CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La crise civilisationnelle que nous traversons interroge les fondements de nos rapports humains : ce qui les rend réels, sécures et sensés au regard d’idéaux partageables par l’humanité en devenir. Ces fondements se tissent dans l’enfance, et sont remaniés en nous, à l’épreuve de notre vie affective et sociale, comme de nos responsabilités vis-à-vis des plus jeunes, tout au long de la vie.

2L’enfant nous séduit… bien au-delà des tabous, caricatures et dérives – de l’enfant « innocent » au dit « pervers polymorphe » ; précisément de nous appeler et « parler » en nous-mêmes de notre passé, de notre avenir, comme de l’avenir du monde. Il semble devenu difficile de parler de sexualité infantile dans l’environnement austèrement « ob-scène » de la société postmoderne, sans risquer d’en cautionner la destructivité. Chez les enfants hyperconnectés à tous vents et à toutes violences, quelle place tiennent les contacts aimants, respectueux et socialisants – placés par Ferenczi du côté de la « tendresse » ? De l’idée vulgarisée de sexualité infantile, comment dégager celle des fantasmes qui demandent à ne pas être réalisés, face aux idéaux et interdits humanisants ?

3Au fait des critiques et avancées du mouvement analytique dans ses liens avec d’autres disciplines, il s’agirait de revisiter cet axe freudien de la vie psychique : les sources d’accès à la sexualité chez l’enfant. Par exemple : quelles sources précoces – sinon archaïques – des spécificités chez les filles et les garçons confrontés à l’énigme (ou à la crudité) de la sexualité des adultes ? Quelle place dans la construction de l’enfant – relativement aux liens d’attachement, et à tout ce qui lui permet de se constituer comme Je en lien à l’Autre, et comme sujet responsable ? Que nous dit-elle encore de la vie amoureuse ? Dans la clinique, l’éducation, et le rapport aux lois – le champ des métiers impossibles –, cette notion reste-t-elle pour part pertinente ?

4Cela mérite un abord transdisciplinaire : histoire de la sexualité, analyse de ses sources biopsychiques, les normes et les codages socioculturels et transculturels, l’apport de l’observation des enfants, et la clinique des agressions et des traumas sexuels ! Nous n’épuiserons pas le sujet : chacun traitera ad libitum d’une question à partir des champs qui lui sont propres.

5Fidèles à notre esprit de tribune libre pour la psychanalyse, nous présentons des contributions d’auteurs venus d’espaces analytiques différents. Leurs propos peuvent se rencontrer, se compléter ou diverger sur certains points. Ainsi, beaucoup considèrent nécessaire de compléter ou de remanier nos théories psychanalytiques pour rendre compte de l’impact de l’état de notre civilisation sur la place des enfants et leurs rapports à la sexualité, tant au niveau des fantasmes que des actes.

6Que, d’une part, certains auteurs aient contribué à ce numéro après le développement de la pandémie, et que, d’autre part, des affaires et des informations concernant des violences sexuelles sur mineurs aient fait l’objet de médiatisation, ont influencé ces écrits.

7Une crise telle cette pandémie nous attaque sur les socles fondamentaux des liens humains : la possibilité d’aimer, de mettre au monde des enfants, de porter secours aux malades et en priorité aux plus fragiles, d’ensevelir dignement les disparus... Autant de fondamentaux anthropologiques. Il me semble que certaines affaires concernant la sexualité et le rapport aux pouvoirs et à l’autorité ont surgi à ce moment-là, justement parce que l’interdit de l’inceste reste ressenti comme un socle de la vie affective familiale et sociale. Un invariant, qui interdit la confusion mortifère des êtres. Il est arrivé qu’on se demande si la décomposition de la famille ne finirait pas par ôter tout sens à l’interdit de l’inceste. Jean Laplanche avait posé la question – et le temps pourrait être venu de répondre.

8C’est pourquoi il m’est venu de chercher, en relisant ces textes, à saisir ce qui pour chacun des auteurs restait un invariant anthropologique, un de ces éléments sans lesquels l’espèce humaine n’offrirait plus de visage humain. Le lecteur complètera sans doute.

9Un point qui n’a pas été traité est celui des soubassements économico-politiques de la crise mondiale actuelle. Ce n’est pas un point aveugle, mais probablement le lieu d’un sentiment de grande impuissance. Personne n’ignore pourtant ses effets sur les dégradations de notre environnement, mais encore, sur l’éclatement des corps sociaux produit du culte concurrentiel ravageur des narcissismes, si possible omnipotents (le narcissisme n’est pas condamnable en soi !), introduit par un ultralibéralisme sans limite. Néanmoins, des textes abordent ces violences du narcissisme et de l’emprise, tout comme la force des liens, quand au contraire la libido nous convie à la reconnaissance de l’altérité chez l’autre et en nous, pour nos proches et nos lointains.

