CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La construction de tout Etat nation suppose des politiques volontaristes d’édification d’une symbolique identitaire. Ainsi, après avoir effectué de nombreux changements toponymiques et transformé ses musées dédiés à l’histoire, le Kazakhstan connaît à nouveau des débats sur l’abandon de l’alphabet cyrillique au profit de la graphie latine [1]. La réécriture de l’histoire fait, elle aussi, partie de l’élaboration d’une nouvelle identité. Au centre des mythes du nouvel Etat se trouve l’épineuse question du nomadisme, dont la revalorisation reste partielle, hésitante et problématique.

Un héritage difficile à gérer

2Avec l’Ukraine, le Kazakhstan fut l’un des foyers majeurs de résistance à la collectivisation forcée imposée par Staline. Les steppes kazakhes ont été le théâtre de grands bouleversements sociaux au début des années 1930 : en quelques années, elles ont perdu un tiers de leur population avec la mort de un million à un million et demi de personnes et la fuite de 600 000 autres vers des régions plus ou moins lointaines d’Union soviétique, ainsi que vers la Mongolie et la Chine. La transformation brutale d’une société basée sur des traditions d’élevage nomade et semi-nomade en un monde agricole mis aux normes soviétiques, a donné naissance à un nouveau pastoralisme de transhumance et a profondément remodelé la société kazakhe de la deuxième moitié du XXe siècle.

3Le Kazakhstan indépendant doit donc gérer un héritage difficile, que certains ne conçoivent que sur un mode binaire : soit affirmer la continuité historique, millénaire, du peuple en des termes essentialistes qui nient les évolutions sociales et politiques du siècle soviétique ; soit reconnaître que la société contemporaine n’a plus beaucoup de liens avec son passé pré-soviétique, discours difficile à tenir dans un Etat jeune, en quête d’une identité nationale partiellement désoviétisée.

4La restauration d’une identité disparue s’appuie sur la reconstitution, souvent de toutes pièces, de traditions nationales et sur un folklore développé de façon outrancière. A l’instar d’autres pays, le Kazakhstan exalte le terroir et un passé qu’il faudrait préserver, tout en encourageant un artisanat local, à destination bien évidemment des touristes, mais également de la population, qui participe elle aussi à ce « retour » aux traditions. L’imagerie kazakhe contemporaine a, par exemple, très largement réhabilité la figure du nomade : l’emblème du pays comprend un cheval ailé propre à la mythologie turcique, équivalent de Pégase, tandis que le cavalier est devenu un thème fétiche du marketing. Toutefois, cette apparition du nomade dans l’espace public ne répond pas uniquement à des objectifs publicitaires : à travers lui se dessinent toute la complexité de la construction identitaire kazakhe et ses nombreux paradoxes.

L’ancrage spatial et temporel du nomadisme

5La référence au nomadisme offre un ancrage tout autant spatial que temporel. Spatial, car le personnage du nomade permet d’insister sur l’idée d’être au cœur du vieux continent, l’espace eurasiatique étant dès lors présenté comme un axe de l’histoire universelle, ayant accueilli les peuples et les religions du vieux continent depuis plus de deux millénaires. Cette lecture spatiale, qui exalte le caractère médian du Kazakhstan, géographiquement mais aussi culturellement, est confortée par l’intérêt que porte le chef de l’Etat, Noursoultan Nazarbaiev, depuis le début des années 1990, à l’idéologie eurasiste : son pays serait une synthèse de l’Occident et de l’Orient, du Nord et du Sud, des cultures européennes et asiatiques. Il propose ainsi une version modernisée de l’ancien discours internationaliste soviétique, auquel il ajoute de plus l’idée de tolérance religieuse. En effet, depuis 1995, l’Assemblée des peuples du Kazakhstan, rebaptisée Assemblée du peuple, accueille en son sein plusieurs dizaines d’associations culturelles représentantes des minorités nationales, tandis que le Président se plaît à organiser régulièrement des forums consacrés au dialogue entre les grandes religions mondiales [2].

