CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 À l’époque moderne, contrairement aux temps passés où la religion n’était qu’exceptionnellement une affaire de choix individuel, où l’on mourait le plus souvent dans la religion où l’on était né, à moins que l’ensemble du groupe n’ait dû changer de religion pour adopter bon gré mal gré celle du souverain qui en avait lui-même changé, la conversion religieuse désignait le plus souvent un cheminement difficile à l’intérieur de sa propre confession – une metanoia, ou bien une techouva, ou un djihad. Cette forme de conversion, quand on la regarde de près, peut s’interpréter en termes d’élitisme : elle permet de faire entrer le pécheur dans le petit cercle – l’élite ? – de ceux à qui est promis après la mort le paradis ou, ici-bas, la connaissance du vrai Dieu et la joie de sa présence plus intense, sinon ses bénédictions [1]. L’invitation à se convertir est un aspect crucial des fois monothéistes qui demandent la circoncision du cœur, à commencer chez les Juifs : « J’ôterai de leur corps le cœur de pierre, Et je leur donnerai un cœur de chair » (Ézéchiel 1, 19). Un élitisme bien austère, où les exigences de sainteté sont toujours de plus en plus hautes, ainsi qu’en témoigne l’Imitation de Jésus-Christ qui s’adressait aux moines et leur faisait paraître, plus ils avançaient, le gouffre toujours plus grand de l’inexorable inaccessibilité de leur modèle, à l’instar de la tache noire qui se voit mieux sur un drap propre que sur une étoffe grisâtre et maculée. Ces chemins difficiles sont merveilleusement représentés par l’iconographie chrétienne. Par exemple deux fresques de part et d’autre du portail d’entrée, à l’intérieur de l’église Saint-Pierre-Apôtre d’Andahuaylillas, dite la chapelle Sixtine des Andes, au Pérou, montrent les deux voies de l’existence, avec, à gauche, la route qui conduit en enfer, large, remplie de biens terrestres et de délicieuses nourritures, pavé de fleurs mais qui se termine fatalement, dans un enfer de flammes et de tortures ; à droite, une voie étroite dont sont tombés bien des hommes, soumis à la tentation figurée par un lien tendu entre l’épaule de l’élu et un diable de la fresque infernale, et où progressent ceux qui doivent se dépouiller de toute passion terrestre. Mais c’est bien un élu qui est en train de marcher sur le chemin de ronces : trois fils le relient à Dieu, symbolisant la foi, la charité et l’espérance. Ces vertus théologales sont toute l’ambiguïté de l’élitisme chrétien dans une théologie équilibrée entre la grâce et les œuvres : don de Dieu, elles ne sont pourtant rien si l’homme ne les cultive pas jusqu’à l’héroïsme. Cette élite pour qui la porte est étroite peut même voir, dans les théologies de la grâce, ses efforts (les œuvres) anéantis si Dieu le désire. Ou qui, pour les théologies plus pélagiennes (comme l’islam) peut au contraire se voir récompensée de sa fidélité par une élection due au mérite seul. Et la théologie catholique a eu elle-même une voie étroite à tracer, luttant à la fois contre le pélagianisme – qui revient à dire, par son insistance sur les œuvres seules, que l’homme s’élit tout seul – et contre le calvinisme extrême ou le jansénisme pour qui il n’existe pas d’épreuve qualifiante.

Élire et être élu

2 La conversion est aussi entendue comme passage d’une confession à une autre ou bien comme l’entrée dans une foi d’un athée ou d’un agnostique, que cette personne ait fait le choix de renoncer à toute option religieuse après avoir grandi dans telle ou telle confession, soit qu’elle se trouve, de naissance, en dehors de tout bain confessionnel et religieux. La situation psychologique de la personne est amplifiée par rapport à la conversion interne. D’une part la communauté qui accueille le converti exalte particulièrement sa nouvelle adhésion et lui propose un solide encadrement, par joie de voir un nouvel être humain reconnaître l’absoluité de sa vérité et sortir des « ténèbres » ; la foi du groupe se trouve confirmée, ainsi que sa mission même s’il n’est pas agressivement prosélyte, et l’entrant est considéré comme faisant l’objet d’une providence spéciale de Dieu ; on lui reconnaît un temps des grâces singulières, presque la capacité à faire des miracles, en tout cas de renouveler la foi des anciens croyants voire d’être particulièrement convaincant pour en enfanter de nouveaux. Le converti a le don de rappeler aux autres, dont la pratique ou la foi peuvent être tombées dans une routine, leur élection.