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11Ces écrits m’ont dans l’ensemble passionnée et je n’ai pu réprimer l’envie de les commenter ici. J’espère que les auteurs n’en prendront pas ombrage. Après tout, une suite est toujours possible.

12Dans le corps du numéro, nous avons distingué trois ensembles pour le dossier : évolution sociétale générale, nouveaux problèmes cliniques, et modifications de la théorie analytique ; approche de questions sociétales à partir d’un secteur particulier de la clinique ou de la vie ; enfin, le travail sur la libido et les liens psychiques.

Évolution sociétale générale, nouveaux problèmes cliniques, et modifications de la théorie analytique

13– En ouverture de ce dossier, Bernard Golse[1] aborde en premier lieu quelques évolutions biotechnologiques : les techniques de pma à l’usage des nouvelles parentalités, mono et homoparentalités, et adoptions dans le cadre d’un mariage homosexuel, voire des gpa, enfin, l’accouchement sous X, et leur impact sur les fantasmes sexuels infantiles et sur le roman familial. Néanmoins, la quête des origines est reconnue comme un invariant universel, en ce sens « qu’il conditionne le penser ». Bernard Golse, sans remettre en cause les nouvelles parentalités issues de ces techniques biomédicales [2], d’une part tente de cerner leurs effets, d’autre part cherche de manière prospective, devant chaque problème clairement posé, une issue qui lui semble psychiquement nécessaire et viable pour l’enfant (par exemple, la « filiation narrative »), et il nous en informe. Il considère ensuite les évolutions biopsychologiques qui impactent la sexualité des enfants : d’abord la phase de latence « qui aurait tendance à s’effacer », mais aussi, en certains cas, une avancée du pubertaire psychique sur la puberté physique, et moins fréquemment l’inverse ; enfin, une « sexualisation précoce des enfants », source possible d’une inflation de troubles psychopathologiques graves et de passages à l’acte sexuels. Il en analyse les causes du côté de l’évolution des rapports parents-enfants – sur un terrain que les psychanalystes doivent connaître.

14Le troisième volet de cette communication étudie « l’impact des données sociétales sur la métapsychologie ». Ici intervient une conception métapsychologique d’un « Soi élargi », non restreint à la relation sujet-objet, mais prenant en considération un en-deça et un au-delà de cette relation, visant à comprendre « le sujet comme composante à part entière de son système écologique global ». En deça, du côté par exemple de l’impact de la vie fœtale et « d’une métapsychologie préobjectale », et de l’exploration, avec les neurosciences, d’une « biologie de la relation ». Au-delà : du côté de la place du sujet dans la culture, à travers des espaces transitionnels et « réseaux d’espaces transitionnels ». Le « Soi élargi » serait donc un « Soi disséminé ». 

15Tout le texte est évidemment passionnant et suppose des ponts avec diverses sciences, la philosophie et l’anthropologie contemporaine. Ce propos ne le résume absolument pas. Et une meilleure compréhension requiert la lecture d’autres écrits de l’auteur.

16Quelques réflexions – On pourrait situer cette conception [3] dans la suite des psychanalystes qui, depuis Freud, ont élargi à la prise en compte de l’espace culturel dans la construction du sujet et le travail analytique. Mais l’horizon pour ce Soi disséminé, son au-delà, est à présent la mondialisation et ses échanges virtuels – très massivement pourvoyeurs d’incitation à une sexualité violente et précoce, sur portables d’enfants et adolescents ! Comment préserver l’épreuve bénéfique de la relation à l’autre réel et réellement proche ? Un des enjeux de l’accès à la relation « d’objet » est le dépassement du narcissisme omnipotent qui, dans notre société, fait des ravages. « Dépasser » ne peut donc signifier ici « se passer de ». Mais quant à la dissémination du côté de l’en-deça, on peut craindre la présence de plus en plus massive de la science dans la gestion des procréations et des relations parents-enfants, avec réduction des approches thérapeutiques à « la question des troubles neurodéveloppementaux et au syndrome de stress post-traumatique ». Bernard Golse pointe l’ambition de la science de « nous servir de mythe étiologique et explicatif du monde », qui évincerait a priori les prétentions de la psychanalyse. Mais si cette ambition annonce des catastrophes sociopolitiques, comment les éviter ?

