CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Lorsque, le 24 décembre 1787, le moine dominicain Gaétan Maracheuski, professeur de rhétorique et de poétique au lycée du monastère de Zabelsk (gouvernorat de Vitebsk, tout récemment intégré à la Russie), signe sa Comédie, inspirée d’un texte dramatique français, La pomme du paradis[1], il ne pouvait pas se douter que son œuvre allait ponctuer l’histoire mouvementée de la construction d’un Etat biélorussien indépendant. Si la pièce fut écrite au cours de la période des partages de la république polono-lithuanienne, elle ne fut pourtant signalée pour la première fois qu’en 1909 dans un article d’Antanina Sytcheuska intitulé « De la question de Molière dans la littérature dramatique polonaise du XVIIIe siècle » [2]. Elle sera publiée intégralement en 1911 dans « Pour l’histoire du théâtre populaire russe et polonais », un chapitre des Nouvelles de la section de langue russe et de littérature de l’Académie impériale des sciences[3] et une autre version paraîtra en 1920 dans le journal Belarus à l’initiative du slaviste Iaukhim Karski. La redécouverte de ce texte est donc contemporaine du développement du nationalisme biélorussien, dont il a pu servir les intérêts, et des tentatives avortées, menées à la même époque, visant à instaurer une république biélorussienne indépendante [4].

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2L’histoire de cette pièce, aussi bien d’ailleurs que celle de la Biélorussie, aurait pu alors prendre fin, mais elle présente la singularité d’avoir été reprise, depuis sa création en 1787, à chaque fois qu’un événement venait bouleverser le cours de l’histoire dans la région. L’Oiseau du bonheur de l’auteur dramatique biélorussianophone, Frantsichak Aliakhnovitch, que l’on trouve parfois sous le nom d’Adam et Eve et qui s’inspire de Comédie, a été publié en 1922 après la révolution d’Octobre par le Cercle musicodramatique de Vilna. Cette pièce fut bientôt interdite par le pouvoir bolchevique, officiellement parce que l’un des personnages était juif [5]. En 1925, à Léningrad, l’historien biélorussien de la littérature, Maksim Haretski, livrait une autre variante encore de Comédie dans Extraits de la littérature biélorussienne. En 1975, Zianon Pazniak, qui n’avait pas encore soutenu sa thèse sur le théâtre biélorussien (1981) et qui n’était pas encore le leader du Front populaire biélorussien (1989), proposait une nouvelle traduction des parties du texte de G. Maracheuski écrites en polonais.

3Il fallut ensuite attendre 1991 et une nouvelle proclamation d’indépendance par les autorités du pays pour voir apparaître Comédie à propos d’un paysan malheureux, de sa femme Foudre, du juif David et du diable qui a perdu le sens de la création de l’ancien professeur de l’Académie des arts de Biélorussie, Ouladzimir Roudov [6]. Cette nouvelle adaptation, qui revisitait les relations entre nationalités de Biélorussie, fut d’abord travaillée par des étudiants de quatrième année de l’Académie sous la direction du metteur en scène principal du Théâtre du jeune spectateur de Minsk, Andreïa Androsik, en collaboration avec l’auteur. Elle fut ensuite reprise par feu le Théâtre alternatif, avant de devenir la pièce phare de la nouvelle compagnie dirigée par l’acteur Ihar Zabara, le Maly Teatr. Jouée depuis près de quinze ans à guichets fermés, cette pièce a épuisé plusieurs distributions d’acteurs, mais voit naître actuellement sa troisième génération de spectateurs.

4Bientôt, le théâtre de la dramaturgie biélorussienne chercha à faire concurrence à ce texte. En 1998, alors que l’on commençait à réaliser avec effroi que la dictature d’A. Loukachenka n’était pas étrangère à la « disparition » d’un certain nombre d’hommes politiques et de journalistes, l’auteur dramatique biélorussianophone, Sergueï Kavaliou, mettait la dernière main à son Diable fatigué, fantasmagorie en deux actes sur la vie et la littérature des Biélorussiens[7], où se trouvent mêlées des situations empruntées à toutes les adaptations précédentes de Comédie de Maracheuski.