3 D’autre part, la voie d’un tel changement symbolisé par un rite initiatique et l’apprentissage d’une terminologie séparée peut être aride, dans le cas évidemment où le milieu affectif de l’aspirant à la conversion s’y oppose, mais de manière générale parce que, s’il est attendu de grandes grâces de la conversion, préparée dans une fièvre quasi nécessaire, les lendemains de baptême par exemple peuvent être difficiles, quand rien ne change en réalité, ou bien parce que le mode de vie attendu se révèle plus difficile à suivre qu’on ne le croyait. Le premier péché du nouveau baptisé qui a été lavé par son baptême de tous ses péchés antérieurs est une douleur sans nom. En fait cette conversion comme entrée dans la foi n’est que la première du long parcours du croyant [2] : à chaque instant ce sont des conversions internes qu’il faut renouveler et qui ne sont revêtues ni de l’héroïsme ni de l’allégresse des débuts. L’initiation en tant que telle ne pave pas la voie à une route royale, mais à un sentier qui souvent se dérobe – les nuits de la foi. À l’élection succède la déréliction.

4 Quoi qu’il en soit, cette conversion est vécue par l’individu qui s’y engage comme une transformation complète, voire une nouvelle naissance dont le passage de l’obscurité à la lumière n’est qu’un des nombreux symboles : il renonce à sa vie passée (qualifiée de mauvaise) et s’engage à une vie nouvelle qu’il reçoit de ce Dieu tel qu’il se laisse décrire dans le système de croyances et de rites auquel il a accédé. Le converti se trouve encouragé à écrire ou constituer oralement un récit de conversion tel que son existence cesse d’être isolée et inédite, mais s’organise, du moins pendant la période de rencontre de la nouvelle foi, selon un modèle initiatique préétabli ; ce récit poursuit le travail d’ajustement dans l’exposé des motivations [3]. Que ce soit un « passage » comme avec Abraham s’éloignant physiquement du paganisme, ou la triple expérience du foudroiement, de l’éblouissement et de la sidération dans le cas de Paul à Damas, ou de la transformation, par la méditation harassée de tentations, de Siddhârta en Bouddha, ou de la perte de raison de Mahomet après l’apparition de l’ange Gabriel, la bifurcation est une expérience physique, affectant le corps, autrement dit un mouvement horizontal, terrestre – on ne parle jamais ni d’élévation, ni d’assomption, ni d’ascension pour la conversion (celles-ci pouvant venir à un autre moment de l’expérience mystique) – et naturel (ce n’est pas une transformation magique).

5 Les convertis ne font pas nécessairement une telle expérience spirituelle. Néanmoins, la saisie du corps de celui qui est considéré comme le fondateur de leur religion ou de ses plus grands témoins comme Saul/Paul signifie que la conversion du cœur ne suffit pas ; elle doit s’accompagner de manifestations visibles de cette nouvelle croyance qui n’est que si elle s’incarne et habite le corps, « maison du seigneur ». Qui plus est, elle doit s’accompagner de paroles [4] et d’actes. Du reste, la conversion peut d’abord habiter la maison et s’emparer (ou non) ensuite du cœur ou de l’esprit : « pliez la machine », écrit Pascal aux libertins [5]. Il y a une incorporation personnelle et collective de la foi, qui se manifeste par des signes distinctifs – des signes d’élection.

6 La conversion comme élection est d’abord un choix de la personne – on peut dire élection ou en grec haeresis translittéré en hérésie, telle que par exemple les cathares se représentaient comme un groupe d’élus, avec des règles de pureté (d’où le nom de cathare, de catharos, pur) inaccessibles au grand nombre ; cela vaut aussi par exemple pour les Esséniens, un groupe de célibataires vivant une forte attente messianique. La personne choisit que la vie est autre : il s’agit soit de se dépouiller de son esprit soit de le dépouiller des anciennes créances que l’on juge en son âme et conscience erronées pour accéder à un autre corpus de croyances qui dessinent un autre visage de Dieu et un autre rapport à lui, en un mouvement que les religieux qualifient de spirituel, à condition d’ajouter que ce qui est spirituel est aussi charnel, donc doit venir habiter ce corps et partant cette société en tant qu’il engage une action, fût-celle du retrait du monde dans un monastère comme font certains bouddhistes.

Un élitisme social ?