17Sommes-nous là uniquement pour pallier leurs effets (chose nécessaire), ou pour tenter aussi d’en limiter la marche pour les générations à venir ? Notre responsabilité fondamentale n’est-elle pas de travailler à distinguer dans une société ce qui entrave la construction des liens du sujet à l’autre, la construction de son espace de pensée et de sa liberté d’agir, comme la part de renoncement pulsionnel nécessaire à la construction d’une conscience morale ? Pour le dire à la manière de Georges Devereux : notre responsabilité n’est-elle pas rappeler ce qui distingue une société saine d’une société pourvoyeuse de psychoses, société plutôt destructrice du rapport à l’histoire et à la culture, comme de la construction du moi ? Suffit-il que le complexe d’Œdipe et les fantasmes sexuels infantiles (impactés) restent saufs, comme le pensait encore Jean Laplanche en 2006 [4] ? Et, du reste, le sont-ils encore ?

18 « Le complexe d’Œdipe est-il en état de mort cérébrale ? » Telle est l’interrogation d’Alex Raffy. Dans son style original, direct, précis, joyeux, pimenté, l’auteur revisite la théorie psychanalytique à l’aune de l’observation du monde humain qui l’entoure et du travail clinique avec ses jeunes patients et leurs familles. Résultats : « Les complexes d’Œdipe et de castration avec le père comme opérateur symbolique » ne sont pas des invariants. Les femmes ont changé de place et « la phallicité de leur corps » peut paraître attractive aux garçons. « L’angoisse de dévoration-engloutissement paraît plus tangible que l’angoisse de castration. » L’autorité patriarcale autrefois verticale est supplantée par des liens sociaux plus égalitaires. « Le progrès technologique rend l’adulte obsolète dans la transmission du savoir » et « la loi entérine les droits […] de l’enfant [5] ». L’auteur admet que l’autorité phallique du père soit à juste titre remise en cause en cas de « viol et maltraitance », mais le voit par ailleurs châtré d’une manière dommageable pour l’enfant (et le père, bien sûr).

19Exit la théorie de l’envie du pénis chez la fille et l’angoisse de la voir châtrée chez le garçon. Alex Raffy décrit une société où les valeurs patriarcales font défaut, où le pénis a perdu sa valeur phallique, celle-ci étant passée du côté de la féminité. Un invariant demeure : la castration, qui survit en se déplaçant : sur le groupe, sur le juge, sur les frustrations à l’école, et sur les rencontres sexuelles homme-femme. Il décrit une « zone grise » dans la rencontre postpubertaire des deux angoisses de castration, masculine et féminine, et de deux volontés de satisfaire ses fantasmes sexuels. La rencontre serait « source d’un malentendu structurel », avec risque de violences psychiques et physiques, embarrassant pour la justice devant le caractère réversible du consentement. Cette phallicité de la femme amène l’auteur à évoquer les cas, par lui suivis, de personnes transexuelles (H/F et F/H) : des faits liés à des questions hormonales, ou encore à une assignation de place par un parent – renvoyant ici aux travaux de Colette Chiland : le cas de transformation de garçons en filles surpassant de huit fois l’inverse. La psychanalyse n’aurait pas à juger de ces pratiques.

20L’auteur poursuit l’idée d’une nouvelle donne anthropologique en décrivant « le malaise » dans « une société patchwork », dont, à partir du déplacement de l’angoisse de castration dans les réseaux, il énumère une dizaine d’items tout à fait congruents entre eux, mais aussi avec la description de notre monde commun, avec les symptômes les plus contemporains des adultes et des jeunes (comme les phobies du lien social, la non-résorption de l’angoisse de séparation), non sans esquisser les questions politiques concernant le contrôle des corps et la judiciarisation des liens sociaux. La part le plus probante de cette thèse.

21On a le sentiment néanmoins qu’il s’agit d’une partie du monde, quand il conclut que, nonobstant notre malaise devant « l’illimité des possibles », « jamais notre monde gadgétisé n’a été aussi confortable ». Quant à ne pas juger des pratiques sociales et sexuelles, il va de soi que l’auteur, tout comme il exclut le viol, fait exception pour les maltraitances, en particulier à l’égard des enfants et des personnes vulnérables. C’est en ce sens que nous proposons le texte de René-Guy Guérin qui concerne l’application des effets purement médicalisés du diagnostic de dysphorie de genre sur les enfants[6].

