CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Inscrire la marginalité dans la longue durée tout en atténuant la visibilité de ses différentes formes, transformer le transitionnel et l’éphémère en leurs contraires, telle semble être la volonté des pouvoirs publics coloniaux au regard de l’expansion des quartiers sous-intégrés des villes de l’Afrique noire française. L’histoire coloniale de Dakar (de 1857 à 1960) en fournit tant de preuves éloquentes, allant des déguerpissements des villages autochtones au confinement des migrants dans des habitats précaires localisés sur des sites relativement éloignés du centre urbain. C’est également dans cette sous-population et dans ces espaces de pauvreté que l’État postcolonial a repéré des citadins et des néo-citadins jugés particulièrement dangereux pour la construction du « socialisme africain ». Ces personnages sont également les principales victimes des mesures d’ajustement structurel dictées par les bailleurs de fonds extérieurs. On dénombre parmi eux les acteurs de l’économie informelle et de la sébile tendue. La politique de gestion brutale de l’espace urbain en a fait des cibles, tandis que le commerce ambulatoire, la prostitution et la mendicité figurent au nombre des activités répréhensibles. Les reportages et les enquêtes de la presse ainsi que les discours des autorités gouvernementales et municipales ont ciblé leurs auteurs comme des « bêtes » à abattre par la brigade de police chargée de la voirie ou à dompter par la médecine des mœurs.

2Aussi la répression, les tentatives d’intégration ou de réintégration et l’assistance sociale ont-elles été entreprises de manière combinée ou alternée par les pouvoirs publics dans la gestion de ces marginaux. Celle-ci permet de bénéficier des ressources financières du tourisme, de capter le pactole humanitaire déversé par les donateurs étrangers venant en aide aux victimes des sécheresses récurrentes et des inadaptations sociales et physiques, d’insérer leurs organisations corporatives ou leurs leaders dans les réseaux clientélistes.

3Deux moments se dégagent de l’étude des rapports entre l’État et les marginaux. De 1960 à la fin des années 1970, les pouvoirs publics affichent une volonté de mise au pas ou d’éradication des marginaux au nom d’une politique de développement volontariste et productiviste. L’assaut de l’espace urbain par des ruraux affectés par la crise agricole et la politique de promotion du tourisme ont donné lieu à l’adoption et à la mise en application d’un arsenal de textes législatifs et réglementaires. On observe entre 1979 et 1994 une évolution dans la gestion par les pouvoirs publics de la marginalité urbaine. La faible efficacité des mesures répressives, la vigueur de la demande sécuritaire et l’émergence de nouveaux acteurs attentifs à la prise en charge humanitaire de la misère sociale des (néo)citadins entraînent la révision de la politique officielle de gestion des marges urbaines. De durée variable et diversement chargés de significations socio-historiques, ces deux moments renseignent non seulement sur la vanité des efforts des pouvoirs publics sénégalais pour mettre au pas les acteurs sociaux porteurs de pratiques subversives mais aussi sur la prégnance des processus (négociés) de construction et d’occupation de l’espace qui remontent à la période coloniale.

L’héritage colonial ou la construction des marges

4Création coloniale à l’instar de beaucoup de capitales politiques africaines, Dakar est une agglomération urbaine dont la construction et l’expansion informent sur l’actualité de la logique ségrégative  [1]. Lieu de (re)production de conflits, cette ville a eu ses marges spatiales et sociales; leur étude met en relief la succession de deux périodes dont la césure se situe en 1914.

Espaces différenciés et société duale

5La fondation de Dakar en 1857 a nécessité la dispute de l’espace. Cette opposition entre les autorités coloniales françaises et les populations autochtones lebu a donné lieu à un arsenal de lois et règlements relatifs aux pratiques foncières. Dès lors, il ne restait plus à l’État colonial qu’à configurer le territoire de la ville, dicter les règles de vie sociale, éloigner des limites du cadre urbain les acteurs sociaux qui se signalent par leur attachement au « refus urbain ». La reconfiguration de l’espace dakarois n’a pas abouti au gommage de la toponymie autochtone, qui distinguait plusieurs unités socio-résidentielles : Sancaba, Ngaraf, Cëdeem, Yaxajëf, etc. La persistance de ces unités onomastiques constitue une preuve du caractère hétérotopique de la ville de Dakar. Les élites coloniales ont transformé ces habitats en marges spatiales et leurs occupants (paysans-pêcheurs autochtones et manœuvres allochtones) en acteurs de la marginalité sociale.

6Le projet majeur des autorités françaises a été de réserver à la société coloniale en gestation (composée d’éléments européens et de familles africaines capables de se conformer à l’ordre urbain) l’occupation de la partie du plateau adossée à l’océan. Ce point géographique sert de repère pour mesurer avec précision les distances parcourues par les populations refoulées. L’exemple le plus significatif est fourni par le village de Hock qui s’est reconstitué, en 1889, entre l’hôtel du Gouvernement et le lieu-dit « Ambulance », c’est-à-dire au-delà de la ligne de démarcation formée par le tracé de la route du Lazaret  [2].

7Les déguerpissements, qui se sont succédé entre 1904 et 1914  [3], ont mis davantage en exergue des contrastes spatiaux avec la reproduction de l’habitat rural (chaumières clôturées de palissades de tiges de mil) autour de la ville européenne affichant ses constructions en dur alignées le long de rues et d’avenues droites et relativement spacieuses. Ces paillotes sont d’ailleurs progressivement intégrées dans l’espace urbain. C’est le cas pour celles des quartiers Kay Findiw et Kay Usman Jeen compris dans le triangle délimité par les avenues Gambetta et Faidherbe et autrefois situés sur le site d’implantation du groupement de gendarmerie de la rue Thiong  [4]. Dès que s’est réalisée cette intégration, ce type d’habitat a cessé d’être une marge spatiale au mode de vie rural prédominant pour devenir un taudis où cohabitent Africains, « Syriens » et Européens aux revenus modestes  [5]. Les termes de « quartier indigène » et de « village indigène » forment le vocabulaire employé dans les rapports administratifs pour désigner une pareille agglomération.

8Quand la dynamique d’expansion a provoqué l’épuisement des réserves foncières du Plateau, les autorités coloniales ont tenté de trouver une solution conforme aux exigences de séparation propres à la rationalité urbaine  [6] avec le projet de création de la Médina. Conçu en 1904, il n’est réalisé qu’au terme d’une décennie de retard.

