CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Longtemps je me suis cru intelligent. « Malin », plus malin que les autres, qui étaient donc nécessairement bêtes. Et l’une des preuves de cette supériorité – car lorsqu’on se croit intelligent, n’est-ce pas toujours par opposition à la plupart de ceux qui nous entourent ? –, c’était cette phrase célèbre d’où je déduisais que Descartes n’était vraiment pas futé : « Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée ». Comment pouvait-on imaginer un instant que la jugeote ait fait l’objet d’un partage équitable, quand chaque jour, mille incidents vous prouvent que vos semblables souffrent d’un manque dramatique de cet ingrédient pourtant essentiel ? Seules deux explications étaient possibles : soit l’humanité avait beaucoup changé depuis le xviie siècle, au point que la bêtise s’était propagée de manière inquiétante, soit Descartes passait sa vie enfermé et avait avec les gens ordinaires des contacts si limités qu’il pouvait en toute sérénité les croire intelligents. De plus, pour le jeune philatéliste que j’étais, le pauvre Descartes était associé à une preuve supplémentaire de la bêtise humaine, puisque le timbre que lui avaient consacré les Postes françaises, pour le tricentenaire du Discours de la méthode en 1937, avait fait l’objet d’une erreur par laquelle le texte en question était rebaptisé Discours sur la méthode, signe que décidément les gens étaient incapables de faire les choses correctement (détail troublant, néanmoins, cette bévue imputable à la négligence avait fait de cette vignette vite retirée de la vente une rareté et donc un objet précieux recherché des collectionneurs, comme si la bêtise des hommes pouvait aussi se révéler précieuse ...).

2Donc, de deux choses l’une : les gens étaient devenus très bêtes en trois siècles, ou Descartes n’était pas très intelligent en son temps. En réalité, il y avait une troisième explication, qui contredisait en partie mon postulat de départ. Et si je n’avais pas été si « malin » que ça ? Et si j’avais jugé sans savoir ? Vint l’heure où l’on me fit étudier le Discours de la méthode au lycée, et où j’appris que loin d’être une preuve de bêtise de la part de Descartes, cette phrase était en fait la marque d’un humour délicieux, comme le rendait évident l’explicitation qui la suit. « Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée : car chacun pense en être si bien pourvu, que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose, n’ont point coutume d’en désirer plus qu’ils en ont » (Descartes, p. 1-2). Apparemment, Descartes n’a pas ici le mérite de l’originalité, puisque Montaigne avait pratiquement écrit la même chose un demi-siècle auparavant : « On dit communément que le plus juste partage que nature nous ait fait de ses grâces, c’est celui du sens : car il n’est aucun qui ne se contente de ce qu’elle lui en a distribué » (Essais, II, 17, cité in Descartes, p. 83). Si l’intelligence est répartie de façon irréprochable, ce n’est pas parce que tout le monde en a reçu une quantité rigoureusement égale, mais parce que, dans ce domaine, il ne viendrait à l’esprit de personne de se plaindre de son sort. Qui, en effet, irait proclamer son manque de bon sens ?

3Car ce qui semble avant tout caractériser la bêtise, c’est sa totale certitude d’avoir raison. L’individu bête est sûr d’être intelligent et de détenir la vérité. Voilà sans doute pourquoi l’on est souvent « bête et méchant » : la bêtise est en effet intolérante. Il ne suffit pas au bête d’avoir raison, il lui faut par-dessus le marché que les autres aient tort, se fourvoient radicalement, se mettent le doigt dans l’ œil jusqu’au coude. Et l’être bête pense qu’il est de son devoir d’instruire les autres en leur assénant ses convictions. Tout se passe comme si la bêtise excluait le doute : être bête, c’est ne pas envisager un instant qu’on puisse se tromper, qu’on puisse méconnaître le fond des choses. Etre bête, c’est exclure l’hypothèse qu’on puisse être bête, mais aussi se méfier de l’intelligence. La langue reflète ce soupçon : en anglais, le mot intelligence désigne l’espionnage, et « être d’intelligence » en français renvoie à la conspiration.