Approche de questions sociétales à partir d’un secteur particulier de la clinique ou de la vie

22Rémy Reyre (psychologue clinicien) et Mi-Kyung Yi (professeure à l’université Paris-Diderot, UFR études psychanalytiques) visitent « les lieux du corps », à partir du « corps handicapé comme paradigme du sujet contemporain ». Belle et émouvante idée quand on a longtemps travaillé avec des enfants et des adultes en situation de handicap. Les lieux du corps se déclinent dans cette communication en « un corps machine, lieu de l’équipement », « un corps identitaire, lieu de revendication », et « un corps psychique, lieu de l’étrangeté ». Nous commençons à nous y reconnaître !

23Du corps machine, j’ai retenu cette détermination contemporaine d’aborder l’étiologie du handicap par la recherche de déterminismes biologiques, important les bienfaits… et les travers que nous connaissons : une « médecine sans le corps » qui se dégage de tout contact charnel ; ses visées d’adaptation fonctionnelle du corps dans une société à la recherche du rendement, dont l’idéal pourrait être celui d’un corps machine parfaitement « bien équipé », mais « désaffecté ou déshumanisé ». Les auteurs relèvent surtout un déni ou une « expropriation » du corps, et une tentative d’écarter, de refouler le corps somatique portant les stigmates de quelque « monstruosité ». Le corps identitaire est celui que des pratiques sociales et associatives ont promu dans une optique de reconnaissance et d’intégration sociale des personnes en situation de handicap. Cette communication en souligne tant les bénéfices – comme l’accès aux droits ou la réapriopriation du corps somatique déficient permettant de sortir de la honte par son usage culturel – que les percées identitaires tendant à réduire la personne à la dimension du handicap, même narcissiquement socialisé. Et, pour les auteurs, cette dynamique du « tout social » pourrait être encore une manœuvre défensive contre un corps « étranger », dit « troisième corps ».

24Ce corps étranger fait évidemment l’objet de la partie consacrée au « corps psychique, lieu de l’étrangeté ». Il s’agit du corps libidinal dans son lien à la question des origines et aux fantasmes associés dans sa rencontre avec une sorte de « matérialité » du handicap, analogon d’une « monstruosité » faisant trauma au lieu même des origines. S’ensuit la difficulté à articuler l’histoire personnelle. Les auteurs décrivent un dispositif clinique visant à lever les clivages et les phénomènes d’inquiétante étrangeté et à sortir des représentations déshumanisantes. Un épisode de travail psychothérapique est rapporté : celui d’un agir du thérapeute sur son propre corps, jusqu’au sang, repris en miroir par le patient.

25Commentaires – Sortir de clivages, et vivre au risque de la douleur, bien sûr. S’assurer d’une inscription vivante et non létale dans le corps de l’autre ? J’ai pensé à un passage d’un écrit de Christophe Dejours :

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« L’ontogenèse du corps subjectif se précise. Tout le processus se développe dans la relation à l’autre. La dimension érotique indissociable des jeux du corps est la forme essentielle dans laquelle le corps commence à s’éprouver soi-même, à se découvrir, à se connaître, à se transformer [7]. »

27Quels enseignements le lecteur découvrira-t-il concernant le sujet contemporain, son narcissisme, ses clivages, son intolérance au conflit interne, ses risques quant à son devenir robotisé et… inhumain, sous les traits de l’indifférence ? À chacun d’entendre. En tout cas, il existe, pour les auteurs, un invariant attaché au rester vivant et humain : le corps psychique [8].

28– Dans le texte de Pierre Sabourin, un invariant : l’interdit de l’inceste. Un phénomène trop méconnu ou dénié : l’inceste père-fille. Ainsi d’ailleurs s’exprimait Jean Laplanche en 2006 :

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« Constatons ce que nous voyons aujourd’hui autour de nous. La multiplication des abus sexuels commis sur les enfants par des adultes. [...] Ce qui frappe, en tout cas, c’est l’effacement de l’inceste, en tant que tel, par rapport aux crimes sexuels commis par des adultes [9]. »

30Dans un style toujours percutant, Pierre Sabourin rend compte de trois de ses interventions dans le cadre d’un dispositif en thérapie familiale et de réseau, connu pour se confronter souvent aux problématiques d’inceste précoces. Il s’agit d’ouvrir un espace de thérapie, animé par deux co-thérapeutes, à ces enfants et à leur famille, avec l’aide des personnes de confiance de chaque fillette (souvent les travailleurs sociaux intervenant auprès de la famille). Les premières séances doivent permettre aux enfants de s’engager dans l’espace thérapeutique, et au médecin d’établir quand c’est nécessaire un premier diagnostic permettant à un juge de mettre en œuvre un dispositif adapté de protection de l’enfant, première étape d’un processus thérapeutique qui peut être au long cours.