6Temporel, car le nomadisme est pensé comme un mode de vie immuable, qui n’aurait connu aucune évolution en fonction des changements du climat, de l’état des sols, des pressions exercées par les Etats voisins ou des luttes entre groupes kazakhs pour le contrôle des trajets de transhumance. Cette impression de stagnation renvoie immanquablement aux stéréotypes européocentrés de l’époque coloniale sur la non-histoire des peuples nomades. L’affirmation de cette permanence des modes de vie est renforcée par le sentiment de continuité ethnique : le terme de Kazakh, relativement récent (il est attribué aux populations arrivées dans la région aux XVe -XVIe siècles), ne serait que le synonyme de Kiptchak, expression plus générique désignant conventionnellement des populations turciques nomades présentes dans les steppes eurasiatiques depuis le Moyen Age occidental. Le Kazakhstan contemporain concentrerait ainsi en lui toutes les expériences historiques des Türks, depuis les grandes migrations des Huns jusqu’à la Horde d’Or, et disposerait d’un territoire de référence bien plus vaste que celui contenu dans les frontières actuelles, puisqu’il engloberait ses voisins centreasiatiques, ainsi qu’une large partie de la Sibérie occidentale et orientale.

Nomadisme et construction identitaire

7Toutefois, bien que le nomadisme permette d’affirmer la modernité d’une société qui aurait vécu en symbiose avec la nature, l’historiographie kazakhe peine à institutionnaliser ce mythe fondateur. Ainsi, si Gengis Khan compte des partisans dans certains milieux intellectuels, qui voient en lui un véritable héros national, il ne fait pas l’unanimité : non seulement, le fondateur de l’empire gengiskhanide est déjà accaparé par la Mongolie voisine, mais son héritage historique est dénoncé comme trop unilatéral et négatif. Par ailleurs, la mise en exergue du nomadisme pose d’importants problèmes de construction identitaire. En effet, depuis les années 1930-1940, l’historiographie de chaque république s’est focalisée sur le caractère autochtone des populations, l’objectif étant de prouver que chaque nation titulaire est présente sur son territoire actuel depuis des temps reculés. Les thèses migrationnistes, qui font arriver les Kazakhs sur leur territoire contemporain au XVe siècle, ne satisfont pas cette approche. Aujourd’hui encore, les Etats d’Asie centrale, indépendants depuis moins de deux décennies, sont obsédés par la volonté de prouver leur légitimité historique en s’ancrant dans leur territoire et en justifiant leurs frontières politiques. Il devient alors difficile de magnifier une mobilité nomade qui transcende ces dernières et prend place sur un échiquier géographique particulièrement étendu face à des peuples concurrents comme les Ouzbeks, qui jouent la carte d’une sédentarité soidisant immémoriale.

8Ainsi, après de nombreuses hésitations, le discours officiel kazakh s’est finalement orienté vers la réhabilitation du passé sédentaire et urbain des steppes, insistant tout particulièrement sur l’existence d’un système unique dit de villes-steppes, comme Otrar, Taraz et Turkestan, dans le sud du pays, à la lisière avec l’Ouzbékistan contemporain : détruites par les Mongols au XIIIe siècle, ces villes permettent aujourd’hui à l’historiographie de dessiner une société kazakhe sédentaire, agricole et urbaine, qui aurait disparu du fait des invasions nomades venues de l’est. Corollaire de ce discours, le renouveau du mythe aryen dans toute l’Asie centrale revalorise l’héritage iranophone des steppes au travers des cultures d’Andronov [3], des Scythes et des Alains, et refuse l’idée d’une assimilation partielle au monde mongol. Enfin, ce thème de la sédentarité est soutenu par les milieux intellectuels kazakhs de sensibilité islamo-nationaliste, pour lesquels la dimension religieuse du pays est cruciale. Noursoultan Nazarbaiev lui-même se plaît à rappeler le prestige dont jouissent dans le monde musulman Al-Farabi, Al-Khorezmi, Al-Biruni, Mahmud Kachgari et Jusif Balasaguni [4], et plus encore Ahmed Yassavi, grand maître soufi qui a fondé l’ordre dit de la Yassawiyya, dont la République a fêté, en 2000, le mille cinq centième anniversaire dans la ville de Turkestan.