7 Ce désir d’appartenance à une communauté élue peut être considéré en termes sociaux. Il découvre ainsi un élément occulté par l’analyse en termes de choix individuel : la demande de celui qui veut changer d’état doit être agréée pour être authentifiée et effective, et la dimension initiatique, dans une célébration festive au sens fort du terme, même très simple (par exemple prononcer la shahada devant un témoin musulman) est le signe de ce qu’elle n’est pas pur désir de la personne, mais aussi un choix inspiré de la communauté auquel elle veut accéder : la conversion se fait d’une communauté à une autre communauté et peut emporter des résistances des deux côtés. C’est bien là où le terme d’élitisme s’impose. La communauté qui est quittée peut avoir des règles d’apostasie rigoureuses qui, si elles sont dérisoires et caduques en contexte laïque, peuvent néanmoins peser sur la psyché du converti coupable d’une « trahison » ; et la communauté qui est rejointe peut imposer des épreuves considérables (par exemple la conversion au judaïsme consistorial, qui est effectivement découragée). Ce choix, quelle que soit la forme qu’il prend, est « inspiré » c’est-à-dire qu’il est considéré par le postulant et par la communauté qui accueille comme manifestant les intentions de Dieu – et ce peut être une communauté invisible, dans le cas du Château de Kafka qui nous fait voir un désir qui n’est pas reconnu par Dieu : K n’entre pas dans le château et connaît une déréliction pitoyable. Beaucoup d’appelés, peu d’élus, dit Matthieu (24,12).

8 Sans doute toute réflexion sur la conversion en général conduit-elle, par définition, à gommer les différences entre les systèmes religieux et à écraser toutes les nuances tenant aux lieux et aux temps. La considération de la dimension élitiste, pour celui qui est déjà croyant ou pour celui qui accède à la foi permet cependant non seulement de voir un motif qui appartient à toutes les fois, surtout à l’époque actuelle où l’adhésion à une religion peut sinon être particulièrement volatile du moins devenir un trait majeur de l’identité d’un individu, et surtout un trait distinctif dans des sociétés de la sortie de la religion comme « sortie de l’organisation religieuse de la société », selon Marcel Gauchet [6]. La foi peut être tout aussi importante, mais la religion ne structure plus la société dans son ensemble et la loi souveraine n’est plus la loi de Dieu, du moins dans les pays démocratiques et laïques dont je parle en fait (et qui ne se résument pas à l’Europe, loin de là : les deux Amériques, une grande partie de l’Asie, l’Australie, quelques pays d’Afrique). L’identification des mécanismes élitistes, un élitisme cependant différent de ceux qui sont plus ou moins institutionnalisés par les cursus honorum d’un pays à l’autre aide à percevoir une des raisons de l’attrait des religions : elle dessine la logique d’une critique globale du fonctionnement démocratique et de son pseudo élitisme égalitaire, qui est accusé implicitement de ne plus fonctionner et la mise en exergue d’autres valeurs, ou plutôt des mêmes valeurs, « naturelles et universelles », mais mieux réalisées par les religions. Et les religions, qui ont souvent vécu l’instauration de la neutralité de l’État comme un coup porté contre elles, reçoivent volontiers des individus qui se seraient naturellement retrouvés dans des mouvements politiques jusque dans les années 1990 et, si elles restent socialement et moralement, voire politiquement conservatrices, elles s’arrogent cependant une parole de contestation ou de résistance, contre un monde, pris au piège des droits de l’homme ou de la liberté de croyance, qu’elles accusent de niveler les différences et de refuser leur élitisme en ne reconnaissant qu’un seul élitisme, le leur, accusé d’être ethnocentrique.

9 Nous avons vu que la conversion présente typiquement le fonctionnement d’un élitisme, où la notion de choix s’accompagne d’un examen, par les gardiens du temple, et d’une vigilance quant aux qualités de la personne qui postule à ce groupe meilleur. Dans le même temps, par un des paradoxes de la modernité où le marché de la conversion existe comme jamais, avec une offre débordante et une demande non moins intense, de « pèlerins et de convertis » [7], il est vrai que les religions ou leurs porte-parole sont aujourd’hui, à l’heure d’une société égalitaire qui traque toutes les discriminations, sommées de dire que leur aristocratie n’est qu’une différence, et que tous les autres sont aussi les meilleurs. L’articulation entre le sentiment de supériorité que doit nécessairement ressentir le fidèle d’une religion, plus fort encore pour celui qui l’a choisie, et l’affirmation quasiment contradictoire selon laquelle tous les chemins humains se valent est un devoir épineux qui se pose aux religions comme à tous les élitismes, confrontés à l’égalitarisme et aux idéologies dérivées des droits de l’homme. Ainsi en est-il de ce qu’on appelle la « grande culture », égalée au « culturel » selon des mécanismes mis à jour par Jean Clair [8]. La théologie de la « vertu des païens » est une gymnastique complexe, et fascinante, allant, chez les chrétiens de l’inculturation jésuite (capacité à sortir de son propre schéma de fonctionnement culturel hérité – pour entrer dans un autre qui se modifie sensiblement par l’incorporation de ces nouvelles cultures) à l’apocatastase d’Origène (littéralement « restauration », tout étant restauré à la fin des temps dans son état de bonté originelle : l’enfer est vide), mais elle ne change pas fondamentalement la certitude du converti qui accède au petit nombre. Tout le monde est élu, mais certains sont plus élus que d’autres. Pour rendre audibles leurs argumentations dans ce sens et se construire en opposition au colonialisme ou au néocolonialisme dont elles ont été et sont parfois parties prenantes, elles s’efforcent de séparer la religion de la culture, en un universalisme amplifié par les réseaux sociaux, et cela pour que l’individu mondialisé puisse se convertir, indépendamment de sa culture d’origine. Ce qui produit des religions formatées, déculturées, standardisées, telles que les décrit Olivier Roy [9].