5Deux siècles séparent désormais ces deux pièces organisées autour des histoires bibliques du péché originel, de Job, ou de mythes anciens telle la boîte de Pandore. Les versions successives du récit initial sont progressivement devenues le symbole d’une Biélorussie à la recherche d’elle-même. Comédie de Maracheuski a pu, du même coup, être présentée par le discours historien local comme étant à l’origine du théâtre biélorussianophone et, de ce fait, comme une fable authentiquement biélorussienne, alors même que les théâtres d’Europe centrale et orientale, comme le montrent par exemple les œuvres de Mikhaïl Boulgakov (russophone, originaire d’Ukraine), de Daniil Harms (satiriste russe) ou d’Aaron Zeitlin (yiddishophone, originaire de Biélorussie), s’attachaient à adapter à la scène le thème de la chute originelle. Comparer les différentes variantes de la fable permet toute-fois de suivre l’évolution des représentations stéréotypées de l’autre forgées par les auteurs dramatiques sur les différentes nationalités de Biélorussie depuis la fin du XVIIIe siècle.

Les fables

6Toutes les versions de ces « comédies biélorussiennes » partent de la même idée : un paysan se plaint de son triste sort et en impute la faute à Adam qui n’aurait pas su empêcher sa femme de cueillir le fruit interdit sur l’arbre de la connaissance. Pour ce paysan, toujours biélorussianophone, et quel que soit le prénom qui lui est donné, tout semble parfaitement clair : Adam, bien que père de l’humanité, n’était qu’un « idiot ». Et si le paysan biélorussien avait été à sa place, lui, il aurait su obliger Eve à résister à la tentation. Chez Gaétan Maracheuski, le diable arrivait alors pour lui proposer un marché. S’il parvenait à garder le silence, il serait de nouveau admis au Paradis. En revanche, s’il prononçait un seul mot, le diable emporterait son âme en enfer. Le paysan échouait par trois fois et le diable l’entraînait en enfer. Ce dernier, aux airs très aristocratiques, parlait le polonais, tandis que le paysan, qui symbolise le peuple, se retrouvait, à trois reprises, sommé de se taire. Sa présence était donc admise, mais il se voyait interdit de parole par le représentant du pouvoir.

7L’Oiseau du bonheur de Frantsichak Aliakhnovitch, écrite en pleine révolution d’Octobre, n’appartient pas au même genre que la fable de Maracheuski, dans la mesure où il s’agit là d’une comédie chantée. Les personnages en sont le paysan Ianka, sa femme Malanka (Foudre), le juif, le sylvain (divinité des forêts), des roussalkas (créatures des eaux) et quelques esprits des bois. Comme le Dziomka de Gaétan Maracheuski, Ianka n’a de cesse de se plaindre de sa vie, mais il trouve à qui parler en la personne de sa femme. A la suite d’une vive dispute, tous deux se réveillent au Paradis. Ils y sont accueillis par un sylvain qui semble émaner tout droit de la mythologie antique. Le génie de la forêt leur explique que tout leur est désormais permis, sauf ouvrir un certain panier ; s’ils le font, ils seront expulsés. Mais comme de coutume depuis le récit fondateur biblique, Malanka ne peut s’empêcher d’ouvrir ledit panier d’où s’échappe l’oiseau du bonheur. Les deux personnages sont chassés du Paradis, mais, à la fin de la pièce, on découvre que tout cela n’était, en réalité, qu’un cauchemar du paysan Ianka. Ce dernier, sa femme et le juif décident alors d’un commun accord de construire leur propre paradis sur terre. Contrairement à Comédie de Gaétan Maracheuski, L’Oiseau du bonheur de F. Aliakhnovitch, entièrement biélorussianophone, évitait de présenter le langage comme un agent du mal et établissait une correspondance entre la prise de parole paysanne et le caractère souverain de la langue biélorussienne.

8Comédie à propos d’un paysan malheureux, de sa femme Foudre, du juif David et du diable qui a perdu le sens de la création de Ouladzimir Roudov mêlait, dès 1991, ces deux intrigues. On y retrouvait le pari sur le silence du Dzioma de G. Maracheuski ainsi que le coup de théâtre que constituait, chez F. Aliakhnovitch, le final onirique de sa pièce. Ou. Roudov, auteur biélorussien, russophone d’origine juive, s’abstenait de toute autre référence à la version publiée en 1922, car il ne souhaitait pas, pour sa part, valoriser spécialement la langue biélorussienne. Son paysan biélorussien, qui avait également engagé un pari sur le silence avec un diable, cette fois russophone, était harcelé par la parole fleuve, mais hystérique, de sa femme Malanka et par celle, déferlante, du juif David. Ce dernier ne manquait jamais l’occasion de meubler les silences du paysan et chez Ou. Roudov, bien plus que chez G.Maracheuski, ces derniers semblaient hantés par la langue biélorussienne. En outre, si dans les versions de 1925 et de 1975 du texte de G. Maracheuski, le personnage du juif parlait biélorussien avec un fort accent et utilisait parfois quelques mots de yiddish, Ou. Roudov allait beaucoup plus loin. Sa pièce comportait ainsi des phrases entières en yiddish, toutes écrites en cyrillique biélorussien, que son personnage, aussitôt après les avoir prononcées, devait traduire pour ne pas nuire à la compréhension du texte par des spectateurs majoritairement russophones et biélorussianophones. Avec Ou. Roudov, le yiddish faisait ainsi réellement son entrée en scène.