L’amplification des marges

9L’édification de la Médina correspond à un tournant majeur dans la production de la ville. Le refoulement ne concerne plus seulement des populations reproduisant un mode de vie rural et ne consiste plus exclusivement en l’éloignement de la paillote du territoire urbain. Désormais l’accent est également mis sur la « délocalisation » de la baraque, assimilée en vérité à un indicateur des bonnes dispositions des populations des taudis à adopter la culture urbaine. La mise en place de la Médina procède d’une macro-représentation spatiale faite de la ville de Dakar en 1901. Celle-ci trace une configuration ternaire : le plateau devant être la zone d’habitation des Européens et assimilés, les dépressions marécageuses bordières un écran protecteur avec le rideau d’arbres qui y est prévu, et la plaine comprise entre la voie ferrée et la route des Mamelles (actuelles avenues Blaise-Diagne et Cheikh-Anta-Diop) le site des déguerpis des quartiers populeux  [7].

10La peste de 1914 donne aux autorités coloniales l’occasion de construire ce lieu de ségrégation. Un nouveau profil se dégage pour le marginal qui a reçu l’ordre impératif d’y habiter. Appartenant à la « classe dangereuse » qui peuple les taudis de Dakar, il est sommé de s’inscrire dans ce mouvement d’exode urbain forcé. Les pouvoirs publics l’assimilent à un élément irrespectueux des règles d’hygiène, attaché par atavisme au mode de vie ancestral, potentiellement porteur de projets de troubles de l’ordre public parce qu’il considère « comme pernicieuses et vexatoires les mesures de salubrité les plus indispensables » édictées pour tout Africain voulant rester à Dakar  [8]. Apparemment, le pouvoir colonial s’est débarrassé de l’indigène censé être sale, notamment du migrant opposé à la politique d’assimilation culturelle et porté vers la contestation  [9], du propriétaire de maison incapable de substituer à son « immonde et incommode baraque »  [10] une construction immobilière conforme aux normes coloniales.

11Cette marginalité sociale a été alimentée par les migrants peuplant les nouveaux quartiers construits avant la Seconde Guerre mondiale (Colobaan, Faas, Daaruxaan, Kipkoko, Waxinaan, Gazelle, etc.). Le cycle d’étalement des marges spatiales, proches de la Médina ou de la « ceinture industrielle », s’accompagne du renforcement de la fonction de réservoir de main-d’œuvre dévolue au bidonville. Le paysage de ces nouveaux lieux de pauvreté donne à voir un habitat précaire en carton et en planche et une densité de ruelles sinueuses. Certains habitants de cette nébuleuse de bidonvilles sont touchés dès 1952 par une mesure de déguerpissement et de relogement à Pikine  [11]. D’autres, en revanche, font l’objet d’un encerclement avec la construction des logements de la Société immobilière du Cap-Vert (S.I.C.A.P.) et les lotissements de Fann, du Point E, des Zones A et B, de Bop, de Wagou Niayes, etc., conçus pour les citadins des classes moyennes ou supérieures. La constitution de localités suburbaines éloignées de Dakar et non déplaçables à souhait, telles que Grand Yoff et Pikine, annonce la dynamique d’intégration des villages lebu dans l’espace urbain, facilite pour de nombreux résidents l’accès à la propriété et actualise donc leur jouissance du droit à la ville  [12]. Elle conforte l’idée selon laquelle la grande ville est soumise à un procès d’éclatement en banlieues, périphéries, agglomérations satellites et en un centre urbain qui est le site des pouvoirs des élites qui l’assimilent à une agora. C’est dans ce dernier espace, assimilable à un réduit, que celles-ci livrent une lutte incessante contre des habitants des marges de la pauvreté à la recherche de subsides par des moyens illégaux et s’entêtant à venir leur disputer avenues, places publiques, monuments et autres constructions architecturales magnifiées  [13]. L’indépendance du Sénégal, acquise en 1960, n’a pas mis un terme à cette forme de dispute déployée aussi sur l’espace urbain dakarois.

L’assaut de l’État postcolonial

12Les nouvelles autorités publiques du Sénégal indépendant inscrivirent le contrôle des marginaux au centre de leur politique de maîtrise de l’espace urbain dakarois. De 1960 à 1979, elles s’appliquèrent à le barricader au détriment des mendiants, des prostituées, des marchands ambulants et des errants de toute sorte.

13Le vagabond et l’opposant politique, constamment diabolisés, ont été durant la période coloniale les deux figures centrales de la marginalité sociale qui ont focalisé l’attention des pouvoirs publics. Cet intérêt procède directement du fait que l’identité vagabonde  [14] et l’indocilité civique ont été perçues comme des perturbateurs de l’ordre dominant. Si l’opposant politique a continué à être la ligne de mire de la politique sécuritaire du régime senghorien, le vagabond, issu du milieu migrant, a été relayé par le mendiant couplé à la prostituée. Ces figures de la marginalité urbaine, au cœur des préoccupations productivistes et constructivistes des premières années d’indépendance, ont continué de hanter les nuits des dignitaires « socialistes ».

Éradiquer la mendicité et la prostitution

14La construction nationale, appuyée sur les cultes du travail et du civisme, et la référence au « socialisme africain », perçu comme une idéologie de désaliénation et d’intégration sociale, ont induit l’effacement de l’espace public des mendiants et des prostituées. C’est sous la direction de Mamadou Dia, président du Conseil entre 1960 et 1962, que ces axes ont été définis et mis en application. L’objectif d’effacement du marginal de la sphère publique a été une des priorités de la puissance publique. Rappelons que les premiers acteurs de la mendicité urbaine se recrutèrent parmi les enfants mineurs libérés de la condition captive, les populations affamées des zones rurales proches des villes comme Saint-Louis  [15] et les élèves de l’école coranique. Ils forment la catégorie de mendiants focalisant l’attention des pouvoirs publics coloniaux  [16], soucieux du rayonnement de l’école coloniale et influencés par la lutte engagée en Europe au XIXe siècle contre l’enfance errante et le travail des enfants  [17]. Les terroirs de la vallée du Fleuve Sénégal, dont le déclin est consécutif à la substitution de l’arachide à la gomme comme produit d’exportation stratégique, constituent un des principaux foyers de départ des enfants transformés en mendiants.

