CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 À l’occasion des 40 ans de la publication de son ouvrage Genèse de l’espace équatorien. Essai sur le territoire et la formation de l’État national (1981), Jean-Paul Deler nous a accordé un entretien au cours duquel il est revenu sur son parcours scientifique et sur un demi-siècle de transformations des sociétés andines en lien avec la mondialisation. Ponctué de de descriptions passionnantes de paysages urbains et ruraux, l’échange a permis de rappeler que la question des inégalités demeurait au cœur des problématiques spatiales de la région andine.

2 Agrégé de géographie et docteur d’État ès lettres et sciences humaines, Jean-Paul Deler a d’abord été enseignant dans le secondaire avant d’être chercheur puis directeur de recherche au CNRS. Ancien directeur de l’Institut Français d’Études Andines (1981-1985), ses travaux se sont en bonne partie intéressés à la production de l’espace régional andin et à la formation des territoires nationaux colombien, équatorien, péruvien et bolivien. Ils ont également porté sur l’évolution contemporaine des réseaux urbains et sur les dynamiques métropolitaines, à Lima, Quito, Guayaquil et La Paz en particulier. Outre son travail sur la genèse de l’espace équatorien, Jean-Paul Deler a notamment co-dirigé le volume « Amérique Latine » (1991) de la dernière Géographie Universelle, ainsi que l’Atlas de Cuzco (1997).

3 1 – Nasser REBAÏ [NR] : Jean-Paul Deler, comment en êtes-vous venu à vous intéresser aux Andes et à l’Équateur ?

4 Jean-Paul DELER [JPD] : Comme souvent, il faut remonter à l’enfance, aux premières lectures et découvertes, sans oublier ce que tisse la vie entre hasard et nécessité. Le goût de la montagne m’est venu assez tôt avec la chance d’avoir passé des vacances dans les Pyrénées et le Massif central. Le goût de « l’ailleurs », la curiosité pour les horizons lointains, par-delà l’hexagone, est passé par la géographie, grâce à la bibliothèque de mon père, qui était professeur d’histoire-géographie, et par une collection de timbres. Ma curiosité spécifique pour l’Amérique du Sud, et les Andes en particulier, doit surtout à de premières lectures, au tournant des années 1940 à 1950, et du passage de l’école primaire au lycée. D’abord c'est la découverte enthousiaste des aventures de Tintin dans Le Temple du Soleil (1949), avant même la lecture du volume précédent, Les sept boules de cristal (1948), et de L’oreille cassée (1947), comme une « trilogie » sur l’Amérique du Sud. Un peu plus tard, je me passionnais pour l’épopée des pionniers de l’Aéropostale, autour des romans de Saint-Exupéry, en particulier Courrier Sud (1929) et Vol de Nuit (1931). Enfin, je garde très précisément en mémoire l’émerveillement éprouvé pour les paysages immenses des Andes publiés dans un numéro de Paris Match – déjà le « choc des photos » ! – de l’année 1952, dans un long dossier consacré à l’Argentine à la mort d’Eva Perón. J’avais pu contempler dans ce numéro de magnifiques clichés de la cordillère des Andes, avec ses lacs et ses glaciers, et découvert une faune inconnue de pumas, guanacos et autres condors. Pour autant, au lycée j’étudiais l’allemand et l’anglais et non l’espagnol, et au cours de mes études supérieures, je n’ai jamais eu, au programme des examens et concours, la moindre question sur l’Amérique latine ! En revanche, la révolution cubaine faisait bien partie des débats et discussions entre étudiants des années 1960.
À la fin d’un sursis pour études, en 1968, vint le moment de passer par la case des obligations militaires. Dans un dossier réglementaire de candidature à un départ en coopération au titre du service national, j’avais indiqué ma préférence pour une affectation en Amérique latine. J’étais alors, depuis deux ans, professeur titulaire, et mon épouse, professeur de Lettres titulaire également, parlait couramment l’espagnol, éléments qui figuraient aussi dans le dossier. Je reçus une première décision d’affectation au Brésil, à l’Université de Santa Maria, petite ville du Rio Grande do Sul. Mais à deux semaines de mon départ programmé, le ministère des Affaires Étrangères me demanda si j’accepterais, éventuellement, un changement d’affectation pour l’Université Nationale de San Marcos, à Lima. Le Pérou m’était ainsi offert sur un plateau !Quelques semaines avant mon départ, j’avais pris connaissance de la répartition des domaines de recherche en géographie « hors hexagone » entre professeurs de l’enseignement supérieur. Guy Lasserre m’avait informé que le Pérou et les Andes étaient l’affaire d’Olivier Dollfus qu’il me fallait aller le rencontrer à Paris. Celui-ci me reçut un quart d’heure dans son bureau de la rue Saint-Jacques, pour me parler de Lima, de l’Institut Français d’Études Andines (IFEA) dont il était le directeur, et m’inciter à mettre à profit mon séjour pour faire une thèse de troisième cycle, en me proposant d’emblée trois ou quatre sujets de recherche, au choix, sur Lima. Il me donna aussi rendez-vous à l’IFEA au mois d’août, lors de sa tournée annuelle en Amérique andine. Je m’étais abstenu de lui dire que ma première tâche serait d’apprendre l’espagnol sur le tas, pour pouvoir enseigner aux quelques étudiants du modeste Département de géographie de l’Université San Marcos ! Ce premier séjour au Pérou fut une expérience humaine et professionnelle passionnante et réussie à tous les points de vue. Je revins à Bordeaux en 1970 pour renouer avec la vie de professeur de lycée, en travaillant pendant les vacances d’été à une thèse sur la croissance de Lima.
En 1972, tout en me pressant de terminer mes travaux de troisième cycle, Olivier Dollfus me proposa de me porter candidat à un poste de pensionnaire de l’IFEA, pour y engager des recherches sur l’espace équatorien. Mon centre d’intérêt scientifique majeur était la ville du tiers-monde et j’aurais volontiers continué des recherches sur Lima, mais le désir de repartir dans les Andes l’emporta sur la continuité thématique. C’est ainsi que je suis parti à Quito, le 4 octobre 1972, surlendemain de ma soutenance de thèse. Je ne savais presque rien de l’Équateur, ce petit pays voisin du Pérou, hormis la lecture du livre de Jorge Carrera Andrade, Le chemin du soleil le fabuleux royaume de Quito (1965), de celui d’Henri Michaux, Ecuador Journal de voyage (1968), et de trois pages fort synthétiques qui lui étaient consacrées par Roger Brunet dans son manuel d’enseignement supérieur Le croquis de géographie régionale (1962). Noëlle Demyk, qui entreprenait alors avec Olivier Dollfus une recherche semblable au Guatemala, m’avait aimablement communiqué quelques pages de réflexion sur son approche de l’espace national guatémaltèque. J’allai ainsi à la rencontre de l’Équateur, de ses gens et de ses lieux, de ses paysages et de son histoire.

