CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Dans les situations d’aveuglement idéologique, ce n’est que dans l’après-coup de la réflexivité que le sujet se rend compte, seul ou avec l’aide d’autrui, que son positionnement antérieur était faux et que ses conceptions étaient en décalage avec une juste appréhension de la réalité. Quels sont les processus qui mènent à une radicalisation ? Quatre types de référentiel idéologique sont ici présentés qui permettent de mieux en cerner les mécanismes.

2 Pour penser cliniquement l’idéologie, telle qu’elle apparaît dans le corps social et dans les institutions, il convient d’en dégager précisément la signification psychique, à travers diverses acceptions qui lui sont couramment attachées.

3 Tantôt l’idéologie désigne les conceptions et les formes de pensée propres à un individu ou à un groupe et qui le distinguent des autres, tantôt elle se réfère à la distorsion d’un corps de pensée par rapport à une approche objective de la réalité. Dans le premier cas, l’idéologie a acquis une certaine légitimité, puisqu’elle est partagée par un ensemble de personnes socialement déterminées et qu’elle possède autant de valeur qu’une autre. Comprise de cette manière, l’idéologie correspond à une vérité relative et elle est fonction d’un contexte socioculturel déterminé. Ainsi peut-on parler de telle ou telle idéologie artistique, de telle ou telle idéologie politique, de telle ou telle idéologie économique. Toutes s’équivalent dans leur rapport au vrai, dans la mesure où elles abordent, chacune à leur façon, une part de la réalité. Dans le second cas, les choses sont très différentes, car l’idéologie correspond à une vision faussée de la réalité, vision que viendrait corriger et rectifier une approche scientifique. Ainsi, l’idéologie serait une compréhension erronée de la réalité des choses, et la science aurait pour tâche de dissiper de telles erreurs. Les données se compliquent, lorsque le constat est établi d’une transformation sciemment opérée de la réalité des faits, à des fins partisanes. L’idéologie se donne, dès lors, comme une perversion du savoir. Par exemple, le colonialisme, en tant que doctrine de ceux qui pensent – qui croient ou veulent faire croire – que l’emprise d’un peuple sur un autre ne s’est pas effectuée à des fins économiques mais à des fins civilisatrices, la domination et l’assujettissement n’étant que les moyens nécessaires pour accéder à un plus haut degré de culture.

4 Le problème, à partir de cette définition relativement claire, est que ceux qui sont dans une posture idéologique n’en ont aucune conscience. Ils sont persuadés d’être dans le vrai, jusqu’au moment où ils réalisent leur erreur.

5 L’aveuglement idéologique est toujours un aveuglement actuel. Ce n’est qu’en prenant du recul, ce n’est que dans l’après-coup de la réflexivité, que le sujet se rend compte – seul ou avec l’aide d’autrui – que son positionnement antérieur était faux et que ses conceptions étaient en décalage avec une juste appréhension de la réalité. Dans ces conditions, on peut affirmer que le propre de l’idéologie est de ne pas se connaître comme idéologie. L’idéologie présente cette particularité paradoxale de ne l’être que de ne pas l’être. À partir du moment où l’idéologie est reconnue pour telle, elle n’est plus partagée par celui qui la pense. On pourrait dire, alors, que toute position spontanée, directement investie et actée est idéologique, dans la mesure où elle n’a pas été traversée et remaniée par la distance réflexive. Claude Lévi-Strauss (1983) parle, à ce propos, du « regard lointain » comme d’une méthodologie des sciences humaines. Pour se déprendre donc de l’idéologie, un recul spatio-temporel, ainsi qu’un recul conceptuel sont nécessaires. En étant trop près, le sujet est pris par l’ethnocentrisme au niveau de son groupe culturel d’appartenance ou par le statocentrisme, au niveau de son groupe institutionnel d’appartenance. L’une comme l’autre, ces deux positions sont marquées par un effet de clôture ou d’enfermement identitaire. De cette façon reconnaît-on la fonction narcissique de l’adhésion idéologique. L’idéologie représente, dans ce cadre-là, une enveloppe de contenance groupale assurant un renforcement narcissique. Plus les assises narcissiques sont défaillantes, plus le sujet manifeste d’appétence à l’idéologie.

