissance à de nouveaux clivages politiques non fondés exclusivement sur la langue ou l’ethnie d’origine. Et dans ce cas, une telle étude dont l’un des avantages est d’apporter une approche nouvelle en matière d’analyse des comportements électoraux dans les communautés pluriethniques, risquerait dans quelques années de perdre son actualité heuristique. Par ailleurs, dans le domaine sociopolitique ou la majorité des études emprunte plutôt la méthode qualitative (parfois à cause de la complexité des règles de la statistique, ou de la non disponibilité des données chiffrées) l’usage de la méthode quantitative dans cette étude lui confère un autre avantage considérable. En ce sens, l’auteure éclaire fort bien le lecteur en rendant très compréhensible la détermination des caractéristiques les plus marquantes ; en faisant abondamment recours à des matrices à double entrée, qui permettent de croiser à la fois plusieurs dimensions des facteurs influant les comportements électoraux dans une communauté donnée (dimensions territoriale, organisationnelle, politique, mobilisationelle…). Dans le même sens, elle mesure les degrés de fragmentation sociale dans les pays étudiés, en utilisant la formule de Rae & Taylor [2] (1970). Une opération facilitée par la disponibilité de certaines statistiques politiques et sociales sur les pays étudiés. L’« observation comparative est-ouest » que l’auteur insère dans sa conclusion n’est pas sans importance, bien qu’un chapitre consacré exclusivement à cet exercice comparatif lui aurait conféré plus d’importance. Dans le même sens, le regret à la fin de ces monographies est le goût d’inachevé que laisse transparaître l’absence de tableaux synthétiques, permettant d’avoir une vue synoptique et comparative sur les déterminants du vote pluriethnique dans l’ensemble des pays étudiés. Ainsi à partir de cette synthèse, le lecteur devrait au-delà des huit cas densément étudiés individuellement dans le livre, avoir un aperçu global des similitudes et des divergences entre ces cas.

8Fort de sa clarté d’analyse, cet ouvrage s’inspire, comme nous l’avons souligné, des travaux préalablement effectués sur le comportement électoral communautaire tant en Europe qu’en Amérique. Cela contribue à combler le vide littéraire laissé par ces travaux pionniers, dont le faible intérêt pour les déterminants hybrides des votes inter-identitaires tant à l’Est qu’à l’Ouest, peut leur être reproché. Un autre point saillant de cette œuvre réside au fait que selon l’auteure, les votants des communautés étudiées votent pour exprimer ou confirmer leur appartenance ou leur solidarité à une identité hybride évolutive et changeante. Autrement dit, pour ces votants qui sont supposés avoir plus ou moins toutes les informations sur leur marché électoral (maitrise des candidats, des offres électorales, de la concurrence…) le bénéfice serait la sécurisation de leur identité ou la protection de leur appartenance. Dans le même sens, affirmer leur identité leur procurerait un sentiment de satisfaction, pour avoir rempli leur devoir de loyauté et/ou d’obéissance à leurs valeurs identitaires communes. On pourrait aussi supposer que le votant est convaincu qu’un comportement d’abstention, ou le fait de voter un candidat adverse, entrainerait un regret de la perte des valeurs communes qu’il protègerait, au contraire, par son vote en faveur des partis ethniques. Dans le cas d’espèce, le votant accomplit un acte rationnel en votant son candidat X. Un acte dont il a de bonnes raisons d’accomplir, au lieu de voter plutôt un autre candidat Y, comme le dirait Boudon (1997) pour définir le vote rationnel dont il distingue les types « néo-classique », «limitée », « cognitive » ou «axiologique » (Boudon 1996). Dès lors, il devient claire que les six facteurs du vote sur lesquels cette étude s’est focalisée, et qui sont synthétisés dans le tableau des pages 220-222 du livre (facteurs historiques, culturels, psycho-identitaires, socio-économiques, politico-institutionnels et conjoncturels) sont gouvernés par la rationalité

