CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1S’il fallait faire un portrait musical de Kinshasa, cette ville lovée sur les bras du Congo–sur une section où le fleuve après un parcours de plus de quatre mille kilomètres à travers l’une des forêts tropicales les plus luxuriantes du globe s’étale sur le Pool Malébo comme un géant assoupi –, le répertoire de la musique populaire offrirait sans peine une panoplie de chansons évocatrices. Mieux que beaucoup d’écrits, ces chansons traduiraient assez fidèlement les métamorphoses d’une ville devenue au fil d’un siècle une métropole insaisissable.

2En 1961, Joseph Kabasele (alias Grand Kallé) compose une chanson qui à elle seule symbolise les tribulations d’une ville miroir qui séduit, éblouit et déroute les jeunes migrants qui y affluent. La chanson, comme la plupart des succès musicaux des années 1960, commence sur un air de complainte assez banale pour ces années : un jeune migrant, ruiné par le train de vie dispendieux auquel l’oblige une amante, se plaint à ses amis et doit se résoudre à battre en retraite au village qu’il avait quitté.

3Dans le deuxième couplet, le coupable n’est plus l’amante capricieuse et dépensière mais une ville au visage de Circé, captivante, aux noms multiples, devant laquelle le jeune travailleur devient une victime presque consentante.

4

Ô, Kisasa makambo !
Mikolo nionso feti ne feti na sala boni
Natiya mwa loleya na posi
Ekobima ngai awa nakozonga wele wele
Chèque na ngai ko esila kala
Bipayi nadefaka bakanga pointage kala
Mboka ko moko kombo ebele
Kisasa, Kini Malebo, Lipopo, Leoville...
(Disc 01)
[Oh, Kinshasa aux mille et un problèmes !
Chaque jour n’est que fête : que deviendrai-je ?
Quand je garde un peu d’argent en poche [...]
Tout part : dans quelle misère quitterai-je cette ville ?
Mon chéquier est épuisé depuis longtemps
Et on refuse désormais de me faire crédit
Que de noms pour une seule et même ville
Kinshasa, Kin-Malébo, Lipopo, Léoville...]

5Ce glissement thématique de la femme à la ville trouble le chercheur, qu’il soit historien ou géographe, sociologue ou démographe, qui souvent ne s’intéresse guère à ce que la ville représente pour ses habitants, mais plutôt aux événements qui s’y déroulent, aux données chiffrées qui permettent de saisir à la fois sa vitalité et ses métamorphoses, à sa croissance spatiale et aux contours des groupes qui la peuplent. Ce que je propose dans cet article est un regard neuf ou, plutôt, une lecture renouvelée de la société urbaine à travers sa musique.

6Si la ville est représentée à travers les traits de l’amante implacable mais tellement séduisante et si la relation entre les jeunes travailleurs et le théâtre de la ville est décrite à l’aide d’un système sémantique ludique et passionnel, c’est que Kinshasa au tournant des années 1950 est éminemment la ville où les femmes, notamment les femmes jeunes, occupent une place disproportionnée à leur poids démographique  [1].

7Depuis les premiers travaux des sociologues coloniaux  [2] jusqu’aux recherches plus récentes des démographes et des historiens  [3], il y a eu un silence coupable sur la présence de ces femmes dans la ville car dans la plupart des cas ces chercheurs ont privilégié des sentiers battus : les archives, les monographies coloniales et, dans une moindre mesure, les témoignages oraux. Que les chercheurs coloniaux aient négligé de souligner et d’explorer la place centrale des femmes dans la ville n’est pas pour nous surprendre. Il faut en revanche s’étonner de leur oubli dans des études plus récentes. Commençons d’abord par les études, désormais nombreuses, consacrées à la musique congolaise. L’ouvrage de Manda Tchebwa, qui est loin de n’être qu’une simple chronique, reconnaît que la femme « est dissertée en permanence par les meilleurs compositeurs de l’époque »  [4], mais ne lui accorde guère que la portion congrue. Elle est également absente de l’étude intime et bien documentée de Gary Stewart  [5] qui, soucieux de répertorier la présence des femmes dans la profession musicale sur les deux rives du Congo, ne leur consacre cependant que deux ou trois pages. On s’étonne également que Graeme Ewens  [6] ait passé sous silence le rôle des femmes libres de Kinshasa dans sa biographie du plus grand musicien congolais, Franco, dont la carrière prodigieuse leur doit pourtant beaucoup. Du côté des études de sociologie et d’histoire urbaines, les femmes n’apparaissent guère que pour équilibrer un tableau qui garantit aux hommes le beau rôle. La belle excuse de l’absence des sources, qui rendrait plus délicate une inclusion significative des femmes dans les études urbaines, ne tient plus devant l’évidence qu’offre la musique populaire congolaise. Même si elle s’est développée comme l’arène des hommes, cette musique n’a pu le faire que grâce à la présence des femmes en ville. L’utilisation des sources discographiques nous permet d’entrevoir le théâtre de la ville, côté cour et côté jardin, non pas seulement comme une unité géographique, statistique et culturelle, mais également comme une communauté imaginée et représentée par ses acteurs.

8En guise d’avertissement exégétique, il convient de souligner le caractère plurivoque et presque ésotérique des textes lyriques de la musique populaire congolaise. Prenons, par exemple, les paroles de Africa mokili mobimba, cette rumba palpitante du début des années 1960. Tout a l’air dès les premières strophes d’une complainte amoureuse classique qui commence habituellement par les frustrations de l’amant qui, attisées par la jalousie, produisent la séparation.

9

Awa ngai na vandi
Motema mobongi te, o
Okomi omonisa ngai ba mbanda na miso
Nakei mobembo sima na ngai banzaka
Kokanisa te chérie nakozongela yo
(Disc 02)
[Tel que je suis ici
Mon cœur n’est pas tranquille parce que
Tu commences à m’exhiber tes courtisans [...]
Je pars en voyage et je te laisse réfléchir
Mais ne pense pas, chérie, que je te reviendrai]

10Mais alors qu’il s’attend au dénouement de ce drame amoureux, l’auditeur devient témoin d’une sorte de translittération, où chaque élément du drame amoureux est transposé dans un tout autre (con)texte. L’amant éconduit devient la rumba congolaise qui, mécontente de partager le cœur des mélomanes kinois avec d’autres musiques venues d’ailleurs, décide de partir à la conquête du monde, en commençant par les autres villes du Congo, Brazzaville, l’âme sœur et le miroir de Kinshasa, le reste de l’Afrique, l’Europe, l’Amérique enfin. Parfois abscons et ésotériques, ces textes musicaux n’en sont pas moins riches dans ce qu’ils nous révèlent les métamorphoses de la ville à travers les représentations et l’imaginaire, souvent idiosyncratiques, de ses habitants.

11Que nous apprennent donc ces textes sur la ville coloniale au tournant des années 1950 ou, pour formuler la question autrement, quels sont les transferts de sens qui s’opèrent entre cette réalité en devenir qu’est Kinshasa et ses représentations à travers une culture populaire  [7], la musique, elle-même en métamorphose perpétuelle ? La musique est tributaire de la ville, de son humeur et de ses scènes de vie; elle est comme une seconde vie de la ville; elle capture et interprète à la fois les caprices, les tendances, les modes et les usages qui se développent en ville en les traduisant dans sa langue propre. Mais la musique est aussi nourricière, créatrice de modes nouvelles; elle est une source féconde à l’aide de laquelle les citadins renouvellent leurs goûts et leurs envies, mais aussi un miroir dans lequel ils contemplent leurs propres métamorphoses. En un mot, la musique est le théâtre de la ville.