10 Les religions sont ici dans la même situation que les autres élitismes : ils existent et s’affirment en tant que tels, et en même temps nient être ce qu’ils sont : en France, les grandes écoles c’est ce qu’il y a de mieux, et en même temps c’est tout aussi « mieux » de faire un apprentissage, voire d’avoir fréquenté « l’école de la vie » comme a pu le dire une starlette née dans le showbiz et donc élue de naissance (Léa Seydoux, pour Madame Figaro, 13 mai 2016). Non pour dire qu’une religion ressemble à une association d’anciens élèves ou à la grande famille du cinéma, au contraire : elle est un élitisme démocratique, et c’est sa particularité fondamentale, qui explique son succès et sa capacité à se poser en instance critique. En effet, la prédication s’adresse à tous, et elle est aujourd’hui, avec les nouvelles technologies, accessible jusque dans les coins les plus reculés ; elle est anti discriminatoire, en apparence du moins, d’où la mise en accusation du judaïsme en raison de son non prosélytisme, qui parait suspect d’autant que les juifs sont, dans les yeux de l’antisémite, présumés occuper les cimes des pyramides élitistes, celle des grandes écoles et universités comme celle des medias ou du showbiz.

11 À l’instar de toute élite, celle des meilleurs croyants est représentée par ceux qui en font partie en guise d’arguments en vue de la conversion comme ayant plus d’atouts pour l’existence – les bouddhistes présentent actuellement la méditation comme réalisant les objectifs de neuroplasticité décrits par les neurosciences [10]. Ce sont des atouts spirituels assurément, ou thérapeutiques en vue d’un meilleur développement personnel, que le croyant va rencontrer sous la forme de chemins de ronces et de combats spirituels qui le terrasseraient chaque fois si la foi ne venait chaque fois le soutenir – ainsi de la distraction dans la méditation [11] –, mais les atouts de la conversion peuvent être considérés d’une tout autre nature – sans que j’aille jusqu’à parler de conversion instrumentale. C’est en fait toute la représentation du groupe élu – ou d’élus – qui est en cause, et donc l’imaginaire de l’élite. Cet imaginaire peut dériver des propositions effectives de la communauté d’accueil et de la nature des rétributions envisagées ; mais l’élite est en général assez discrète, et ce mystère entretient le fantasme et le désir. Ainsi de l’imaginaire par exemple de l’ENA pour ceux qui n’y sont pas. La très grande différence donc avec l’élitisme conversionnel, c’est le caractère démocratique de ce dernier : tous les rêves sont permis.