9Cependant, de nos jours, la théorie de la rationalité ne suffit pas à elle seule. En effet, qu’elle soit perçue de l’intérieur par le votant, ou de l’extérieur par l’observateur, la rationalité d’un acte de vote suppose que le votant est mu par une volonté ou un auto-consentement d’agir. Or le votant peut dans certaines circonstances, avoir été contraint à voter (un candidat) contre son gré. En ce sens, certaines études africanistes du domaine du relativisme culturel démontrent, entre autres, comment pendant les élections, des membres de groupes ethniques sont parfois menacés ou contraints de voter contre leurs grés pour les candidats représentant leur ethnie (Sindjoun 2000, Menthong 1998 …). L’évocation dans cet ouvrage, des menaces proférées pendant les campagnes électorales tant par le Forum Démocratique des Allemands (/germanilor) de Roumanie (FDGR), que par l’Union Démocratique des Magyars de Roumanie (UDMR) à certaines communautés ethniques Roumaines, prouvent la possibilité de l’existence de ce phénomène dans les pays étudiés. Une extension bibliographique de cette étude aux ouvrages traitant des violences pré-électorales (ou pendant les campagnes), aurait peut-être conduit l’auteure à vérifier aussi ces autres types de déterminants (non/ir)rationnels, ou involontaires dans les comportements électoraux des communautés pluriethniques étudiés.

Notes

  • [1]
    Cet ouvrage dérive de la thèse de doctorat en Sciences Politiques réalisée en cotutelle entre l’Université libre de Bruxelles et l’Université de Bucarest, soutenue par l’auteure en 2010 et portant sur « Le comportement électoral dans les communautés mixtes ».
  • [2]
    Selon cette formule : Dans une société « F », avec « Pi » représentant la proportion des individus, « i » le groupe ethnoculturel figure im1 Si F est nul, alors l’homogénéité est parfaite ; si F=1 alors chaque individu appartient à un groupe distinct
Français

Cette recension vise à rendre compte des forces et des faiblesses de l’étude comparative menée par Andréaa Zamfira (2013) dans son ouvrage intitulé Une sociologie électorale des communautés pluriethniques (L’Harmattan, 2013) portant sur les déterminants du vote dans les communautés pluriethniques de huit pays (Roumanie, Bulgarie, Slovaquie, Belgique, Suisse, Canada, Italie, Espagne), à partir d’une analyse qualitative et de trois approches théoriques (constructivisme social, interactionnisme symbolique, théorie du choix rationnel). Dans ces communautés, l’auteur relève sept déterminants du vote issus des « identités ethnolinguistiques hybrides » que favorise l’« inter-ethnicité», ce qui engendre les votes « transethnique », «pseudo-transethnique » et « pseudo-ethnique ». D’autre part, cette recension évoque plusieurs critiques, par exemple de n’avoir considéré l’acte de vote que du point de vue de la rationalité de l’électeur. Une démarche qui selon nous, rendrait son étude moins féconde dans un contexte où l’acte de vote devient irrationnel ou non-rationnel.

Bibliographie

  • Boudon Raymond (1996) “Au-delà de la rationalité limitée ? “, Séminaire « Transaction et théorie sociologique ». Environnement et Société. N°17.Pp 85-111,
  • Boudon Raymond (1997) “ « Le paradoxe du vote » et la théorie de la rationalité”. Revue Française de Sociologie. Vol 38. No.2. Pp. 217-227
  • En ligneMarsault Ralf (2010) ” « On the road again ! » Nomadisme de l’appartenance et citoyenneté européenne : les Wagenburgen de Berlin”. Le sujet dans la cité. L’Harmattan URL :www.cairn.info/revue-le-sujet-dans-la-cite-2010-1-page-192.htm (24/02/2016)
  • Menthong Hélène-Laure (1998) ” Vote et communautarisme au Cameroun : « un vote de cœur, de sang et de raison » “. Politique Africaine. N° 69. Pp.40-51
  • Sindjoun Luc (2000) ”La démocratie est-elle soluble dans le pluralisme culturel ? Eléments pour une discussion politiste de la démocratie dans les sociétés plurales”, in L’Afrique Politique. Paris. Karthala. Pp 19-40
Bonaventure Kake
Doctorant en Science Politique à l’Université Libre de Bruxelles, Centre d’Etude de la Vie Politique (CEVIPOL), Axe “Partis, Elections et Représentation”. Sa thèse porte sur les techniques de mobilisation électorale déployées sur les réseaux sociaux en Afrique en général, et sur Facebook en particulier. Globalement son intérêt s’étend à la mobilisation électorale de la diaspora Africaine sur internet.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 03/11/2020
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