CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Les États généraux psy sur la radicalisation, dont on trouvera ici les actes, se sont tenus à Paris les 7, 8, 9, 10 novembre 2018, à la Faculté de médecine et à l’auditorium de Sorbonne Université. Organisés par le Centre d’étude des radicalisations et de leurs traitements (CERT) de l’université Paris-Diderot, en partenariat avec les organisations professionnelles des psychiatres et des psychologues [1], ils ont réuni plus de cinq cents personnes chaque jour. Le ministère des Solidarités et de la Santé, ainsi que le Comité interministériel pour la prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR) ont apporté un concours sans lequel l’organisation de la rencontre n’aurait pas été possible. Il faut souligner qu’en inscrivant les États généraux psy dans le Plan national de prévention de la radicalisation (23 février 2018), l’État a donné à la société civile la place et les moyens nécessaires pour apporter une contribution majeure à la défense de la paix sociale et de la démocratie par d’autres moyens que les dispositifs de sécurité, à savoir les outils de la connaissance pour la prévention.

2Les travaux ont associé 95 intervenants, majoritairement des « psys » : psychologues, psychiatres, psychanalystes, avec la participation de chercheurs en sciences sociales, de magistrats, de travailleurs sociaux, ainsi que des représentants de nombreuses institutions publiques. À une telle échelle, cette rencontre entre professionnels concernant la radicalisation est inédite. Aussi ces actes constituent-ils un document exceptionnel sur l’état des connaissances du phénomène, au croisement du social et du psychique.

3Pourquoi des États généraux psy ? À la suite des attentats de 2015, après la stupeur, avait succédé une période frénétique de discours qui prétendaient faire la théorie de la radicalisation sur des bases souvent sans rapport concret avec les personnes impliquées. Une génération spontanée de spécialistes avait vu le jour, de nombreuses polémiques ont occupé l’espace public, d’aucuns n’ont pas hésité à proclamer avoir trouvé la solution rapide au problème : la déradicalisation. Or, mis à part un nombre relativement restreint de chercheurs et d’acteurs de terrain, en général silencieux, la connaissance réelle du phénomène était inversement proportionnelle à cette prétention de savoir. Ce n’est qu’à la fin de l’année 2017 que des enseignements tirés de l’expérience et de l’étude des cas avaient commencé à s’imposer. Parmi les acteurs de terrain, des « psys » impliqués dans les champs de la santé, de la justice ou de la protection sociale avaient accumulé les observations et les analyses de faits issus de leurs pratiques. Plusieurs journées d’étude, dont celles organisées par le CERT, avaient permis de constater qu’un franchissement quantitatif et qualitatif avait eu lieu dans l’intelligibilité des ressorts de la radicalisation et des motivations de ses recrues. Cette intelligibilité, qui se constituait d’une manière pragmatique, appelait le partage et la comparaison à une échelle collective suffisamment large, d’où la notion d’« états généraux » qui désigne une mobilisation dont on attendait des avancées théoriques et pratiques.

4La radicalisation touche majoritairement des jeunes, dont les deux tiers ont entre 15 et 26 ans. Elle fait planer des menaces sur la vie, le lien social, la paix civile, elle affaiblit l’État de droit à travers le recours à des mesures d’exception. Elle peut mener à la violence, mais pas nécessairement, non sans répandre la haine et l’insécurité diffuses. Il s’agit d’un phénomène mondial évolutif et multiforme, installé durablement, ainsi que le soulignent de nombreuses organisations internationales. Néanmoins, le contexte particulier d’un pays peut être à l’origine d’un nombre plus élevé de radicalisés, tels ceux dans lesquels sévit un désespoir politique chronique, ou bien ceux qui ont un passé colonial et qui interviennent dans les zones de conflits au Moyen-Orient. Parmi les causes individuelles sous-jacentes qui conduisent des jeunes à la radicalisation, certaines d’entre elles sont étroitement liées à des perturbations de la transition juvénile, à des vulnérabilités résultant d’entraves au développement ou à des traumatismes, à des lésions affectant la singularité subjective, et dans certains cas à des états psychopathologiques. Mais ces causes du « mal-être » n’expliquent pas à elles seules l’engagement extrémiste d’un jeune, sinon on devrait avoir des centaines de milliers de radicalisés. À la diversité des situations – sans oublier celles où aucun trouble identifiable n’a été détecté – s’ajoute un enchevêtrement factoriel qui suscite souvent la perplexité de l’observateur.

