CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La mondialisation de l’islam, phénomène contemporain que nous observons depuis l’Amérique latine, se doit d’être considérée également sous l’angle des processus discursifs qu’elle implique, c’est-à-dire que le chercheur doit s’attacher à déceler les dimensions symboliques de la diffusion de cette religion. La prédication musulmane s’appuie sur deux affirmations : d’une part la dimension universelle de sa religion, inscrite dans le Coran [1], et de l’autre côté l’affirmation que l’islam serait la religion adamique, la religion naturelle donc [2]. Cette dernière affirmation relève certes de la théologie mais, de façon implicite, elle touche à l’Histoire, ou plus précisément, à l’alter-histoire. Une approche qui permet à ses acteurs d’explorer de nouvelles pistes de recherches susceptibles de dénoncer, à titre d’exemple, une Histoire « dictée » par les Occidentaux « traîtres » de la religion originaire. Une dénonciation que soutient en quelque sorte le Coran lorsqu’il indique que les « Gens du Livre », plus précisément les juifs, ont « falsifié » les textes [3].

2Sans remonter aux temps adamiques, il s’agit d’interroger ici un thème qui revient actuellement en force et dont il faut noter qu’il resurgit de façon chronique depuis qu’il a été introduit au cours des années 1920 par un universitaire allemand émigré aux États-Unis : Leo Wiener (1862-1939) [4]. Fondateur du département des langues slaves à Harvard, ce dernier a forgé l’hypothèse d’un islam précolombien, antérieur à la découverte du Nouveau Monde par Christophe Colomb en 1492 [5]. Cette assertion, sans lien avec une quelconque mémoire populaire, est portée par des acteurs de plus en plus nombreux. À la faveur des NTIC (nouvelles technologies de l’information et de la communication) et autres nouveaux médias, elle refait surface, notamment dans le tournage d’un film présenté en Arabie séoudite, ainsi que dans un livre édité depuis peu en France [6] avec l’ambition d’une présentation par son auteur à l’Institut du Monde arabe, au Centre culturel algérien de Paris et dans d’autres lieux de conférences.

3Alors que cette affirmation est réfutée par la plupart des universitaires [7], son impact politique et idéologique semble se renforcer auprès de personnes demi-savantes encouragées par des chercheurs indépendants. Après avoir présenté les principaux éléments de cette construction historique et ses acteurs, nous tâcherons de mettre au jour les intentions explicites et les positions idéologiques qui la sous-tendent. De fait, il s’agit de faire valoir l’idée que, bien avant Christophe Colomb, l’Amérique était une terre d’islam.

La construction des faits

4Afin de célébrer le prétendu millénaire de l’implantation musulmane dans le Nouveau Monde, As-Sunnah Foundation of America (contrôlée par la confrérie soufie Naqchbandiyya Qabbaniya) organisa, avec le soutien du Preparatory Committee for International Festivals, une grande rencontre en 1996. C’est ainsi qu’un certain Youssef Mroueh, mathématicien et physicien canadien d’origine libanaise [8], publia un article qui depuis fit date, inlassablement repris par les réseaux sociaux en anglais puis en français [9]. Se fondant sur des documents historiques, explorations géographiques et inscriptions arabes, il y affirme que les musulmans avaient été les premiers à avoir découvert l’Amérique [10]. Pêle-mêle, il cite de nombreux historiens et géographes, sans jamais prendre le soin de vérifier le plagiat dont ils sont souvent les auteurs, ni les sources souvent invérifiables qu’ils indiquent [11]. Cet article se place dans la continuité des argumentations théologiques développées par la Naqshbandiyya et reprises depuis « […] notre Cheikh affirme que certaines des figures les plus anciennes du Quetzalcóatl faisaient référence à l’un des prophètes les plus anciens de cette terre. Rien de plus normal vu que Dieu a envoyé 124 000 prophètes (selon un hadith bien connu) et qu’il n’a donc laissé aucun peuple de la terre sans messagers, les invitant ouvertement à Son adoration [12] ». En 2002, cet article est suivi par le guide The Arab World Studies Notebook d’Audrey Shabbas, du Middle East Policy Council, à l’attention des professeurs avec l’objectif de les aider à mieux comprendre et enseigner la culture arabe aux étudiants [13]. Le texte affirme que les explorateurs arabes sont venus en Amérique avant Colomb et se sont mariés à des Algonquins, dont les descendants sont devenus chefs de tribus avec des noms comme Adbul-Rahim et Abdallah Ibn Malik. Néanmoins, l’ouvrage, l’auteur et l’éditeur ont fait l’objet d’intenses critiques pour ne pas avoir apporté de preuves corroborant ces assertions.

5D’autres affirmations adjacentes visent d’une part à réévaluer la part des musulmans dans l’entourage de Christophe Colomb [14] et à mettre en exergue par exemple la ville de Jamestown, interdite aux musulmans [15], ou la part des esclaves musulmans noirs dans l’ensemble des esclaves de l’Amérique [16], et surtout leur rôle dans la résistance contre leurs maîtres [17]. Enfin, il est souvent fait allusion à la théologie des peuples précolombiens (donc à cette religion « naturelle ») et aux croyances religieuses des pères fondateurs, non pour dire qu’ils étaient musulmans, mais déistes, qu’ils ne croyaient pas aux canons de l’Église chrétienne, que George Washington refusait de participer à la communion et ne croyait pas à la Trinité. L’interviewer sous-entend qu’ils étaient donc plus proches de l’islam que de la chrétienté ; leur islamo-compatibilité est seulement suggérée [18].