9L’auteur n’hésitait pas non plus à introduire de nouveaux effets comiques en montrant l’incompréhension entre un paysan qui parle biélorussien et un diable russophone. C’est encore au juif qu’il confiait le soin de traduire du biélorussien en russe et du russe en biélorussien les dialogues entre les deux personnages. Le comique de ce jeu sur les langues fut encore renforcé lorsque le Président de Biélorussie, Aliaksandr Loukachenka, décida qu’il s’exprimerait en russe et non en biélorussien. L’incompréhension linguistique entre le pouvoir et le peuple était alors mise en scène et le fait que le personnage de pouvoir ne parvienne à parler biélorussien que par le truchement du juif n’avait rien d’un détail dans le message que souhaitait faire passer Roudov, étant donné qu’il écrivit sa pièce peu après l’attribution du statut de langue d’Etat au biélorussien (loi de 1990). Outre le thème de l’incompréhension, Ou. Roudov abordait aussi celui de l’absence d’écoute en raison d’un trop-plein de mots pour éviter le silence. Le diable s’empêtrait ainsi souvent dans la répétition de son propre discours, au point de paraître obsessionnel, ce qui lui retirait une grande partie de son autorité.

Un diable fatigué

10Dans la version de 1925 du texte maracheuskien, le juif avait non seulement un accent, mais il parlait aussi la langue du diable lorsqu’il s’adressait à ce dernier, à savoir le polonais, un effet que la traduction de Zianon Pazniak de 1975 et sa « biélorussianisation » de l’œuvre gommaient entièrement. Le diable ne parlait plus polonais, mais un biélorussien académique et soviétique, qui faisait de ce représentant du pouvoir un personnage cette fois nationalement marqué comme biélorussien. Une figure emblématique d’un pouvoir biélorussianophone imposait le silence à une autre, emblématique, elle, du peuple biélorussien.

11Dans son Diable fatigué, fantasmagorie en deux actes sur la vie et la littérature des Biélorussiens, beaucoup plus inspiré par l’œuvre de F. Aliakhnovitch, Sergueï Kavaliou part de la même idée. Mais la femme du paysan porte cette fois le prénom Paulinka, celui de la plus célèbre héroïne du théâtre biélorussianophone, et le titre du texte dramatique de l’auteur classique Ianka Koupala [8], et le personnage du juif, assimilé, cède la place à un aubergiste. Le diable a, lui aussi, bien changé. S’il affirme sa biélorussianophonie, certains de ses comportements, comme son tabagisme, le différencient très nettement de la figure du premier Président de l’Etat biélorussien. Ce diable-là apparaît tout bonnement désespéré. Il se sent très mal à l’aise en enfer et oppose aux plaintes du paysan ses propres lamentations sur son triste sort. D’ailleurs, il se sent vieux et n’oublie pas de prendre ses médicaments. L’enfer n’étant plus ce qu’il était, il a décidé de s’établir sur terre, mais même là, il lui devient de plus en plus difficile de trouver un endroit où se reposer. Depuis bien longtemps déjà, l’être humain n’a plus besoin de lui pour faire le mal. Aussi voudrait-il pouvoir retourner au Paradis dont il fut jadis chassé. Mais pour cela, il doit aider les hommes à se sauver eux-mêmes. Il voudrait réécrire l’histoire de la Biélorussie, changer son destin qui pourrait ainsi influer sur celui de l’humanité tout entière. Le diable a donc choisi les Biélorussiens pour l’aider à accomplir sa mission. Or, le paysan Iaska et sa femme, Paulinka, ne sont pas des plus motivés. Le message de cette nouvelle version de Comédie de G. Maracheuski est toutefois clair : tout dépend maintenant des Biélorussiens car, indépendants, le monde leur appartient...