5L’œuvre de Kader Attia que nous avions choisie pour l’affiche des États généraux, reprise sur la couverture de cet ouvrage, suggère un positionnement de la pensée en termes de réseaux de causes, de trajectoires multiples et non linéaires, de bifurcations où la contingence joue souvent un rôle non négligeable. Le fait qu’un individu se radicalise n’est pas déterminé, mais dérivé d’un trajet à lire comme l’histoire d’un devenir sujet accidenté. Les causes « macro » du type géopolitique ou religieux peuvent constituer des niches anthropologiques où croît l’hostilité des foules mais, là aussi, si c’était l’unique facteur, nous devrions avoir des millions d’aspirants djihadistes.

6Comment se produit la rencontre avec des idées et des images qui fascinent et séduisent les recrues ? Plusieurs contributions s’arrêtent devant cette question difficile. Il faut avoir à l’esprit qu’il existe un vaste marché de la radicalisation dont l’offre, diffusée par Internet, peut trouver preneurs auprès de jeunes errant dans l’outre-espace de leurs écrans. Au départ, la demande n’est pas nécessairement une demande de « djihad » et Internet n’est pas seulement un puissant moyen de communication. Il s’agit d’un espace dont on ne mesure pas encore les effets sur la vie psychique et sociale de ses utilisateurs. Plusieurs sortes de demandes aux aguets, plus ou moins insues, y trouvent matière à se satisfaire. En l’occurrence : devenir un héros, se purifier d’une souillure, se donner une prothèse identitaire, se venger d’un tort supposément infligé par la société, trouver une hospitalité absolue dans la fraternité du combat, quand on a été mal accueilli dans la vie, arrêter le tourbillon « diabolique » du sens par une apocalypse programmée, se donner une contenance quand la liquéfaction menace le sentiment d’exister, et bien d’autres quêtes à fleur d’impossible.

7Si la radicalisation actuelle, comme celles à venir, est indissociable d’Internet, c’est parce que cette invention recèle l’utopie d’une liberté totale, en répondant à toutes les requêtes sans condition, en offrant une hospitalité illimitée aux recherches les plus diverses, en favorisant le suspens du jugement de réalité et de vérité par la réactivité immédiate. L’espace cybernétique incite à la navigation dans l’indiscernable où se mêlent le vrai et le faux, le réel et l’irréel, de sorte que quiconque croit pouvoir accomplir des exploits épiques et devenir performeur d’une self-installation de sa vie où tout peut être exposé. La nouvelle offre djihadiste s’est servie de cette invention, en jetant ses filets dérivants sur tous les estropiés du moi-idéal, pour leur proposer une relève du sentiment d’être préjudicié, abandonné, « déchétisé ». Elle est susceptible de donner une contenance à des femmes et des hommes décontenancés dans le flux d’une civilisation mondiale qui incite aux débords forcenés. L’abouchement cyber-psyché a créé un nouveau sujet, le surjet performeur du soi numérique, doté d’un pouvoir fantastique qui génère des métempsychoses aux mille pseudos. Quoi de plus propice pour inciter à sortir de ses enveloppes, à être un autre et peut-être imaginairement sans autre.

8Les contributions qu’on lira ici n’adhèrent pas aveuglément à la notion de radicalisation ; elles la critiquent, la déconstruisent, instruisent le procès de ses fausses évidences, de son maniement douteux, car équivoque et lourd de malentendus. Le fait que le vocable se soit imposé mondialement oblige à ne pas le rejeter, ni à être captif de la logique des signes de radicalisation, dont les nomenclatures établies par les institutions publiques se perdent dans les sables mouvants de subjectivités en mutation. Pour tous les intervenants, il va de soi que le but de la prévention n’est pas la radicalité des idées, mais ce qui en elle peut légitimer la violence, la rendant à portée de l’acte, si ce n’est de l’action préméditée. En effet, pour les « psys », l’impératif catégorique de leur attention ne concerne pas la dangerosité de l’idée en soi, mais l’attache de ses porteurs, les potentialités violentes qu’ils recèlent, pour lesquels l’idéologie pourrait n’être qu’un prétexte à assouvir leur penchant pulsionnel à l’agression. Comme le montre l’un des conférenciers, la grande majorité des actes terroristes islamistes depuis une vingtaine d’années sont le fait de personnes au passé de délinquants ou de criminels de droit commun. Ils agissaient déjà en prédateurs, avant d’envelopper leurs actes dans un verbe qu’ils transforment en un organe préhenseur redoutable, leur permettant de poursuivre leurs sévices en s’autorisant de Dieu et de ses truchements.