6Les protagonistes alter-scientifiques de cette affirmation sont divers : prenons d’abord la classification d’Hernán G. H. Taboada, qui distingue certains historiens naïfs [19] des admirateurs d’origine arabe résidents en Amérique [20] et l’apologétique afrocentriste. Concernant ces derniers, il faut citer le travail fondamental de Ivan van Sertima, un savant africain-guyanais [21], pour qui les souverains nubiens de la 25e dynastie égyptienne, donc des Africains noirs mais non musulmans, auraient lancé une expédition jusqu’au Mexique, auraient été acceptés comme souverains par les Olmèques et auraient créé ou influencé leur civilisation : ils seraient notamment à l’origine de l’architecture des pyramides comme celle de Teotihucan, de la momification, du mariage entre frère et sœur, puis toutes les autres civilisations d’Amérique latine [22]. Les Mandingues évoqués par les prédicateurs musulmans seraient arrivés dans un pays aux racines déjà africaines [23]. Du reste, Sertima utilise les autres arguments des alter-historiens, comme par exemple une carte montrant « sans l’ombre d’un doute que les Africains ont traversé l’Atlantique dans les temps anciens », assemblage réalisé par l’amiral turc Piri Reis en 1513. Sertima s’appuie toutefois sur Charles Hapgood (1966), lequel reprend la théorie de la glace éternelle (Welteislehre) de Hans Hörbiger [24]. Les musulmans évoquent cette carte, mais l’attribuent à des musulmans et non à des « aryens ». Enfin, Hernan Taboada mentionne les pages Internet des communautés islamiques latinoaméricaines. Citons par exemple Muhámmad Ciarla, fils de deux immigrants syriens de classe moyenne parti étudier en Arabie séoudite, comme Quick, et a dirigé la WAMY (World Assembly of Muslim Youth, ou Assemblée mondiale de la jeunesse musulmane, wahhabite) [25]. Ces affirmations, diffusées sur les pages des musulmans latinos, ont une source souvent espagnole, comme la Junta islamica qui reprend les affirmations de la « Duchesse rouge » Luisa Isabel Álvarez de Toledo –- une pièce à verser au dossier de l’islamo-gauchisme, puisque un entretien est republié sur la page Facebook de Podemos en 2016 [26].

7En réalité, il y a encore d’autres acteurs américains, comme Jerald Dirks ou Abdullah Hakim Quick, tous deux musulmans engagés, dont les origines personnelles sont révélatrices. Pour Dirks, ancien diacre de l’Église méthodiste unie et docteur en psychologie de l’Université de Denver, la question des Nubiens ne se pose pas. En revanche, le second serait d’ascendances africaine-américaine, caribéenne et mohawk. Né à Cambridge, converti à l’islam en 1970, il est diplômé de l’Université islamique de Médine (1979), où sa thèse analysait de la vie et les écrits du Cheikh Uthman Dan Fodio, grand érudit d’Afrique de l’Ouest, guerrier et activiste social. Actif dans un centre explicitement salafiste, Al Maghrib Institute, il fut inquiété à cause de ses liens avec al Qaïda (et de ce fait dénoncé par l’EI). Notons également des protagonistes non sunnites [27], ce qui montre le succès concurrentiel de l’histoire : Ricardo H. Shamsuddín Elía, universitaire [28] et chef d’un centre islamique chiite en Argentine [29], un autre latino-américain à la double casquette d’acteur musulman et universitaire. On notera que, dans ce cas, ce sont surtout les convertis qui relaient et défendent la belle histoire par des arguments alter-scientifiques [30].

8Le plus remarquable, c’est que certains des défenseurs de la théorie de l’islam précolombien n’hésitent pas à opérer de leur propre chef une alter-histoire au sein de l’alter-histoire. Dans le cas du cheikh Abdullah Hakim Quick, qui mêle islam moderne à islam salafiste, fier de ses origines caribéennes, il met en avant l’Afrique noire comme berceau de l’Égypte en adoptant à son compte les idées de Sertima [31]. Quant au Libanais Youssef Mroueh et à l’Américain Jerald Dirks [32], ils soutiennent que ce sont les musulmans arabes qui ont découvert, les premiers, l’Amérique. Néanmoins, bien que cette divergence laisse entendre une certaine tension entre les deux protagonistes, il demeure évident que l’intention animant cette multiple fabrication de l’histoire est clairement liée à un objectif politico-religieux qui ne dit pas encore son nom.

9La question de l’afro-centrisme ayant étant largement traitée et analysée, on se concentrera donc sur la revendication musulmane [33]. Afin de mieux comprendre les enjeux de ces « découvertes » alter-scientifiques, il faut déterminer à qui s’adresse ce discours en premier. Prétendant révéler des informations, non pas nouvelles mais tues, ce discours participant de l’alter-histoire tend à constituer une arme contre l’histoire qualifiée d’officielle et souvent falsifiable à souhait [34]. Notre hypothèse est que la construction discursive sert, d’une part, à « décoloniser » l’histoire et, de l’autre, à développer l’identité culturelle d’une communauté musulmane en devenir (en réalité, originellement variée et fort contrastée), à créer un sentiment d’appartenance commune pour un espace religieux à constituer et à inventer. Ce travail de recouvrement d’une histoire prétendument perdue par des chercheurs non spécialisés est bien différent, à la fois d’une écriture relevant de la mythologie religieuse et de l’usage populaire de l’Histoire. Il faut d’abord noter que l’Amérique latine est le lieu de tous les fantasmes alter-savants, fournis depuis le XIXe siècle et la double passion contradictoire irrationaliste et positiviste. Ces pseudo-mythes, rassemblés par des auteurs à succès, parfois à la limite du conspirationnisme [35], ont tous un statut bien particulier : celui d’être des produits de la science moderne qui s’appuie sur de nouvelles techniques et savoirs. Ainsi s’entendent-ils dans une époque de médias de masse et de diffusion sur les réseaux sociaux, qui servent d’amplificateur. Les découvertes et supputations sont faites pour être partagées avec le plus grand nombre (colloques, journées, sites Internet…) et nourrir l’opinion d’un public non initié.