5 2 – NR : Quelles sont alors vos impressions lors de ce premier séjour en Équateur ? Quel effet Quito vous fait-elle ?

6 Mes premières impressions sont immédiatement comparatives. Après l’expérience de Lima, grande ville de littoral désertique au pied des Andes tropicales « sèches et fauves », je découvre une petite ville, capitale, certes, mais d’allure provinciale, au cœur des Andes équatoriales « humides et vertes ». À Lima même, on ne voit jamais les Andes tandis qu’à Quito, elles sont au bout de la rue. Par les matins ensoleillés, contempler les hauts sommets voisins est un bonheur fréquent : le Pichincha bien sûr, qui domine la cité, mais également les grands volcans, proches, couronnés de glaciers, comme le Cotopaxi. Et si l’on monte assez haut sur les flancs du Pichincha, au-delà des bois d’eucalyptus, la vue dégagée par temps clair s’élargit à toute « l’avenue des volcans », du Cayambe et de l’Antisana au Chimborazo (Figure 1). Côté climat, après Lima et ses longs mois de brouillard humide, sa faible amplitude thermique, je découvre la variabilité diurne du climat quiténien et les fameuses « quatre saisons » dans la journée : matins lumineux et frais, mi-journées parfois lourdes, orages et pluies diluviennes des après-midis, soirées et nuit froides. Grâce aux précipitations, la ville est assez verte et moins poussiéreuse que Lima. Au début des années 1970, la population de Quito est de l’ordre du demi-million d’habitants, une taille modeste qui permet notamment de se déplacer à pied. Avec ma femme et mes trois enfants, nous habitons une maison avec jardin, en lisière nord de la ville, aujourd’hui au cœur d’une agglomération de plus de deux millions d’habitants ! Dans la vieille ville (Figure 2), commerce et artisanat sont encore à l’ancienne, mais les premiers petits supermarchés font leur apparition dans les quartiers résidentiels du nord. Quito a le charme d’une ville à taille humaine qui offre en même temps les ressources et les services d’une capitale.

Figure 1. Paysage quiténien, en 1973

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Figure 1. Paysage quiténien, en 1973

Le sillon andin : au fond, la Cordillère orientale, avec le volcan Cotopaxi (5 897 m.) ; au premier plan, au pied du volcan Pichincha (4 794 m.), la Cordillère occidentale et la gouttière d’Iñaquito (2 800 m.), espace privilégié d’expansion longitudinale de la capitale vers le Nord (CBD et quartiers modernes) au xxe siècle. Quito ne compte alors que 500 000 habitants. Source : J.-P. Deler.

Figure 2. Le centre historique de Quito, en 1973

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Figure 2. Le centre historique de Quito, en 1973

Le centre historique de la capitale équatorienne est formé d’un échiquier hispanique classique, avec bâti colonial et républicain dominé par les clochers des églises et des couvents. Quartier socialement populaire, il deviendra en 1978 un secteur protégé avec son classement au patrimoine de l’Unesco. Source : J.-P. Deler.

7 Côté société, nous avons été très bien accueillis et assez rapidement introduits dans la communauté intellectuelle locale, à l’échelle même de la petite capitale d’un pays peu nombreux. D’une part, la francophilie culturelle des élites urbaines y est encore assez marquée. D’autre part ici, le petit monde éduqué « à l’européenne » ou presque appartient, le plus souvent, aux mêmes grandes familles historiques traditionnelles, dont les alliances matrimoniales croisées brassent peu ou prou les individus hors des critères de choix professionnels et/ou politiques. Outre la réelle convivialité sociale et culturelle, le jeu des relations amicales a souvent facilité mes recherches, en m’ouvrant des portes comme aux archives de la Banque centrale, en principe non accessibles au public. À signaler aussi, la disponibilité de haut-gradés de l’Institut Géographique Militaire – le gouvernement équatorien étant alors une junte militaire – à l’endroit du jeune chercheur géographe français, ce qui tranchait avec l’accueil parfois circonspect que pouvaient recevoir certaines de mes demandes à l’IGM d’un Pérou, lui aussi gouverné par une junte militaire.

8 3 – NR : Vous entreprenez alors une thèse d’État sur l’organisation de l’espace équatorien. Quelles sont alors vos hypothèses et les premiers éléments de réflexion que vous développez ? Comment organisez-vous ce travail ?