12 Je prendrai le cas de la conversion à l’islam au Mexique : le fonctionnement élitaire est de nature sociale. Se convertir à cette religion, très minoritaire, mais pour la prédication de laquelle les musulmans se mettent en frais, notamment avec des apports d’argent venu de l’étranger, ce n’est pas seulement changer de vêtements, même s’il est crucial de pouvoir accéder à l’habit « arabe » qui signe le musulman, ici plus qu’en Europe, dans la mesure où il n’existe pas une population musulmane de souche qui soit vêtue à la mexicaine comme le sont les musulmans en France accoutrés selon leur naissance et leur socialisation occidentale. Se convertir, c’est également bénéficier des attentions particulières de ceux qui assurent la prédication et littéralement sortir de son groupe et de sa couche sociale dans un pays très hiérarchisé, pour accéder à un groupe qui échappe forcément à la hiérarchie en place. Les Tzotziles du village San Juan Chamula dans les Chiapas qui ont été les principaux acteurs de la révolte zapatiste de 1994 et se sont convertis globalement ne sont plus exactement des indigènes, la couche sociale la plus basse ; ils sont des musulmans qui, en tant que tels, attirent l’attention du monde musulman ainsi que celle des chercheurs et journalistes [12]. Il en va de même des convertis de la capitale avec qui j’ai pu parler ; tel jeune homme converti, champion de vélo acrobatique (BMX), va participer à un championnat en Arabie saoudite, suivre à l’occasion des cours de coran et rencontrer des « savants » importants. Alors que l’instruction générale est d’un niveau assez bas, fréquenter une mosquée, c’est recevoir une formation, des cours, apprendre une autre langue, et, pour les jeunes, avoir accès à une bourse qui leur permet, s’ils fournissent les preuves de leur bonne islamité, le discours adéquat et la motivation d’étudier à Médine ou au Caire. La conversion peut être la clef pour sortir de son milieu d’origine et ne pas être condamné, quand c’est le cas, au petit métier qui fait survivre les autres membres de la famille. D’autant que l’« Arabe » jouit au Mexique d’une connotation positive : pour une femme mexicaine, épouser un arabe (comme le proposent des quantités de pages Facebook, véritables sites de rencontre, qui mettent en relation avec surtout des Maghrébins, moyennant, pour les Mexicaines, une shahada préparée ou non, avec éventuellement en vue, pour le futur époux, un passage plus aisé aux États-Unis), c’est épouser un prince et entrer dans ce monde des Mille et une nuits qui fait rêver ; et avoir un mari qui ne boira pas, problème principal dans ce pays qui bat des records de violences sur les femmes. L’Arabe, c’est aussi le Syrien ou le Libanais arrivé au tournant des xix e et xx e siècles et qui fait aujourd’hui partie de l’élite économique et politique. La conversion à l’islam ne fait certes pas entrer dans les élites telles qu’elles existent, mais constitue une autre élite, à côté, avec des droits spéciaux, par exemple celui, ici de porter le voile sur les documents officiels comme les passeports. Une élite qui revendique sa supériorité morale, y compris en termes d’hygiène alimentaire avec la promulgation de normes halal présentées comme offrant de meilleures garanties et une meilleure traçabilité.

13 La conversion à l’islam présente donc bien des traits élitaires : garantie d’instruction pour des gens qui en sont sevrés, attentions particulières dans une société assez violente où, avec l’américanisation, les structures de lien et de soutien se dissolvent, et reconstruction d’un lien familial renforcé pour un individu qui prend l’ascendant du fait de cette instruction qui impressionne (apprentissage de l’arabe et début de maîtrise d’un corpus dont la différence semble magique) dans la mesure où, même si la famille a été au départ un obstacle à la conversion, elle devient assez vite un allié, les conversions familiales sont la règle ; et affirmation de l’intouchabilité de l’individu, signifiée par le port du voile, dans une société où il est doublement broyé, et de sa qualité à assurer la dawa (prédication) à son tour ; très grande excitation de participer à un phénomène mondial. Le phénomène d’élitisme social n’est pas si singulier que cela : l’histoire est remplie de conversions « intéressées », simplement pour survivre (les Druzes en sont un bon exemple) ou bien pour se normaliser (les conversions à l’islam au début de cette religion, pour éviter de payer l’impôt qui n’était prélevé que sur les non musulmans, quand cela n’était pas pour sauver sa tête). Ce qui est singulier dans le cas mexicain, c’est que l’islam n’y est pas du tout une religion dominante de ce pays, et qu’il s’agit donc bien d’accéder à une élite, qui se présente comme telle.

Un élitisme contre l’autre

14 Ce cas particulier permet de comprendre comment la conversion est l’acte le plus individuel qui soit (lié à une sotériologie) tout en étant en même temps totalement déterminé par des circonstances sociales, devenues internationales, et devant être analysée sous l’angle des moyens extérieurs de la conversion (prêche, internet, exemple, etc.) et interrogée en termes de raisons des choix (politique avec l’engagement pour la Palestine, très présent en Amérique latine, ou contre la colonisation et le rôle destructeur des cultures de l’Église catholique à travers les siècles) et à regarder au respect des exemples : la geste des chefs des communautés sert de modèle pour penser sa propre expérience. La conversion est bien différenciation et distinction – élection.