10Quelle est cette opinion ? Le discours s’adresse en premier lieu aux musulmans des Amériques, plus précisément à ceux qui devraient être musulmans, comme on le leur rappelle ici, puisqu’ils l’étaient à l’origine [36], mais également aux musulmans des autres pays, ainsi qu’au public atteint par la crise de la culture dite « occidentale », c’est-à-dire de la rationalité et de la scientificité, dès lors que ces deux aspects ont été montés en épingle comme opposés à la religion. Le discours alter-scientifique sur l’islam précolombien sert à pallier le déficit de capital symbolique propre à l’islam en Amérique. L’absence de tradition pourrait être un obstacle à l’implantation : il suffit donc de l’inventer, ou de la réinventer. C’est une méthode commune à tous les mouvements d’instrumentalisation politique de l’Histoire que d’inviter à s’approprier une histoire passée [37] pour soutenir un projet actuel et futur, en l’occurrence un élargissement de la oumma, elle-même une construction. Plus qu’une instrumentalisation de l’Histoire [38], c’est une fabrication de preuves scientifiques pour des événements dont personne n’a la mémoire, à la différence d’une histoire populaire. Il s’agit de susciter une mémoire en agissant sur des mécanismes psychologiques et émotionnels, avec un récit axé sur des personnages frappants : des navigateurs arabes, la carte d’un Turc légendaire, les rois maliens… Notons également que nos prédicateurs évoquent peu l’hypothèse des navigateurs musulmans chinois, que défend l’universitaire turc musulman Fuat Sezgin [39] pour soutenir que l’amplitude de l’horizon géographique chinois tient son origine dans la science islamique, la plus avancée de son temps, et qui n’ignorait pas les voies conduisant à l’Amérique.

11Nous sommes donc en présence de trois types d’alter-histoire : l’afrocentrisme, défendu par les noirs musulmans, l’hypothèse arabe, défendue par les Arabes, et l’hypothèse chinoise, appuyée par les islamistes qui demeurent, généralement, les plus habiles dans cette manœuvre [40]. Dans un discours tenu à Istanbul à l’occasion d’un sommet des chefs musulmans des pays d’Amérique latine, le président turc Erdogan affirma : « Les contacts entre l’Amérique latine et l’islam remontent au XIIe siècle. […] Des marins musulmans sont arrivés en Amérique dès 1178. […] Christophe Colomb mentionne l’existence d’une mosquée sur une colline le long de la côte cubaine. »[41] Ce discours valant récupération politique et signalant le caractère intense de l’islamisme, permet de revenir à Y. Mroueh, dont l’article était commandé par As-Sunnah Foundation of America (ASFA), d’obédience naqshbandie, étroitement liée au parti politique d’Erdogan.

Jeux de dupes et instrumentalisation de la fabrication

12Il n’existe à notre connaissance aucun universitaire « sérieux », aux États-Unis ou ailleurs, non engagé dans une institution musulmane, qui soutienne cette théorie forgée de toutes pièces [42]. Pour autant, les acteurs religieux et politiques continuent à la diffuser, renforçant naturellement la dimension alter-scientifique et par conséquent l’évidence supposée d’une falsification. Alors que la science a pour but la connaissance, l’alter-science poursuit d’autres desseins. En commençant par Y. Mroueh et l’ASFA : l’objectif affiché de cette fondation est de construire « l’unité de la foi islamique aux États-Unis ». L’idée est aussi clairement exprimée par la vision de Jerald Dirks : il s’agit d’affirmer l’identité américaine des musulmans qui ne sont pas des « non américains » et de dire à la jeunesse que les musulmans ont contribué à l’identité culturelle nationale américaine.

13Le thème identitaire trouve une voie de développement dans un autre objectif explicitement revendiqué par certains acteurs, à savoir le renforcement de la fierté musulmane. Le thème de l’humiliation est de fait largement répandu dans la propagande islamiste, et les acteurs islamiques ne manquent pas de rappeler les prouesses scientifiques de l’âge d’or musulman, producteur de la majeure partie des inventions qui ont fait décoller le monde, notamment de la totalité de la transmission des textes antiques [43]. La découverte du Nouveau Monde, appuyée sur le génie navigateur lui-même parfaitement documenté, donne à l’Islam en tant que civilisation une autre avancée sur l’Occident. Dans ce cas, il s’agit d’une instrumentalisation de la science, dont la quête serait proprement musulmane. La diffusion de l’islam dans ce coin du monde, à travers la dawa (prédication), passe souvent par la proposition de cours divers et variés, lieu par excellence d’un pseudo-savoir / alter-savoir, alors que la demande de connaissance est particulièrement forte dans des pays où le droit à l’instruction est inégalement assuré. Le terrain est donc relativement dégagé pour forger une conscience historique. Cette constitution d’une mémoire commune et enfouie, par la mise en exergue de grands ancêtres et de leurs hauts faits, provient d’intellectuels militants de la oumma autant que d’acteurs politiques ; la question de la restauration du califat ou toutes autres formes d’hégémonie politico-religieuse sous-tendant ces appuis et revendications.