9 Précisons que le doctorat d’État n’est pas encore un diplôme en voie de disparition, même si les évènements de 1968 en ont scellé l’annonce. Il reste un travail de longue haleine, engagé pour de nombreuses années. Si j’en accepte le défi, c’est convaincu par Olivier Dollfus qui, à la différence d’autres « mandarins » universitaires, estime cependant qu’il ne faut pas « y passer sa vie ». Il s’agit de « vite » faire ses preuves avec un diplôme d’excellence. En présentant ma candidature au poste de pensionnaire à Quito, pour pouvoir revenir dans les Andes, comme je le souhaitais, j’acceptais donc aussi de faire une thèse d’État, tout en disposant de la sécurité d’un retour toujours possible à mon métier initial de professeur de lycée qui me convenait bien. Je ne devais rien regretter, ayant bénéficié, par la suite, de pouvoir continuer la recherche à plein temps. Le poste de pensionnaire de l’IFEA fut en effet relayé à l’automne 1974, par un détachement au CNRS à Bordeaux, dans le laboratoire du CEGET budgétairement bien doté.
Au départ de ma réflexion, il y a plutôt des constats et des questionnements simples. La cordillère des Andes est une réalité macro-géographique majeure commune aux différents pays qu’elle structure. Une large trajectoire historique, sociale et culturelle est aussi partagée par les différents pays andins depuis la colonisation – et même avant. Pourquoi existe-t-il un État de l’Équateur à côté du Pérou ou de la Colombie ? Quelles différences peuvent expliquer l’émergence d’un territoire national, en Équateur distinct de ses voisins ? Un autre questionnement important concerne la dimension équatorienne : c’est le plus petit des pays andins, et de loin ! Quel rôle joue cette donnée dimensionnelle dans l’histoire de la cristallisation d’un territoire à caractère national. Et, thème emboîté dans le précédent, l’hypothèse que « l’essentiel » pour l’Équateur se joue dans un espace encore plus restreint (autour de 100 000 km2), un niveau scalaire plus européen qu’américain ! Mon travail vise également à questionner le rapport particulier entre villes, réseau urbain et territoire. À la différence du Pérou commandé par la métropole de Lima, très largement dominante, qu’introduit la dyarchie urbaine Quito/Guayaquil dans la construction territoriale, sachant que les deux villes exercent à la fois un rôle national, en même temps qu’elles sont à la tête de deux régions économiques et sociales très différentes. Enfin, pour aller vite, un dernier aspect de ma recherche concerne la question amazonienne. Le géographe ne manque pas de constater que sur toutes les cartes du pays, la moitié du territoire équatorien représenté – et jusqu’à la rive gauche du Marañón – appartient formellement au Pérou. Une représentation qui est culturellement assortie au grand leitmotiv national (éducatif, politique, diplomatique) de « l’Équateur pays amazonien ». Ces différents questionnements seront mis peu à peu en perspective de recherche systémique « macroscopique » (à la Joël de Rosnay). Il s’agit d’approcher le territoire national comme un produit de dynamiques d’interactions entre l’espace, l’économie et la société. C’est aussi au cours de ces deux années d’IFEA, que je vais progressivement choisir d’envisager la formation de l’espace national dans une perspective historique longue, autant par goût que par nécessité ! Je me suis assez vite rendu compte, en effet, par mes observations, lectures et discussions, que traiter de l’émergence et de la structuration du territoire équatorien impliquait une attention toute particulière à ce « long xixe s. » qui court de l’Indépendance (1820) aux crises politico-économiques des années 1920. Mais je serai aussi amené, par la suite, à décliner des questionnements concernant des spécificités écologiques, historiques ou géopolitiques du monde andin équinoxial, en élargissant le champ des recherches à la période coloniale et parfois précoloniale.
Il est ici important de rappeler que travailler avec Olivier Dollfus est une chance. Il est exigeant tout en me laissant une grande autonomie de recherche et d’organisation du travail. Il fait confiance, en contrepartie d’échanges réguliers sur les choix, les méthodes et les avancées. La dimension historique forte imprimée à ma recherche ne sera ainsi jamais mise en cause. Les deux années vécues en Équateur m’ont permis naturellement de prendre la mesure physique et géographique de la diversité équatorienne, en allant m’imprégner partout des paysages et des formes d’organisation de l’espace (Figures 3 et 4), sans cesser de prêter attention, en permanence, aux héritages historiques dont l’espace est tissé. Je découvre un pays dense en population, villages et petites villes, dans un environnement agreste de montagnes qui font parfois penser au Massif central ou de plaines côtières forestières drainées de nombreux cours d’eau. À la différence du Pérou, peu de traces précolombiennes monumentales.

Figure 3. Mosaïque agraire dans les Andes équatoriennes, en 1976

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Figure 3. Mosaïque agraire dans les Andes équatoriennes, en 1976

L’Hacienda Chimborazo (3 600 m.) et ses bâtiments ancien (tuiles) et moderne (zinc), où l’on retrouve à la fin des années 1970 élevage bovin et culture de pomme de terre. Sur le versant, le village de Cachipamba, avec ses parcelles d’orge, de luzerne et de tubercules cultivées par les anciens huasipungos (serfs). Jusqu’à la réforme agraire de 1964, le volcan Chimborazo (6 310 m.) « appartenait » à l’hacienda. Source : J.-P. Deler.

Figure 4. À l’ombre des cacaoyers, sur la côte équatorienne, en 1982

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Figure 4. À l’ombre des cacaoyers, sur la côte équatorienne, en 1982

Une clairière de colonisation forestière dans les environs de Quevedo (province de Los Rios). Au sein de la petite finca (exploitation familiale), la maison de pisé et tuiles est entourée de cacaoyers sous futaie (variété traditionnelle), de bananiers, de manioc et petits élevages. Source : J.-P. Deler.

10 4 – NR : Votre travail repose sur la mobilisation de données très diverses (iconographie, statistiques, archives) qui lui donnent sa singularité. Comment vous êtes-vous organisé pour appréhender cette masse d’informations et produire une analyse cohérente ?