15 En réalité, il y a au départ une infériorité sociale ressentie, avec l’impossibilité d’une promotion sociale à l’intérieur de la société telle qu’elle est, figée dans ses élites politiques et économiques, et l’aspiration à être tiré vers le haut, un haut qui cependant n’est pas politico-financier, mais intellectuelo-moral. L’élitisme universitaire de même ne concernait pas l’acquisition d’un capital matériel, qui était censé ne pas requérir de dispositions intellectuelles et morales supérieures, ni pouvoir notamment être hérité, ni être acquis sur le dos d’autrui. La conversion comme élitisme demande des qualités individuelles, de persévérance et de motivation. La gratification est immédiate : l’admission dans la communauté choisie (à la différence de la communauté d’origine, subie) donne une conscience de son importance irremplaçable que la personne n’avait pas auparavant, et lui confère une mission – faire adhérer d’autres personnes et cela de proche en proche jusqu’à ce que la société se transforme. Le monde s’élargit aussi : sortir d’une identité mexicaine fragile (du fait de l’État fédéral et d’un faible sentiment national, du rapport étouffant à la « frontière » nord-américaine, fractionnement de communautés, divisions ethniques entretenues par la colonisation et ses suites) pour accéder à une identification plus vaste, l’oumma, peuple choisi comme est dans chaque religion le peuple des fidèles – « Vous serez mon peuple et je serai votre Dieu » (Jer. 30,22). Les pages facebook des intéressés sont remarquables : l’islam crée des amitiés à travers le monde, Pakistan, Maroc, Indonésie, les croyants uniformisent leurs problématiques en réduisant leur identité à celle d’être musulman, il s’agit de se conformer pour se rassurer et pour s’agréger ; les questionnements et même les photos sont d’une étonnante monotonie. Le réseau social fait converger des expériences et tend à exclure les pratiques culturelles vers un seul mode de vie – islamique. Cette opération fonctionne d’autant plus que les courants orthodoxes, qui manifestent beaucoup d’énergie dans la dawa, réussissent à imposer l’idée que l’islam est un mode de vie (et non une « religion » comme nous la définirions).

16 Au-delà de l’exemple mexicain, la conversion à l’islam est d’autant plus intéressante à traiter dans le cadre d’une réflexion sur l’élitisme qu’elle se fonde souvent sur une critique de l’élitisme « républicain » dont elle prétend montrer les failles, par exemple en France. En effet, l’élitisme des concours ou des épreuves sociales quel qu’il soit a beau ne pas rassembler des gens « bien nés », il crée tout de même un entre-soi reproductible de gens bien classés et bien diplômés, comme Bourdieu l’a mis en évidence [13]. L’élitisme ne fonctionne plus qu’à la marge comme ascenseur social. La conversion marque une défiance fondamentale des règles de choix de la société voire de l’humanité : on devient un élu en contestant l’élitisme de la société, qui est réputé injuste. Et cela, même si l’on fait partie de ladite élite dans la mesure où soit l’on en connaît les biais, soit on ne se suffit pas de cette distinction qui ne guérit pas les pauvretés de la personne. L’élitisme républicain n’est de fait pas « vertical », ou du moins il ne fait que poser la personne au sommet de la pyramide sociale, donnant en même temps les moyens de savoir qu’on n’y est jamais assis que sur son cul, comme le dit Montaigne [14]. Il a fonctionné cependant comme régulateur presque spirituel du temps où il opérait effectivement comme ascenseur social, donc avec cette dimension verticale ; c’était le temps de la République sacralisée [15]. On sait en revanche aujourd’hui que, d’une part, le véritable pouvoir est ailleurs, ou que, quand il est là, c’est plus en vertu d’autres clientélismes et affiliations que du fait de la simple réussite à des examens.

17 L’élitisme républicain semble concerner la personne qui réussit l’examen, mais il ne la concerne que superficiellement : il n’a jamais été religieux. Ce n’est pas une médecine de l’âme : il n’est pas correction, amendement de la personne, mais de fait un moyen inventé par la société pour justifier ses prétentions démocratiques et donc pour assurer la continuité dans la rupture – les élites sont remplacées par de nouvelles élites issues des rangs, et les injustices sociales sont corrigées, et la logique des héritages cassée ; en ce sens il est une réponse à l’hérédité ou vénalité des charges, problème qui a hanté l’ancien régime. Il ne s’agit pas d’établir la justice mais de corriger l’injustice. L’élection par l’élitisme des examens et concours fait sortir du lot des individus rompus à certains exercices, auxquels ils se sont préparés par une formation adéquate, mais elle ne s’incarne pas ensuite pour transformer la personne dans ses fibres intimes. Il ne prend pas la totalité de la personne, mais sa capacité à être « coordonné » comme dans l’Homme sans qualité le personnage du « père à qualités » d’Ulrich (chap. 3). La conversion comme élitisme a toujours été en soi une critique de la société en tant qu’elle remplissait plus les objectifs humains que divins ; mais, avant la « sortie de la religion », la religion critiquait rarement l’élitisme social, même si elle affirmait l’égalité de tous les hommes (et parfois des femmes) devant Dieu. La singularité de la conversion actuelle comme élitisme est qu’elle critique l’élitisme de la société désigné comme incomplet au regard de ses critères absolus : transformation de la personne, avènement de la morale, distinction d’une « véritable » élite, concentration sur la valeur réelle de la personne et non sa capacité à se plier aux exigences scolaires, désignation de la véritable justice.