14Le thème de la fierté musulmane, rejoignant les autres « prides » a été massif ces dernières décennies, et il y aurait un travail à faire sur les mécanismes de ces mémoires suscitées ou inculquées, dont le déclenchement fonctionne sur l’analogie avec des émotions éprouvées. Et par des mécanismes sociaux-psychologiques, le migrant, l’exilé, le réfugié, l’ancien esclave, voire l’étudiant inscrit dans les prestigieuses universités américaines, se transforme, par coup de baguette historique, en descendant d’un héroïque conquérant. Le propos s’adresse donc directement aux musulmans, mais il poursuit également un but prosélyte spécifiquement adressé aux indigènes, au titre de victimes de l’Histoire d’une Amérique découverte par C. Colomb – un nom étroitement lié, de façon subliminale, au colonialisme. Écrasement des traditions ancestrales par l’Église catholique, massacres en masse, esclavagisme sont au nombre d’une liste longue susceptible de pousser les courants indigénistes de droite à se sentir en affinité avec cet autre récit du Nouveau Monde, écrit de la main d’un islam grandement tolérant qui renoue avec le mythe d’Al-Andalus, présent également dans tous ces propos. Si aucun protagoniste ne va jusqu’à reconstituer ce que fut cette présence musulmane, tous s’accordent en tout cas pour dire qu’elle fut respectueuse [44].

15L’objectif est donc de fabriquer une adhésion émotionnelle sous couvert de recherche para-universitaire – en renvoyant à un inconscient victimaire. Car il faut revenir aux intentions fondamentales de la fabrication de cette histoire qui a vocation à se transformer en mémoire, à une époque où les faits réels sont moulinés en récits. Le thème revient, peu importe si des universitaires le réfutent – d’ailleurs ils ne prennent plus la peine de le réfuter [45] –, fait son chemin dans l’esprit des moins instruits, formés dans des réseaux parascolaires, et participe peu à peu à la construction d’un espace de références communes et à la prise de conscience de son existence. Aussi, suivra-t-on Juan José Vagni qui parle non plus de choc de civilisations, mais de choc de discours. Il n’en faut pour preuve que celui de S. Benturki, qui écrit : « Les historiens ont des troubles de la mémoire historique. Quelles sont ses origines et comment évolue-t-elle dans les manuels scolaires, sur les bancs des universités, etc. ? Quels sont les facteurs de risque pour les lecteurs, les étudiants, le grand public ? Quels en sont les symptômes ? Existe-t-il des moyens de prévention, un traitement curatif contre la mémoire sélective ? Cette conférence vous donne les clés pour mieux comprendre la maladie dont souffrent les historiens et les maladies apparentées. Venez nombreux. Il faut les guérir au plus vite afin de recouvrer votre héritage historique et le transmette à vos enfants. Lorsqu’un être est malade, il faut lui apporter notre aide. C’est ce que nous ferons aujourd’hui. »[46] Telle est la réponse à tous les textes qui parlent des pathologies de l’islam [47], texte qui relève lui-même de l’alter-science, à l’identique presque du discours racial nazi.

Idéologie sous-jacente : l’arbre qui cache la forêt

16S’il est vrai que le problème des musulmans dans les Amériques provient d’une quasi-absence de communauté d’expérience et de souvenir, en tout cas, la tentative d’en forger une par la révélation de racines musulmanes repose sur un a priori problématique, exaltant le « sang ». L’entreprise reviendrait donc à constituer un peuple musulman par l’origine et non la conversion [48]. On peut voir là un mimétisme du peuple juif, constaté ailleurs, mais qui s’enflamme ici. En effet, chez les juifs, l’histoire de la découverte de l’Amérique présente des complexités : il est évident que des juifs expulsés d’Espagne s’y sont installés, et il existemême des théories alter-scientifiques (on disait autrefois « fumeuses ») sur les origines juives de C. Colomb [49]. Mais, pour des récits mythologiques d’une présence plus ancienne de juifs en Amérique, il faut renvoyer au thème des tribus perdues d’Israël [50]. Mimétisme par rapport aux juifs déjà caractéristique des Mormons, puisque Joseph Smith, le prophète fondateur de l’Église des Saints des derniers jours et auteur du Livre de Mormon, déclare avoir trouvé en Amérique des tablettes d’or aujourd’hui disparues, écrites en caractères hébraïques. Les mormons modernes travaillent sérieusement à des fouilles archéologiques, comparent des centaines d’éléments naturels qui, selon leurs dires, apportent la preuve de la ressemblance de certaines civilisations indigènes avec l’ancienne civilisation hébraïque [51].

17S’il est clair que la science archéologique peut être instrumentalisée pour nourrir des passions identitaires, comme on le constate dans le cas d’Israël / Palestine, les alter-historiens nourrissent clairement une idéologie conspirationniste. Les « faits » qu’ils mettent au jour sont recouverts, disent-ils, par un complot savant contre la vérité ; leur travail répondrait à un déni, à un déni prétendu ou à une falsification. Pour J. Dirks, ce n’est pas que Harvard dissimule les choses, mais que l’information est compartimentée – sous-entendu : il manque une vision globale, holiste, et la science moderne, hyper spécialisée, ne satisfait plus l’exigence de connaissance. Poussant le bouchon toujours plus loin, les alter-chercheurs dénoncent l’historiographie officielle parce qu’elle servirait de vecteur à des mythes politiques et non pas à la vérité. Ils étendent le soupçon aux universitaires, qui se retrouvent accusés de déployer un discours qui plaise à leur pays. Selon eux, il s’agit de cacher l’importance des musulmans dans l’histoire du monde et leurs contributions d’hier et d’aujourd’hui, et les exclure de l’histoire de l’Amérique d’hier revient à les exclure de son histoire contemporaine. Naturellement, dans ce cas comme dans tous les autres, le propre de l’idéologie est son aveuglement à ce qu’elle est [52]. En fait, c’est surtout l’aspect alter-historique qui fait sens : « on nous cache tout, l’histoire officielle n’est pas la vraie histoire, il y a une autre histoire qui ne se dit pas et qui n’est pas non plus celle des vaincus (comme le serait l’histoire à la manière de Walter Benjamin) ; elle est celle des vrais vainqueurs : les musulmans ».