11 D’abord j’ai eu l’avantage de disposer de temps pour collecter de l’information à un moment où, dans le courant des années 1970, on assistait, en Équateur, en Colombie et au Pérou, au développement de l’offre éditoriale dans le domaine des sciences sociales. À la tradition culturelle et savante, ancienne et très présente en histoire, archéologie ou ethnologie, s’ajoutait alors l’ouverture de nouveaux champs scientifiques avec l’analyse des évolutions sociales en rapport avec les politiques nationales et/ou internationales mises en œuvre pour relever les défis de la pauvreté et du sous-développement. Activités de recherche et d’édition scientifiques se sont trouvées par ailleurs renforcées par l’accueil d’intellectuels et d’institutions académiques qui fuyaient les régimes répressifs des dictatures militaires d’extrême-droite du Cône sud (en particulier Chili et Argentine), destructrices de foyers d’excellence continentale en ces domaines, au nom de la lutte idéologique anti-communiste. Le cas de la Faculté Latino- américaine de Sciences Sociales, prestigieux établissement universitaire international, est emblématique à ce sujet, puisque le siège académique de la FLACSO devait passer de Santiago du Chili (1957-1973) à Quito, à partir de 1975. Bien sûr, les retombées économiques de la nouvelle rente pétrolière procuraient aussi des ressources pour financer des travaux et de la recherche en des domaines où se conjuguaient les rapports d’enquêtes et les contributions critiques ou théoriques. Des personnalités du monde culturel et universitaire, de jeunes chercheurs nationaux – parfois anciens doctorants boursiers en Europe ou en Amérique du Nord – et étrangers, produisent alors de la littérature grise institutionnelle, des articles et des ouvrages publiés dans les revues et les collections de divers centres de recherche très actifs, notamment en économie, sociologie, études rurales et urbaines. De plus, Quito est également le siège d’une branche nationale très active de l’Institut Panaméricain de Géographie et d’Histoire, une importante institution de l’Organisation des États Américains.
Dans ce contexte, j’ai pu réunir un large éventail de documentation de nature et d’origine variées et sans doute parfois hétérogène. Cela devait me permettre d’une part, d’aborder une grande diversité d’aspects de la société et de l’État équatoriens, tout en y recherchant, d’autre part et de façon systématique, toute information susceptible de nourrir mes hypothèses de travail concernant les rapports entre la société et son espace. Avec pour objectif principal d’identifier et de rendre compte de l’émergence des dynamiques spatiales globales structurant le monde andin équinoxial dans le temps long. En faisant le choix de fonder et de focaliser mon analyse diachronique sur quelques étapes majeures, interprétées comme déterminantes dans l’histoire de l’organisation du territoire national : pour l’Audience de Quito manufacturière, la fin du xvie et le xviie siècle ; pour la République cacaoyère, de la fin du xixe siècle aux années 1920 ; et, enfin, la période contemporaine, des années 1970 autour du boom pétrolier. En fil directeur de mes lectures donc, le repérage et la sélection de toute information sur les lieux dans leur contexte scalaire, de toute référence ou élément précisément localisé et/ou interprétable en termes de localisation : données démographiques, sites de production, équipements divers, mouvements des personnes et des produits, frontières et limites administratives, hiérarchies diverses observées, etc. J’ai pu disposer d’un ensemble de données de répartitions géographiques de populations, de lieux habités, d’unités administratives, d’en pouvoir observer les hiérarchies et les dynamiques et d’en comparer les différences régionales, soit entre la Sierra (la région andine) et la Costa (la côte), soit à l’intérieur de chacune de ces grandes régions. Des archives, des études anciennes ou récentes et des rapports, la collecte d’une cartographie éclectique, constituèrent autant de sources sur les diverses activités dans leur spatialité : haciendas et ateliers textiles coloniaux, latifundia et plantations républicaines, marchés et voies de circulation, activités de transformation, etc.
Certaines sources en particulier devaient s'avérer déterminantes pour mon projet scientifique. Comme souvent, avec de la chance dans la recherche documentaire en même temps qu’avec l’intuition du parti que l’on pourra en tirer. Trois exemples. Dans le registre de l’identification d’un espace andin équinoxial, en ses fluctuations, ses marges et ses limites, replacées dans l’histoire longue, le remarquable ouvrage de de Juan Morales y Eloy, Ecuador. Atlas histórico-geográfico : Quito, los Orígenes, El Reino. La Audiencia y Presidencia de la República (1942), déniché presque dès mon arrivée à Quito chez un libraire-bouquiniste. Cet ensemble de reproduction de cartes, les unes anciennes et d’autres interprétatives, avec des textes historiques associés, m’a permis de penser les rapports des sociétés à un espace andin équinoxial spécifique – aux différents niveaux impérial, national ou régional et selon différents points de vue successifs. Je peux aussi mentionner une série de « guides économiques » nationaux ou régionaux de l’époque républicaine au temps du « Gran Cacao », consultés à la bibliothèque de la Banque centrale, parmi lesquels l’extraordinaire Guía comercial, agrícola e industrial de la República del Ecuador (1909), dont les 1328 pages constituent une véritable mine d’informations détaillées (statistiques, valeurs cadastrales localisées, cartes, photos, publicités, descriptions d’activités, etc.), ou encore, dans la même veine, les deux volumes de América libre Guayaquil en 1920, édités à l’occasion du premier Centenaire de la République par Prensa ecuatoriana, avec 800 pages d’informations. Un dernier exemple, concerne la seule région des Andes du Nord de la première moitié du xxe siècle. Je devais tomber par hasard, à l’Institut Géographique Militaire, sur un corpus de nombreuses feuilles d’une ancienne Carte topographique de l’Équateur, levée dans les années 1930 à 1940, inachevée mais couvrant tout le couloir andin de Riobamba à la frontière colombienne, à l’échelle 1/25 000e, fait incroyable pour l’époque et pour l’Amérique. Elle m’a été bradée à quelques centimes la feuille, pour débarrasser les tiroirs de « cartes obsolètes qui n’intéressaient plus personne ». J’y analyserai très finement les formes de l’organisation d’un espace local et régional, encore imprégné de legs de la période coloniale et à la veille des réformes agraires et du boom pétrolier.

12 5 – NR : Votre recherche s’est justement déroulée dans un contexte assez singulier, quelques années après les réformes agraires et le début de l’exploitation du pétrole. Avez-vous eu alors le sentiment de vivre une « accélération » de l’histoire en Équateur ? Comment la communauté scientifique locale appréhende-t-elle les bouleversements sociaux et économiques ? Dans quelle mesure ces bouleversements ont-ils contribué à l’évolution, sous vos yeux, des organisations spatiales en Équateur ?