Le « malville »

12De la ville coloniale ou de son avatar postcolonial, la musique congolaise témoigne d’abord de son hybris. La ville écrase ses habitants par sa démesure et ses poussées fébriles et les musiciens semblent s’être donnés à cœur joie de railler tout en éduquant les provinciaux venus à la conquête de la ville. Parmi tant d’exemples, retenons la rumba mélodieuse, mais non moins didactique, d’Alphonse Lufungula, Prince Baudoin, qui recrée de manière originale l’ambiance fébrile de Kinshasa au début des années 1950 et met en garde les citadins nouveaux venus contre les dangers de la circulation (Disc 03).

13La croissance rapide de Kinshasa, comparée à Brazzaville, fait également l’objet de nombreuses compositions musicales, parmi lesquelles un morceau que l’on doit au musicien De Malo (Disc 04). Ce texte relate sur le mode burlesque la visite à Kinshasa de quelques Brazzavillois, décrits comme des rats des champs. Leur dépaysement devant cette ville aux allures de Klondike, fourmillant d’une flopée de gagnedeniers vaquant ça et là à leurs besognes, une ville qui à leurs yeux paraît gigantesque, annonce déjà ce thème récurrent dans la chanson populaire congolaise qui présente la ville comme un Cronos des temps modernes dont Mongo Beti se fit l’écho dans Ville cruelle. On retrouve ce thème dans toute sa vigueur dans un morceau de biguine hybride du compositeur Paul De Wayon, qui allie l’accordéon, instrument emprunté tout droit aux guinguettes du Paris des années 1930, aux mélopées saccadées du Haut-Congo. L’histoire, probablement survenue au musicien lui-même, décrit une rixe dans laquelle le héros de la chanson s’est laissé impliquer.

14

Nalekaki na ngai na njila
Nakutani na ngai na etumba
Louis na mwasi bakobunda
Elobaki ngai na sukisa e
[En cours de route
Je tombe sur une bagarre
Louis et sa femme se battent
J’ai voulu intervenir]

15Tandis que notre héros s’évertue à séparer les belligérants, survient la police coloniale qui embarque tous les protagonistes au poste, l’un pour servir de témoin, les autres pour répondre des troubles dont ils ont été la cause.

16

Baninga bokeba likambo ya témoin
Na mboka mondele nzoka makambo e
(Disc 05)
[Mes amis, méfiez-vous d’être pris comme témoins
La ville du blanc abonde de problèmes]

17En emprutant aux catégories analytiques élaborées par James Scott  [8], il s’agit bien ici de ce qu’il a identifié comme étant les armes des faibles (weapons of the weak), expression qui embrasse une théorie mécomprise, employée à mauvais escient dans beaucoup d’études concernant les groupes marginalisés ou opprimés. Scott a observé chez les paysans malais, groupe auquel il a consacré une étude antérieure  [9], une double attitude vis-à-vis de leurs supérieurs dans la hiérarchie sociale qui, en Malaisie comme ailleurs, a fait de la propriété foncière non seulement un critère social entre les have et les have-not mais encore une arène de pouvoir où les uns et les autres élaborent des stratégies de résistance. D’un côté ils professent en public leur acceptation du statu quo en exhibant ce que Scott appelle des transcripts of compliance (gestes d’adhésion), de l’autre, ils produisent derrière le dos des autorités des gestes d’indiscipline que Scott assimile à des hidden transcripts (ou transcripts of defiance) et dont il souligne à maintes reprises la nature opaque. Encourageant les chercheurs à explorer cette frontière nouvelle au-delà de ce que la tradition érudite nous a appris à considérer comme politique et à la limite de ce qui jusqu’alors était assimilé à des manifestations anodines de l’humeur populaire, Scott écrit :

18

So long as we confine our conception of the political to activity that is openly declared we are driven to conclude that subordinate groups essentially lack a political life or that what political life they do have is restricted to those exceptional moments of popular explosion. To do so is to miss the immense political terrain that lies between quiescence and revolt and that, for better or worse, is the political environment of subject classes.
It is to focus on the visible coastline of politics and miss the continent that lies beyond  [10].

19A Kinshasa, comme dans le contexte malais étudié par Scott, la même opacité et la même dualité sont exhibées parmi les musiciens des années 1950 qui tentèrent à leur façon d’investir et de s’approprier un domaine réservé, la ville du blanc, et d’exprimer en la masquant une critique de la société coloniale. Cette conviction est aisément étayée par toute une série d’attitudes voilées qui accompagnent le discours musical. Autant dans les lieux où ce discours musical de contestation se déploie lors des nombreuses fêtes dont Kinshasa devient le théâtre  [11] que dans les effectifs – les jeunes et les femmes fêtent en tête – qui contrôlent, ou plutôt, amplifient ces gestes musicales  [12], il s’agit avant tout d’un manifeste d’indiscipline (hidden transcript) qui ne revendique rien si ce n’est son droit à la parole. C’est une constante dans cette musique militante, qui puise ses thèmes et ses mythes dans l’humeur du peuple des villes et commente à foison ses déboires, de ne jamais apparaître mobilisatrice, voire revendicative. Même la fameuse chanson d’Adou Elenga, Ata ndele mokili ekobaluka (Tôt ou tard le monde va changer), composée en 1954, n’échappe pas à cette poursuite téléologique, voire idéelle, d’autant plus que la chanson ne répudie pas sa fonction esthétique et récréative. Une chanson composée lors d’un matanga (cérémonie de deuil qui se poursuit plusieurs jours après l’enterrement du défunt) et qui se veut une mise sur la sellette du système colonial, désigné comme une sorte de bouc émissaire, une chanson qui possède donc une charge émotive très prégnante, ne sort pourtant pas des sentiers battus de la rumba congolaise. Troquant sa guitare sèche pour une guitare électrique, Adou Elenga marquait, par un texte pourtant politique, le passage de témoin d’une rumba jusqu’alors tributaire en grande partie de la musique traditionnelle à un style plus cosmopolite dont les orchestres comme O.K. Jazz et African Jazz feront leur fonds de commerce. Autrement dit, sans abandonner sa dimension esthétique ou son appeal, pour utiliser un anglicisme commode – car cette musique militante fait bien danser et couler à flot la bière dans les bars de la capitale –, elle ambitionne en même temps de s’aventurer sur un terrain prohibé.

20Comprenant bien les implications d’une telle chanson, les autorités coloniales sévirent. Tout d’abord en retirant Ata ndele du hit-parade de la maison Ngoma qui l’avait produite. Ensuite en embastillant son auteur sans autre forme de procès. Et enfin en interdisant aux autres musiciens d’interpréter la chanson en public. Ata ndele est donc à la fois exemplaire et exceptionnelle. Exemplaire parce qu’elle manifeste l’indiscipline sans cesser de revendiquer sa fonction récréative. Exceptionnelle parce qu’en abandonnant l’opacité du hidden transcript et en produisant un discours résolument et clairement anticolonial, elle a fait l’objet d’une répression sévère de la part des autorités coloniales belges.