15A cette catégorie vinrent s’ajouter, aux premières heures de l’indépendance, les lépreux blanchis et quelques néo-citadins. Les feux de signalisation, les artères passantes, les lieux de culte, les marchés, les gares (routières et ferroviaires), les devantures des banques et magasins de commerce, etc., sont leurs lieux de fréquentation. Le centre de la ville de Dakar (le Plateau) demeure leur principal point de ralliement et, pour reprendre la théorie balzacienne des cercles  [18], le ventre « où se digèrent les intérêts de la ville et où se condense sous la forme dite affaires, se remue et s’agite par un âcre et fielleux mouvement intestinal » la foule des avoués, médecins, notaires, avocats, gens d’affaires, banquiers, gros commerçants, spéculateurs, magistrats capables de faire preuve de générosité en donnant des aumônes substantielles. La fréquentation assidue de cet espace est à mettre aussi à l’actif des « filles de noce » dont le renouvellement des effectifs porte l’empreinte des victimes des déperditions scolaires et des employées de maison  [19].

16Prostituées et mendiants, assimilés à des symboles de l’anormalité sociale, à des dangers pour la santé physique et morale de la nation sénégalaise en construction et à des agents de diffusion de l’oisiveté et du parasitisme  [20], firent l’objet de mesures coercitives de mise en ordre. Celles-ci ont pour noms : surveillance policière du centre urbain de Dakar, rafles, arrestations, fichage, refoulement dans les foyers d’origine et emprisonnement. Ce « nettoyage moral », n’épargnant ni les talibe (élèves de l’école coranique) ni les malades mentaux, cibla surtout « ces filles complexées, entachées de toubabisme  [21] [portant] des robes [qui s’arrêtaient] aux genoux, [et laissaient] voir leurs cuisses »  [22].

17Mais, plus que la répression, ce sont les opérations d’intégration et de réintégration sociales des mendiants et des prostituées qui ont imprimé un cachet particulier à la gestion des « fléaux sociaux ». Ainsi, en direction des enfants mendiants, la création de camps de travail  [23] et d’un service administratif d’éducation surveillée avait été envisagée. Dans la lutte contre la prostitution, le gouvernement organisa des campagnes d’affectation de conjoints aux prostituées en état d’arrestation. Les locaux des commissariats de police firent ainsi office de lieux de signature de pactes matrimoniaux  [24].

18L’éradication de la prostitution, « fléau » perçu comme une forme de déraison économique et d’agression de la cellule familiale, s’accordait avec la campagne politique visant à établir « une vie de discipline commune » qui implique une forte mobilisation pour « l’hygiène, la propreté, la correction, la politesse, l’investissement-travail, la réhabilitation du travail manuel qui permet de lutter contre le sous-emploi, de réduire les parasitismes sociaux (familial, de caste) et d’augmenter la capacité d’épargne »  [25]. Ces mesures furent abandonnées après le « coup d’État » de décembre 1962 qui se termina par le contrôle du pouvoir d’État par Léopold Sédar Senghor, cherchant jusqu’en 1968 à asseoir un pouvoir présidentialiste fort. Ce faisant, le contrôle politique de la rue détrôna le contrôle social de ce lieu de déconstruction du pouvoir d’État dans l’ordre des priorités gouvernementales.

Avant Mai 68 : une répression encore sélective mais moins spectaculaire

19La chasse aux partisans de Mamadou Dia, l’endiguement du mouvement communiste local, séduit par la lutte armée, le musellement quasi définitif en 1966 des autres partis d’opposition et les réformes institutionnelles productrices du régime présidentialiste ont constitué les grandes préoccupations du pouvoir central sénégalais. Aussi y eut-il, au cours de cette période, un glissement vers une gestion dépassionnée de la mendicité et de la prostitution. Toute une série de textes législatifs et réglementaires furent adoptés. Les prostituées demeurent la principale cible de la politique d’assainissement social. En effet, le pouvoir tenta de vaincre le péril vénérien en édictant des dispositions de contrôle serré et répété des « filles de noce » (fichage sanitaire, obligation de visite médicale périodique) avec la loi 66-21 du 1er février 1966 et le Code pénal (articles 234,235,318 et 323). On retrouve là l’influence du réglementarisme français. La satisfaction indispensable de la « demande sexuelle » des migrants et la nécessité pour les élites gouvernantes de disposer d’agents capables de fournir des renseignements fiables dans un contexte de filature d’opposants réels ou supposés et de collecte d’informations sur le pouls de la situation politique expliquent peut-être la volonté des autorités de renoncer à la formule de l’affectation forcée de conjoints aux prostituées.

20La répression s’abattait sur « les filles de joie » exerçant dans la clandestinité ou n’observant pas scrupuleusement les mesures réglementaires. Il en fut de même pour les mendiants évoluant en dehors des zones de tolérance (périmètres des lieux de culte et marges spatiales) ou ne répondant pas au profil acceptable dans le centre urbain, celui de l’élément occidentalisé jouant du violon. Ceux qui violaient cette réglementation subissaient différents types de sanctions : rafles, internement à Koutal pour les lépreux mendiants – au nombre de 12 000 en 1965 – et pour les mineurs dans un camp à créer au terme d’un projet de loi déposé en 1965  [26]. Ces interventions avaient surtout lieu à la veille et pendant les nombreuses visites d’officiels étrangers, les grandes rencontres sportives (Jeux de l’Amitié de 1963) et les parades culturelles (Festival mondial des Arts nègres de 1966). Pour les élites au pouvoir, la puanteur et la monstruosité des corps de ces « damnés » de la ville étaient autant de formes de nuisance et de laideur sociales à cacher aux observateurs étrangers.

21Les mendiants furent les premiers marginaux à s’organiser pour faire face à la violence physique de l’État sénégalais et capter les dons distribués par des structures caritatives et humanitaires comme la Croix Rouge. L’Association des Infirmes et Invalides du Cap-Vert, qui avait son siège à la rue Marsat dans le quartier Rebeuss (à la lisière entre le Plateau et la Médina), s’afficha comme un mouvement associatif pionnier.

22En plus de cet élément d’évolution, on peut mentionner, dans la gestion des « fléaux sociaux », l’adoption en 1964 par les pouvoirs publics de l’idée d’action sociale comme remède à la marginalité  [27] et l’importance croissante accordée au marchand ambulant dans la désignation des types de marginaux urbains à combattre. Sous ce dernier rapport, on saisit mieux la signification des textes réglementant la vente sur la voie et les lieux publics : décrets 66-540 du 9 juillet 1966 et loi 67-50 du 28 novembre 1967. La loi 68-664 du 10 juin 1968 clôture cette série d’actes administratifs à l’actif d’un État confronté, entre 1968 et 1973, à une crise de croissance.