13 Je viens d’évoquer les réformes agraires – la première de 1964, la deuxième de 1973, mises en œuvre par des gouvernements militaires – et l’exploitation pétrolière. Je suis arrivé en Équateur en 1972, quelques mois après la déposition du vieux président populiste José Maria Velasco Ibarra – au cours de son cinquième mandat (le premier datant de 1934) ! – par le Gouvernement Nationaliste Révolutionnaire des Forces Armées, dirigé par le Général Rodriguez Lara, au moment où le pays commence à exporter le pétrole d’Amazonie. Cette situation rappelle tout à fait celle de 1968 au Pérou, avec le Gouvernement révolutionnaire du Général Velasco Alvarado. Dans les deux cas, un coup d’État sans effusion de sang, une ligne politique nationaliste favorable à d’importantes réformes économiques, dans l’intérêt du pays et à l’encontre des oligarchies nationales traditionnelles, et avec une attention spéciale portée, notamment par l’Armée de Terre, aux situations des paysanneries pauvres.
La manne pétrolière allait favoriser une accélération de la transformation du pays. Elle devient vite perceptible dans les principales villes, Quito et Guayaquil, mais également dans les villes moyennes, avec aussi une modernisation spectaculaire du réseau routier national. Les niveaux de consommation des nouvelles classes moyennes urbaines se rapprochent de celles des pays plus développés (offre d’éducation, supermarchés, usage de la voiture individuelle ou du transport aérien). Le mouvement de migration-colonisation vers les terres forestières de la Côte, surtout, ou de l’Amazonie, amorcé depuis les années 1940-1950, se développe largement et soulage en partie la pression sur la terre andine, souvent plus que la réforme agraire proprement dite (les deux politiques sont d’ailleurs associées et à la charge du même Institut Équatorien de Réforme Agraire et de Colonisation). Cependant, les denses terres paysannes indigènes des Andes Centrales restent des poches de très grande pauvreté, dénoncée en particulier par Leonidas Proaño, l’évêque charismatique et engagé de Riobamba, défenseur des Indiens. Toutefois les crises du monde rural persistant, dans un contexte de croissance démographique forte, se traduisent aussi par un développement urbain accéléré, avec la multiplication d’immenses quartiers populaires qui installent une pauvreté de masse en périphérie de Quito et plus encore de Guayaquil, en contraste avec la modernisation consommatrice qui touche la ville-centre.
L’enseignement supérieur, public et privé, se développe. De nombreux centres de recherche-action, très actifs, voient aussi le jour, produisent des analyses, animent des réseaux et des revues. Par ailleurs, la coopération internationale s’intensifie dans ce petit pays riche de son pétrole. En 1974, une mission scientifique et technique de l’ORSTOM s’installe – elle sera longtemps la plus importante du continent, département de la Guyane française excepté – auprès du ministère de l’Agriculture et, plus tard, auprès de la Municipalité de Quito. Globalement, les sujets abordés par les chercheurs en sciences sociales – outre la tradition bien établie des travaux historiques - sont le plus souvent en lien étroit avec les transformations en cours, rurales ou urbaines. De nombreux débats concernent ainsi la nature, l’orientation et les choix qui régissent les principales politiques économiques et sociales et les changements qu’elles induisent, ou encore l’usage et l’investissement des dividendes pétroliers. Visions pragmatiques ou critiques, plus ou moins radicales, se côtoient et font l’objet de vifs débats dans un contexte appréciable de diversité d’opinion et de pluralité d’expression assumées.
Les dynamiques spatiales que j’observe dans les années 1970 confirment et renforcent encore des lignes fortes, anciennes, de structuration du territoire équatorien que j’ai progressivement identifiées dans ma recherche rétrospective. Ainsi, s’observe l’intensité accrue des circulations, plus rapides et plus faciles (pont aérien et grands itinéraires routiers asphaltés), entre les pôles métropolitains nationaux dominants, Quito et Guayaquil qui renforcent la densité des activités dans la core area et sa prépondérance, le triangle Quito/Cuenca/Guayaquil, les articulations préférentielles entre Sierra et Costa, fortement asymétriques par rapport à celles entre Sierra et Oriente. Se maintient également la marginalisation tendancielle de plusieurs périphéries nationales (Loja, Esmeraldas, Carchi). Se confirme aussi la spécificité géopolitique de l’Oriente amazonien entre champs pétroliers au nord et zone stratégique militaire de la cordillère du Condor, autour du conflit frontalier, alors non encore résolu, avec le Pérou. Finalement, l’essentiel de l’impact du boom pétrolier se joue encore sur moins de 100 000 km2, sans pour autant conjurer l’écueil du « sous-développement moderne » qui se profile.

14 6 – NR : Cette notion de « sous-développement moderne » est particulièrement utile pour décrire, aujourd’hui encore, l’organisation de l’espace équatorien, tant les inégalités y demeurent fortes. Personnellement, quel a été votre regard sur les évolutions de « votre » terrain au cours des dernières décennies ? Quelle lecture faites-vous des évènements majeurs (ouverture libérale, dollarisation de l’économie en 2000, migrations massives des populations paysannes andines, renforcement de l’extractivisme andin et amazonien, arrivée au pouvoir de Rafael Correa en 2007) et de leurs effets sur les organisations spatiales en Équateur ?