31À travers trois cas, nous assistons, comme en toute psychothérapie d’enfant, au déploiement de tous les registres d’expression et de symbolisation des enfants, mais en particulier, dans le premier cas, celui de la transe – fait plus rare qui signe un clivage dissociatif. Les interventions du thérapeute sont alors dirigées vers la restauration du sentiment d’identité propre de l’enfant. Un moment clé est celui de l’interprétation de l’interdit de parler qui fut imposé sous menaces (dont on sait qu’elles sont souvent extrêmes). Les trois cas font état des dynamiques intrafamiliales nécessairement mobilisées, en particulier dans la relation mère-enfant, tandis que les supports des transferts se précisent.

32Remarques – Nous sommes là devant un champ clinique assez méconnu, resté d’une certaine manière marginal puisqu’il déroge par nécessité au cadre des psychothérapies d’enfant, y compris familiales. Que le thérapeute incarne le registre de la loi sociale en faisant lui-même appel si nécessaire au juge, et très ouvertement dans la relation aux familles et aux travailleurs sociaux, au nom du droit des enfants à une enfance, choque souvent. Pouvons-nous reconnaître que cela renvoie aux carences et dysfonctionnements actuels des familles dont les sources sont idéologiques et sociétales ? On a pu accuser la psychanalyse d’avoir contribué à la banalisation des atteintes et des agressions sexuelles sur mineurs au prétexte de sa théorie de la sexualité infantile, voire d’« un enfant pervers polymorphe ». Pierre Sabourin explique depuis environ quarante ans qu’il y a déformation du texte freudien, et il est facile de le démontrer. Il a aussi soutenu, au moins à partir des années 1980, le combat pour faire réinscrire dans la loi française la qualification d’actes incestueux sur mineurs. De nos jours, l’inceste n’est pas moins pratiqué, mais un tabou semble être levé : celui d’en parler, et c’est, pour les victimes, la fin de la honte obligée.

33Nos lecteurs retrouveront ainsi la note de lecture de Pierre Sabourin relative à trois cas susceptibles de relever de la pédo-criminalité sur mineurs de moins de 15 ans, dont deux cas d’actes incestueux, révélés par les ouvrages des victimes (l’une indirecte), aujourd’hui adultes, ceux de Serge Tisseron, Vanessa Springora, et de Camille Kouchner. L’auteur y dénonce des effets de « systèmes incestueux », où donc le social et le politique ont leur part, au-delà des sphères familiales. Jean Laplanche notait que l’interdit de l’inceste avait tendance à « se diluer » dans l’évolution tendancielle des nouvelles formes que prenaient les familles, de sorte que le terme inceste pourrait devenir « indéfinissable » – « ce qui n’empêchera pas le crime sexuel de prospérer [10] ».

34Mais au contraire, la loi n° 2021-478 du 21 avril 2021, publiée au Journal officiel le 22 avril 2021, vient enfin d’introduire la notion d’inceste au titre de la protection des mineurs dans notre Code pénal. À lire avec soin : espérons qu’elle aide à contenir ces folies familiales !

35– Dans le titre de Florence Guignard, « Parentalité et psychanalyse au temps des éprouvettes », il faut entendre « le temps des éprouvettes » comme la métaphore d’une angoisse de déshumanisation qu’elle va illustrer dans deux domaines : celui des pma et celui de l’accueil et de l’intégration de populations issues de l’immigration – domaines rapprochés par les problèmes posés à la parentalité dans ces deux cas. Si l’horizon qu’elle dévoile à la fin est celui de la disparition des espèces dont celle des humains, on peut penser qu’en arrière-plan se dessine le spectre de la stérilité (que les pma et l’accueil de nouvelles populations viennent pour partie compenser), autant que les bouleversements écologiques, économiques et sociaux qui alimentent le flot des réfugiés climatiques ou ceux fuyant la misère et la guerre.

36Pour l’auteure, « la famille s’est dissoute » (sous-entendu en Occident) comme un élément de l’environnement social dont elle se distingue mal aux yeux des enfants. Elle ne constitue plus une structure de base de la société. Florence Guignard reprend et articule des idées importantes pour son propos sur une parentalité psychologique et culturelle. Ainsi :

37de la différenciation du maternel primaire et du féminin, du travail psychique nécessaire à l’acceptation par la mère de la séparation de l’enfant d’avec son propre corps qui conserve la mémoire de la grossesse. Mémoire corporelle que le père n’a pas. Elle en déduit des problèmes parfois rencontrés en pma, dont le risque dépressif peut être accru pour les mères, et un impact sur la construction de l’identité de l’enfant. Un risque dépressif de même sorte surgit aussi chez les parents pour qui le désir d’enfant n’est qu’un effet de leur fragilité narcissique, dégagé des questions de transmission et d’intégration ;

38– de l’idée d’une biparentalité psychique faite, chez les deux parents, pour chacun de deux composants, le maternel et le paternel. Ce serait le produit de leurs identifications primaires durant leur enfance à leurs propres parents. En ce sens, elle comporterait des éléments socioculturels hérités des parents qui peuvent être inconscients, et ferait partie de leur identité.