Briser l’« identité vagabonde » et l’« encombrement humain »

23L’année 1968 ouvre une crise structurelle aiguë dans l’histoire du Sénégal post-colonial. En effet, le déclenchement dès 1967 d’un cycle de sécheresses, qui s’était traduit sur le terrain agricole par la chute de moitié de la production arachidière  [28], installa au cœur du monde rural ce que l’on appelait le « malaise paysan ». La crise de l’économie arachidière, que l’on peut expliquer aussi par l’intervention d’autres facteurs (comme la baisse du prix au producteur), aggrava l’appauvrissement des populations rurales et urbaines. Elle influa sur la persistance de tensions sociales telles que les grèves dans les écoles et les usines. Pour désamorcer ou enrayer les conflits, l’État employa des solutions dures : enfermement de paysans indociles (dans des seccos saupoudrés de produits toxiques), dissolution administrative de syndicats, emprisonnement de syndicalistes, enrôlement forcé de leaders du mouvement étudiant dans l’armée, exclusion de l’Université sénégalaise de leurs « lieutenants ».

24C’est dans ce contexte que le pouvoir central inaugura la prohibition de la prostitution des filles âgées de moins de 21 ans avec l’adoption de la loi 69-27 du 29 avril 1969. Mais il mit l’accent sur la répression des mendiants et colporteurs perçus comme des « forces du mal » avec l’impératif de promotion du tourisme, la nouvelle filière développante susceptible de pallier les moins-values engendrées par la crise de l’économie arachidière. Cette filière fit l’objet de nombreux égards : installation d’infrastructures d’accueil convenables, médiatisation de son importance avec la Semaine du tourisme organisée annuellement à partir de 1968, publicité des produits culturels offerts aux milliers de visiteurs européens, etc. Les profits à tirer des bourses de ces « enfants d’Europe gâtés par l’histoire » furent également bien évalués par des pauvres de la ville et des paysans appauvris réfugiés en ville. Ainsi, ils comptèrent obtenir leur part du pactole en tendant l’écuelle, en vendant des produits culturels dits « exotiques » ou en devenant des guides et des interprètes.

25Aussi y eut-il une compétition économique serrée entre le bloc État sénégalaishôteliers et les mendiants et colporteurs. Elle transparaît dans les discours de dépit, d’indignation et de dénonciation de la concurrence déloyale prêtée à ces derniers par les autorités officielles. Par presse écrite interposée, elles s’insurgèrent contre « une catégorie particulièrement gênante [...], celle des marchands ambulants qui, à partir du port ou de l’aéroport de Dakar-Yoff, harcèlent pas à pas le touriste, le retenant même, parfois, par la chemise »  [29]. On est tenté de dire que la peur s’installa de leur côté. Celle-ci semble avoir habité les hôteliers qui avaient tout à perdre d’une dévalorisation de la « destination Sénégal ». C’est pourquoi il importait de faire disparaître des rues de Dakar, de façon durable, les mendiants et les colporteurs ainsi que les autres figures de la marginalité.

26Ainsi furent prises des mesures radicales consistant en l’éloignement des malades mentaux dans les hôpitaux et villages psychiatriques, l’isolement des lépreux mendiants dans les villages dits de reclassement, la saisie et la vente des marchandises vendues sur la voie publique par les services de douane, l’emprisonnement (un à six mois) couplé ou non à une amende (20 000 à 200 000 francs C.F.A.) pour les colporteurs, l’envoi dans des centres de rééducation surveillée des enfants mendiants  [30].

27Excédé par la « violence symbolique » des corps des mendiants et par l’errance des colporteurs, le gouvernement a assimilé les uns et les autres à des « encombrements humains », ce qui suggère le caractère hygiéniste du traitement à leur appliquer. Le Conseil national de l’U.P.S. du 19 juillet 1972 consacré à l’urbanisme, a été le lieu choisi pour faire la promotion intellectuelle de l’expression. Les figures de la marginalité visées avec l’emploi de cette expression sont « les bana-bana ou marchands ambulants et les petits cireurs qui racolent les touristes, sans parler des voyous, les faux talibe qui mendient, quand ils devraient être à l’école, les lépreux, handicapés physiques et aliénés qui devraient être dans les hôpitaux ou les centres médico-sociaux »  [31].

28Le renforcement des sanctions prévues par la loi 67-50 du 29 novembre 1967, relative à l’exercice de certaines activités sur la voie et les lieux publics, est retenu comme la démarche idoine à adopter pour obtenir la maîtrise de l’espace urbain et l’instauration de la sécurité. A terme, il s’agit d’interdire le métier de colporteur et, en attendant, de rendre les peines plus dissuasives avec la « correctionnalisation » de l’infraction de simple police. Le recours à la procédure du flagrant délit permet de maintenir la célérité du traitement judiciaire des affaires. La sédentarisation obligatoire des vendeurs ambulants ne devant pas rimer avec la prolifération des occupations irrégulières des espaces marchands par les cantiniers, les tabliers et étalagistes encombrant les voies de passage, le pouvoir central sénégalais décida, en accord avec les élites municipales, de construire en 1974 des échoppes au marché Sandaga, sur l’avenue William Ponty et le long du boulevard de l’Arsenal  [32]. Le Conseil de Cabinet du 12 mars 1974 préconisa l’adoption d’une politique de fixation des commerçants ambulants consistant en l’élaboration d’une législation plus sévère. Pour enrayer l’« économie de la rue » (celle des colporteurs, des restaurateurs, des conducteurs de pousse-pousse et des réparateurs de cyclomoteurs), les sanctions prises ont pour noms : mise en fourrière du matériel de travail, amende à payer en vue de sa récupération (800 à 3 000 francs C.F.A.), droit de fourrière à honorer pour chaque objet (150 F dans la première quinzaine, 200 F du 16e jour au 90e jour et vente aux enchères publiques à partir du 91e jour)  [33].

29Contre la mendicité, « source d’une dégradation des valeurs traditionnelles » et à l’origine d’une aggravation des délits de viol, de recel et de vandalisme, les lois et règlements prohibitifs (voir, par exemple, les articles 245 et 246 du Code Pénal)  [34] avaient été jugés satisfaisants. Il ne restait qu’à les mettre en œuvre avec vigueur et sans complaisance. C’est pourquoi les lépreux et les malades mentaux faisant l’objet d’un arrêt judiciaire subirent, de nouveau, un traitement carcéral et asilaire dans des villages de reclassement, hors des centres urbains.