L’idéologie, l’envers de la science

6 La question se complexifie avec l’apparition d’un processus singulier qui est le retournement ou l’inversion idéologique. Au second niveau de sa constitution, l’idéologie se conforte dans son état comme seule approche véritable de la réalité. À l’aide du mécanisme défensif de retournement en son contraire, tel que Sigmund Freud l’a défini, la conception idéologique se transforme et se décrète elle-même en vision scientifique des faits observés. Un tel renversement cognitif s’accompagne d’un mouvement jubilatoire qui lui confère une puissance particulière. Cet intense plaisir est concomitant de la réactivation du fantasme de toute-puissance. Le pouvoir de représentation du monde est plus fort que le simple pouvoir de la perception. Les choses ne sont pas telles qu’elles se donnent au premier abord. Il est nécessaire d’opérer un retournement projectif de cette réalité immédiate pour pouvoir saisir la nouvelle vérité, derrière le mur des apparences et des évidences.

7 Ce qui est troublant, c’est que cette défense projective se calque sur le réel mouvement négatif de la position scientifique. Gaston Bachelard (1938) a montré combien l’expérience première est assimilable à un obstacle épistémologique. La démarche scientifique se doit d’aller à l’encontre des apparences pour être en mesure de saisir la réalité des phénomènes naturels. Forte de ce modèle, la machine à influencer idéologique cherche à reconstruire la réalité sociale, culturelle et politique. Selon les normes de sa théorisation propre qu’elle apparente, en miroir, à une approche scientifique.

8 L’attachement inconscient devient le lien qui unit le sujet à l’idéologie, et cette dernière devient nécessairement le lieu où s’enracine la pensée du sujet. L’idéologie est le vase d’élection désormais de tout fonctionnement cognitif. Chaque idée émise en est à présent l’émanation naturelle. C’est à ce foyer interne inconscient que s’organisent et s’alimentent les pensées.

9 L’autre dimension psychique qu’accompagne la matrice idéologique est celle du plaisir de penser qui peut aller du mécanisme de la reconstruction jusqu’à l’explosion jubilatoire. L’eurêka d’Archimède qui se réjouit d’avoir trouvé la solution au problème qu’il se posait est de cette nature. L’idéologue éprouve la même joie de la découverte que le scientifique, lorsqu’il parvient à réduire une résistance de la réalité qui s’opposait à son système de pensée. D’où la propension « naturelle » de l’idéologie à se prendre et à s’afficher comme un discours scientifique.

Un sentiment de persécution

10 Le retournement idéologique et le fort investissement qui l’accompagne se déclinent de façons diverses, selon qu’il reste une défense individuelle ou qu’il se développe au sein d’une organisation groupale. En groupe, l’expansion narcissique engendrée par les contenus idéologiques devient telle que le sujet se fond dans l’identité groupale au point d’y perdre sa faculté propre de juger au profit des instances idéales du mouvement ou de l’association auxquelles il est attaché. Plus les processus d’idéalisation s’accroissent, plus le fonctionnement paranoïde se développe auprès des membres du groupe qui se connaissent et se reconnaissent autour des mêmes références projectives.

11 On assiste, avec la théorie du complot, aux balbutiements d’un déni paranoïaque qui cherche à repérer et à définir ses persécuteurs. Rares sont les témoins directs des attentats. Comme les événements n’existent que par leur relation aux médias, il devient aisé de les retourner en attaque indirecte contre une communauté, attaque machiavélique orchestrée par un grand Satan manipulateur. Selon cette perspective, les meurtres des journalistes de Charlie Hebdo ne seraient qu’une mise en scène sanglante ourdie par de sinistres comploteurs pour stigmatiser les pratiquants de l’islam, et les soi-disant instigateurs du crime ne seraient que les victimes expiatoires du complot. Une telle logique psychique fondée sur la projection de pulsions destructrices internes sur l’extérieur et leur retour sous la forme de perceptions directes est caractéristique du mécanisme de rejet (en allemand Verwerfung) décrit de manière approfondie par Sigmund Freud.

12 L’autre modalité défensive qui lui est caractéristique, l’idéologie l’emprunte au monde de la perversion. Le désir du groupe idéologique est sans limites. Non seulement il ignore la loi, mais il s’ingénie à la transgresser en en revêtant fallacieusement les atours. L’idéologie séductrice et manipulatrice qui s’apparente à un processus pervers repose sur le maintien du déni de la castration. Tout est permis à qui se cache derrière un système d’idées qui n’est que le ravalement de la croyance archaïque au refus du manque. Au sein de l’idéologie de type pervers, il n’y a ni égaux ni frères ; l’autre n’existe qu’en tant qu’objet partiel à visée de soumission. Un tel fonctionnement psychique réduit l’autre à n’être que le moyen réifié de la jouissance. Les idées aux contenus pervers sont les masques trompeurs qui conduisent à la sujétion. Au miroir aux alouettes sont victimes tous ceux qui croyaient y reconnaître les images d’une idéalité paradisiaque. Comme dans la parabole des ânes développée par Carlo Collodi dans Pinocchio, le jeune héros et les galopins de son espèce se laissent prendre par les paroles mielleuses de deux fieffés coquins qui leur vantent la vie merveilleuse que l’on découvre sur l’Île aux Plaisirs. Ayant goûté aux délices de ce paradis de pacotille, ils s’aperçoivent que leur poussent une longue queue et de longues oreilles. La contrepartie du bonheur factice de l’île est l’enfer des mines où ils sont soumis au fouet et à l’esclavage. L’idéologie spéculaire condamne ceux qu’elle fascine à une soumission avilissante qui est le fruit de la destructivité.