39Cette idée d’une parentalité psychique contenant des éléments socioculturels hérités des parents, permet d’envisager le travail que la société d’accueil peut et doit accomplir avec les parents issus d’autres cultures, afin de favoriser l’intégration désirée sans déni du sens qu’ils donnent nécessairement à leurs origines, c’est-à-dire sans traiter les cultures transmises comme des « particularités folkloriques ». Un travail qui vise à lutter contre les communautarismes de repli identitaire.

Le travail sur la libido et les liens psychiques

40Cléopâtre Athanassiou-Popesco propose un remaniement de la notion de sexualité infantile – rien de moins que le pilier de la psychanalyse ! Non seulement elle critique la version freudienne en s’appuyant sur l’étude kleinienne de la première relation d’objet, mais elle bouleverse l’idée d’« une sexualité perverse polymorphe de l’enfant ». Sa construction est rigoureuse – dans le fil de sa construction métapsychologique qui ne peut être présentée ici – et elle l’illustre par des possibilités interprétatives sur des situations qui concernent la confrontation de l’enfant à la sexualité des adultes, autant que la sexualité de l’enfant dans l’adulte. L’idée de base est que les fantasmes sexuels se fondent sur la représentation fantasmatique de la scène primitive incluant les deux parents. Au passage, c’est une théorie qui met à l’honneur chez l’enfant un long travail de représentation des rôles sexuels et parentaux, depuis les premiers liens de l’enfant à l’objet. C’est aussi une théorie qui semble délivrer la sexualité infantile de toute forme « perverse » (un terme qui entretient des confusions dans le grand public).

41Sauf qu’à côté de la « relation d’objet » que soutient la sexualité, Éros étant l’artisan des liens émotionnels, existe le narcissisme – le « moi narcissique » – à tendance omnipotente, sans égard pour les liens et qui, de manière défensive, peut les attaquer. La source de la dynamique perverse dans la sexualité est en somme l’emprise du narcissisme et ses identifications projectives sur des figures surpuissantes. La sexualité sans les liens : voilà la perversion selon Cléopâtre Popesco. Cette opposition entre le narcissisme et le sexuel est à chercher dans l’opposition du moi plaisir et du moi réalité (concepts freudiens), opposition qui se développe pour l’auteure pendant l’accès à la phase dépressive.

42Les illustrations cliniques de l’auteure sont toujours charmantes et éclairantes, nous offrant un jeu d’objets internes dont on suit les évolutions transférentielles comme au théâtre. On y saisit toujours mieux sa pensée. Il est donc conseillé de lire le cas clinique en parallèle à la théorisation.

43En réalité, la lecture du second texte de l’auteure, figurant dans la rubrique « Clinique », éclaire sa conception de la libido, et se trouve donc tout à fait complémentaire.

44Philippe Réfabert poursuit sa refondation du corpus analytique. Après être passé par le monisme pulsionnel, il abandonne le concept de pulsion au profit de la notion de libido. Pour lui, le concept de pulsion – un séducteur interne –a été substitué dans l’œuvre de Freud au « séducteur introuvable » et fonctionne sur le mode du fétiche [11]. La crise bien connue de Freud autour de sa théorie de la séduction liée au dommage infligé à sa patiente Emma Eckstein (Irma) est ici complétée par la réponse de Freud à ce drame, dont il est un acteur principal (en position du séducteur introuvable). Ce drame pour Irma est en résonance avec un trauma précoce de Freud, provoquant chez lui un clivage – qu’il ne pouvait reconnaître. Pour P. Réfabert, ce clivage de Freud est un des apports d’un livre de Carlo Bonomi (à paraître), sur lequel il lève ici un coin du voile. Ainsi, les articles de Freud sur le fétichisme et le clivage sont comme des autoreprésentations de Freud.

45Le début de réécriture des Trois essais offert par P. Réfabert, placé sous le signe de la libido, est alors une belle entreprise – heureusement « à suivre ».