L’invention de la ville

21Faut-il encore le répéter ? La musique populaire des villes congolaises, et notamment de Kinshasa, a eu l’ambition de tout raconter, de tout commenter, la mort et la vie, l’amour et la ville, la joie de vivre et le « malville », en un mot d’inventer la ville. La mort notamment mérite un sort particulier. Dans la ville coloniale, Cronos des temps modernes, la mort est au cœur de la vie, frappant sans distinction jeunes et vieux et emportant avec elle la sève même de la ville (Disc 06 et Disc 07). Voici pourquoi le musicien Bowane rappelle à ses auditeurs un adage bien populaire :

22

Tomela, tolia, tokanisa liwa
Nzoto na biso ekokufa
Ekobongwa nde mabele
(Disc 08)
[Buvons, mangeons, pensons à la mort
nos corps vont mourir
pour se changer en poussière]

23La chanson la plus captivante sur le thème de la mort est certainement celle que Franco a composée en mémoire de son père, emporté en 1949 par une hépatite virale alors que le jeune Franco n’avait que onze ans. La perte du père a, il est vrai, levé l’obstacle qui empêchait Franco de s’adonner plus librement à sa passion musicale, mais de cet événement inacceptable le jeune musicien gardera, selon son biographe  [13], une aversion pour les matanga, les processions funèbres et les enterrements. La chanson, intitulée Ah ! Nazangi tata (Ah ! Je n’ai plus de père), renvoie non seulement à la thématique eschatologique chrétienne (« la Maison de mon Père », notamment dans l’Évangile de Jean, chapitre 14, verset 2), mais également à des préoccupations liées de manière plus prosaïque aux enjeux fonciers de la vie urbaine où construire sa maison devient au tournant des années 1960 constitutif du mythe de la réussite urbaine. Elle révèle la (con)fusion de ces deux thèmes terrestre et céleste parce que la déreliction causée par la disparition du père n’inflige pas seulement une douleur émotionnelle mais cause également des souffrances matérielles dont témoigne l’ambivalence du couplet suivant :

24

Tataa e, yo wana okei
Ngai awa bakomi komonela ngai
Tonga ata ndako epayi yo okei
Ngai wa yo nazali koya tofanda
(Disc 09)
[Père, te voici parti
Maintenant je suis maltraité
Construis une maison là où tu es
Pour que je vienne habiter avec toi]

25Outre la mort du père, Franco chantera, entre autres, celle de l’amante (Disc 10) et celle de l’ami (Disc 11). En 1970, le décès de son frère Bavon Marie-Marie – un musicien talentueux en qui certains voyaient un rival potentiel pour le « Grand Maître » Franco – frappe le musicien d’aphonie pendant plusieurs mois. Lorsqu’il revient sur la scène, c’est pour composer plusieurs complaintes funèbres dont Kinsiona (la tristesse).

26La musique populaire s’est aussi aventurée dans le domaine publicitaire, en vantant le mérite de la margarine Fina (Disc 12) tout en se faisant le relais des préoccupations eugéniques du Bula Matari (colonisateur belge) : « Elle fortifie le corps ». Ou encore en promouvant les propriétés thaumaturgiques des savons Reward (Disc 13) et Astral (Disc 14), fabriqués par les usines Marsavco de Kinshasa.

27La chanson sert également à promouvoir les orchestres eux-mêmes dans un cadre urbain où de tels groupes vont et viennent comme les pages d’un éphéméride, au gré de l’humeur volage du public mélomane, et surtout se font une concurrence hargneuse pour fidéliser cette humeur. African Jazz, le premier orchestre professionnel congolais de musique populaire, créé en 1953 par Joseph Kabasele, se vit aussitôt contesté par un puissant compétiteur, l’orchestre O.K. Jazz, né l’année suivante grâce à l’initiative de musiciens des deux rives. A la fin des années 1950, African Jazz se sent tellement menacé par la place prépondérante qu’occupe désormais la rumba de O.K. Jazz dans le cœur des mélomanes kinois qu’il lance une campagne de déstabilisation dont une batterie de chansons destinées à séduire le public. L’une des plus frappantes, composée par le musicien Rochereau, Succès African Jazz (Disc 15), vante l’orchestre comme étant le groupe favori des mélomanes africains, un groupe qui a même conquis les publics d’Europe et d’Amérique. « Qui peut douter du succès de l’African Jazz ? », lance en défi le musicien. A cela O.K. Jazz, par la voix de Franco lui-même, répond par une chanson (Disc 16) qui tranche avec le style déclamatoire des attaques d’African Jazz et décrit à tour de rôle les hommes de O.K. Jazz : Franco, « sorcier de la guitare »; Vicky, « la voix angélique »; Edo, « cantador espagnol », etc.

28A l’instar de l’African Jazz, Franco a utilisé la chanson en thuriféraire, à des fins de propagande politique. Lorsqu’en septembre 1960, Justin Bomboko est reconduit par l’homme fort du Congo, le colonel Mobutu, au poste de commissaire général des Affaires Étrangères, au sein du Collège des commissaires, dont il assure en même temps la présidence, Franco l’encense dans Bomboko Justin (Disc 17) pour ses prouesses diplomatiques visant à contenir la sécession katangaise et sans lesquelles le pays aurait « sombré dans la désolation ». Le même Franco offre un panégyrique à Édouard Bulundwe, élu président du gouvernement provisoire du Katanga Oriental le 13 août 1963, un poste qu’il occupera jusqu’en 1965 (Disc 18). Sur un ton plus consensuel, il se fait le porte-parole des millions de Kinois et de Congolais qui célèbrent l’espoir des pourparlers qui s’engagent après la mort de Lumumba entre les sécessionnistes katangais et le gouvernement central (Disc 19). Ce texte patriotique, il convient de le rappeler, entre dans le droit fil du style lancé plusieurs années auparavant par African Jazz avec des compositions, devenues aujourd’hui de vrais documents d’histoire, comme Table Ronde (Disc 21), Indépendance cha cha[14] (Disc 22) de Joseph Kabasele et Carrefour Addis-Abeba (Disc 23) du musicien Bombenga, célébrant le passage de l’O.U.A. sur les fonds baptismaux.

29Utilisée abondamment, surtout par Franco, pour railler ses adversaires en public, la musique populaire témoigne des métamorphoses qui se font jour dans un cadre urbain qui invente quotidiennement sa modernité. Par exemple, le texte burlesque de Franco Nani Apedalaki te [Qui n’a pas pédalé ?] (Disc 24) rappelle qu’il fut un temps où le vélo était un luxe réservé aux citadins les plus nantis. Aujourd’hui, s’offusque Franco, on me moque d’avoir pédalé... mais qui n’a pas pédalé ? Un autre exemple, révélateur du paysage démographique changeant de la ville, est cette chanson de Delle Pedro, Si tu bois beaucoup (Disc 25), qui non seulement prend acte de la présence grandissante des populations ouest-africaines dans les capitales congolaises, mais encore les tourne en bourrique parce qu’ils comprennent mal le français et le lingala et, de surcroît, « boivent beaucoup ».

30Quoi de mieux que la chanson pour ces musiciens qui vivent dans un monde presque utopique pour régler leurs comptes en public ? C’est à cela que des musiciens comme Franco se sont évertués avec un talent inoui. Deux chansons suffisent ici comme exemples. La première concerne une dispute sur les termes de repaiement d’une dette contractée par Franco (Disc 20). Cette propension de la musique congolaise à puiser son inspiration dans les misères anodines et quotidiennes de la vie privée indique la symbiose qui a existé entre la ville et sa représentation dans la musique. Au-delà de la dérision, dont cette chanson témoigne, elle montre aussi que le crédit d’individu à individu reste en milieu urbain une pratique non seulement courante mais génératrice de conflits incessants.