9L’accent mis sur le passé sédentaire du pays a permis de donner toute sa place au khanat kazakh du XVe siècle, première préfiguration étatique regroupant les différentes hordes, et d’instaurer un panthéon des grands khans des XVIIe - XVIIIe siècles, avec au premier rang Abylaï-Khan. Les khans personnalisent en effet un « Etat » kazakh dont le pouvoir cherche à affirmer l’existence ancienne et la continuité historique, et que certains chercheurs font remonter à des périodes bien antérieures. Ils conjuguent alors références discrètes à la culture nomade de l’époque et argumentaires d’un Etat national déjà constitué, converti aux traditions sédentaires (pouvoir central, frontières précises, administration du territoire, exercice de pouvoirs régaliens, etc.).

Les débats autour du nomadisme

10Ces ambiguïtés historiographiques recouvrent bien évidemment des enjeux contemporains à forte portée symbolique. La difficulté à assumer une culture nomade, malgré le caractère éminemment romantique de celle-ci, et l’importance conférée à l’origine aryenne et musulmane (les deux termes n’étant en rien antinomiques) révèlent les difficultés à sortir d’un prisme européocentré. Le Kazakhstan continue en effet à se penser selon des schèmes historiographiques venus de Russie, pour lesquels les cultures antiques prestigieuses de la région ont été brutalement détruites par des peuples barbares venus de l’est. Il se prive ainsi de la possibilité de prendre en compte l’interaction permanente qui a existé dans l’espace eurasiatique entre nomades et sédentaires, peuples slaves et turciques, espaces urbains médiévaux et lisières mouvantes des cultures de transhumance. Par ailleurs, le caractère nomade de l’ancienne société kazakhe implique de prendre en compte sa structure sociale et donc la question complexe des hordes (également appelées jouzes), ces confédérations d’un même lignage fondées sur un principe territorial. Là aussi, comme à l’époque soviétique, le discours contemporain cherche à affirmer l’unité de la nation, les divisions internes que constituent les tribus, clans ou régionalismes étant considérées comme peu pertinentes ou honteuses. Insister sur la sédentarité des Kazakhs permet alors d’ignorer ces clivages en revalorisant la modernité d’une nation envisagée comme une et indivisible.

11Enfin, le nomadisme pose problème lorsqu’on considère la manière dont il a été liquidé par la politique brutale de sédentarisation des années 1930. En effet, on ne peut qu’être frappé par le silence de la société kazakhe contemporaine sur cet épisode, pourtant crucial, de son histoire. Le discours sur le « génocide » des Kazakhs par Staline est brandi dans des milieux restreints, de sensibilité islamo-nationaliste, qui insistent sur la volonté exterminatrice du pouvoir moscovite, alors que le discours officiel se veut bien plus prudent, préférant contourner la question plutôt que de trancher en faveur d’une thèse trop anti-soviétique. Une telle remarque s’applique d’ailleurs de manière générale aux périodes coloniale et soviétique, dont les analyses brillent avant tout par leur absence. Ainsi, paradoxalement, les références relatives au XXe siècle susceptibles d’être glorifiées ne le sont que rarement : tel est le cas, par exemple, des figures intellectuelles modernistes du début de siècle appartenant au courant du djadidisme (mouvement de réforme linguistique, religieux et scolaire) qui dérangent, par leurs propos panturciques et panislamiques, un Etat se voulant laïque.

12Ces débats autour du thème du nomadisme ont cours dans les milieux académiques, où différentes légitimités s’affrontent. Comme dans l’ensemble de l’espace post-soviétique, la mode est à l’histoire dite alternative : véritables succès de librairie, des ouvrages de vulgarisation, dont les auteurs sont rarement historiens de formation, offrent une réécriture fantasmagorique de la nation, dans laquelle le mythe nomade occupe une place majeure, comme dans les livres de Kalibek Danijarov. En outre, chaque institut d’enseignement supérieur, public ou privé, cherche à se doter d’une chaire d’histoire nationale qui a pour mission principale de défendre l’idée d’une spécificité de la nation kazakhe. Ainsi, Erengail Omarov, recteur de l’université (privée) Kaïnar d’Almaty, publie la revue Kazakhskaïa civilizatsia (La civilisation kazakhe), dans laquelle il affirme que le nomadisme constitue le principal trait de cette civilisation et garantit à son pays un avenir sans égal sur la scène internationale. Pour ces courants primordialistes, l’objectif est de démontrer la permanence de la nation en tant qu’entité culturelle, linguistique, parfois biologique, et de nier le rôle de la période soviétique dans la construction du Kazakhstan contemporain.

