1 Le 1er novembre 2021, les habitants de la petite ville littorale de Mahrès, en Tunisie, se sont mobilisés contre un projet de décharge publique sur le point d’être installée au beau milieu des champs d’oliviers situés à proximité de leurs lieux d’habitation. Relayé par les radios et les chaînes de télévision nationales et largement commenté sur les réseaux sociaux, cet évènement a confirmé le poids grandissant de la question environnementale comme élément structurant des revendications populaires au pays de la « Révolution de Jasmin » (Loschi, 2019 ; Robert, 2021 ; Pepicelli, 2021). Donnant lieu à des blocages de routes et des sit-in, il a également mis en lumière le fait que la défense des espaces ruraux, de leurs paysages et de leurs ressources, pouvait reposer sur la mise en place de solidarités originales entre agriculteurs et citadins. L’exemple de Mahrès rappelle que l’analyse des processus de résistance territoriale dans les campagnes des Suds ne peut plus être circonscrite à la seule question agricole, ni limitée à l’analyse des stratégies de groupes d’agriculteurs engagés dans la défense de ressources foncières. Qu’il s’agisse en effet d’oppositions à l’industrie minière, de manifestations contre l’agro-industrie, d’actions collectives contre l’installation de mégaprojets, ou de la défense d’espaces de vie et de paysages marqueurs d’identités singulières, les campagnes des Suds sont le théâtre de formes variées de résistance territoriale, impliquant un large éventail d’acteurs et articulant des enjeux sociaux, économiques et culturels (Guerin-Pace et Mesclier, 2016). Ces processus de résistance ont d’ailleurs vu leur ampleur renouvelée au cours des dernières décennies, dans un contexte de libéralisation de l’action publique (Mayaux et Surel, 2010 ; Gana et al., 2019) et de dégradations environnementales causées par l’accentuation des modèles capitalistes de développement rural et agricole. C’est dans ce contexte qu’en Amérique latine la résistance paysanne a pris un « tournant éco territorial » (Svampa, 2011), ou qu’au sud de la Méditerranée, comme en Tunisie, des groupes d’agriculteurs se sont organisés pour faire valoir leurs droits sur des ressources et résister à la violence d’un État corrompu et autoritaire (Gana, 2013), en marquant ainsi le début du « printemps arabe ».
2 Il n’est donc pas étonnant que l’appel à contributions à l’origine de ce dossier ait donné lieu à la réception de 31 propositions d’articles. Les processus de résistance territoriale constituent indiscutablement un objet d’étude majeur que les 13 textes finalement retenus permettent d’analyser dans une perspective comparative. Si la notion de territoire renvoie à l’appropriation de l’espace, l’objectif de ce numéro thématique est d’analyser comment les luttes sociales acquièrent une dimension spatiale, en proposant des analyses à des échelles variées, afin de mettre en évidence que les processus de résistance territoriale concernent aussi bien des petits groupes revendiquant des droits sur une parcelle de terre que des organisations pouvant construire des projets politiques à la portée spatiale plus vaste. Il s’agit alors d’accorder une attention particulière aux stratégies mises en place par les populations pour accéder à une ressource ou un ensemble de ressources, comme cela s’est vu en Tunisie où, ces dernières années, des populations rurales se sont mobilisées pour se réapproprier des biens fonciers (Fautras, 2015 ; Gana et Taleb, 2019 ; Jouini et Elloumi, 2021) et remettre en cause l’inertie d’un dualisme agraire hérité de la période coloniale. L’enjeu est également d’identifier comment les populations rurales font appel à leur mémoire collective (Riaux et al., 2015 ; Allain, 2020) afin de produire un discours ayant pour but de légitimer la défense de leur identité et leur ancrage territorial (Guérin-Pace, 2006). Cela incite enfin à évaluer dans quelle mesure la transnationalisation des luttes et l’émergence de réseaux de solidarité entre différents groupes contribue à augmenter la visibilité médiatique de leurs revendications (Thivet, 2014 ; Claeys et al., 2017).
3 Pour cela, ce dossier thématique présente les résultats de recherches abouties ou en cours sur différents terrains des Suds et se structure autour de plusieurs questions : comment les résistances prennent-elles forme selon les territoires ? Quel est l’objet des luttes et comment se construisent leurs causes ? Quel est le rapport des populations rurales aux enjeux environnementaux, et comment ces enjeux sont-ils cadrés ? Comment différents collectifs parviennent-ils à développer des résistances dans des contextes de contrainte politique, social, économique ? Comment des acteurs dominés expriment-ils leurs désaccords ? Enfin, comment les formes de (ré)appropriation de l’espace et de ses ressources se concrétisent-elles ? En tâchant d’y répondre, suivant des approches disciplinaires et méthodologiques variées, les différentes études de cas qui composent ce dossier renforcent la dimension polysémique de la notion de « résistance » et, ainsi, ouvrent la voie à un débat fécond.