15 L’expression même de « sous-développement moderne » correspond à une vision et à une analyse des situations faites au tournant des années 1980-1990. On estime alors que la mise en œuvre de politiques publiques assorties de choix techniques judicieux de promotion d’équipements et de modernisation de l’économie, est susceptible de réduire les inégalités socio-spatiales en favorisant l’élévation des niveaux de vie des populations orientée vers des modes de consommation « à l’occidentale ». Grâce, notamment, au « bon » investissement de la rente pétrolière et à la promotion recommandée par le FMI et la Banque mondiale de partenariats public-privé. Alors même que les espoirs qu’avait pu susciter l’intégration dans un marché régional andin s’avèrent surestimés, les années 1990 seront marquées par une dégradation liée à l’application des politiques d’ajustement structurel dans un contexte d’expansion du néo-libéralisme et d’une accélération de la mondialisation économique, dont les populations rurales et les classes populaires urbaines sont les premières à faire les frais. Ce contexte économique suscite et se conjugue à une forte instabilité politique (sept chefs de gouvernement entre 1996 et 2007), à une montée en puissance des revendications et des mobilisations indigènes, ainsi qu’à un mouvement sans précédent d’émigration vers les États-Unis ou l’Europe. En 2000, le choix arbitraire de supprimer la monnaie nationale au profit du dollar américain consacre un recul de la souveraineté équatorienne – avec un effet de renchérissement du coût de la vie pour les plus défavorisées – qui ne sera pas remis en cause.
Malgré tout, c’est au cours de cette même période que le long conflit frontalier avec le Pérou est enfin soldé par un accord de paix en 1998, tandis que mûrit par ailleurs la nécessité de modifier la constitution d’un pays qui accepte de se reconnaître pluriethnique et multiculturel (2007). L’élection du jeune économiste Raphaël Correa, Président de 2007 à 2015, ouvre une page de stabilité politique qui s’accompagne de transformations économiques et sociales conséquentes (en éducation, santé et logement) et d’un recul sensible de la grande pauvreté sinon des inégalités. Nationalisations, renégociation de la dette et rente pétrolière permettent le financement de cette politique progressiste assortie d’investissements productifs : énergie électrique et interconnexion, extension et modernisation du réseau routier (plus de 5 000 km), grands équipements urbains (aéroports, tramway, métro), mais sans bouleversement significatif des inégalités territoriales. Aéroports et transports urbains bénéficient surtout aux classes urbaines – souvent déjà favorisées – et une partie de la modernisation du réseau routier renforce les grands axes traditionnels, même si certaines marges du territoire, la province du Manabí, le piémont amazonien des Andes en bénéficient. Même la construction d’un tramway à Cuenca n’empêche pas la crise lancinante des campagnes voisines où d’imposantes demeures quasi inhabitées, investissement somptuaire de l’argent des émigrés, sont une note incongrue de la ruralité défaite.

16 7 – NR : À plusieurs occasions, vous vous êtes également intéressé aux dynamiques structurantes de l’espace andin. Dans quelle mesure ce changement d’échelle vous a-t-il permis de distinguer les trajectoires de développement de la Bolivie, du Pérou, de l’Équateur et de la Colombie ? Avec le recul, comment caractériseriez-vous cet ensemble régional ?

17 Incontestablement, les Andes sont un trait majeur de l’organisation de l’espace du nord-ouest de l’Amérique du Sud. Avec ses corollaires de macro-partition, d’ouverture océanique ou de fermeture continentale, d’oppositions écologiques entre versants, sans omettre le poids des matrices ethno-socio-culturelles enracinées dans le temps long de l’histoire. Mais les quatre États andins présentent aussi bien des différences. Il y a les Andes vertes équatoriales du nord, et les Andes fauves tropicales du sud. Les Andes très urbanisées de Colombie et d’Équateur, et celles qui le sont beaucoup moins du Pérou et de Bolivie. La présence de populations autochtones, majoritaire en Bolivie est presque résiduelle en Colombie. C’est donc un ensemble régional hétérogène, même si beaucoup de points communs en font encore ces « républiques sœurs » – chères à Simón Bolívar – par la langue espagnole, la longue histoire coloniale et créole, mais également par la hiérarchisation culturelle et sociale, le poids de l’économie extractive et celui de l’économie souterraine de la drogue. Le pacte d’intégration régionale, établi par l’accord de Carthagène de 1969 – création du Groupe Andin, aujourd’hui Communauté Andine des Nations – devait permettre la mise en œuvre de formes de coopération supranationale (politiques douanières de marché commun, industrielles et commerciales, d’aménagements transfrontaliers) en vecteurs de développement partagé. Pour cause d’erreurs politiques, de bureaucratie institutionnelle, de mise en avant des égoïsmes nationaux, il fut trop rapidement affaibli et détourné de ses objectifs initiaux, d’autant que se modifiait le contexte mondial et latino-américain, désormais marqué par la multiplication et la multilatéralisation d’accords de libre-commerce, en contradiction avec les exigences fondatrices du Pacte Andin.
Il ne faut pas sous-estimer non plus le rôle particulier d’évènements nationaux spécifiques majeurs, comme le demi-siècle de violence armée en Colombie où les affrontements avec les groupes de guérilla (FARC, ELN) ont fait plus de 200 000 victimes et des millions de personnes déplacées. Ou bien au Pérou, entre 1980 et 1992, les années de la guerre civile avec le Sentier Lumineux et leurs 80 000 victimes. Dans un autre registre, il convient de souligner aussi le rôle joué par les importantes mobilisations des populations autochtones, surtout en Bolivie et en Équateur. Ce mouvement de fond qui touche aussi le Pérou et la Colombie, pose la question d’un autre paradigme démocratique à travers la recherche et la promotion d’une société andine plus respectueuse de ses diversités ethniques et culturelles, dans la reconnaissance de communautés nationales plurielles. Et jusqu’au questionnement d’une certaine idée du développement humain, portée par les courants autochtones dans leur aspiration à un « bien vivre » spécifique. L’élection d’un premier chef d’État indigène en Bolivie depuis 500 ans, ou celle toute récente d’un Président péruvien, modeste instituteur issu du monde paysan quechua des Andes périphériques font également signe.

18 8 – NR : En Équateur, comme dans les autres pays andins, les réflexions autour des « risques » et des « enjeux environnementaux » ont également pris une place croissante ces dernières années dans un contexte de changements globaux. Y voyez-vous un lien avec les orientations politiques et les changements spatiaux que vous avez observés depuis plus de quarante ans sur ces terrains ? Par ailleurs, quels autres thèmes pourraient contribuer à « actualiser » votre analyse des évolutions de l’espace équatorien ces prochaines années ?