Les types idéologiques

13 La connaissance clinique du fonctionnement inconscient qui spécifie l’idéologie conduit à distinguer quatre types référentiels.

L’idéologie naturelle

14 Le premier est l’idéologie naturelle, c’est-à-dire le système d’idées qui découle naturellement et directement du jeu interactif des pratiques. Chaque membre d’un groupe institutionnel est amené, du fait même de son appartenance, à partager les idées qui ont présidé à la fondation de ce groupe et celles qui président à ses actuelles pratiques. Cette idéologie basale qui ne saurait dire son nom, car elle est implicite, cette pensée première issue directement de la pratique est aussi fondatrice du contrat narcissique qui unit les membres de l’institution.

15 Un tel fondement idéologique ne devient visible et ne se révèle sous sa forme originelle qu’à partir du moment où il est malmené, attaqué ou dévoyé. Les malversations idéologiques viennent alors pervertir le fonctionnement groupal, en cherchant à instituer un système destiné à nier les valeurs humaines au profit d’un pseudo-intérêt commun. Le collectif est mis en avant pour le seul bénéfice de quelques-uns. Une idéologie oligarchique s’est substituée à l’idéologie commune initiale.

16 Il est intéressant, par exemple, de s’interroger, dans le champ de la santé, sur le devenir de l’idéologie première du soin et sur les risques de son dévoiement, du fait des pressions managériales et des exigences d’une évaluation trop soumise à de pures perspectives comptables. Face à un conservatisme sclérosant, peut-être vaut-il mieux prôner la mise en œuvre d’une idéologie du soin revisitée par la recherche d’une authentique compatibilité entre le respect de l’humain et les acquis de la modernité médicale.

L’idéologie intégrale

17 Le second type d’idéologie auquel le psychologue a affaire est l’idéologie intégrale. Bien que leurs contenus symboliques soient très différents, les idéologies intégrales se définissent comme des corps de doctrine sacralisés auxquels les sujets adhèrent sans restriction aucune. Les textes sont investis dans leur littéralité, chacun s’attache à en respecter la lettre plutôt que l’esprit. Se construit une correspondance efficiente entre l’intégralité du corpus doctrinal et l’intégrité psychique de celui qui lui est fidèle. Cette fidélité aux textes est la garante d’une bonne intégration narcissique. Dans un tel contexte de loyauté consciente et de sécurité psychique inconsciente, toute déviance supposée, tout dévoiement des règles écrites, suscitent une angoisse si vive qu’elle ne peut être jugulée que par l’activisme. Le sujet qui se sent trahi dans son être, comme dans sa croyance, réagit par une violence restauratrice de la vérité écrite qui est aussi restauratrice de soi. Tout se passe comme si le texte sacralisé était directement inscrit sur la peau du croyant. Il tient à la lettre de ses idées comme à sa propre existence. Ce fonctionnement psychique est de nature intégriste, qui opère l’adéquation entre le soi, le groupe et les écrits sacrés. La force de cette triple conjonction constitue une immunité protectrice contre tout risque d’effraction narcissique.

L’idéologie totale

18 Le troisième type d’idéologie est l’idéologie totale. Dans cette nouvelle acception, l’idéologie se construit comme une véritable vision du monde (Weltanschauung) qui est censée répondre à toutes les questions qu’on se pose et proposer des solutions viables à tous les problèmes de l’existence. Émarger à une telle doctrine est, pour le sujet, une manière d’engagement total de sa personne. Si le monde est entièrement expliqué par les textes du Fondateur, le croyant est entièrement voué à la cause qu’il défend et dont il devient, dès lors, aussi un pratiquant. La visée totalisante de la doctrine, quel qu’en soit le contenu, exerce une emprise également totale sur les sujets qui y adhèrent. L’idéologie totale s’appuie sur une organisation pyramidale à l’image de sa propre cohérence logique, ainsi que sur la soumission complète des adhérents. De ce fait s’instaure un processus d’aliénation qui réduit les sujets à leur seule appartenance groupale. Ainsi assujettis, ils deviennent des individus anonymes et interchangeables, dont la seule raison d’être est de porter la doctrine et d’œuvrer à la réalisation, à long terme, d’un monde idéal, du monde parfait tel qu’il a été conçu par le Père fondateur au service duquel l’ensemble de la communauté consacre toute son énergie.