31L’autre exemple concerne une chanson, Polo, visiblement destinée à tourner en ridicule un autre musicien auquel Franco reproche, entre autres, d’avoir abandonné les amis pour les femmes (Disc 26). Polo est voué aux gémonies et criblé de plusieurs chefs d’accusation (« tu as voulu aller trop vite dans la vie » et « le bon Dieu t’a puni, tu vois ») qui opèrent dans un registre éminemment citadin où adhérer aux règles de vie établies par les sages met à l’abri de la colère divine. Dans son hybris prométhéenne, à laquelle la vie citadine prédispose beaucoup de migrants, Polo s’est attiré les foudres de la Providence. Polo annonce déjà le thème-phare de la carrière musicale de Franco – un thème auquel il consacra un grand nombre de chansons dont l’une de ses plus célèbres, Mario[15] –, la destitution de l’homme congolais et son incapacité à échapper aux feux de l’amour qui embrasent les cœurs des migrants de la ville coloniale.

Bolingo, toujours bolingo

32J’en viens au thème le plus fécond de la musique urbaine congolaise, l’amour; un thème maintes fois revisité et qui a inspiré les plus beaux succès de la musique populaire congolaise. La musique, c’est l’amour, et dans toutes les cultures du monde les hommes et les femmes ont choisi la musique, plus qu’aucun autre art, pour exprimer l’amour dans toutes ses subtilités et dans ses moindres nuances. En cela la musique urbaine du Congo ressemble à tant d’autres cultures musicales d’Afrique et d’ailleurs. Ce qui, en revanche, sort de l’ordinaire, c’est un paradoxe brutal. L’amour dans la chanson congolaise est un champ fertile en contradictions et en conflits dans lequel les femmes, pourtant absentes de la scène artistique musicale, destituent l’homme et lui font subir toutes sortes de souffrances. Autrement dit, et c’est ce qui intrigue le plus, la musique congolaise, domaine privilégié des hommes, véhicule un discours « féministe »  [16] qui est absent de toutes les autres sphères de la société urbaine et qui ne se rencontre pas dans d’autres traditions musicales africaines, généralement entachées de machisme, voire de misogynie  [17]. Tenues pendant longtemps comme éléments indésirables dans les villes coloniales qui, jusqu’aux années 1940, se sont développées à l’abri d’une législation décourageant leur résidence, les femmes apparaissent de manière surprenante comme la préoccupation majeure des musiciens des années 1950 lors même que leur statut en ville demeure précaire.

33Il est vrai que dans les années 1940 intervient une rencontre qui va bouleverser les règles de la composition musicale, celle des musiciens et des femmes libres. Les uns sont considérés comme des parias et des oisifs dans une ville coloniale où l’éthique du travail domine, les autres comme une menace contre les valeurs morales que les missions catholiques s’évertuent à inculquer aux citadins. Les uns orbitent en retrait de l’économie coloniale et commencent de plus en plus à vivre de leur art; les autres vivent en dehors du mariage monogamique, anéantissent les aspirations natalistes d’après-guerre et refusent le carcan culturel imposé par les colons. Elles attirent, de ce fait, les foudres de l’administration coloniale qui taxe leur indiscipline  [18].

34Les musiciens et les femmes libres vivent en symbiose, à l’angle mort des règles qui régissent l’ordre colonial urbain, refusant de se soumettre à un mode de vie qu’ils jugent paternaliste. Ces courtisanes, auxquelles on interdit l’accès aux bâtiments publics, aux établissements commerciaux de la ville blanche et aux églises catholiques, s’entichent d’indépendance financière souvent acquise à travers les liaisons tapageuses qu’elles nouent avec les mindele (Européens). C’est aussi cette indépendance qui exacerbe l’attraction que ces bana (« enfants ») exercent sur les jeunes travailleurs de la ville coloniale. La femme libre devient une sorte d’ersatz de la femme blanche, l’inaccessible « vierge coloniale », chasse gardée du colon, mais qui cristallise les passions et excite les rêves les plus érotiques chez l’homme noir. Aussi les bana sont-elles, dans la description qu’en font les musiciens, parées de la même aura qui enveloppe l’Européenne.

35

Bana ya « Mode », bana ya talo
Bilongi se miyoto likolo
Miso mike lokola poupée
(Disc 27)
[« Enfants » de « la Mode », « Enfants » précieux
Aux visages comme les étoiles des cieux
Aux petits yeux comme des poupées]
O, Bijou nazali mobali na yo ya motema
O, Bijou nalingi yo nalingi yo na kokufa e
(Disc 28)
[O, Bijou, mon amour pour toi vient du cœur
O, Bijou, je t’aime, je t’aime à en mourir]

36Fortes de leurs atours, ces bana s’organisent en véritables syndicats du charme et forment des associations dont les buts ne sont pas seulement l’entraide mutuelle ou l’organisation de festivités mais, de manière plus ambitieuse, la prise en charge de la vie nocturne dans les quartiers africains. Elles deviennent aussi de plus en plus les arbitres incontournables de la mode et du goût, consultées par tous ceux qui sont à la recherche de l’élégance et du paraître. Les musiciens en font leurs égéries et il ne se passe pas de fête à Kinshasa sans que l’une de ces organisations de bana y soit conviée. Ces associations, aux noms évocateurs ou parfois carrément érotiques, « la Beauté », « la Mode », « Diamants », « la Violette », « la Rose », « la Reconnaissance », et dont les « sorties » sont des événements majeurs qui rythment le calendrier de la vie festive urbaine, ont été célébrées à foison par les musiciens.

37

Bana ya « La Beauté » ba bomi mboka
Viva « La Beauté »
(Disc 29)
[Les « enfants » de « la Beauté » ont conquis le pays
Vive « la Beauté »]

38Ces bana bouleversent une hiérarchie sexuelle sur laquelle veillent jalousement d’une part les Européens, encore sous l’influence de l’ère victorienne, et d’autre part les citadins africains dont la plupart ont conservé leur éthos traditionnel. Elles posent donc leurs conditions aux soupirants qui se bousculent pour avoir le privilège de posséder leur mwana (« enfant »).

39

Ngai mwasi na yebana numéro ya Kinshasa o
Mobali aluka ngai, liboso abanga ngai
Sala keba, tokoniata koniata
Balingi ngai mingi, o
Okoswana nde na bato
Banga nde makambo
Ya liboso na boya ba mbanda
Po nde nayebana mingi, o
...
Na motema libala ya bo mbanda, soni na ngai
Ngai numéro lokola ngai
Na kobotola mibali ya bato
Po nayebani, kitoko ya mwasi
Ngai Lulu, o, na welaka te
Mibali o, bakoya kobenga ngai
na ba Vespa pe na ba V.W.
Po balingi ngai, pe nayebani
(Disc 30)
[Je suis connue à Kinshasa comme un « numéro »
Avant de me faire la cour un homme doit me craindre
Faites attention, on va faire régner notre loi
Je suis très aimée
Tu vas te faire des ennemis
Crains d’avoir des problèmes
D’abord, j’ai horreur des rivales
parce que je suis très connue]
[Je ne supporte pas un mariage avec des rivales
Un « numéro » tel que moi
Je ravis les maris des autres
Car je suis connue pour ma beauté
Moi Lulu, je suis une fine bouche
Ce sont les hommes qui viennent vers moi
En Vespa et en V.W. [Volkswagen]
Car ils m’aiment et je suis connue]

40C’est qu’il y a de quoi être intimidé par ces « numéros » de Kinshasa, pour leur beauté d’abord, comme s’en vante à raison Lulu, pour leurs réseaux ensuite, car elles ont la réputation d’avoir leurs entrées chez certains Blancs et dans tous les bars de la capitale, enfin pour leur train de vie ostentatoire, incluant maison meublée, malle pleine de pagnes, phonographe, Vespa, etc.