19 Depuis plusieurs décennies déjà, les risques et enjeux environnementaux sont à l’agenda des scientifiques et d’une partie des responsables politiques et des gouvernements locaux. Et le contexte du changement climatique doit contribuer aujourd’hui à toucher une partie croissante de la société ! Mais le risque environnemental est d’abord, aussi, une réalité tangible, vécue par une partie des habitants de l’Équateur. Du fait, en particulier, du voisinage de villes avec des volcans actifs comme le Pichincha et le Cotopaxi, pour Quito où des milliers d’habitants se sont installés, au cours des dernières années, dans un secteur particulièrement vulnérable en cas d’éruption de ce dernier, ou encore le Tungurahua, qui est en activité continue depuis vingt ans, dans la région d’Ambato. Et, en 2016, le grand tremblement de terre qui a affecté la côte de la province du Manabí faisait de nombreuses victimes et des dégâts considérables, détruisant plusieurs années d’investissements récents en infrastructures. On peut rappeler encore que si l’Équateur est globalement l’un des pays les plus arrosés de la planète, nombre de ses régions, densément occupées, souffrent de sècheresse récurrente et sont touchées par des formes d’érosion catastrophique. J’ajouterai enfin que dans l’évolution de la prise de conscience des enjeux environnementaux, il faut aussi tenir compte de la dimension culturelle et politique revendicative d’un puissant mouvement indigène déjà mentionné – dans les Andes et en Amazonie – porteur d’un appel à plus d’attention à la nature, aux territoires ancestraux et au respect de la Pachamama (la Terre mère). D’où des contradictions toujours difficiles à arbitrer, spécialement pour les pouvoirs élus, entre la prospection et l’exploitation des ressources (notamment les hydrocarbures, le bois) et la reconnaissance ou le respect des droits des populations autochtones. Dans un autre registre, on sait que l’Équateur entend valoriser un exceptionnel capital de paysages et de nature, pour tirer profit d’une offre de tourisme vert à laquelle contribue la multiplication des espaces protégés (parcs nationaux et régionaux). Non sans contradiction, comme dans l’archipel des Galápagos, où la fréquentation touristique a considérablement dépassé les quotas recommandés pour une bonne conservation du site et de sa biodiversité.
Je ne sais pas s’il faut se préoccuper d’une « actualisation » de mes analyses, mais il me semble que le thème des situations territoriales périphériques, avec leurs contraintes et leurs dynamiques socio-spatiales, reste une interrogation majeure pour relever les défis du xxie siècle. Avec quelles formes d’autonomie et pour quelles formes de développement dans l’espace national ? L’Équateur offre, à cet égard, un éventail de cas bien différents. La grande région amazonienne – partie d’un espace écologique majeur transnational – désormais décloisonnée et reliée sur le piémont, par la continuité de l’axe routier longitudinal oriental, expérimente une juxtaposition conflictuelle entre les espaces multi-acteurs d’une économie extractive et de colonisation et les espaces ethniques autochtones, reconnus sinon protégés comme tels. Le Manabí méridional, organisé autour de l’axe urbain « Alfaro » (Manta/Montecristi/Portoviejo) qui est aussi ouvert aux effets de la polarisation par la métropole voisine de Guayaquil. La région de Loja, frontalière et à l’écart, toujours relativement isolée mais voisine du Pérou et avec quels dividendes de la paix retrouvée ? Ou encore, cette sorte de périphérie en « situation centrale » qu’est l’anneau des Andes d’extrême pauvreté, avec sa population en grand partie autochtone, autour du Chimborazo (provinces de Riobamba, de Bolivar, avec des parties du Cañar et du Cotopaxi). D’autres thèmes sont davantage transversaux, comme l’évolution des rapports entre agriculture et péri-urbanisation autour des métropoles et/ou le long des corridors urbains. Quelle opportunité de développement inclusif, en particulier pour des sociétés paysannes autochtones, pourrait résulter de la nécessité de rechercher l’autonomie alimentaire avec les aspirations à une agriculture de proximité respectueuses de l’environnement ?

20 9 – NR : Un dernier mot sur Quito et Lima, que vous avez plus finement observées. Pensez- vous qu’il existe une singularité de la ville andine ? Comment ces deux capitales vous ont-elles permis de discuter, tout au long de ces années de recherche, des notions de « périphérie », de « marge », et d’« inégalité » ?

21 Il existe, à l’évidence, un fond commun d’histoire longue coloniale avec des formes de structuration spatiale qui sont propres à la plupart des villes hispano-américaines, plus qu’à la ville andine elle-même. C’est notamment particulièrement sensible avec le caractère maintenu des centres anciens, aujourd’hui souvent devenus patrimoine de l’Humanité – situation qui est assortie de politiques convergentes de conservation. D’autres éléments communs importants renvoient à plusieurs formes structurantes d’évolution urbaine, corrélées à la trajectoire de la modernisation républicaine. En premier lieu, les effets des choix résidentiels des élites créoles, dans le mouvement lent de déplacement de leur habitat en quête d’aménités écologiques spécifiques – ces tropismes de meilleur ensoleillement, de proximité de la mer, de recherche de niveaux d’altitude plus favorables, etc. Ce mouvement s’est accompagné d’un glissement progressif et orienté des formes nouvelles de centralité (commerciale, financière, administrative). Ensuite, l’importance majeure de la logique ségrégative dans la répartition globale des quartiers résidentiels, une dimension qui a été exacerbée par la place particulière et dominante de la grande propriété dans le paysage (et le cadastre) péri-urbain. Le jeu puissant de ces structures foncières inégalitaires, marquées par l’opposition entre les haciendas, d’une part, et un ensemble hétérogène minifundio/communs/terres non agricoles, d’autre part, a très souvent limité considérablement les possibilités d’un accès mésocratique à la ville. Cette forte ségrégation socio-spatiale entre quartiers élitaires et populaires déborde bien sûr l’aire andine. La spécificité de cette dernière serait alors que cette dualité résidentielle, économique et sociale, s’y conjugue très fortement à la permanence d’une ségrégation ethnique fondatrice et hiérarchique entre colonisateurs espagnols dominants et colonisés indiens infériorisés. À partir de la deuxième moitié du xxe siècle, l’irruption des grands mouvements migratoires issus des campagnes introduit enfin des ruptures, à la fois quantitatives et dans les formes d’urbanisation accélérée. Les effets de taille et d’échelle jouent désormais de plus en plus dans l’« individualisation » des évolutions urbaines, en fonction notamment des situations économiques et politiques d’ensemble, des contextes propres à un réseau national spécifique et des modes de gestion municipale (Figures 5 et 6).