30Parmi les autres moyens et formes de lutte adoptés ou préconisés contre les « encombrements humains », il convient de retenir la mise sur pied d’une brigade spéciale de police  [35], la dynamisation du centre de Thiaroye pour le « triage » des mineurs vagabonds  [36], la création de centres de rééducation. Avec la « campagne d’information et d’éducation des populations », la presse rendait régulièrement compte des résultats de la lutte contre ceux qui entravaient la politique de promotion touristique, menaçaient la sécurité des personnes et des biens dans la capitale soumise à la rapide montée de la marginalité économique. Le quotidien gouvernemental Le Soleil s’était particulièrement illustré dans cette tâche en faisant connaître notamment « les mesures énergiques de refoulement en dehors du territoire national prises à l’encontre des étrangers qui constituent les gros des effectifs du colportage », la décision d’interner les mendiants (au centre de triage de Thiaroye ou à la fourrière municipale de Grand Yoff) et de traduire en justice les marabouts livrant des talibe à la mendicité  [37].

31Mais les résultats de la répression sont mitigés. L’intervention de la brigade spéciale de police chargée d’opérer les rafles et d’évacuer les indésirables dans des centres d’accueil avait souffert de la faible capacité des structures d’accueil. Malgré le succès de son quadrillage du centre urbain pour chasser les marchands ambulants, qui voulaient échapper aux servitudes attachées à la profession commerciale (Le Soleil, 7 mai 1974), elle accomplissait un véritable travail de Sisyphe car beaucoup de gens raflés étaient des récidivistes. Dès lors, il n’est pas étonnant qu’en 1977, à l’occasion d’un conseil national du parti-État faisant suite à cinq conseils interministériels également consacrés à la lutte contre « les encombrements humains », Alioune Badara Mbengue, alors ministre de la Santé et de l’Action sociale, constate que « la mendicité est à son paroxysme dans les endroits rentables : feux de signalisation, magasins d’alimentation, banques. Les vendeurs à la sauvette, plus audacieux et arrogants que jamais, persistent à imposer leur pacotille avec force tirades et balivernes, les talibe de moins en moins enclins à la sagesse coranique se muent en délinquants spécialisés dans le domaine du larcin »  [38]. Le constat d’échec est dressé aussi par le Premier ministre. S’adressant en juin 1977 à ses ministres, il avoua que « les nombreuses décisions qui furent prises permettaient de croire qu’un assainissement de la situation n’allait pas tarder à se faire sentir. Malheureusement, force est de constater que celle-ci ne s’est pas améliorée et le centre de Dakar est toujours envahi par une horde de mendiants vagabonds, bana-bana, gardiens de voitures et porteurs occasionnels, etc., et qui y font pratiquement la loi »  [39].

Moins d’ostracisme des pouvoirs publics ?

De nouveaux types de marginaux

32Le renforcement de la dépendance du Sénégal, observable entre les années 1979 et 1994 qui bornent l’ajustement de l’économie, s’accompagne d’une augmentation spectaculaire du nombre des handicapés recensés à Dakar. Les autorités républicaines, qui ont renoncé au « socialisme africain » au profit du libéralisme que l’on tente de masquer en brandissant l’étendard du technocratisme ou celui de la social-démocratie, enregistrent un échec cuisant dans leur tentative de réduire à la portion congrue la population des marginaux. L’échec est à mettre en relation avec les coûts sociaux fort élevés des politiques d’ajustement structurel.

33La multiplication des fermetures d’entreprises consécutives à la dé-protection du secteur industriel a jeté sur le pavé un nombre croissant de chômeurs, tandis que la ville, qui, jusqu’ici, avait servi d’exutoire à la crise rurale et de réceptacle aux flots de ses migrants, s’est mise à produire pauvres, déviants et marginaux  [40]. L’école continue de produire des exclus  [41], et ses diplômés sont confrontés à un marché du travail où l’offre n’a jamais, au cours de la décennie 1980-1990, couvert 50 % de la demande  [42]. Avec la rapide saturation des secteurs d’activités informelles de survie, imputable au nombre élevé des candidats qui s’y investissent, on assiste à une forte détérioration du pouvoir d’achat des citadins. Cet indicateur chute de 35 % entre 1981 et 1988. Cette situation a destructuré beaucoup de cellules familiales et produit un nombre élevé d’enfants en situation très difficile  [43].

34Mais plus que l’accroissement des effectifs de marginaux, c’est l’apparition d’une marginalité de type nouveau qui focalise l’attention. Beaucoup de marginaux sont désignés par des vocables qui renvoient à la violence, à des procédures de rupture sociale et à l’errance déviante. Formant des bandes de dix à vingt enfants et adolescent(e)s, ils sont à l’origine d’une véritable économie de prédation pour compléter les rares revenus qu’ils se procurent dans les menus services (portage, cirage...). C’est ce qui fait d’eux de nouveaux types de marginaux dont l’identification a nécessité la production d’un vocabulaire social qui rend compte de la prégnance du bricolage linguistique. Les termes les plus usités sont jenguman (jeng en wolof qui signifie entrave en fer ou en bois utilisée pour tenir un animal ou un esclave et man tiré de la langue anglaise) et faxman. Avec ce dernier vocable formé du radical fax qui signifie « s’arracher » (en parlant d’une branche d’arbre), la métaphore renvoie ici à l’arrachement de l’individu de la cellule familiale, voire de la société  [44]. Lorsqu’ils ne sont pas en conflit avec la société, ils peuvent revendiquer leur appartenance au monde des bujumaan (fouilleurs de poubelle) et dénombrer dans leur entourage, notamment celui des aînés sociaux, des nurumaan (vendeurs sans marchandises), désignés aussi par les termes de rangumaan et maroodemaan[45].

35Connus pour leur pratique du gainz, autodestructive et transgressive des normes sociales et légales  [46], les adolescents en conflit avec la loi investissent les espaces centraux de la ville, leur terrain de chasse privilégié. Ils y élisent domicile en occupant les bâtiments désaffectés, les grottes en bordure de mer, les sas des lieux de culte. Il en résulte une aggravation du processus d’exclusion et un renforcement de leur image négative produite par la société et les pouvoirs publics.