13Face à eux, certains chercheurs de l’Académie des sciences tentent de revenir sur cette question avec une approche plus historienne; ainsi en est-il, par exemple, à l’Institut des problèmes de l’héritage culturel des nomades, institution dirigée par Nourboulat Massanov (1954-2006), puis par Irina Erofeeva. Leur démonstration s’appuie à la fois sur l’idée d’une historicité du nomadisme, qui a évolué au fil des siècles et ne constitue en rien un mode de vie immuable porteur d’une essence culturelle, et sur une réintégration dans l’histoire nationale de la période soviétique des années 1920-1930 en tant que rupture fondatrice. A travers ces débats se joue donc, en direct, l’édification d’une identité politique kazakhstanaise dans laquelle les citoyens pourraient se reconnaître par-delà leurs différences d’appréciation du passé soviétique et leurs convictions politiques.

Notes

  • (1)
    Ces débats ont été ouverts dès la perestroïka et réapparaissent périodiquement sur la scène médiatique kazakhstanaise. Depuis 2007, l’idée de changer de graphie a été évoquée au plus haut niveau de l’Etat, sans toutefois avoir été adoptée définitivement.
  • (2)
    En 2003 et 2006, le Kazakhstan a accueilli le Congrès des religions traditionnelles mondiales, qui rassemble les dirigeants des principales religions : christianisme, islam, bouddhisme et judaïsme.
  • (3)
    Nom donné à une civilisation avancée présente dans les steppes du sud de la Sibérie et au Kazakhstan à la fin de l’âge de bronze. Elle est considérée comme la première grande civilisation du territoire kazakhstanais et est assimilée au monde iranophone, permettant ainsi d’insister sur l’identité « aryenne » (c’est-à-dire non mongole) des premiers habitants.
  • (4)
    Personnalités importantes de la culture médiévale islamique, ces figures, toutes nées dans la zone centre-asiatique, constituent des symboles importants de la visibilité culturelle de l’Asie centrale au sein du monde musulman et sont aujourd’hui disputées entre les différents Etats de la région : Al-Khorezmi (780-850) est célèbre pour avoir donné son nom à l’algèbre, Al-Farabi (870-950) pour ses théories en scolastique, Al-Biruni (973-1050 ?) était versé dans les sciences mathématiques, astronomiques et physiques, Mahmud al-Kachgari a laissé à l’histoire un dictionnaire arabo-türk publié au Xinjiang en 1071, et le poète Balasaguni est l’auteur, durant le règne des Karakhanides, du premier poème en türk, Kuttu Bilim (1070).

Sélection bibliographique

  • ? Laruelle M., Peyrouse S., Les Russes du Kazakhstan. Identités nationales et nouveaux Etats dans l’espace post-soviétique, Paris, Maisonneuve & Larose - IFEAC, 2004.
  • ? Massanov N. E., Abylhojin J. B., Erofeeva I. V., Naoutchnoe znanie i mifotvortchestvo v sovremennoï istoriografii Kazakhstana, Almaty, Dajk-press, 2007.
  • ? Ohayon I., La sédentarisation des Kazakhs dans l’URSS de Staline. Collectivisation et changement social (1928-1945), Maisonneuve & Larose – IFEAC, Paris, 2006.
  • ? Olcott M. B., The Kazakhs, Stanford, Hoover Institution Press, 1987.
  • ? Olcott M. B., Kazakhstan. Unfulfilled Promise, Washington, Carnegie Endowment for International Peace, 2002.
  • ? Poujol C., Le Kazakhstan, Paris, PUF, Que sais-je ?, 2000.
  • ? Schatz E., Modern Clan Politics. The Power Of « Blood » in Kazakhstan and Beyond, Seattle, University of Washington Press, 2004.
Marlène Laruelle
Chercheur associée au Centre d’étude des mondes russe, caucasien et centre-européen (CERCEC), EHESS
Mis en ligne sur Cairn.info le 26/01/2009
https://doi.org/10.3917/cpe.079.0014
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