9Aucune intervention ne se place dans la visée de ce qu’on a appelé la déradicalisation, qui fait croire à la possibilité d’un renversement comportemental ou d’une prompte décontamination. Aider des jeunes à sortir de la compensation haineuse ou, plus crucial encore, à ne pas s’engager dans la voie des tueurs, nécessite un accompagnement pluriprofessionnel plus ou moins long et sans garantie de succès, cela dépend de chaque personne. Tout le monde n’est pas accessible à un traitement et il peut s’arrêter à tout moment, même quand il a commencé favorablement. L’approche suppose de diagnostiquer pour chacun la fonction psychique que la radicalisation a remplie. Il s’agit de revenir au moment et aux termes d’un pacte d’assujettissement volontaire, en accompagnant le sujet dans sa découverte. Accompagner ne consiste pas en une rééducation comportementale, morale ou par ce qui serait la « bonne religion », mais, tel un voyageur que l’on convoie au carrefour d’où il a pris une mauvaise route, il s’agit de lui rendre loisible le choix d’une autre direction, en l’incitant à réaliser qu’il disposait de possibilités inaperçues. Parfois, la route est trouvée au fur et à mesure qu’elle est inventée, parce qu’il n’y a jamais eu qu’un indicible tohu-bohu, auquel la radicalisation a donné un semblant d’ordre providentiel. Dans des cas extrêmes, c’est un horla où le sujet à l’agonie, désirant une vie pure et parfaite, veut la mort pour soi et pour les autres comme ultime performance salvatrice dans l’au-delà.

10On verra aussi que les travaux abordent la radicalisation comme un phénomène genré, même s’il existe une part commune aux deux sexes : il y a des femmes qui aspirent à faire la guerre comme les hommes. Dans bien des cas, l’engagement extrémiste des femmes soutient une lutte contre une condition psychique mortifiée, une angoisse morale lancinante, parfois à cause de violences sexuelles qu’elles ont subies ou du fait d’entraves au devenir femme. Il en résulte la fuite dans une radicalisation de la soumission à l’ordre masculin viriliste, qui assigne une identité féminine de fer, un contrôle strict de leurs désirs qui les soulage de la haine de leur corps, de l’angoisse de jouir, de la hantise de la damnation éternelle.

11Ces actes suivent le déroulement des États généraux, mais on peut y entrer par n’importe quelle partie ou intervention. Si je devais proposer une vue d’ensemble significative des lignes directrices des travaux, je dégagerais trois pôles :

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  • 1) les problèmes qui suscitent les craintes les plus vives, tels que la violence et la dangerosité de certains radicalisés, la radicalisation en milieu pénitentiaire, les mineurs de retour de zones de guerre, la maladie mentale ;
  • 2) les difficultés du traitement : les écueils que rencontre la clinique des radicalisés, les approches psychothérapeutiques, l’épreuve des familles et le soutien aux parents, les questions déontologiques et éthiques ;
  • 3) les dispositifs de prise en charge : les expériences qui ont été mises en œuvre sur le plan national, l’organisation de la prévention territoriale, les difficultés des équipes pluriprofessionnelles.

13États de la radicalisation, le titre de cet ouvrage, se réfère non pas à l’idée d’un inventaire, mais d’une exploration étendue et raisonnée, basée sur des faits et des problèmes réels, par des acteurs qui appréhendent d’une manière pragmatique les tenants et les aboutissants psychiques d’une menace, ce qui n’exclut nullement des mises en perspective théoriques. Tout en prenant en compte l’émanation idéologique de cette menace de la crise de l’islam et des guerres qui s’y déroulent, ils la situent également dans les remous de la civilisation mondialisée. La radicalisation islamoïde appartient aussi, contre l’universalité, à la fureur insurrectionnelle d’une époque de la subjectivité universelle, déjà présente dans d’autres formes identitaires d’extrémisme, et qui pourrait se manifester à travers des modalités inédites.

Notes

  • [1]
    Le Syndicat des psychiatres d’exercice public (SPEP), le Syndicat national des psychologues (SNP), la Fédération française de psychiatrie (FFP), la Fédération française des psychologues et de psychologie (FFPP).
Fethi Benslama
Professeur de psychopathologie clinique, université Paris-Diderot
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Mis en ligne sur Cairn.info le 21/10/2019
https://doi.org/10.3917/lgh.061.0019
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