Une police du Prince débordée

36Quand la presse fait écho aux plaintes des populations victimes de la prédation des marginaux, en particulier de celle des nouveaux coupeurs de route appelés « agresseurs », l’administration mobilise des forces de police considérables pour démanteler les bandes des enfants des rues, mettre hors d’état de nuire plusieurs catégories de marginaux. L’atteste la multiplication des opérations dites « karangé », « saphir », « éclair »  [47]. L’incapacité des services de police à porter « le danger dans le camp des marginaux » est plus qu’avérée. Chaque opération de rafle, couverte largement par la presse, révèle que la majorité des interpellés sont des multirécidivistes  [48].

37Face à l’impuissance des pouvoirs publics à éradiquer l’insécurité urbaine, les populations privatisent la sécurité. Les citadins nantis font appel aux services des sociétés de gardiennage, tandis que les couches sociales déshéritées mettent en place des milices de quartier  [49]. La presse rend compte du déploiement des miliciens en ces termes : « Au début, seules les banlieues comme Pikine, Thiaroye, Guédiawaye, Ouakam et Yeumbeul étaient touchées [...]. Aujourd’hui, face à l’insécurité qui se développe dans la capitale, les populations s’organisent [...]. Excédées par ce qu’elles appellent « l’impuissance de la police », les populations ripostent. Rares sont aujourd’hui les quartiers de Dakar qui n’ont pas constitué leur brigade de vigilance ou leur comité de surveillance nocturne. Ces milices privées sont le plus souvent armées. Le voleur ou supposé est roué de coups, piétiné et abandonné sur le macadam. Les cas de décès sont fréquents » (Le Soleil, 25 avril 1994).

38Cette substitution de la violence collective à l’action jugée insuffisante ou défaillante des pouvoirs publics forme le lit d’effets pervers dont, entre autres, la banalisation de l’usage d’armes de plus en plus meurtrières. Elle est la pire des réponses à cette marginalisation destructive, cri de détresse des jeunes des groupes sociaux les plus fragilisés par la crise et les programmes d’ajustement structurel.

De nouvelles formes de gestion

39La célébration par les Nations Unies de l’année des handicapés physiques offre l’occasion d’infléchir la politique de répression en direction de certaines catégories de marginaux. Les pouvoirs publics mettent le cap sur d’autres formes de gestion de la marginalité sociale. Ainsi, le 17 décembre 1981, le Président de la République inaugure le Centre de Rééducation pour Enfants handicapés physiques financé par le Fonds national d’Action sociale. Les handicapés visuels font également l’objet d’une attention soutenue avec la création d’une école de formation à Thiès. Par le biais de leurs diverses associations et de leaders charismatiques, les personnes handicapées sont associées à différentes instances politiques et administratives où se prennent les décisions les concernant. Les non-voyants parviennent à obtenir une modification de la grille des programmes de la radiotélévision publique. Ils animent une émission dénommée « La canne blanche » et se présentant comme un moment de communion entre eux, de célébration renouvelée de la reconnaissance politique de leur utilité sociale, d’énonciation en pointillé ou non de revendications et de lignes de conduite à adopter en vue d’une bonne gestion des relations humaines.

40Ces timides balbutiements d’une politique de rupture avec la prise en charge centrée prioritairement sur la répression de la marginalité procèdent de la découverte par le pouvoir central du poids politique des associations de personnes handicapées  [50] qui, à la faveur de l’« ouverture démocratique », monnaient leurs « voix électorales » avec tous les pouvoirs établis  [51], ainsi que de la capacité de la « société civile » à influencer ou à contrecarrer les politiques publiques. C’est le cas avec les associations caritatives religieuses ou laïques. Certaines d’entre elles somment la puissance publique de mettre au point une philosophie de prise en charge de la misère sociale conforme aux préceptes du Coran. Cette sommation, qui est à mettre en rapport avec la logique de surenchère actionnée en vue de bénéficier du soutien des bailleurs de fonds arabes  [52], a préoccupé les autorités gouvernementales en ce qu’elle représente une charge corrosive pour les légitimités de l’État.

41Contrainte de remodeler son approche de la gestion de la marginalité, la puissance publique a effectué une discrimination entre les marginaux économiques et les déviants pour bénéficier de l’argent provenant de l’aide internationale relative à la prise en charge de la misère. L’évolution des structures institutionnelles publiques intervenant dans ce secteur rend compte de sa volonté de s’entendre avec les bailleurs de fonds extérieurs et de capter une partie de leurs donations. Ainsi, on est passé d’un secrétariat d’État à l’Action sociale avant le Sommet mondial pour les Enfants (New York, 29-30 septembre 1991) à un ministère délégué devant s’occuper de la condition de la femme et de l’enfant.

Conclusion

42Les figures de la marginalité renvoient à des paysages et à des acteurs sociaux que les puissances publiques coloniales et postcoloniales ont tenté de soustraire aux regards des résidents dakarois et des visiteurs. Au-delà de l’enjeu du déploiement d’une autre histoire de l’image de Dakar  [53], la volonté politique d’effacer le marginal de la scène urbaine participe de la construction d’une hégémonie politique garante du succès des stratégies de rentabilisation du projet de domination coloniale, de valorisation du « socialisme africain » et d’accession au marché des capitaux du tourisme et de la philanthropie.

43La rue est le lieu par excellence où les pouvoirs publics de la postcolonie ont combattu la dangerosité sociale incarnée par la « fille de noce », le marchand ambulant, le mendiant et le vagabond. La répression policière, l’enfermement et l’exclusion du territoire de la ville ont été, entre 1960 et 1979, les principales réponses officielles à la présence multipliée des marginaux. A partir de cette dernière date et jusqu’en 1994, on assiste au déroulement du cycle de l’ajustement structurel de l’économie sénégalaise dont les coûts sociaux sont élevés. En quête d’une légitimité et d’une hégémonie politiques dans un contexte de (dé)montages de scrutins et de contentieux électoraux, les nouveaux « technocrates » qui contrôlent le pouvoir central organisent la pêche aux voix des votants au sein des marginaux tout en ne dédaignant pas de capturer l’aide (inter)nationale qui leur est destinée. La répression des figures humaines de la marginalité n’étant plus systématique, les décideurs politiques locaux ont été condamnés à s’exercer à la confection ou à la protection de filets de « sécurité sociale » susceptibles de contribuer à l’endiguement des dynamiques de déconstruction de l’État-nation ou des modèles de gouvernement autocratique.