4Plus généralement, la bêtise suppose l’unanimité parce qu’elle exclut l’Autre. C’est un discours ou une attitude incapable d’envisager même l’existence de la différence. Au pire, la bêtise refuse d’admettre l’altérité et cherche à l’éliminer. Elle s’oppose résolument à la diversité, à la multiplicité. On prête à George Sand cette phrase : « Avez-vous remarqué comme on est bête quand on est beaucoup ? » (Delacour, p. 131). On l’a vu, l’individu bête se sent fort dans sa bêtise ; mais peut-on être bête seul contre tous ? Peut-être, mais le phénomène a de grandes chances alors d’être inoffensif. En revanche, la bêtise est comme multipliée, elle s’affirme avec une écrasante puissance dès qu’il se forme un groupe bête. Comme la bêtise s’exprime haut et fort, il se produit un effet d’entraînement, comme si toutes les barrières tombaient dès lors que l’individu bête est en compagnie de ses semblables. Peu inhibé en temps normal, puisque sûr d’avoir raison et de devoir le faire savoir autour de lui, l’être bête le devient encore moins quand il peut se produire une sorte de communion dans l’absence d’intelligence. Et ceux qu’un scrupule retenait jusque-là n’hésitent plus à se laisser aller au plaisir d’être bêtes puisqu’ils ont de leur côté la force du nombre, et puisque leur individualité se fond dans une masse indistincte où nul n’est plus responsable de ses pensées ou de ses actes. Plus besoin de réflexion personnelle, la pensée unique en tient lieu.

5Il faut ici introduire un distinguo qui a son importance. On confond trop souvent intelligence et savoir, bêtise et ignorance. Si le fait d’être bête revenait à savoir peu, tout serait peut-être beaucoup plus simple. Hélas, tel n’est pas le cas, car il semble bien qu’on puisse être à la fois bête et cultivé, être un « idiot savant », si l’on reprend l’expression humiliante jadis utilisée pour désigner les autistes. Tête bien pleine n’est pas nécessairement tête bien faite, et il n’est pas exclu qu’un individu possédant un solide bagage culturel fasse néanmoins preuve de bêtise. A en croire la sagesse populaire, « la culture c’est comme la confiture, moins on en a plus on l’étale » (ce dicton m’a toujours paru étrange car si l’on veut en sentir le goût, mieux vaut concentrer le peu de confiture qu’on possède, à mon avis) : moins on sait de choses, plus on tiendrait donc à les montrer, c’est-à-dire à montrer en fait qu’on sait peu de choses. Il y a donc un usage bête de la culture, qu’elle soit abondante ou réduite, qui consiste à l’afficher hors de propos. Mais en quoi consiste l’usage intelligent des connaissances ?

6Curieusement, Socrate lui-même semble avoir brillé par sa modestie au sujet de ses connaissances, mais non de son intelligence. « Ce que je sais, c’est que je ne sais rien » : cette formule célèbre est un aveu d’ignorance, non de bêtise. Pour mettre en doute son intelligence, Socrate n’aurait-il pas dû dire : « Ce que je comprends, c’est que je ne comprends rien » ? Retenons-en malgré tout l’idée de relativité. Comment l’être intelligent pourrait-il être sûr de son intelligence ? En se comparant aux autres, ce qui revient simplement à considérer que l’on est moins bête que d’autres, mais aussi, par voie de conséquence, moins intelligent aussi que d’autres encore. On trouve toujours plus bête que soi, mais l’erreur serait d’oublier qu’on trouvera forcément moins bête aussi.

7Comment définir l’intelligence ? Si elle est ce que Descartes appelle le « bon sens », on pourrait alors dire que la bêtise consiste à se fourvoyer, à se tromper d’orientation, à partir dans le mauvais sens. L’intelligence consisterait non seulement à trouver le chemin conduisant d’un problème à sa solution, mais peut-être aussi le meilleur itinéraire, celui qui évite à l’esprit d’inutiles et pénibles détours. Du reste, cette métaphore du parcours figure dans le Discours de la méthode : selon Descartes, « la diversité de nos opinions ne vient pas de ce que les uns sont plus raisonnables que les autres, mais seulement de ce que nous conduisons nos pensées par diverses voies, et ne considérons pas les mêmes choses. Car ce n’est pas assez d’avoir l’esprit bon, le principal est de l’appliquer bien. Les plus grandes âmes sont capables des plus grands vices, aussi bien que des plus grandes vertus ; et ceux qui ne marchent que fort lentement, peuvent avancer beaucoup davantage, s’ils suivent toujours le droit chemin, que ne font ceux qui courent, et qui s’en éloignent » (Descartes, p. 2). La fable du lièvre et de la tortue peut donc servir aussi à illustrer les divers fonctionnements de l’esprit humain. Bien que l’homme en tant qu’espèce soit doté de raison, ce que Descartes appelle les « accidents » (Descartes, p. 3), non pas de la route mais plutôt les particularités individuelles, fait que tous n’en ont pas exactement la même dose ou n’en font pas exactement le même usage dans leur cheminement.