18L’instrumentalisation de l’histoire et la fabrication d’une alter-histoire est particulièrement visible dans les régimes totalitaires. Ce qui est complexe ici, c’est que les affirmations alter-scientifiques n’émanent pas directement d’un pouvoir politique ou religieux – rappelons du reste qu’il n’y a pas d’autorité en islam. Il n’en reste pas moins que ces affirmations, enracinées dans une optique identitaire et intensément prosélytes, traduisent l’influence des méthodes islamistes qui consistent souvent à ré-islamiser des populations anciennement musulmanes (quitte à inventer qu’elles l’auraient été) et mettent l’accent sur l’identité et l’inscription légitime dans les sociétés « occidentales ». L’islam serait une religion non pas orientale mais occidentale, et même hyper-occidentale – puisque l’Amérique est à l’ouest du Vieux Continent. En outre, il faut rappeler le caractère intimement missionnaire de la religion musulmane [53], où chaque croyant est appelé à prendre part à la dawa, la mission. Il est aujourd’hui demandé aux musulmans de s’engager toujours plus activement dans l’accomplissement de ce mandat. Aussi est-il peu étonnant que l’idéologie musulmane prédicatrice de l’islam précolombien soit avancée par des membres de Hizb ut-Tahrir comme Khondakar Golam Mowla [54]. La mobilisation missionnaire peut conduire au dévouement pour la chose commune et au soutien actif pour une cause, au point de lancer de véritables croisades morales.

19Évidemment, il serait nécessaire de poursuivre l’étude en examinant dans le détail les contenus précis du diffusionnisme et de l’hyperdiffusionnisme [55], et la façon dont l’islam précolombien s’articule aux autres grands alter-récits concernant l’Amérique [56]. On se contentera de quelques remarques finales sur ce contre-récit qui entend dépasser une autre lecture. Le « grand récit » occidental, qui comporte lui-même de nombreux aspects symboliques, est assurément un peu troublé en ce moment ; les historiens de culture et formation « européenne » sont engagés dans le travail de décoloniser l’histoire, de déconstruire l’histoire transmise – la tâche de chaque génération en réalité. Néanmoins, le discours alter-scientifique de ces acteurs musulmans repose sur une disqualification de l’autre et l’éloge du savoir supérieur des « musulmans » capables d’avoir traversé l’Atlantique sur la base de cartes réalisées avant celles de l’Occident. La vision de ces musulmans américains, non marqués par la défaite de 1492 conçue comme une grande nakba[57], approfondit l’analogie entre les peuples « damnés de la terre », Indiens et musulmans victimes du colonialisme occidental, un discours largement repris notamment par Chavez – dont les liens avec l’Iran sont bien connus – qui a rebaptisé le Jour de la race en « jour de la résistance indigène ».

20Finalement, de façon liminale, on entend que Christophe Colomb et les musulmans de sa flotte sont arrivés dans un pays islamisé, ce que dit explicitement Erdogan, qui nourrit le projet de construire une mosquée à Cuba, là où les musulmans de jadis auraient eu « la surprise d’en voir une ». Il en découle une sorte de téléologie musulmane : l’islam serait partout mais il peut enfin se découvrir avec fierté, les premiers venus musulmans seraient les précurseurs des actuels qui arrivent. On parle cependant seulement de leur antériorité, jamais de leur action politique ou civilisatrice, pas grand-chose sur les dimensions de cette présence musulmane, une histoire qui reste à écrire entièrement. Le récit ne comporte pas de symbolique apparente (ni politique, ni religieuse), mais déploie une pure facticité qui traduit puissance et potentialité – l’information est « prouvée », mais elle est ouverte ; libre à chacun de l’interpréter. Cependant, dans ce mythe, la politique disparaît devant la religion, un trait qui caractérise souvent la conversion. Cela fait signe vers une contre-histoire : sous une apparence de christianisme qui s’effrite légèrement, il y a un autre peuple de Dieu qui agit, non par la force, mais par le savoir ; l’idée de l’Islam des Lumières qui refoulent les ténèbres ; la connaissance et la recherche de la vérité sont le cœur de l’islam, et non par exemple l’orthopraxie [58]. Ainsi sont simultanément réactivés la nostalgie de la puissance de l’islam et le ressentiment, dans le cadre du même combat que les peuples précolombiens, dont les musulmans finalement font partie.

21Dire que les Indiens ne sont pas à l’origine de leur propre culture pourrait susciter des réactions négatives de la part des intéressés. Sortant de l’histoire, cela pourrait cependant engager une sorte de concurrence idéologique [59]. Comme nous l’avons vu, les réfutations viennent de publications elles-mêmes politiques, comme celle-ci anti-islamistes, qui s’associe à la revendication d’Erdogan, avant de conclure de façon claire : « La véritable preuve de quand les musulmans ont découvert l’Amérique remonte aux années 1950, quand la Muslim World League (MWL) a aidé à financer à la dérobée des groupes comme Islamic Society of North America (ISNA) et la Muslim Students Association (MSA). En leur donnant le bénéfice du doute et en disant que leur présence aux États-Unis a commencé en 1950, ce serait 458 ans après Christophe Colomb. »[60] C’est bien ce qu’il faut éviter, autant que possible, et mettre en place des pratiques savantes qui contiennent des « vertus épistémiques », c’est-à-dire un cadre de valeurs à respecter par les universitaires. Quoi qu’il en soit, la mobilisation discursive autour de la question de l’islam dans les Amériques est le signe d’une mondialisation de l’islam, réelle ou imaginaire, inscrite dans le temps, en tout cas projetée, dans la mesure où parler du passé, c’est parler du futur. Des traits fondamentaux de cet islam mondialisé se détachent : une religion profondément politique, avec des acteurs sans projet concret pour le développement de cet islam, censé s’imposer aujourd’hui juste parce qu’il aurait été réel hier et par la suite nié, à cause de sa « vérité ».