41Dans les jeux de l’amour, ces jeunes filles se montrent intraitables et amènent nombre d’hommes au gouffre du désespoir. Les chansons qui témoignent de ce désespoir se lisent comme des placets. L’homme est le plaintif, plaidant souvent pour l’amour de sa dulcinée, mais bien plus souvent encore sollicite un mot de sa part, un petit rien pour apaiser les feux de la passion qu’elle a déclenchés dans son cœur (Disc 31 et Disc 32). L’issue de l’amour est la mort, et la chanson populaire le démontre à satiété. Mais ne nous y trompons pas, ce n’est pas la femme – traditionnellement représentée comme le sexe faible, si sujette à commettre l’irréparable – qui nourrit des pensées funestes, mais bien l’homme (Disc 34 à 36).

42

Ngai Pandi, soki oboyi ngai
Na kolongwa solo na mokili
(Disc 33)
[Moi Pandi, si tu ne m’aimes plus
Je vais vraiment quitter ce monde]
Na lapaki soki aboyi ngai
Liwa li kosambisa ngai
(Disc 37)
[J’ai juré, si elle me répudie
Je suis prêt à affronter la mort]

43Cet amour fou qui n’obéit plus à la hiérarchie sexuelle de la douleur, du désir et du destin, mais embrasse les amants dans un corps à corps funeste d’où la femme triomphe dans une sorte de permutation des rôles sexuels, engendre la totale émasculation de l’homme africain qui préfigure un phénomène ultérieur que j’ai décrit à travers l’exemple de la célèbre chanson de Franco, Mario[19]. Dans les années 1950 et 1960 l’homme africain ne dépend pas encore du pouvoir économique de la femme, mais de son pouvoir sexuel qui le possède et le destitue en même temps. Deux textes suffisent pour illustrer un phénomène dont les bana sont pleinement responsables.

44

Albertine, mwana ya ndeke
Nakotuna na Nzambe epayi nini otiya ngai e
Yango nakoma zoba ya bolingo
Ba peuple, botalela ngai likambo, bosambela ngai
Zua elaka ngai
Ba mbanda vis-à-vis na ngai natala kaka pamba
Nakoma mohumbu ya bolingo
Nionso yo okosalaka natala kaka pamba
Okanga ngai, okofungola ngai mokolo nini mama ?
Namela poison, nakufa
(Disc 38)
[Albertine, fille d’oiseau
Je demande à Dieu ce que tu as fait de moi
Puisque je suis devenu fou d’amour
Peuples, soyez mes témoins, priez pour moi
Je suis trop jaloux
Ses amants défilent devant moi
Je suis devenu esclave de l’amour
Je suis impuissant devant tout ce que tu fais
Tu m’as jeté un sort; quand vas-tu me libérer ?
Je veux boire du poison et mourir]
Olobaki ngai na yo libala
Lelo oyo okomi koboya ngai
Naleli, naleli Odile motema
Ozwi décision po oboya ngai
Nakoluka nganga po abongisa
Mwasi nalingaka azwi décision
Nakomele masanga po nalongola
Ba soucis oyo esilaka te
Akosilika mingi nakobondela ye
Ayoka te, alingi nini o
Nakoboma moto po to balana
Odile nalingaka alingi ngai o
(Disc 39)
Tu m’avais promis le mariage
Aujourd’hui tu ne veux plus de moi
Je pleure, je te pleure Odile de mon cœur
Tu as pris la décision de m’abandonner
Je vais chercher un marabout pour arranger
La femme que j’aime a pris sa décision
Je vais boire pour enlever
Ces soucis à n’en plus finir
Elle se fâche trop, pourtant je la supplie
Elle n’écoute pas, que veut-elle ?
Je vais tuer quelqu’un  [20] pour qu’on se marie
Odile que j’aime m’aime aussi]

45Le répertoire de Negro Succès – un orchestre essentiel pour quiconque veut comprendre l’évolution de la musique congolaise entre les caciques de la vieille époque et les ténors de la nouvelle génération – abonde en complaintes amoureuses qui dépeignent l’homme sous des oripeaux d’une virilité à jamais perdue  [21]. L’homme pleure, rage de jalousie, mais participe à sa propre émasculation. Il est la victime d’une relation dont l’initiative lui a totalement échappé. Comme Samson vaincu, ses forces l’ont abandonné et en dernier recours il fréquente les officines des nganga (guérisseurs traditionnels) pour acquérir la recette miracle pour raviver un amour moribond. Cette impuissance tranche d’ailleurs avec l’influence que la femme exerce sur l’homme. C’est elle qui réprimande, menace l’homme de sa colère, le torture en se donnant à d’autres, et finalement prend la décision de rompre. Matondo Kubu  [22] propose une vision moins dichotomique de cette permutation sexuelle. Selon son analyse, ce discours tragi-érotique met en scène, plutôt qu’un homme déchu et une femme fatale, « un être transsexuel qui accuse et refait à sa manière les rôles sociaux établis ».

Obwa Osud Jeme

46A la fin des années 1960, les bana qui, dans les années 1950, ont fait les quatre cents coups et mené le tout-Kin à la baguette perdent leur aura en même temps que leur beauté et ne pensent plus désormais qu’à trouver un bon parti pour ranger leur vie tapageuse. Elles se retirent des dissipations de la vie mondaine et quittent la scène endiablée des bars et des fêtes pour une vie rangée aux côtés de l’homme qu’elles ont choisi. Beaucoup donc se marient et cherchent maintenant le fruit qu’elles ont refusé durant leurs années fébriles, mais en vain. Elles pensent alors avoir une pierre dans le ventre, comme le décrit cette chanson de Bavon.

47

Nani akolinga ngai ? Mibali ba boya ngai
Ngai mutu namela milangi nabotaka te
C’est trop tard nakobota lisusu te
Nazali na libanga na libumu
(Disc 40)
[Qui peut m’aimer ? Les hommes m’ont en horreur
Moi qui ai bu des bouteilles je suis devenue stérile
C’est trop tard, je ne peux plus enfanter
Je porte une pierre dans le ventre]

48Avec sa verve assassine habituelle, Franco se met aussi de la partie pour asséner un coup fatal à ces femmes qui ont pourtant fait la pluie et le beau temps dans les années 1950 et contribué au succès de la plupart des orchestres de la place.

49

Na luki mwana na somba
Ngai oyo na keleli
Na somba ata poupée
Na bongisa ye lokola mwana
Ba seki ngai balobi na kosi zemi
(Disc 41)
[Je cherche un enfant à acheter
Moi qui en ai si besoin
Que j’achète même une poupée
Pour que je la cajole comme mon enfant
On se moque que j’ai prétendu être enceinte]

50L’expression kisakata Obwa Osud Jeme (Disc 42) – un adage populaire qui signifie « les enfants valent mieux que l’argent »  [23] – témoigne de la place importante des enfants dans la société congolaise. Aussi ces femmes sans enfants devien-nent-elles la risée de leurs rivales et sont pour un rien rossées par des maris abusifs qui supportent mal un mariage sans enfants. Battues donc à cause de leur infertilité (Disc 43), ces femmes fréquentent assidûment les maisons des nganga où elles abandonnent souvent toute leur fortune pour des breuvages et des conseils qui ne portent pas de fruits, comme décrit dans cette chanson qui s’intitule « je n’ai pas d’enfant ».

51

Nani akokunda ngai o ? mawa !
Nakoti ndako ya ba nganga
Baninga nayebi bazwa bomengo likolo ya bana
(Disc 44)
[Qui m’enterrera ? Quelle tristesse !
Je fréquente désormais les maisons des nganga
Mes amies, elles, se sont enrichies grâce aux enfants]

52Voilà pourquoi Bholen leur conseille de se rendre en Europe pour chercher cet héritier que beaucoup de ces femmes considèrent comme un « souvenir ya bolingo ». Employé ici en forme de litote, « l’héritier » n’est autre que celui qui est destiné à secourir ces femmes à la vie maritale précaire dans une vieillesse redoutée pour son lot de misère et de maladies.