46Aparté – On sait que Freud, reconnaissant le clivage en 1938, reconnaît bien plus largement les agresseurs sexuels en 1939 dans l’Abrégé de psychanalyse que dans les Trois essais de 1908 [12]. Une question surgit : comment penser la place du corps avec la notion de libido sans référence à Éros ? L’idée que la faim ne serait « pas un besoin » étonne (renoncer à la théorie de l’étayage ?), mais c’est à suivre. Si la pulsion a servi à évincer le séducteur externe, ne peut-elle changer de rôle ? Il est par ailleurs intéressant de constater que, sur la libido comme invariant, Philippe Réfabert est proche de Cléopâtre Athanassiou Popesco, pour qui la libido apparaît comme le ferment des processus de liaison, des liens psychiques et émotionnels. Néanmoins, elle ne rejette pas le concept de pulsion.

47– « Y a-t-il une spécificité de la sexualité des veuves ? », se demande Jean-Pierre Sag, encouragé par ce fait : « la psychanalyse soutient en tout cas que l’élan amoureux et sexuel défie le temps » – car, sous-entendu, il s’agit de femmes âgées. Aussi, à côté des veuves véritablement « joyeuses », notre herméneute convoque, dans et hors cure, la « sexualisée élargie » par Freud à toutes les formes prégénitales et génitales, et trouve bien sûr quelques satisfactions substitutives cachées à celles qui restent privées de rapports sexuels, jusqu’au bonheur parfois « d’un pur potentiel amoureux sans vouloir le réaliser ». Un tel renoncement s’observant aussi bien hors veuvage, Jean-Pierre Sag interroge quelque secret de la sexualité féminine difficile à concevoir pour les hommes ; le lecteur découvrira la formulation qu’il en donne et son hommage. Du rapport privilégié des femmes aux sources de la vie et d’Éros, et il est bien sûr question, comme des émotions qu’elles suscitent.

48Laurent Tigrane Tovmassian, suite à ses nombreux travaux, propose sa construction de la notion de tendresse en rapport avec une clinique des traumas sexuels, illustrée par un cas. Il s’agit de faciliter, dans la relation intersubjective transférentielle, les processus de symbolisation et d’élaboration entravés. Cette construction personnelle part d’une hésitation de Freud quant à la définition de la tendresse, et s’appuie sur des élaborations de Sándor Ferenczi, de Jean Laplanche et de Christophe Dejours. Elle dégage quelques balises et créations : la tendresse comme régulateur des types d’attachement ; les objet-refuges ; la double identification au sujet en détresse et au donneur de soins ; la tendresse secondaire, fruit d’un travail intersubjectif pour dépasser des affects négatifs dans le contre-transfert.

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50Dans la rubrique « Cinéma et psychanalyse », René-Guy Guérin présente ses interrogations à propos de Petite fille[13], un documentaire de Sébastien Lifshitz consacré à l’éloge du pouvoir de la médecine, qui pourrait assurer à un petit garçon de 8 ans et à ses parents, sur la base d’un diagnostic de dysphorie de genre [14], qu’elle peut faire de lui, au moment de son passage à la puberté, une jeune fille. René-Guy Guérin interroge l’effet d’annonce qui méduse et emballe les médias : « C’est une fille coincée dans un corps de garçon ! » La grâce remarquable de ce texte est de ne pas se référer à la psychanalyse mais à notre histoire et à nos mythes. Quelle est donc la nature de cette petite fille, et de cette souffrance ? D’où viennent-elles ? D’où peut venir le fait que le sujet s’y trouve pris, et le public aussi [15] ? L’auteur nous rappelle deux cas de royales manipulations sur des garçons destinés depuis leur naissance à apparaître comme fille, puis femme, aux seules fins de préserver la place du futur Louis XIV.

51Mais la souffrance de ce petit garçon (dit « petite fille »), où s’origine-t-elle ? À qui appartient-elle ? Ici encore, l’auteur emploie la métaphore de la possession par l’âme d’un autre : « Cette souffrance serait-elle liée à une vie antérieure ou à la persistance d’une réminiscence ? » Quelque chose du non-vivant vient à s’inscrire dans nos esprits. Un doute, enfin ! S’agit-il, pour en éviter les souffrances communes, de sortir de limites de notre condition humaine ? Ainsi nous interroge l’auteur.

52Observations – Qui a vu le documentaire se souvient que la mère évoquait comme cause possible du malaise de son fils son deuil difficile de mettre au monde une fille. Le médecin délivre la mère de cette souffrance par la magie du diagnostic et la promesse des traitements –irrémédiables – prévus… pour l’enfant ! Le regard de l’enfant posé sur sa mère, et son incapacité à formuler quoi que ce soit sur le sexe, donne tout son relief au renvoi opéré par René-Guy Guérin au texte de Ferenczi « Confusion de langue entre les adultes et l’enfant ». Ajoutons que, parmi les traumas, Ferenczi mit l’accent sur ce qui découle du « terrorisme de la souffrance » des parents sur l’enfant. Cette sorte de regard amoureux réciproque mère-enfant a conquis le public ; « une histoire d’amour », a-t-on dit ! Oui… On peut y voir l’expression d’une parfaite séduction narcissique maternelle décrite par Paul-Claude Racamier, signe d’un deuil non fait et impossible à faire par le parent [16].