Notes

  • [*]
    Maîtres de conférences d’histoire à l’Université Cheikh Anta Diop, Dakar.
  • (1)
    H. LEFEBVRE, Le droit à la ville, suivi de Espace et politique, Paris, Éditions du Seuil, 1972.
  • (2)
    Archives nationales du Sénégal (A.N.S.), L11, Alignement des rues à Dakar. 1884-1886.
  • (3)
    A.N.S., 3 G 160, Village et mosquée de Médina. 1914-1918.
  • (4)
    A.N.S., H 22, Hygiène à Dakar. 1919-1920.
  • (5)
    A.N.S., H 20, Hygiène à Dakar. 1910-1915.
  • (6)
    H. LEFEBVRE, Le droit à la ville, op. cit., p. 104.
  • (7)
    A.N.S., P 167, Urbanisme de Dakar. Rues et places. 1901-1918.
  • (8)
    A.N.S., 3 G 160, Village et mosquée de Médina. 1914-1918.
  • (9)
    A.N.S., P 180, Assainissement de Dakar. 1908-1909.
  • (10)
    A.N.S., 3 G 160, Village et mosquée de Médina. 1914-1918.
  • (11)
    M. VERNIÈRE, Volontarisme d’État et spontanéisme populaire dans l’urbanisation du Tiers monde. Formation et évolution des banlieues dakaroises : le cas de Dagoudane Pikine, thèse de 3e cycle de géographie, E.P.H.E. VIe section, 1973.
  • (12)
    H. LEFEBVRE, Le droit à la ville..., op. cit.
  • (13)
    Ibid., p. 55.
  • (14)
    J.-C. BEAUNE, Le vagabond et la machine : essai sur l’automatisme ambulatoire, Seyssel, Champ Vallon, 1983.
  • (15)
    M.C. DIOP, « L’administration sénégalaise et la gestion des “fléaux sociaux”. L’héritage colonial », in C. BECKER, S. MBAYE et I. THIOUB (dir.), A.O.F. : réalités et héritages. Sociétés ouest-africaines et ordre colonial, 1895-1960, Dakar, Direction des Archives du Sénégal, 1997, p. 1128-1150.
  • (16)
    Le décret du 18 septembre 1936 prévoit des sanctions sévères à administrer aux parents ou tuteurs d’enfants livrés à la mendicité et l’internement de ces derniers, dans un établissement public ou privé, en cas de récidive.
  • (17)
    J.-C. BEAUNE, Le vagabond..., op. cit. O. FAYE, L’urbanisation et les processus sociaux au Sénégal : typologie descriptive et analytique des déviances à Dakar, d’après les sources d’archives, de 1885 à 1940, thèse de 3e cycle d’histoire, Université Cheikh Anta Diop, Dakar, 1989.
  • (18)
    B. FRICKER, « L’or et le plaisir, ou Paris en scène dans La fille aux yeux d’or de Balzac », Cahiers du C.R.I.C., 6,1992, p. 10.
  • (19)
    S. DIALLO, Contribution à l’étude du phénomène de la migration au Sénégal : les jeunes filles sereer et diola à Dakar, mémoire de maîtrise de sociologie, Université de Dakar, 1981, p. 76-77.
  • (20)
    M.M. NDIAYE, Des « fléaux sociaux » aux « encombrements humains » : essai d’approche de l’évolution de la sensibilité aux questions sociales à travers la presse quotidienne de 1960 à 1975, mémoire de maîtrise de sociologie, Université de Dakar, 1979, p. 45.
  • (21)
    Du terme « toubab » désignant les Européens.
  • (22)
    M. SISSOKHO, « Le nettoyage moral de Dakar », Paris-Dakar, 7 juin 1960, p. 3.
  • (23)
    M.M. NDIAYE, Des « fléaux sociaux »..., op. cit., p. 38.
  • (24)
    G.O. SÈYE, « Succès éclatant du pacte matrimonial de Bargny », Dakar-Matin, 20 juillet 1961, p. 3; M.M. NDIAYE, Des « fléaux sociaux »..., op. cit., p. 59-61.
  • (25)
    M. DIA, « La procédure que nous avons suivie pour aboutir à l’indépendance était particulièrement réaliste et efficace », Paris-Dakar, 10 juin 1960, p. 1 et 3.
  • (26)
    M.M. NDIAYE, Des « fléaux sociaux »..., op. cit., p. 72,74,86.
  • (27)
    Ibid., p. 71.
  • (28)
    F. BOYE, « Les mécanismes économiques en perspective », in M.C. DIOP (dir.), Sénégal. Trajectoires d’un État, Dakar, C.O.D.E.S.R.I.A., 1992, p. 39-94; F. ZUCCARELLI, La vie politique sénégalaise (1940-1988), Paris, C.H.E.A.M., 1988, p. 113-127.
  • (29)
    M.M. NDIAYE, Des « fléaux sociaux »..., op. cit., p. 2.
  • (30)
    Ibid.
  • (31)
    L.S. SENGHOR, « Rapport introductif au Conseil national de l’U.P.S. », Le Soleil, 20 janvier 1975, p. 3.
  • (32)
    A. BÂ, « Pour fixer les bana-bana : multiplier les points de vente », Le Soleil, 15 mars 1974, p. 3.
  • (33)
    Le Soleil, 28 février 1974, p. 4.
  • (34)
    La peine de prison d’une durée d’un mois au minimum et d’un semestre au maximum est prescrite par le premier article. La pénalité touche à la fois les mendiants et les personnes livrant à la mendicité des jeunes âgés de 21 ans au maximum.
  • (35)
    A. BAUDIN NDIAYE, « Bientôt une brigade spéciale de police chargée des rafles », Le Soleil, 7 mai 1974, p. 4; A. AGBOTON, « Réinsertion et protection sociales pour les “marginaux” », Le Soleil, 9 mai 1975, p. 3; M.L. DIA, « L’option est prise d’interdire le métier de colporteur (affirme M. Coumba Ndofféne Diouf) », Le Soleil, 20 janvier 1975, p. 6.
  • (36)
    M. YOUM, Le rôle du centre de triage de Thiaroye dans la prévention de la délinquance infanto-juvénile, mémoire de fin d’études, section des éducateurs spécialisés, Dakar, E.N.A.E.S., 1978.
  • (37)
    A. BÂ, « La mendicité est devenue une fonction », Le Soleil, 16-17 mars 1974, p. 3; A. BAUDIN NDIAYE, « Bientôt... », art. cit., p. 4.
  • (38)
    I.M. MBOUP, « Contre les encombrements humains et la divagation des animaux. Arsenal renforcé », Le Soleil, 2 mai 1977, p. 3.
  • (39)
    M. DIOP, Occupation et utilisation des espaces urbains : approche socio-spatiale de l’encombrement humain. Cas du quartier Plateau, mémoire de maîtrise de géographie, Université C.A. Diop, Dakar, 1990, p. 130.
  • (40)