53

Natondi lisuma
Na koregretter mingi o
Nazangi mwana mawa mingi
Nazangi mwana, nakosala nini soki nakufi ?
Soki ozali na mbongo
Futa ticket na Poto
Osalisa nzoto bandeko
Olanda mibeko mobali akopesa yo
(Disc 45)
[Je suis remplie de péchés
Je regrette trop
Je n’ai pas d’enfant, quelle pitié
Sans enfant, que ferai-je si je meurs ?
Si l’argent est disponible
Achète un billet pour l’Europe
Pour aller te faire soigner
Suis les règles que te donne ton mari]

54Une vie de libertinage, dépensée à bout de souffle, laisse des marques sur ces ex-bana dont les musiciens, Franco en tête, ne se privent plus de faire les gorges chaudes. Dans un morceau très populaire dans les années 1964-1965, intitulé « Moi, Marie au corps flétri » (Disc 46), Franco décrit Marie comme une épave, jadis régnant sur des hommes « dévirilisés » mais maintenant victime consentante de leurs pulsions libidinales. Elle ne se connaît pas d’amies mais que des rivales dont les maris viennent nuitamment toquer à sa porte pour assouvir des désirs irrépressibles. Marie n’est pourtant pas une prostituée ordinaire, mais un objet gratuit de luxure. Elle n’est pas dupe de l’absence d’amour et de compensation au terme des ébats nocturnes qui chaque jour travaillent un peu plus un corps déjà fané et dont les traces de beauté antérieure ont bel et bien toutes disparu. Ces hommes réservent leur argent et leur tendresse à leurs femmes, mais utilisent Marie comme un exutoire propice pour consommer l’interdit.

55Pour celles qui se sont casées, comme cette autre Marie, taillée par le même Franco, le mariage devient un miroir aux alouettes où, ne sachant plus à quel saint se vouer, elles purgent leur vie antérieure. D’une voix monotone, sobre, presque résignée, Franco tour à tour gourmande, met en garde et menace une Marie déchue de sa grâce (Disc 47). Il lui impose une rivale et la force à la soumission totale. Déshonorée, poussée à bout et résignée, elle accepte finalement l’inacceptable, et se résoud à supplier son homme de lui accorder trois nuits par semaine. Elle accepterait n’importe quoi plutôt que de perdre son homme (Disc 48).

56A l’opposé de Marie, il a aussi existé, il faut le reconnaître, beaucoup de success stories. Au terme de leurs quatre cents coups, plusieurs ont amassé de petits pécules qu’elles investissent, qui dans un établissement récréatif (bar, buvette ou boîte de nuit), qui dans un magasin d’alimentation dont l’approvisionnement en produits divers nécessite d’incessants voyages sur le fleuve. Cette réussite attise des jalousies et ces femmes doivent justifier leur ascension dans une société qui ferme les yeux devant les pratiques occultes et mafieuses auxquelles les hommes, politiciens en tête, ont recours pour bâtir des fortunes colossales, mais supporte mal une femme qui pros-père. La protagoniste d’une chanson de Franco, « Je suis honnie » (Disc 49), s’est construite une maison confortable et a pignon sur rue grâce à une buvette qui fait jaser tout le quartier. On la surveille pour connaître l’origine de sa fortune; on pense qu’elle emploie des « fétiches » et fréquente les officines des nganga. Bomengo na ngai, mondele moto atikela ngai (« Ma fortune, c’est un blanc qui me l’a laissée »), objecte-t-elle pour répondre aux quolibets et aux commérages de toutes sortes qui vont bon train dans le quartier.

57Au début des années 1980, les ex-bana touchent la cinquantaine et les plus fortunées se reconnaissent désormais par leur embonpoint. On leur confère pour honorer leur poids financier aussi bien que la rotondité de leur silhouette – dans une société où être en chair va de pair avec l’aisance matérielle – le titre convoité de basi ya kilo (« femme de poids »). « Mère », la protagoniste de la chanson phare de Franco, Mario, a tout de la « femme de poids ». Après plusieurs années dans un ménage tumultueux, elle rompt avec son partenaire et trouve en Mario, son nouveau compagnon (plus jeune qu’elle d’au moins une vingtaine d’années), l’enfant qu’elle n’a pu obtenir dans son couple et dont l’absence a probablement scellé le divorce. Mère a élevé pourtant des enfants, mais ceux que lui ont probablement confié ses sœurs. Elle est donc reconnue par la société comme mama mobokoli (une mère qui a élevé des enfants jusqu’à ce qu’ils atteignent l’âge adulte). Sa liaison avec Mario reste complexe et a été largement décrite dans deux autres travaux. Pour les besoins de mon analyse ici, je retiens deux choses fondamentales. D’une part, le couple Mario-Mère présente des caractéristiques anormales sur plusieurs plans. C’est une relation mai-décembre dans laquelle les deux partenaires possèdent des caractères bisexués. En échange de ses prouesses sexuelles, dont elle est la principale récipiendaire, Mère offre à Mario un toit, des bijoux, une Mercedes, bref, un train de vie mirobolant. Mais Mario s’encanaille, la trompe avec la première venue, s’endette sur le compte de Mère et la griffe au visage dans les querelles sans fin qu’il provoque. Elle se rend compte de la supercherie, estime qu’elle jette ses perles aux pourceaux et décide de renvoyer Mario à ses parents légitimes. D’autre part, et c’est le plus important, cette relation boucle une boucle dans ce cycle urbain dont la musique populaire rythme les moindres (r)évolutions. Mère, la mwana des années 1950, retirée de la vie mondaine deux décennies plus tard, victime d’une relation maritale avortée, devient mwasi ya kilo dans les années 1980 et trouve en Mario « l’héritier » tant recherché pour aussitôt le perdre.

58Les textes musicaux qui ont servi à illustrer cette étude ne couvrent qu’un pan de cette réalité multidimensionnelle qu’est Kinshasa. Faut-il encore le souligner ? La musique congolaise a servi de baromètre de la vie trépidante qui a animé la ville au tournant des années 1950; elle a enregistré les moindres mouvements qui se sont déroulés en ville. On ne peut donc faire l’économie de son usage si l’on veut observer les métamorphoses nombreuses qui ont transformé la vision et les représentations que les nouveaux citadins se sont faites de la ville et qui ont en même temps hâté leur citadinisation. La musique a joué dans tous ces répertoires : élément essentiel de la modernité en ville, miroir dans lequel les citadins de la « ville du Blanc » contemplent leur propre métamorphose, théâtre par excellence des drames urbains qui chaque jour enrichissent le portrait de la ville, elle sert de « porte sonore », de point d’ancrage pour tous ces ruraux qui affluent en ville et doivent s’adapter rapidement à de nouveaux modes de vie. De ce point de vue, la musique populaire reste une source féconde, unique et originale pour comprendre le devenir de la ville africaine.

Œuvres discographiques citées

59Disc 01. Grand Kallé, Lipopo ya ba nganga (Merveilles du passé, Grand Kallé et l’African Jazz, 1961,1962, volume 2, Sonodisc).

60Disc 02. Dechaud, Africa mokili mobimba (Merveilles du passé, 1957-1975, Sonodisc).

61Disc 03. Lufungula Alphonse, Prince Baudoin (Zaïre classics, 1953-1954, Roots of rumba rock 1, Cramworld, craw4).