Notes

  • [1]
    Coran : 25-1 ; 34-28 ; 7-158.
  • [2]
    Coran : 4-163. Certains mouvements islamiques n’hésitent pas à faire le lien entre l’islam et Adam, en qualité de père de l’humanité et premier Prophète, faisant de l’islam, à la faveur de cette filiation, une religion adamique ininterrompue L’affirmation que l’islam est une « religion adamique » est une question infondée, liée à ce que l’on pourrait appeler de l’alter-théologie. Le seul débat connu entre théologiens musulmans concernant Adam, était de savoir s’il était un messager ou non. Entendre, de nos jours, dans la bouche de certains musulmans qu’Adam était musulman, pure fabulation, sert des intérêts idéologiques, le plus souvent salafistes (voir en exemple ce site prosélyte : http://www.islam.ms/adam-premier-prophete-messager-premier-homme/).
  • [3]
    Coran : 5-13.
  • [4]
    Africa and the Discovery of America, v. 2, Innes & Sons, Philadelphia, pp. 23 et suivantes, 1920 (rééd. 1922, 1923, 1971) ; Maya and Mexican Origins, Priv. Print Publisher, 1926.
  • [5]
    Rappelons qu’à la différence de celle des juifs, qui date aussi de 1492, l’expulsion définitive des musulmans d’Espagne remonte à 1609.
  • [6]
    Samira Benturki Saïdi, L’Identité arabo-islamique de peuples et tribus indiennes d’Amérique, Le rôle des navigateurs africains et arabo-musulmans dans la découverte et le peuplement du continent américain, The Fountain of e-Knowledge, London, 2017. Dans la même veine, l’imam français Hassan Iquioussen, de tendance UOIF.
  • [7]
    Voir la synthèse la plus récente chez Hernán G. H. Taboada, Extrañas presencias en Nuestra América, Mexico, CIALC-UNAM (2017), qui cite Ahmed Zéki Pacha, « Une seconde tentative des musulmans pour découvrir l’Amérique », Bulletin de l’Institut d’Égypte, 1920 ; Muhammad Hamidullah, « Les musulmans en Amérique d’avant Christophe Colomb », Présence Africaine, 1958 ; Fuat Sezgin, « La Découverte du continent américain par des marins musulmans avant Christophe Colomb », extrait de Geschichte Des Arabischen Schrifttums, Vol. XIII, Francfort, 2007 ; Ibrahim H. Hallar, Descubrimiento de América por los árabes, Buenos Aires, 1959 ; Paul Rivet, « Tentatives de découverte de l’Amérique par les Musulmans », Journal de la Société des Américanistes, Tome 13, n°2, 1921, pp. 336-37. Voir également Rebecca Fachner, History News Network, 5 août 2006.
  • [8]
    Un autre Levantin (Palestinien), Juan Yaser (1925-1996), vivant en Argentine, pose l’hypothèse que les Phéniciens sont venus en Amérique avant Colomb dans les années 1000 (Fenicios y árabes en el Génesis americano, 1992) ; notons qu’il parle des « Phéniciens », l’enjeu est bien identitaire. Ibrahim Hallar, Arabo-argentin aussi, traite des origines arabes d’Al Andalus : El Gaucho y su originalidad árabe, 1963, et Descubrimiento…, op. cit. (Christina Civantos, Between Argentines and Arabs : Argentine Orientalism, Arab Immigrants, and the Writing of Identity, Albany, University of New York Press, 2005, ch. 3, pp. 61 et suivantes).
  • [9]
    « Musulmans d’Amériques avant Christophe Colomb », alfutuhat.wordpress.com, 16 octobre 2007.
  • [10]
    Affirmation soutenue par le président turc Erdogan, dont le parti politique est aussi affilié à la confrérie soufie Naqchbandiyya (« Muslims discovered America before Columbus, claims Turkey’s Erdogan », The Washington Post, 15 novembre 2014.
  • [11]
    Cet article coïncide avec la publication de l’ouvrage d’un certain Abdullah Hakim Quick, converti controversé partagé entre un islam new-age mâtiné de dimensions thérapeutiques, d’islam salafiste chargé d’antisémitisme et d’homophobie, etc. (Deeper Roots : Muslims in the Americas and the Caribbean from before Columbus to the Present, Ta-Ha Publishers, 1996).
  • [12]
    Conversation avec un fidèle de la confrérie soufie Naqchbandiyya au Mexique.
  • [13]
    Projet soutenu par l’organisation « AWAIR » dont elle était alors la directrice, qui recevait des subsides de l’ARAMCO séoudienne (Sandra Stotsky, « The Stealth curriculum : Manipulating America’s History Teachers », in Sarah N. Stern, (dir.), Saudi Arabia and the Global Islamic Terrorist Network : America and the West’s Fatal Embrace, Springer, 2011 ; à l’origine un rapport de 2004 pour la société conservatrice Thomas B. Fordham Foundation).
  • [14]
    Avec Christophe Colomb sont cités Pedro Alonso Nino, les frères Pinzon, Rodrigo de Triana (qui se convertit à son retour d’Amérique) et Estevenico d’Azum (Mustafa Zemmouri).
  • [15]
    « Muslims were banned from the Americas as early as the 16th century », Smithsonian Mag, 7 février 2017.
  • [16]
    Plus de 20 à 30% des esclaves musulmanes venaient de Gambie ; il existe des livres islamiques dans des musées de comtés.
  • [17]
    Citons l’histoire, popularisée par le romancier Alex Haley et les adaptations audiovisuelles, de Kunte Kinté, un personnage de fiction que l’alter-histoire veut transformer en personnage historique.
  • [18]
    Jerald Dirks, « Was America founded as a Judeo-Christian Nation ? », Youtube, 27 juillet 2010.
  • [19]
    Hernán G. H. Taboada, op cit., cite les « travaux pionniers » d’Ahmed Zeki Pacha, op. cit. pp. 57-59, et de Muhammad Hamidullah, op. cit., vols. 18-19, 1958, pp. 177-183.
  • [20]