    R. VUARIN, « L’enjeu de la misère pour l’islam sénégalais », Tiers-monde, juillet-septembre 1990, p. 601-621. Les études menées sur la question confirment cette donnée nouvelle, remettant en cause certaines idées issues des périodes antérieures : la déviance et la marginalité seraient le fait de l’exode rural. Certes ils sont encore nombreux dans le commerce ambulant, ce que révèlent les variations saisonnières des rafles dans ce secteur. Les nouvelles formes de déviances et de marginalité sont surtout le fait de natifs et/ou de résidents permanents des centres urbains.
  • (41)
    Dans l’enseignement élémentaire, la sélection-élimination rejette chaque année 55 % des candidats ajournés à l’entrée en sixième. A. SYLLA, « L’école : quelle réforme ? », in M.C. DIOP (dir.), Sénégal..., op. cit., p. 379-430.
  • (42)
    Après la déflation opérée sur les effectifs de la fonction publique par les opérations d’intéressement financier aux départs volontaires des fonctionnaires, le recrutement dans ce secteur est quasiment gelé, au moment où la restructuration des entreprises parapubliques privatisées supprimait 7 000 emplois. Ministère de la Femme, de l’Enfant et de la Famille, Plan d’action de la femme, Dakar, 1991; M. FALL, « Jeunesse et entreprise au Sénégal : de la mystique de l’alternative au credo “managerial” », in H. D’ALMEIDA-TOPOR, C. COQUERY-VIDROVITCH (dir.), Les jeunes en Afrique. Évolution et rôle ( XIXe - XXe siècles), Paris, L’Harmattan, t. I, 1992, p. 501-513.
  • (43)
    Les statistiques officielles révèlent une situation alarmante des enfants des rues ou en danger moral de la région de Dakar. Leur nombre est estimé en 1994 à 30 000. En mai 1988, les données les concernant sont les suivantes : – enfants travailleurs (6-9 ans) : 151 113; – enfants handicapés (0-14 ans) : 39 847; – enfants placés dans des institutions caritatives ou judiciaires : 6 230; – enfants mendiants : 50 à 100 000; – enfants réfugiés ou rapatriés : 27 329. Ibid.
  • (44)
    G.T. GAYE, Enfants et jeunes de la rue à Thiès : les fagmaan. Stratégies de survie et facteurs psycho-affectifs, mémoire de maîtrise de sociologie, Université C.A. Diop, Dakar, 1995; S. SY, Des jeunes de la rue à Thiès : les fagmaan, mémoire de fin d’études, section des éducateurs spécialisés, E.N.A.E.S., Dakar, 1989.
  • (45)
    O. FAYE, De « l’économie réelle » au marché Sandaga (Dakar) : les pratiques de la transaction des talibé murid, Dakar, 2002.
  • (46)
    La pratique du gainz consiste à inhaler un chiffon imbibé d’essence ou de solvants cellulosiques aux effets très nocifs sur les organes respiratoires et le système nerveux. Elle procure une ivresse immédiate et provoque une agressivité aiguë (J.-F. WERNER, Marges, sexe et drogue à Dakar. Enquête ethnographique, Paris, Karthala-O.R.S.T.O.M., 1993, p. 323-345; S. NÉDÉLEC, « Les enfants du gainz », Plein Sud, mai-juin 1992, p. 7-9). Les actes d’automutilation sont courants comme moyen de défense contre la traduction devant les tribunaux. Les enfants de la rue raflés n’hésitent pas à se lacérer la peau, convaincus qu’ils sont que, dans certains états, la police risque d’être accusée de sévices corporels à leur endroit.
  • (47)
    Nom de code des opérations de police contre la délinquance urbaine dans la région de Dakar.
  • (48)
    En avril 1994,730 interpellations avaient « mis hors d’état de nuire » des marginaux dakarois, alors qu’en février de la même année 1 262 arrestations facilitèrent la neutralisation des délinquants de la capitale. Ces faits sont rapportés par Le Soleil. Ce journal, proche du pouvoir, appelait « les populations [...] à dénoncer certaines pratiques délictueuses » et à soutenir les « forces de l’ordre, [...] déterminées à atteindre leur objectif qui est simplement de mettre la peur dans le camp des marginaux » (Le Soleil, 25 avril 1994).
  • (49)
    M. DIOP et O. FAYE, « Dakar : les jeunes, les associations et les autorités », in G. HÉRAULT et P. ADE-SANMI (dir.), Jeunes, culture de la rue et violence urbaine en Afrique, Ibadan, I.F.R.A., 1997, p. 147-213.
  • (50)
    Les associations les plus dynamiques sont l’Union nationale des Aveugles du Sénégal et l’Association nationale des Handicapés moteurs du Sénégal (A.N.H.M.S.). Ce mouvement associatif est appuyé par la Croix Rouge norvégienne, Good Will Industries of America, la Coalition des Personnes handicapées du Canada, l’Association des Handicapés de France.
  • (51)
    A la veille des élections générales de février 1988, la réception du bureau de l’Association sénégalaise des Handicapés moteurs par le leader du parti d’opposition le plus représentatif numériquement a été largement couverte par la presse de cette formation politique. L’épouse de l’ancien chef de l’État sénégalais (Abdou Diouf) s’était également investie dans le secteur, par le biais de la Fondation Solidarité Partage.
  • (52)
    Les trajectoires suivies par l’Ayatollah de Kaolack et le promoteur de l’O.N.G. dénommée Jamra illustrent la capacité de l’État à « capturer » au cours de sa quête clientéliste certains leaders d’opinion assimilés à de grands électeurs.
  • (53)
    Cf. É. COHEN, Paris dans l’imaginaire national de l’entre-deux-guerres, Paris, Publications de la Sorbonne, 1999.
Français

La réinvention de la citoyenneté et la construction d’une ville sécuritaire sont à l’origine de la répression quasi systématique des marginaux de Dakar par l’État sénégalais. Confronté à une forte crise de croissance à partir de 1979 et contraint de promouvoir la démocratie, il initie, parallèlement à la politique du gros bâton, un jeu de séduction et d’assistance de ces acteurs sociaux.

Ousseynou Faye
Ibrahima Thioub [*]
  • [*]
    Maîtres de conférences d’histoire à l’Université Cheikh Anta Diop, Dakar.
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