Notes

  • (1)
    Voir le journal Tocsin biélorussien, n° 4,17 avril 1921.
  • (2)
    Citation du Messager de philologie russe, journal scientifique et pédagogique édité par les soins du professeur E. F. Karski, tome XII, Varsovie, 1909.
  • (3)
    Tome XVI, Livre 3, Saint-Pétersbourg, 1911.
  • (4)
    Plusieurs proclamations d’indépendance se succèdent à partir de 1917 pour déboucher, en 1921, sur la fondation d’une république soviétique de Biélorussie sur un territoire dont les frontières ne correspondent pas à celles de la Biélorussie contemporaine. Pour des explications historiques sur ce point, on peut se reporter à Virginie Symaniec, Le théâtre en Biélorussie (fin du XIXème siècle – années 1920), Editions L’Harmattan, collection Biélorussie, Paris, 2003.
  • (5)
    Le Tocsin biélorussien, op. cit.
  • (6)
    Tapuscrit non publié, cédé par l’auteur de son vivant. Archives personnelles.
  • (7)
    Soutchasnaïa belarouskaïa dramatourkhiïa, tradytsyi i navatarstva, Minsk, Ser-Vit, 2003.
  • (8)
    Voir « Les gens d’ici » du même auteur, traduit en français par Larissa Guillemet et Virginie Symaniec et publié en 2006 à Paris aux éditions l’Espace d’un instant.

Bibliographie sommaire : Textes dramatiques :

  • Textes dramatiques :
  • ? Aliakhnovitch, Frantsichak, « Ptouchka Chtchas’tsia » (L’oiseau du bonheur), Belarouski zvon (Le tocsin biélorussien), n°15/17/18/19 de 1921.
  • ? Belarouski teatr (Le théâtre biélorussien), Vilna, Vyd. Belarouskaha gramadzianskaha sabrania, 1924.
  • ? Kavaliou, Siarheï, Stomleny d’iabal, Fantasmagoryïa u dzvioux dzieïax z jytstsia i litaratoury Belarousau (Le diable fatigué, fantasmagorie en deux actes de la vie et de la litérature des Biélorussiens), Soutchasnaïa belarouskaïa dramatourgiïa, Tradytsyi i navatarstva, Minsk, Servit, 2003, pp. 422-455.
  • ? Maracheuski, Kaetan, « Komedyïa » (Comédie), Vypicy z belarouskae litaratoury, tchasta perchaïa, oulajyli M. Haretski, Oul. Dzïarjynski i P. Karavaï, Leningrad, Dzïarjaùnae vyd. Maskva, 1925, pp. 282-297.
  • ? « Kamedyïa », Khrestamatyïa pa historyi belarouskaha teatra i dramatourgii ù 2-x tamax, Minsk, Vycheïchaïa chkola, 1975, T. 1, pp. 49-98.
  • ? Kamedyïa, karotki zmest (Comédie, court résumé), Minsk, Belarouskaïa dakastrytchnitskaïa dramatourgiïa, 1978, pp. 9-40.
  • ? Roudov, Ouladzimir, Na dva akty « Kamedyïa », pra nechtchas’livaha selanina, jaho jonkou Malankou, jyda Davida i tchorta, jaki zroubiu sens isnavannïa (Comédie en deux actes sur un paysan malheureux, sa femme, le juif David et le diable qui a perdu le sens de la création), tsenitchnaïa redaktsyïa Minskaha Al’ternatyunaha teatra, tapuscrit daté de 1990.
  • Littérature critique :
  • ? Haretski, Maksim, « Z “Kamedyi” Marcheuskaha (1787)» (A propos de la « Comédie » de Maracheuski, 1787), Historyïa belarouskae litaratouri (Histoire de la littérature biélorussienne), Viln’ïa, Vyd. Tretsae, Vilenskaha vydavetsva B. A. Kletskina, 1924, pp. 70-73.
  • ? Symaniec, Virginie, Des dramaturgies biélorussiennes à la dramaturgie biélorussienne soviétique : une tragédie de pouvoir, Thèse de doctorat dirigée par Martine de Rougemont et soutenue à l’Institut d’études théâtrales de l’université de Paris III le 15 décembre 2000.
  • ? Le théâtre en Biélorussie (fin du XIXe siècle - années 1920), collection Biélorussie, Paris, L’Harmattan, 2003.
  • ? « Pad vykliats’tsem : kali teatr stavits’ pytan’ni palitytchnaï i koul’tournaï historyi Belarousi » (A. le maudit : quand le théâtre pose des questions politiques et culturelles à l’histoire de la Biélorussie), Zapisy, n° 26, New York-Miensk, Belarouski Instytout Navouki i Mastatstva, 2003.
  • ? « Les nationalités dans le théâtre biélorussianophone : l’exemple de Comédie (1787-1990)», Slavica occitania, Toulouse, 20,2005.
Virginie Symaniec
Docteur de l’Institut d’études théâtrales de Paris III
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 26/01/2009
https://doi.org/10.3917/cpe.079.0056
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