Une littérature foisonnante et, pourtant, des angles morts
4 La notion de résistance a fait l’objet ces dernières décennies d’un emploi régulier, notamment dans les travaux sur les dynamiques contemporaines de la mondialisation. Ainsi, des auteurs (Dollfus, 2007 ; Drainville, 2007 ; Carroué, 2019) ont montré comment les initiatives de certains États, ou celles d’acteurs sociaux organisés, à contre-courant de la pensée libérale dominante, favorisaient de réelles « résistances » à l’homogénéisation des pratiques économiques, sociales et culturelles. De même, alors que le thème de l’Anthropocène s’est imposé dans le débat scientifique (Fourault, 2020 ; Guyot-Téphany, 2020), l’expression « arc de résistances » (Bonneuil et Fressoz, 2013 : 282) a été utilisée pour désigner l’ensemble des mouvements de défense de l’environnement qui se sont multipliés ces dernières décennies à l’échelle planétaire. Centrées sur les mondes ruraux, des analyses ont également montré comment à l’aube du xxie siècle la récurrence des mobilisations témoignait d’une « résistance » de plus en plus affirmée à l’idéologie libérale et d’une volonté partagée, aux Nords comme aux Suds, de réinventer la ruralité (Mésini, 2004). En ce qui concerne plus particulièrement les Suds, d’autres perspectives ont été ouvertes. En Afrique sahélienne, alors que depuis vingt ans les États adaptent leurs discours et leur stratégie de « développement » au contexte de changement climatique global, la mise en œuvre de « grands projets environnementaux » se heurte à de multiples résistances qui signalent l’inadéquation des politiques publiques avec les réalités locales (Magrin et Mugelé, 2020). Dans les Andes, les achats de terres de migrants ont été interprétés comme une volonté de « résistance territoriale » de groupes paysans historiquement marginalisés (Cortes, 1999). L’intégration marchande dans des réseaux locaux, ou la réactivation de liens de solidarité, ont également été identifiés comme des facteurs décisifs de « résistance territoriale » des agriculteurs familiaux en contexte libéral (Rebaï, 2012 et 2014). D’une manière générale, les travaux sur les transformations des mondes ruraux et les mobilisations socio-territoriales aux Suds ont connu une croissance importante ces dernières années, et plus particulièrement en Amérique latine, où un champ de recherche spécifique autour des « résistances indiennes » (Gros et Strigler, 2006), des « mouvements indigènes » (Salazar-Soler, 2017), de la justice environnementale (Martinez Alier, 2014 ; Farthing et Fabricant, 2018) et des inégalités environnementales (Auyero et Swistun 2009) a émergé. Les thèmes environnementaux sont apparus comme des leviers de résistance dans les campagnes des Suds, pour interroger de manière plus large les enjeux liés au développement et aux changements rapides d’espaces de vie et de production agricole (Racine, 2015 ; Löwy, 2020). Sur ce point, plusieurs grandes coalitions d’acteurs défendant les espaces « naturels », les écosystèmes fragiles ou militant pour la justice climatique (Laigle, 2019) ont vu le jour aux côtés d’autres mouvements de taille plus modeste menés par des habitants d’espaces menacés (Le Gouill, 2016 ; Carpentier, 2019).
5 Ce numéro cherche cependant à élargir la compréhension des dynamiques de mobilisations territoriales dans les Suds en pointant plusieurs points marginaux dans la littérature. La production scientifique sur les mobilisations sociales face aux grands projets (barrages hydroélectriques, mines à ciel ouvert, fermes géantes, etc.) est riche et a d’ailleurs contribué à la visibilité de ces luttes socio-environnementales. Or, les acteurs sociaux des campagnes des Suds agissent souvent dans des situations de contraintes : autoritarisme, difficultés sociales et économiques, marginalisation culturelle et de genre, etc. Les formes de résistance sont donc multiples et ne passent pas toujours par des actions collectives visibles (Siméant, 2013 ; Geoffray, 2011). Par exemple, la littérature s’est comparativement moins intéressée aux facteurs limitant les processus de résistance, ainsi qu’aux conflits internes qui peuvent émerger au sein d’un même mouvement et le conduire dans une impasse, bien que cela ait pu être observé récemment en Amérique latine (Rebaï et Alvarado, 2018). Les auteurs ont donc été invités à réfléchir à l’imbrication de la sociologie de l’action collective avec les études portant sur les résistances ordinaires et quotidiennes (Scott, 1985, Bayat, 2013). En marge des mobilisations sociales les plus visibles, dans des situations de domination, qu’elles soient politiques, économiques, sociales ou culturelles, les habitants des campagnes utilisent différentes formes de « résistances populaires ». Celles-ci consistent en des pratiques discrètes, parfois invisibles comme des actes de mémoire, la réappropriation d’une identité et d’une histoire, d’un sentiment d’appartenance et la valorisation d’une relation particulière avec son environnement. Ces actes de résistances sont des petites actions apparemment anodines et parfois même non revendiquées comme une contestation, mais qui, dans le contexte de transformations des espaces ruraux, prennent une signification particulière (Allain, 2020). Il est souvent question de lents processus de construction des collectifs de défense d’identités et porteurs de projets de territoires (Raimbert et Rebaï, 2017). Leur observation sous-entend une connaissance fine des contextes micro-locaux.