    Taboada cite Ibrahim H. Hallar, Descubrimiento…, op. cit.
  • [21]
    Ivan Van Sertima They Came Before Colombus : the African Presence in Ancient America, New York, Random House, 1976.
  • [22]
    Théorie réfutée par Bernard Ortiz de Montellano : Jean-Pierre Chrétien et Claude Hélène Perrot, (dir.), Afrocentrismes. L’histoire des Africains entre Égypte et Amérique, Karthala, 2010.
  • [23]
    Sertima a des continuateurs, comme Runoko Rashidi (voir son site) et Clyde Ahmad Winters.
  • [24]
    Eric Kurlander, Hitler’s Monsters : A Supernatural History of the Third Reich, Yale University Press, 2017.
  • [25]
    Page Ciarla de Islam Hoy. Il parle d’une présence « arabe » (et non pas noire) avant JC, puis arabo-musulmane avant Colomb, propos conçu pour le congrès « El Islam en las Dos Orillas sobre la Presencia de Árabes Musulmanes en América Latina ».
  • [26]
    Lire un entretien avec I. Toledo dans Amanecer del nuevo siglo, revue dirigée par Yusuf Fernández, Espagnol converti à l’islam en 1989, licencié en droit, secrétaire de la Fédération musulmane d’Espagne (FEME), troisième fédération du pays, et président de la Junta islámica de la Communauté de Madrid.
  • [27]
    Un Mexicain converti au chiisme, Aaron Sajjad, poste sur une page Facebook de musulmans mexicains le 7 août 2017 l’interview de Isabel Toledo (voir supra) tirée de la chaîne argentine de télévision d’information et propagande chiite Annur TV.
  • [28]
    Professeur à l’Institut argentin de culture islamique, à la chaire des Arts islamiques et mudejars de la Faculté d’architecture, dessin et urbanisme (Buenos Aires) et au Centre d’études arabes de la Faculté de philosophie et des humanités de l’Université du Chili.
  • [29]
    « Reconstruccion historiografica de las senas mudejares del Gaucho* », Ponencia de las Terceras Jomadas de Cultura Arabe « Al-Andalus allende los Andes », Centro de Estudios Arabes de la Universidad de Chile, las Embajadas de Egipto, Jordania, Libano, Palestina y Siria & Centro Cultural de la Embajada de Espana, Santiago de Chile, 23-26 août 1999. Il est par ailleurs auteur d’un livre sur la structure musulmane de la divine comédie de Dante.
  • [30]
    La célèbre carte de Piri Reis (Ivan Van Sertima, op. cit., p. 91 ; Eric Kurlander, op. cit.
  • [31]
    Comme sur le site Progmetalzone.com.
  • [32]
    Jerald F. Dirks, Muslims in American History : A Forgotten Legacy, Amana Publications, 2016.
  • [33]
    Bernard Ortiz de Montellano, Gabriel Haslip-Viera et Warren Barbour, « They were not here before Columbus, Afrocentric Hyperdiffusionism in the 1990 », Ethnohistory, vol. 44, n. 2, 1997, pp. 199-234.
  • [34]
    L’histoire « officielle » (constituée par des universitaires) aborde les différents arguments qu’ils prétendent dénicher, notant l’anachronisme de leur remarques qui remontent pour certaines à Weiner, lequel n’avait pas toute les données de archéologiques (datation etc.).
  • [35]
    Quoique Graham Hancock n’intègre pas cette alter-histoire dans ses travaux, il est recruté par les sites musulmans (« Graham Hancock – Piri Reis Maps of the World & Antarctica », masjidma.com, 4 juillet 2017). L’auteur canadien Heather Pringle le place au sein d’une tradition pseudo-intellectuelle singulière remontant au moins à l’infâme Institut de recherche d’Heinrich Himmler, l’Ahnenerbe, et relie spécifiquement son livre Fingerprints of the Gods au travail de l’archéologue nazi Edmund Kiss, un homme décrit par les scientifiques de l’époque comme « complètement stupide » (H. Pringle, The Masterplan : Himmler’s Scholars and the Holocaust, Fourth Estate, Londres, 2006, p. 310).
  • [36]
    Ce que fait Nation of Islam vis-à-vis des noirs, nos protagonistes Abdallah Hakim Quick et Audrey Shabbas le font manifestement à l’adresse des « indigènes », comme le témoigne l’article « Evidencias de Musulmanes en el Nuevo Mundo Antes que Cristóbal Colón » paru sur Islamweb.net le 12 octobre, « jour de la race » célébrant la découverte du continent par Christophe Colomb ; une propagande qui fonctionne (« Digging for the Red Roots », Islam101, 1996).
  • [37]
    Alexandre Y Haran, Le Lys et le globe, messianisme dynastique et rêve impérial en France aux xvie et xviie siècles, Seyssel, 2000.
  • [38]
    Voir le cas de la figure de Charlemagne en Europe.
  • [39]
    Fuat Sezgin, « La Découverte… », op. cit., pp. 4 et suivantes. Hui-lin Li, botaniste chinois non musulman, s’appuyant sur une analyse du maïs et de différents fruits, défend l’hypothèse arabe : « Mu-lan-p’I : A Case for Pre-Columbian Transatlantic Travel by Arab Ships », Harvard Journal of Asiatic Studies, Harvard-Yenching Institute, 1960-1961, 23, pp. 114-126.
  • [40]
    « La carte de Muhiddin Piri Reis, l’amiral turc de Sulayman le Magnifique » ; « Musulmans d’Amérique avant C. Colomb » ; « Et si un Chinois musulman avait découvert l’Amérique avant C. Colomb ? », site Histoire islamique, 21 avril 2014.
  • [41]
    « Erdogan says Muslims discovered Americas », Al Jazeera, 15 novembre 2014. Autre cas d’alter-histoire : Erdogan a récemment avancé que ce sont les Turcs qui ont marché les premiers sur la Lune dès 1635 (« “Ottomans were the First to Reach the Moon,” says Turkish President », Worldnewsdailyreport
  • [42]