19 Dans son roman 1984, George Orwell montre comment le monde totalitaire engendré par ce type d’idéologie se met en place pour écraser la conscience individuelle et la liberté. Le héros, Winston, qui dénonce l’instauration de ce système de sujétion, est finalement arrêté et soumis au tortionnaire O’Brien, chargé de le rééduquer. Peu à peu, Winston est conduit à voir la réalité à travers le prisme de l’idéologie dominante. Mais O’Brien ne se satisfait pas de cette simple soumission à l’épreuve de la réalité idéologique. Il sait que le sujet soumis peut être, à tout moment, retourné et convaincu par d’autres. Pour que l’aliénation soit menée à son terme, il importe d’adjoindre au processus cognitif un processus affectif. Winston ne doit pas simplement adhérer aux idées de Big Brother, il doit également l’aimer. L’investissement de l’objet idéologique est le complément nécessaire à l’adhésion consciente rationnelle. La fusion narcissique s’opère, qui réalise la complétude de soi grâce à l’expansion toujours plus importante de l’idéologie. Comme l’affirme un adepte de la scientologie, le monde ira beaucoup mieux le jour où les trois-quarts de l’humanité seront enfin d’accord avec la doctrine. L’angoisse du scientologue, comme de tout adepte de l’idéologie totale, est de voir sa croyance menacée par la réalité extérieure. Toute stagnation de la doctrine, comme tout échec, est vécue comme une menace d’effraction narcissique. Au contraire, tout progrès de la doctrine est fêté à la manière d’une apothéose. Tout l’être-soi se confond avec le destin du groupe et de ses croyances.

20 La crainte de l’effondrement ressurgit à chaque atteinte, même minime, de l’enveloppe de croyance idéalisée.

L’idéologie radicale

21 L’idéologie radicale, dernière figure de l’idéologie, se donne comme un rétrécissement et un durcissement du corps de doctrine incriminé. Victime d’attaques réelles ou imaginaires, l’idéologie a tendance à se radicaliser, c’est-à-dire à se replier sur elle-même et à ramener son propos à ses bases et à resserrer ses ambitions sur ce qu’elle considère être ses principes fondamentaux. Le contenu symbolique s’appauvrit, en même temps que l’enveloppe de croyance se galvanise et se raffermit. En passant de l’intégrisme au radicalisme, les militants abandonnent la recherche de l’approfondissement des textes au profit de l’action et du combat. En même temps que le doctrinaire se mue en guerrier, il perd ses exigences doctrinales et se limite à un clivage simplificateur entre le bon et le mauvais objet. Plus rien ne compte que le triomphe de la cause par la destruction définitive de ses supposés détracteurs. L’adepte devient un fanatique à partir du moment où le retournement idéologique s’accompagne d’une désintrication et d’un retournement pulsionnel. L’individu fanatisé met la destructivité à la place des valeurs vitales et il investit la mort au combat, c’est-à-dire le martyre, comme la finalité dernière de son existence.

22 Comment comprendre l’enclenchement du processus de radicalisation idéologique ? La persécution et les menaces de persécution sont à l’origine des mouvements de fanatisation d’un groupe idéologique. Le groupe qui se sent menacé tend à se défendre par l’attaque violente vécue comme légitime. Ce ne sont pas les individus qui se radicalisent, mais l’idéologie sous l’action de chefs désireux de conquête. Ces nouveaux gourous se baptisent « rédempteurs du corps doctrinal » en s’érigeant en figures sacralisées. Le fanatisme devient le maître-mot de l’action rénovatrice de l’idéologie au profit des seuls dirigeants. Les adeptes endoctrinés et embrigadés autour d’une doctrine réduite à sa plus simple expression ne sont plus que les rouages désubjectivés d’une entreprise de mort. Privés de leur libre arbitre et victimes d’une sujétion massive, ils sont devenus les instruments automatisés de ceux qui ont sciemment perverti l’idéologie d’origine pour en faire une construction artificielle destinée à la seule satisfaction de leurs intérêts. On le constate, le processus de radicalisation idéologique correspond à un détournement des bases idéologiques et à une perversion des finalités d’une organisation sociale.

Bernard Chouvier
Psychologue clinicien
Professeur de psychopathologie clinique à l’université Lumière-Lyon-2
Psychanalyste
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/03/2016
https://doi.org/10.3917/jdp.335.0022
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Martin Média © Martin Média. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...