62Disc 04. De Malo, Towuti Brazza toye kinshasa (Zaïre classics, 1953-1954, Roots of rumba rock 1, Cramworld, craw 4).

63Disc 05. De Wayon, Nalekaki na nzela (Zaïre classics, 1953-1954, Roots of rumba rock 1, Cramworld, craw 4).

64Disc 06. Franco, Alice atiki biso na elembo (Franco et l’O.K. Jazz, Merveilles du passé, 1958-1962, volume II, Sonodisc).

65Disc 07. De Wayon, Mabele yo okanisaka (Roots of O.K. Jazz, Zaïre classics, 1955-1956, Cramworld, craw7).

66Disc 08. Bowane, Liwa (Zaïre classics, 1954-1955, Roots of rumba rock 2, Cramworld 10).

67Disc 09. Franco, Ah ! Nazangi tata (Franco et l’O.K. Jazz, Merveilles du passé, 1958-1962, volume II, Sonodisc).

68Disc 10. Franco, Mobembo mabe boye (Franco et l’O.K. Jazz, Mujos, Simaro et Kwamy, 1960/1961/1962, Sonodisc).

69Disc 11. Franco, Liwa ya Wech (Franco et l’O.K. Jazz, Merveilles du passé, 1961-1962, Sonodisc).

70Disc 12. Tino Mab, Margarine Fina (Zaïre classics, 1953-1954, Roots of rumba rock 1, Cramworld, craw 4).

71Disc 13. Franco, Savon Reward (Franco et l’O.K. Jazz, 1966,1968, Sonodisc). Disc 14. Bholen, Savon Astral (Bholen et Bavon Marie-Marie, Negro Succès, Mabe ya Mbila, Sonodisc).

72Disc 15. Rochereau, Succès African Jazz (Merveilles du passé, Grand Kallé et l’African Jazz, 1958,1959,1960, volume 1, Sonodisc).

73Disc 16. Franco, Grupo O.K. Jazz (Merveilles du passé, 1957-1975, Sonodisc). Disc 17. Franco, Bomboko Justin (Franco et l’O.K. Jazz, Merveilles du passé, 1961-1962, Sonodisc).

74Disc 18. Franco, La simplicité de Bulundwe (Franco, Kwamy, Vicky et l’O.K. Jazz, 1964-1965, Sonodisc).

75Disc 19. Franco, Ba Katanga balingi toyokana (Franco et l’O.K. Jazz, Merveilles du passé, 1961-1962, Sonodisc).

76Disc 20. Franco, Niongo na yo nakofuta (Franco, Kwamy, Vicky et l’O.K. Jazz, 1964-1965, Sonodisc).

77Disc 21. Grand Kallé, Table Ronde (Merveilles du passé, Grand Kallé et l’African Jazz, 1958,1959,1960, volume 1, Sonodisc).

78Disc 22. Grand Kallé, Indépendance cha cha (Merveilles du passé, 1957-1975, Sonodisc).

79Disc 23. Bombenga, Carrefour Addis-Abeba (Merveilles du passé, Grand Kallé et l’African Jazz, 1961,1962, volume 2, Sonodisc).

80Disc 24. Franco, Nani Apedalaki te (Franco et l’O.K. Jazz, Mujos, Simaro et Kwamy, 1960/1961/1962, Sonodisc).

81Disc 25. Delle Pedro, Si tu bois beaucoup (Franco, Kwamy, Vicky et l’O.K. Jazz, 1964-1965, Sonodisc).

82Disc 26. Franco, Polo (Franco, Kwamy, Vicky et l’O.K. Jazz, 1964-1965, Sonodisc). Disc 27. Edo, Tondimi la mode (Franco et O.K. Jazz Originalité, 1956-1957, RetroAfric Music Publishing).

83Disc 28. Bavon Marie-Marie, Yalimbisa Bijou (Siongo Bavon Marie-Marie et l’orchestre Negro Succès, 1967-1968-1969, Ngoyarto).

84Disc 29. Liengo, Tembe na tembe (Zaïre classics 1953-1954, Roots of rumba rock 1, Cramworld, craw 4).

85Disc 30. Youlou, Numéro ya Kinshasa (Franco et l’O.K. Jazz, 1966,1968, Sonodisc).

86Disc 31. De Wayon, Vis-à-vis (Roots of O.K. Jazz, Zaïre classics, 1955-1956, Cramworld, craw 7).

87Disc 32. Bemi, Nabosani ndako (Roots of O.K. Jazz, Zaïre classics, 1955-1956, Cramworld, craw 7).

88Disc 33. Pandi, Nini chérie (Franco et O.K. Jazz Originalité, 1956-1957, Retro-Afric Music Publishing).

89Disc 34. Casino, Ilunga Zephe (Merveilles du passé, Grand Kallé et l’African Jazz, 1961,1962, volume 2, Sonodisc).

90Disc 35. Grand Kallé, Moselebende to bolingo (Merveilles du passé, Grand Kallé et l’African Jazz, 1961,1962, volume 2, Sonodisc).

91Disc 36. Kwami, Bolingo ya bougie (Franco, Kwamy, Vicky et l’O.K. Jazz, 1964-1965, Sonodisc).

92Disc 37. Simaro, Mado aboyi Simaro ? (Franco et l’O.K. Jazz, Mujos, Simaro et Kwamy, 1960/1961/1962, Sonodisc).

93Disc 38. Gaspy, Albertine mwana ya ndeke (Bholen et Bavon Marie-Marie, Negro Succès, Mabe ya Mbila, Sonodisc).

94Disc 39. Bavon Marie-Marie, Nakata serment ya bolingo (Bholen et Bavon Marie-Marie, Negro Succès, Mabe ya Mbila, Sonodisc).

95Disc 40. Babon Marie-Marie, Libanga na libumu (Siongo Bavon Marie-Marie et l’orchestre Negro Succès, 1967-1968-1969, Ngoyarto).

96Disc 41. Franco, Cheri Lovy (Franco et le T.P. O.K. Jazz 1967,1968, Sonodisc). Disc 42. Franco, Obwa Osud Jeme (Franco et l’O.K. Jazz, 1968/1971, Sonodisc). Disc 43. Franco, Yo mobali ya tapale (Franco et l’O.K. Jazz, 1966,1968, Sonodisc).

97Disc 44. Youlou, Nazangi mwana (Franco et l’O.K. Jazz, 1968/1971, Sonodisc). Disc 45. Bholen, Nazangi héritier (Bholen et Bavon Marie-Marie, Negro Succès, Mabe ya Mbila, Sonodisc).

98Disc 46. Franco, Ngai Marie nzoto ebaba (Franco, Vicky et l’O.K. Jazz, 1963, 1965,1966, Sonodisc).

99Disc 47. Franco, Gare à toi Marie (Franco et l’O.K. Jazz, 1966,1968, Sonodisc). Disc 48. Franco, Dede Kabola mikolo (Franco et le T.P. O.K. Jazz, 1967,1968, Sonodisc).

100Disc 49. Franco, Balingaka ngai te (Franco, Vicky et l’O.K. Jazz, 1963,1965, 1966, Sonodisc).