18 La conversion religieuse se veut un élitisme complet. Dieu est juste, il appelle à lui ceux qu’il aime et qui sont de bonne volonté – et injustement méconnus par la société qui se perpétue en perpétuant ses injustices criantes. Voire qui persécutent ceux qui la contestent, et les convertis sont particulièrement en première ligne dans les combats contre « l’islamophobie », concept créé pour creuser d’avantage une insularité et une obsidionalité dont ils ont besoin pour que leur geste crée de la différence. Ce qui est particulièrement fascinant, c’est de voir comment la conversion religieuse fait entrer Dieu dans le monde social pour l’amener à contester les modes de recrutement des élites sociales ; car par exemple le voile ne marque pas l’appartenance à une élite détentrice du pouvoir, mais bien à un groupe qui veut se faire reconnaître comme une minorité, ce qui est en soi complexe dans des pays laïques constitués par le contrat de citoyens égaux et non pas de minorités, fussent-elles des élites.

19 Ainsi donc la conversion, au plan social, est un élitisme comme distinction par rapport à la masse. Au plan individuel, cette distinction c’est se distinguer, c’est-à-dire choisir, en quelque sorte s’élire soi-même, pour sortir de son destin limité par les conditionnements culturels, économiques, sociaux, pour épouser un autre destin, dans lequel on est élu de Dieu et missionné pour une activité paradoxale à long terme – puisqu’il s’agit de convertir, donc de transformer une minorité élue en majorité – mais singularisante à court terme, et donnant outre une assise sociale, un sens à l’existence. La conversion comme élitisme agit dans la direction horizontale, mais c’est aussi une distinction par rapport à Dieu : si un converti est celui qui élit son Dieu, il est aussi celui qui est distingué par Dieu, qui le reconnaît pour ses qualités particulières, comme le mentionnent tous les récits de conversion. Partant il est missionné, comme ayant reçu un message particulier de Dieu, et le modèle de Samuel est prégnant. L’important est que l’élection soit en fait socialement incontestable et que ce que l’élu ressent comme un rejet de ce qu’il est devenu (par exemple la limitation de ce qu’il interprète comme sa pratique religieuse obligatoire dans le cadre du respect de l’ordre public ou des lois du pays) soit un double déni, à la fois de ce qu’il est et de ce qu’il défend comme étant le commandement de Dieu ; et ce prétendu déni le porte soit au refroidissement de la nouvelle foi, soit à la surenchère. Soit à reprendre la petite vie d’avant, soit à entrer dans la voie toujours plus étroite qui conduit au paradis (ou à l’éveil).

Notes

  • [1]
    L’actuel born again, qui est né dans une religion, a pris ses distances par rapport à elle et y revient d’autant plus motivé est un cas extrême de cette conversion interne.
  • [2]
    Il se retrouve dans la situation précédemment décrite : les autres « conversions » dont le croyant ne découvre l’implacable nécessité ne se révèlent qu’après le premier pas.
  • [3]
    Voir L. le Pape, Une autre foi. Itinéraires de conversions en France : juifs, chrétiens, musulmans, Aix-en-Provence, Université de Provence, coll. « Sociétés contemporaines », 2015
  • [4]
    Je parle ici du nécessaire récit de conversion, oral ou écrit, de celui ou celle qui se convertit et qui est appelé par là à témoigner et donc à convaincre d’autres de changer de vie, sa conversion appelant à d’autres conversions, et le récit de conversion devenant un quasi genre.
  • [5]
    Et dans ce sens, la religion n’est pas une idéologie comme n’importe quelle autre – même si les Russes des soviets réglementaient la vie, l’hygiène sexuelle etc. On peut parfaitement être un « baron rouge », mais non pas un fervent religieux déviant des lois de sa confession
  • [6]
    M. Gauchet, « Le désenchantement désenchanté » in S. Taussig (dir.), Charles Taylor. Religion et sécularisation, Paris, CNRS Éditions, 2014, p. 81.
  • [7]
    D. Hervieu Léger, Le Pèlerin et le converti. La religion en mouvement, Paris, Flammarion, 1999
  • [8]
    J. Clair, L’Hiver de la culture, Paris, Flammarion, 2011
  • [9]
    O. Roy, La Sainte ignorance, Paris, Seuil, 2008
  • [10]
    Voir les publications du Mind and Life Institute, notamment en français S. Begley, Entraîner votre esprit, transformer votre cerveau, Avant-propos du Dalaï-Lama, préface de D. Goleman, Outremont, Éditions Ariane, 2008
  • [11]
    C’est par rapport à cette lutte toujours recommencée, absente de l’athéisme, que le pasteur Richard Bentley (voir P. Lurbe, « La réfutation de l’athéisme par Richard Bentley ») a pu dire que l’athéisme était l’opium du peuple, avant que Marx ne lui reprenne la formule en en changeant les termes.
  • [12]
    Je ne cite pas d’articles de journalistes – innombrables – en dehors de M. Lara Klahr, « ¿ El islam en chiapas ? : el EZLN y el movimiento mundial murabitun », in Islam y la nueva jihad. Un análisis interdisciplinario, chap.5, http://www.revistaacademica.com/tomocuatro.asp, parce que c’est une publication presque universitaire. Pour des travaux universitaires en tant que tels, S. Cañas Cuevas, Identidades étnicas y relaciones de género entre los indígenas sunníes en San Cristóbal de Las Casas, Chiapas. These 2006 ; A. Schenerock, « Más allá de velos y peinados : las reelaboraciones étnicas y genéricas de las chamulas musulmanas sufis en san cristóbal de las casas », Liminar. Estudios Sociales y Humanísticos, Vol. 2, n° 2, juillet-décembre 2004, p. 75-94 ; Z. Zeraoui, « The Chamulas-islamic religiosities », Second ISA Forum of Sociology. Social Justice and Democratization in contemporary world, 2012. Buenos Aires, Argentine.
  • [13]
    P. Bourdieu et J.-Cl. Passeron, La Reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement, Paris, Éditions de Minuit, 1970.
  • [14]
    « Sur le plus beau trône du monde, on n’est jamais assis que sur son cul ! » Montaigne, Essais (1588), III, 13.
  • [15]
    Voir A. Teyssier, Richelieu. L’aigle et la colombe (dernières pages)
Français