Une première partie centrée sur la mise en œuvre des résistances sur le temps long
6 La composition de ce dossier répond en premier lieu à la volonté de réunir des articles sur des processus de résistance territoriale inscrits dans la longue durée. Virginie Laurent revient par exemple sur la genèse et l’évolution des luttes des peuples autochtones en Colombie en proposant une analyse sur le lien entre « indianité » et territoire. Alors que son texte met en évidence les effets limités des politiques de reconnaissance du multiculturalisme, il précise cependant que les mobilisations rurales et paysannes en Colombie se renouvèlent depuis plus de vingt ans, et ne portent plus seulement sur la reconnaissance des identités, mais se construisent davantage contre le libéralisme et en faveur de la protection de l’environnement. Ainsi, dans le contexte colombien, les processus de résistance territoriale se convertissent en luttes pour plus de justice sociale et environnementale, comme une sorte de défi à l’heure de l’Anthropocène. De son côté, Antoine Garrault traite du cas emblématique de la Cisjordanie et de la résistance à l’occupation israélienne. Son travail montre comment les militants palestiniens construisent leurs stratégies de défense des terres au moyen d’alliances avec des acteurs situés à différents niveaux d’intervention, mais se heurtent toutefois à plusieurs obstacles, ce qui a pour conséquence de produire « un mouvement social de faible intensité, composé de mobilisations éparses ». Dalal Benbabaali propose quant à elle d’orienter le regard vers l’Inde où l’on a assisté ces derniers mois à une forte mobilisation paysanne contre le projet de réforme agraire porté par le Premier ministre Narendra Modi. Faisant écho à ce contexte, son travail se focalise sur la résistance des Adivasis à l’installation de grands projets encouragés par l’État central au nom du « développement ». Son texte analyse alors comment les Adivasis entendent construire leur autonomie, envisagée comme « un rempart contre la dépossession » de leurs terres, avec la création d’un État tribal devant assurer la reconnaissance de leur identité et de leurs droits territoriaux. À partir d’un travail dans le sud-est du Maroc, Mohammed Benidir s’intéresse aux stratégies de résistance territoriale dans un contexte de développement minier qui remonte à plusieurs années. Son texte signale la manière dont, à l’échelle de la commune d’Imiter, différents groupes mettent en place des actions variées pour faire valoir leurs droits sur les ressources du territoire, quitte à s’allier temporairement à la compagnie minière. Si son étude de cas rappelle que des fractures importantes peuvent exister au sein d’un mouvement de résistance, elle révèle par ailleurs l’originalité de la réactivation de l’agraw, arène délibérative visant à structurer la lutte et la résistance territoriale des populations locales. Christophe Baticle et Laurence Boutinot viennent enrichir le débat avec un texte sur les clans baka confrontés à la mise en place de concessions forestières dans le sud-est du Cameroun. Tandis que la domination sociale et spatiale de ce groupe pygmée remonte à l’époque coloniale, la réduction des espaces forestiers menace grandement leur mode de vie. Les auteurs expliquent alors comment le maintien de pratiques interdites, telle que la chasse, contribue à la mise en place d’une « résistance silencieuse » de la population baka qui, toutefois, « peine à se faire reconnaître comme protectrice de la forêt ». Le texte permet donc de souligner la singulière violence du contexte camerounais et la situation paradoxale des Baka qui, à l’heure où les groupes autochtones des différentes régions du monde parviennent à gagner en visibilité, demeurent fortement marginalisés. Enfin, en Argentine, Tobias Etienne-Greenwood explique comment la mise en récit de la vie quotidienne constitue un levier d’opposition à l’industrie extractive. Le travail proposé, original dans sa forme et son contenu, met en évidence comment la mémoire des groupes constitue le ciment d’une action collective. La mise en récit de la vie quotidienne, du lieu et des paysages, sert à la formulation des problèmes locaux et au passage à l’action. Le texte propose ainsi d’explorer une modalité singulière de construction de la résistance, en insistant cependant sur le fait que la production d’un récit commun ne peut se faire sans l’apparition de désaccords et de tensions.
7 Entre victoires et désillusions, ces six premiers textes mettent autant l’accent sur la longue durée que sur le constant renouvellement des luttes socio-territoriales dans les campagnes des Suds ces dernières décennies. Dans la deuxième partie du dossier, intitulée « Identités, ressources et blocages », sept autres contributions permettent de prolonger le débat.