    Un seul cas fait exception : celui de l’universitaire séoudien Khaled Ali Abou al-Khayr, réalisateur d’un documentaire qui soutient la théorie de la découverte des Amériques par des musulmans avant C. Colomb. Pendant 900 jours, il a rencontré 33 chercheurs marocains, espagnols, brésiliens, maliens et sénégalais. Financé par Taibah University, le film a été projeté le 14 janvier 2015 lors de son 6è colloque international de l’éducation, puis dans les universités et des organisations internationales telles que l’UNESCO et l’ISESCO.
  • [43]
    Voir « Contribucion del Islam a la Civilización », Centro Cultural Islámico Rey Fahd in Argentina.
  • [44]
    « J’ai entendu et lu de nombreuses théories qui parlent de l’échange qui a eu lieu entre les marchands musulmans et certaines tribus d’Amérique. Mais jamais aucune n’évoque une intention de conquête » (dignitaire Naqshbandi mexicain) ; « Loin d’avoir entrepris une œuvre d’extermination comme le feront les Européens plus tard, Kama (l’Afrique) a accompagné les Amérindiens dans les principales étapes de l’éclosion de leur génie » (« Les racines africaines des civilisations de l’Amérique avant l’Europe », Guinée Mail, 3 juin 2017.
  • [45]
    Le non savoir rampant progresse : « Avec une fréquence accrue ces dernières années, des étudiants ont demandé à des instructeurs et des professeurs de lycée de commenter la validité des théories qui soutiennent que les anciens Égyptiens, Nubiens et d’autres Africains “noirs” sont venus en Amérique bien avant Christophe Colomb » (« They were not here before Columbus », op. cit).
  • [46]
    Samira Benturki Saïdi, op. cit., page Facebook, 11 juin 2017.
  • [47]
    Abdelwahab Meddeb, La Maladie de l’islam, Paris, Seuil, 2002.
  • [48]
    Contrairement au judaïsme, islam et christianisme sont des religions à vocation universaliste : on devient musulman par la prononciation de la chahada, de même que catholique par le baptême (ndlr).
  • [49]
    Sarah Leibovici, Christophe Colomb juif : défense et illustrations, Maisonneuve & Larose, 1986.
  • [50]
    Zvi Ben-Dor Benite, The Ten Lost Tribes : A World History, Oxford University Press, 2009 ; Robert Wauchope, Lost Tribes and Sunken Continents. Myth and method in the Study of American Indians, University of Chicago Press, Chicago, 1962.
  • [51]
    Le travail de terrain révèle que de nombreuses conversions à l’islam proviennent des rangs catholiques, en passant par une première conversion à l’église mormone.
  • [52]
    « Los arabes llegaron a America antes que Colon », site Chiwulltun, 23 décembre 2010.
  • [53]
    De même que la religion catholique, puisque le baptême rend chacun « roi, prêtre et prophète » ; cet aspect a reculé historiquement et dans les faits à cause du sacrement sacerdotal, qui investit particulièrement les prêtres.
  • [54]
    The Judgment Against Imperialism, Fascism and Racism Against Caliphate and Islam Author House, 2008, p. 61.
  • [55]
    « They were NOT here before Columbus », op. cit.
  • [56]
    Par exemple, les quêtes de l’Atlantide ou la récupération nazie du mythe de Tihuanaco étudiée par Mariusz Ziółkowski (conversation privée, nous le remercions ici).
  • [57]
    « La Nakba des amérindiens, le 12 octobre 1492 », blog Résistance des Peuples 12 octobre 2010.
  • [58]
    Dans le domaine moral ou religieux, l’orthopraxie se réfère à une conduite conforme aux rites prescrits.
  • [59]
    Gabriel Haslip-Viera, Bernard Ortiz de Montellano et Warren Barbour, « Robbing Native American Cultures : Van Sertima’s Afrocentricity and the Olmecs », Current Anthropology Vol. 38, No. 3, juin 1997, pp. 419-441 ; Gabriel Haslip-Viera, Thieves of Civilization : Afrocentric Attempts to Appropriate the Cultural Heritage of Native Americans and Latino Indo-Mestizos in America, CreateSpace Independent Publishing Platform, 2014.
  • [60]
Français

L’Amérique aurait été une terre d’islam bien avant Christophe Colomb : surgie dans les années 1920, cette légende réfutée par la plupart des universitaires refait surface grâce aux nouveaux médias et réseaux sociaux. Qui sont les acteurs de plus en plus nombreux de cette construction alter-historique aux relents complotistes ? Quels en sont l’intention idéologique et l’impact politique ?

English

The myth of pre-Columbian Islam: actors, discourses and issues

America is said to have been a Muslim land long before Columbus : this legend emerged in the 1920s and refuted by most academics is resurfacing thanks to new media and social networks. Who are the increasing actors of this alter-historical construction with conspiracy hints ? What are its ideological purposes and political impact ?

Sylvie Taussig
Agrégée et docteur ès lettres classiques, Sylvie Taussig est chercheur au CNRS / IFEA (Institut français des études andines). Elle a été rédactrice en chef de Cités. Islam en France (2003), ainsi que traductrice et auteur d’une vingtaine de romans.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 27/03/2018
https://doi.org/10.3917/lcdlo.130.0167
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Centre d'études et de recherches sur le Proche-Orient © Centre d'études et de recherches sur le Proche-Orient. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
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