8A cette image spatiale s’adjoint souvent la métaphore du regard, la bêtise étant aveuglement et l’intelligence lucidité. Si la bêtise est étroitesse de vues, l’intelligence est la faculté d’embrasser du regard un champ de possibles plus vaste. Le cerveau intelligent a l’habitude d’envisager une multiplicité de possibilités, là où l’esprit bête n’en conçoit qu’une seule, ou quelques-unes seulement. La bêtise, c’est être limité, borné dans son champ de vision mental, obtus comme un esprit peut l’être (et non comme un angle, puisque en géométrie, l’aigu et l’obtus n’ont pas tout à fait le même sens qu’en matière d’intelligence, le premier étant le plus étroit, le second le plus large). Etre bête, c’est ne pas voir plus loin que le bout de son nez. La connaissance n’est pas forcément synonyme d’intelligence, mais plus on connaît de réalités possibles, moins l’on est tenté d’affirmer sottement qu’il n’en est qu’une seule acceptable.

9Et tant qu’à parler de géométrie dans l’espace, l’intelligence ne serait-elle pas le sens de la mesure, des proportions ? L’individu bête, à défaut d’avoir le compas dans l’œil, a dedans une poutre qui ne lui permet de voir que la paille dans celui de son voisin. Etre intelligent, c’est avoir le recul, la distance critique qui permet de ne pas prendre une taupinière pour une montagne, de ne pas employer un marteau-pilon pour casser une noix. C’est savoir doser, offrir ce qu’en termes militaires on appelle la riposte graduée, en distinguant l’accessoire de l’essentiel. Ne pas tout prendre au premier degré, mais savoir percevoir l’ironie ?

10La bêtise est violente parce qu’elle est univoque : elle ne tolère qu’une seule vérité, censée supplanter toutes les autres. La bêtise ne supporte pas d’aimer seulement, elle a aussi besoin de haïr tout ce qu’elle n’aime pas. L’intelligence consiste au contraire à tolérer la coexistence de différentes réalités possibles, à aimer un objet sans devoir nécessairement détester tous les autres. Avec autrui on peut vivre en bonne intelligence, mais rarement « en bonne bêtise ». Dans le meilleur des cas, la bêtise est « neutre » : elle n’apporte rien. Mais dans le pire des cas – le plus courant ? – elle va plus loin, et s’acharne à détruire. Là où l’intelligence s’efforce d’offrir quelque chose au monde, la bêtise prend un (malin) plaisir à anéantir tout ce qui lui déplaît, tout ce qui l’offense, et dont elle ne supporte pas l’existence, souvent parce qu’elle ne la comprend pas.

11Finalement, être intelligent, n’est-ce pas simplement faire preuve d’humour, c’est-à-dire savoir également se moquer de soi-même quand il le faut, quand on se surprend en flagrant délit de bêtise ? L’intelligence n’est peut-être pas un état, mais plutôt une qualité qu’on manifeste plus ou moins selon le moment. Plutôt que d’être intelligent, on a l’intelligence d’agir de telle ou telle manière. La bêtise est moins une question de fond que d’attitude. On peut avoir raison et agir bêtement : c’est une affaire de méthode (et nous voici revenus à Descartes). L’intransigeance, l’obstination ont quelque chose de bête dans leur rigidité face à l’obstacle, que l’intelligence cherchera d’autres moyens de surmonter, voire de contourner. La bêtise n’est peut-être pas une question d’essence : sans doute est-il permis de croire en la nature humaine tout juste autant qu’il faut pour penser que nul n’est intrinsèquement et absolument bête.