Figure 5. Le centre moderne de Bogota, en 2014

Figure 4

Figure 5. Le centre moderne de Bogota, en 2014

Au pied du Montserrate (3 152 m.), dans la plaine de la Sabana de Bogotá, vers 2 600 m., s’étend la mégacité de 10 millions d’habitants. Les grands immeubles du quartier Centro Internacional (CBD), avec l’autoroute qui file vers l’aéroport, dominent les quartiers péricentraux. Les pentes boisées offrent un supplément d’aménité pour les beaux quartiers. Source : J.-P. Deler.

Figure 6. L’habitat populaire à Lima, en 2018

Figure 5

Figure 6. L’habitat populaire à Lima, en 2018

Dans la mégacité littorale de 10 millions d’habitants, s’observe un habitat populaire auto-construit d’invasion, comme à San Juan de Lurigancho, sur les contreforts désertiques des Andes. Les conditions d’habitabilité y sont aggravées par la pente (difficultés de desserte en eau et assainissement) tandis que l’accessibilité limitée se fait par des escaliers (en jaune), équipements améliorés par la municipalité métropolitaine. Source : J.-P. Deler.

22 Mes observations sur Lima et Quito se sont étendues sur un demi-siècle de trajectoire urbaine ; elles se sont enrichies d’une bonne connaissance de celle de Bogotá et, dans une moindre mesure, de celles de Guayaquil et La Paz. Cela m’a permis de travailler à la croisée du jeu combiné, dans la production de la ville, des règles générales de formation et de structuration de l’espace, de la spécificité physique et écologique des lieux et de l’histoire des sociétés locales. J’ai découvert Lima, il y a 50 ans, quand l’agglomération avait une population presque équivalente à celle de l’actuelle Quito-Métropole laquelle n’était alors qu’une petite ville. Depuis, Lima est devenue une mégacité déca-millionnaire, comme Bogotá d’ailleurs. Cependant quand la gestion de Bogotá relève d’un District-Capitale unitaire avec 20 districts municipaux secondaires, celle de Lima concerne un espace métropolitain de 50 municipalités autonomes réparties en deux provinces et deux régions distinctes ! L’agglomération de La Paz, dont la population est aujourd’hui de l’ordre de celle de Quito, juxtapose pour sa part deux municipalités voisines : le centre historique majeur bolivien de La Paz, vieille ville coloniale créole, hétérogène et culturellement plurielle, et la ville d’El Alto, municipalité récente et quasi mono-ethnique de plus d’un million d’habitants, née de l’installation progressive de communautés paysannes indigènes Aymara, venues de l’altiplano et installées à plus de 4 000 m d’altitude.

23 Je viens de souligner l’importance des facteurs socio-économiques et culturels dans les formes de structuration des espaces urbains. Les villes andines que je connais particulièrement, dans leur histoire longue comme dans leurs grandes transformations contemporaines de ces cinquante dernières années, m’ont fourni un excellent terrain d’observation et de recherche sur les notions et les figures spatiales de centre, de périphérie et de marge, et de leur jeu dans le temps et à différentes échelles. J’ai pu notamment construire un modèle de la métropole latino-américaine qui a été repris dans la littérature académique ou pédagogique. Il a même été utilisé et validé par les urbanistes et économistes-spatiaux de la « Misión Bogotá Siglo XXI », auteurs de l’ouvrage El Futuro de la Capital (2011), ensemble de travaux de prospective urbaine réalisés à la fin des années 1990 pour la Mairie de Bogotá.

    • Mais je prendrai pour terminer un exemple tiré de l’observation de la croissance de Lima. La capitale péruvienne s’est étendue à partir du cœur historique colonial par le lotissement successif et l’urbanisation conventionnelle progressive des grandes haciendas de l’oasis du Rimac, pour former une cité moderne, dotée des divers attributs de la centralité. Autour, les grands glacis désertiques du nord, du sud et de l’est ont été les réceptacles de centaines de milliers de néo-citadins, indiens et métis, venus des campagnes andines et en quête d’un lieu où habiter. Par invasions plus ou moins tolérées, encadrées ou canalisées, ils se sont approprié ces terrains essentiellement non agricoles pour y bâtir leur maison. Illustration, s’il en est, d’une situation centre/périphérie à la fois sociale, écologique et spatiale, témoin de l’inégalité des conditions d’accès au logement et à la ville, autant que de la distance à la ville-centre. Lorsque les grands glacis à faibles pentes ont été totalement occupés et en situation de saturation résidentielle, la poussée du logement populaire n’a eu d’autre ressource d’expansion que la colonisation des versants raides des contreforts andins adjacents, donnant lieu à l’installation de quartiers d’habitat plus difficiles d’accès et de desserte par les réseaux essentiels des services de base (viaire, eau, assainissement) et, partant, plus précaires. Cet état de périphérie dans la périphérie les constitue en véritables marges urbaines particulièrement vulnérables. Ainsi se déclinent de nouveaux degrés emboîtés d’inégalités socio-spatiales.
    • Bibliographie sélective de Jean-Paul Deler sur la région andine

      • En ligne 1970. « Croissance accélérée et formes de sous-développement urbain à Lima ». Les Cahiers d’Outre-Mer, vol. 23, n° 89, p. 73-94.
      • DOI : 10.3406/caoum.1970.2537
      • En ligne 1975. « L’espace national équatorien : un modèle de structure géographique ». L’Espace géographique, 165-175. DOI : 10.3406/spgeo.1975.1553
      • 1976. « L’évolution du système urbain et la formation de l’espace en Équateur ». Bulletin de l'Institut Français d’Études Andines, vol. 5, n° 3-4, p. 13-47. URL : https://www.persee.fr/doc/bifea_0303-7495_1976_num_5_3_1473
      • 1981. Genèse de l’espace équatorien. Essai sur le territoire et la formation de l’État national. Paris, IFEA/ADPF, 280 p.
      • 1986. « L’organisation de l’espace bolivien, essai de modélisation ». Mappemonde, 4/86, p. 38-42. URL : http://www.mgm.fr/PUB/Mappemonde/M486/p38-42.pdf
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Nasser Rebaï
Maître de Conférences en géographie. Université Sorbonne Paris Nord. UR 7338 PLEAIDE
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 13/06/2022
https://doi.org/10.4000/com.13360
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