Notes

  • [*]
    Associate professor of history à Indiana University.
  • (1)
    Sur une population féminine d’environ 70 000 personnes au début des années 1950 (soit 35 % de la population urbaine totale), Kinshasa comptait, selon les enquêtes d’Emmanuel Capelle, autour de 11,5 % de « femmes libres ». Ch. D. GONDOLA, Villes miroirs : migrations et identités urbaines à Kinshasa et Brazzaville, 1930-1970, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 287.
  • (2)
    G. BALANDIER, Sociologie des Brazzavilles noires, Paris, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, [1955] 1985; J. DENIS, « Léopoldville : étude de géographie urbaine et sociale », Zaïre, X, 1956, p. 563-611. En ligne
  • (3)
    R. DE MAXIMY, Kinshasa, ville en suspens, Paris, O.R.S.T.O.M., 1984; M. PAIN, Kinshasa, la ville et la cité, Paris, O.R.S.T.O.M., 1984.
  • (4)
    M. TCHEBWA, Terre de la chanson. La musique zaïroise hier et aujourd’hui, Louvain-la-Neuve, Duculot, 1996, p. 60.
  • (5)
    G. STEWART, Rumba on the River : A History of the Popular Music of the Two Congos, Londres, Verso, 2000.
  • (6)
    G. EWENS, Congo Colossus. The Life and Legacy of Franco & O.K. Jazz, Norfolk, Buku Press, 1994.
  • (7)
    Plusieurs auteurs ont tenté de définir ce concept. C. MUKERJI et M. HUDSON (eds.), Rethinking Popular Culture. Contemporary Perspectives in Cultural Studies, Berkeley, University of California Press, 1991, insistent, dans leur introduction, sur l’aspect de participation de masse, tandis que K. BARBER, « Popular Arts in Africa », African Studies Review, vol. 30, no 3, September 1987, offre une perspective plus militante de ces formes de communication oblique, qu’elle assimile à des textes cryptés qu’il faut décoder. Est populaire, à son avis, toute culture qui avance la cause du peuple en ouvrant ses yeux sur sa situation objective d’oppression. A l’opposé de « popular culture » existe ce qu’elle appelle « people’s culture » qui est plus « escapist, or merely vacuous; and in this way it works against the real interests of the people, accepting and reinforcing the values that maintain the status quo. It is an instrument of ruling class hegemony in the Gramscian sense » (p. 7). Voir également J. FABIAN, « Popular Culture in Africa. Findings and Conjectures », Africa, 48 (4), 1978, qui, outre la fonction militante de la culture populaire, en souligne également la double fonction, esthétique et normative.
  • (8)
    J. SCOTT, Domination and the Arts of Resistance, New Haven, Yale University Press, 1990.
  • (9)
    J. SCOTT, Weapons of the Weak : Everyday Forms of Peasant Resistance, New Haven, Yale University Press, 1985.
  • (10)
    J. SCOTT, Domination..., op. cit., p. 199.
  • (11)
    Ch. D. GONDOLA, « Bisengo ya la joie : fête, sociabilité et politique dans les capitales congolaises », in O. GOERG (dir.), Fêtes urbaines en Afrique. Espaces, identités et pouvoirs, Paris, Karthala, 1999, p. 87-111.
  • (12)
    Ch. D. GONDOLA, « Ata ndele... et l’indépendance vint. Musique, jeunes et contestation politique dans les capitales congolaises », in C. COQUERY-VIDROVITCH et al. (dir.), Les jeunes en Afrique. La politique et la ville, Paris, L’Harmattan, 1992, t. II, p. 463-487.
  • (13)
    G. EWENS, Congo Colossus..., op. cit., p. 50-51.
  • (14)
    Cette chanson était devenue au moment des indépendances un hymne panafricain entonné verbatim lors des festivités dans plusieurs pays d’Afrique centrale.
  • (15)
    Ch. D. GONDOLA, « Oh, rio-Ma ! Musique et guerre des sexes à Kinshasa, 1930-1990 », Revue française d’histoire d’outre-mer, t. 84, no 314,1997, p. 51-81.
  • (16)
    Bien qu’il faille employer ce terme dans son acception minimale, il faut cependant en user sans pudeur pour caractériser un discours musical, surtout dans les années 1950, qui, loin d’objectiver la femme congolaise ou de pérenniser les identités et les rôles sexuels, leur a, au contraire, fourni une tribune. Elle a permis non seulement de rendre la voix des femmes plus audible mais également de remettre en question le discours sur la masculinité.
  • (17)
    Cf., pour le Ghana, N. ASANTE-DARKO et S. VAN DER GEEST, « Male Chauvinism : Men and Women in Ghanaian Highlife Songs », in C. OPPONG (ed.), Female and Male in West Africa, Londres, George Allen & Unwin, 1983, p. 243-255.
  • (18)
    A la fin des années 1930, cet impôt représentait le salaire bihebdomadaire d’un boy kinois, l’une des catégories « indigènes » les mieux rémunérées durant cette période.
  • (19)
    Ch. D. GONDOLA, « Popular Music, Urban Society, and Changing Gender Relations in Kinshasa, Zaire », in M. GROSZ-NGATÉ & O.H. KOKOLE (eds.), Gendered Encounters : Challenging Cultural Boundaries and Social Hierarchies in Africa, Londres, Routledge, 1996, p. 65-84.
  • (20)
    Sous-entendu, je vais livrer un membre de ma famille au ndoki (sorcier) en échange de notre amour et notre mariage.
  • (21)
    Les compositions musicales, les frasques amoureuses et la fin tragique de Bavon Marie-Marie, frère cadet de Franco et leader du groupe Negro Succès, sont inséparables. A une heure du matin, le 5 août 1970, au volant de sa Volkswagen, excité par l’alcool et la jalousie, fulminant contre Lucie qu’il accusait de s’être laissée séduire par Franco (le grand frère), Bavon ne put éviter la collision qui l’emporta et laissa sa compagne amputée des deux jambes (G. EWENS, Congo Colossus..., op. cit., p. 124).
  • (22)
    T. MATONDO KUBU, « Amour et permutation ludique des rôles sociaux entre l’homme et la femme dans la chanson contemporaine des orchestres congolo-zaïrois », Cahiers congolais de l’imaginaire, 2, juillet 1988, p. 20-24.
  • (23)
    On trouve également ce concept adapté à un motif de pagne que porte occasionnellement une femme qui veut signifier à sa nouvelle rivale qu’elle possède une richesse (les enfants) contre laquelle ne peut rivaliser l’argent que le mari commun donne à sa nouvelle conquête.
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Cet article est le fruit d’une passion pour la musique populaire congolaise. Les longues heures d’écoute de la rumba congolaise, dont l’émergence remonte aux années 1950 à Kinshasa, ont élargi mon horizon historique et permis de saisir l’identité complexe d’une ville en devenir. Le discours musical des années 1950 et 1960 fournit aux chercheurs une abondance de sources qui éclairent la naissance de la modernité urbaine à Kinshasa et les représentations des citadins dans une période charnière entre l’expansion démographique des années d’après-guerre et l’urbanisation à outrance des années suivant l’indépendance. Durant cette période, les musiciens congolais ont utilisé la musique populaire non seulement pour décrire comment Kinshasa s’est métamorphosée en l’espace de quelques décennies d’un point d’ancrage de l’effort colonial belge en une mégalopole, mais aussi pour témoigner de sa position centrale comme fabrique et théâtre de modernité. Leur musique a rempli plusieurs fonctions : espace récréatif, commentaire social, vade-mecum à l’usage des jeunes migrants aux prises avec la modernité urbaine, et surtout baromètre des moindres changements d’humeur qui se produisent au sein d’un paysage urbain en trompe-l’œil. Cet article fait non seulement l’inventaire de ces multiples fonctions, mais analyse également les thèmes dont cette musique a été productrice, de l’invention du quotidien et de nouvelles attitudes urbaines face à la mort et l’amour au développement d’une jungle urbaine.

Charles Didier Gondola [*]
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    Associate professor of history à Indiana University.
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