12La bêtise ne relèverait donc pas de l’être, mais de l’avoir, ou plutôt du faire. Par une singularité amusante de la langue française, le mot « bêtise » désigne à la fois une qualité abstraite et sa manifestation concrète (je laisse de côté les bonbons à la menthe dont Cambrai a la spécialité). Rien de tel avec le mot « intelligence », qui peut tout au plus passer de l’article défini à l’indéfini, mais la formule « une intelligence » ne sert qu’à passer du général au particulier, sans quitter le domaine du mental. On ne peut pas « dire des intelligences » ou « faire des intelligences » comme on peut dire et faire des bêtises. N’ai-je pas moi-même fait une bêtise monumentale le jour où j’ai accepté de rédiger cet article ? Qui suis-je, après tout, pour disserter ainsi sur l’intelligence ?

13Peut-être, pour ma part, ferais-je mieux de ne parler ici que de ce que je connais vraiment : le travail de traduction [1]. Comme tout être humain, je connais la bêtise pour la côtoyer et la pratiquer au quotidien, mais en tant que traducteur, j’ai accès à certaines formes particulières d’intelligence et de bêtise. De même qu’il existe différentes formes d’intelligence, il y a bien sûr différentes façons de traduire un texte, surtout un texte littéraire. On peut aussi traduire de façon bête ou intelligente, traduire comme le font les machines et les ordinateurs, ou traduire comme doit le faire un cerveau humain. L’intelligence du traducteur consiste à aller au-delà d’un rendu univoque du texte, comme si le sens en allait de soi et pouvait être reflété sans hésitation dans une autre langue. Le traducteur expérimenté n’a que trop conscience rétrospectivement des bêtises, bourdes et bévues qu’il a pu commettre dans ses travaux antérieurs : tel mot mal choisi alors que le bon nous est revenu à l’esprit par la suite, telle allusion perçue trop tard pour être intégrée à la version publiée … Toute pratique, même maîtrisée, devrait être pour l’homme une incitation à l’humilité. Lorsqu’on a conscience de ses erreurs, on peut avoir l’intelligence de se savoir bête, faillible, humain !

Notes

  • [1]
    Pour s’en tenir au thème qui nous occupe ici, j’ai traduit pour les Presses Universitaires de France l’ouvrage de l’économiste Carlo Maria Cipolla intitulé Les Lois fondamentales de la stupidité humaine. Il s’agit d’un bref texte qui avance une théorisation humoristique de la bêtise et des individus, selon leur degré de stupidité et de nuisibilité (cet opuscule a connu un tel succès que les P.U.F. en publient une version illustrée).
Français

Comment peut-on savoir si l’on est intelligent ? Ce genre de certitude n’est-il pas plutôt l’apanage de la bêtise ? La bêtise exclut le doute, parce qu’elle exclut la multiplicité des points de vue. L’intelligence, au contraire, a un champ de vision plus large, elle maîtrise beaucoup mieux l’espace intellectuel et s’y meut à son aise, avec souplesse et tolérance, sans chercher à détruire les obstacles éventuels. Plus que des qualités essentielles, bêtise et intelligence sont peut-être des attitudes passagères qui caractérisent une action plutôt qu’une personnalité entière. Chacun peut se montrer tour à tour bête et intelligent, mais il faut avoir l’intelligence de se savoir bête.

Bibliographie

  • Delacour, Jean. Tout l’esprit français, Paris, Albin Michel, 1974.
  • Descartes, René. Discours de la méthode, introduction et notes par Ét. Gilson, Paris, Vrin, 1925.
Laurent Bury
Ancien élève de l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm, Laurent Bury est professeur de littérature anglaise du xixe siècle à l’Université Lumière-Lyon II. Il a consacré sa thèse au romancier Anthony Trollope, et est l’auteur de nombreux articles et ouvrages consacrés à la littérature et à l’art de l’époque victorienne. Parmi ces ouvrages : Liberty, Duality, Urbanity : Charles Dickens’s A Tale of Two Cities (P.U.F., 2012) et L’Orientalisme victorien dans les arts visuels et la littérature (Presses Universitaires de Grenoble, 2011). Depuis 1991, il a traduit une centaine d’ouvrages pour divers éditeurs, notamment des textes philosophiques pour les Presses Universitaires de France (Alasdair McIntyr, Après la vertu, 1997 ; John Locke, Que faire des pauvres ? 2013).
Mis en ligne sur Cairn.info le 24/12/2014
https://doi.org/10.3917/phoir.042.0039
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