La conversion représente un mouvement à la fois physique et psychique qui permet au converti de se détourner d’un groupe pour entrer dans un autre qu’il pare de davantage de vertus – il serait plus proche de Dieu. Ainsi accède-t-il à une élite définie non par l’organisation sociale et politique centrale de sa société, sur la base de règles écrites ou non écrites, mais décrite par la théologie. Le propos de cet article est de voir si la conversion fonctionne bien dans le double sens du choix de telle communauté par l’aspirant et du choix par la communauté de répondre ou non à ce désir. Surtout, la valorisation actuelle de cet élitisme fonctionnerait-elle donc à la manière de celui d’une grande école par exemple ? Autrement dit, repose-elle sur une ambition de distinction par rapport à un milieu social d’origine peu mobile, et comporte-t-elle une dimension critique vis-à-vis des élites et surtout des mécanismes élitistes existants, présumés truqués. Le cas de la conversion à l’islam au Mexique et plus généralement en Occident servira de base de réflexion.

Bibliographie

  • Bourdieu P. et Passeron J.-C., La Reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement, Paris, Minuit, 1970.
  • Clair J., L’Hiver de la culture, Paris, Flammarion, 2011.
  • Gauchet M., « Le désenchantement désenchanté » in S. Taussig (dir.), Charles Taylor. Religion et sécularisation, Paris, CNRS Éditions, 2014.
  • En ligne Lurbe P., « La réfutation de l’athéisme par Richard Bentley », in P. Lurbe S. Taussig (dir.), La Question de l’athéisme au xvii e siècle, Turnhout, Brepols, 2004.
  • Hervieu-Léger D., Le Pèlerin et le converti. La religion en mouvement, Paris, Flammarion, 1999.
  • Kafka F., Le Château [1926], Paris, Flammarion, 1993.
  • En ligne Le Pape L., Une autre foi. Itinéraires de conversions en France : juifs, chrétiens, musulmans, Aix-en-Provence, Université de Provence, 2015.
  • Montaigne M. de, Les Essais.
  • Musil R., L’Homme sans qualités [1930-1932], Paris, Le Seuil, 2004.
  • Roy O., La Sainte ignorance, Paris, Le Seuil, 2008.
  • Teyssier A., Richelieu. L’aigle et la colombe, Paris, Perrin, 2014.
Sylvie Taussig
Née à Paris en 1969, Docteur ès-lettres, chargée de recherche au CNRS (UPR 76), spécialiste de Gassendi. La question centrale de son travail, que ce soit dans l’étude du renouveau des philosophies antiques au xvii e siècle, dans ses réflexions sur la sécularisation, dans son exploration des rapports entre texte et image ou entre littérature et philosophie, ou dans les différentes traductions de livres contemporains, est celle de l’ancien et du nouveau, et de la transmission / tradition, pour mettre en perspective la question de l’universalisme et de européocentrisme. Outre ses travaux sur Gassendi, elle a dirigé deux numéros hors série de la revue Cités (sur les passions françaises et sur l’islam).
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 05/01/2017
https://doi.org/10.3917/phoir.046.0059
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Association Le Lisible et l'illisible © Association Le Lisible et l'illisible. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...