53Ici encore, se noue probablement dans la psyché de l’enfant une souffrance héritée du fantasme des origines, d’un originaire dont le destin serait de s’inscrire dans son corps. Les drames supplémentaires des effets possibles de cette emprise sur le corps et la sexualité de l’enfant dont on invoquera le souhait, alors qu’il ne peut comprendre véritablement ce qu’on va lui faire et ce que ce serait d’assumer un corps de femme, ce sont les risques liés au traitement hormonal et à l’opération.

54Le texte de René-Guy Guérin alerte sur la place d’une politique des corps. Celle du biopouvoir. Ainsi comprenons-nous l’appel lancé, le 26 février dernier, par l’Observatoire des discours idéologiques sur l’enfant et l’adolescent : « Impacts des pratiques médicales sur les enfants diagnostiqués “dysphories de genre” [17] ».

55Dans la suite de cette rubrique, Anna Angelopoulos et Claude Guy présentent Yiddish, un film de Nurith Aviv. Pour la première, c’est un film qui s’inscrit dans tout le travail de N. Aviv sur la langue, et qui signifie cette fois pour elle-même la « beauté de l’hybridité créatrice », celle de la mixité, d’un monde polyglotte cosmopolite et « non modernisé », dont les sonorités sont inscrites dans la mémoire et dont on peut être fier, alors que ce fut une langue interdite et assignée à la honte, en particulier en Israël. Ce sont ici les poèmes en yiddish de l’avant-garde littéraire des années 1920 qui sont valorisés par les sept amoureux de cette langue interviewés par N. Aviv dans les pays où ils habitent en Europe, en Israël et sur le continent américain. Anna Angelopoulos note que les quatre femmes ne sont pas juives, mais, d’après leurs témoignages, cette langue les incite à voyager comme à retrouver une « intériorité », comme à tisser des liens sociaux entre étrangers. Elle construit alors une hypothèse sur l’expression chez ces femmes d’une « identité cachée », en lien avec un point d’« amnésie » à partir duquel elle pourraient construire un récit dans cette langue qui rappelle un passé anéanti : « Ce point d’amnésie est fondateur pour la deuxième génération d’après-guerre. »

56Claude Guy souligne, à propos de cette « langue-monde », la part d’énergie, d’élan vital, transmis par la langue, en particulier par sa mélodie et son rythme. Ce qu’illustre la performance du poète Sutzkever qui a traversé un champ de mines sur les rythmes de versification d’un poème. Tout autant il souligne la part de deuil qui s’attache à la langue pour les hommes du Yiddishland qui ne reconnaissent plus leurs accents dans la langue apprise d’aujourd’hui : courrier d’Aharon Appelfeld pour qui le yiddish était surtout un mode de vie pour tous les secteurs de l’existence, un monde vivant.

57Aussi Claude Guy, revenant à cette langue assassinée, inscrit le deuil de ce qui n’est plus dans l’œuvre de transmission par la traduction. Quoiqu’il puisse être question d’un « deuil à l’envers » si, par cette édition bilingue du livre qui accompagne le dvd, on peut remonter, dit-il, grâce à l’édition bilingue des poèmes, de la traduction au texte yiddish !

58Réflexion – En guise de liens entre les textes de la revue, j’imagine ici une des illustrations possibles de construction du « Soi disséminé » évoqué par Bernard Golse, tant dans ses origines liées à « quelque point d’amnésie » que dans sa tendance philobate – aurait dit Michael Balint – à la prise de distance, au voyage à travers les territoires, les nations et les langues, non simplement pour fuir mais pour retrouver du semblable dans l’étranger, comme dans le surplomb des déchirures des guerres et de toute forme d’anéantissement.

59– Notre rubrique « Échos de la clinique actuelle » s’ouvre par une contribution de Cléopâtre Athanassiou-Popesco illustrant les aspects fondamentaux de sa propre construction métapsychologique, à travers un cas de travail psychothérapique mené avec une enfant de 8 ans affectée par une situation familiale traumatogène depuis sa petite enfance. Comme toujours, elle expose d’abord méthodiquement les éléments essentiels de son support théorique (que l’on peut désigner comme contenant ?), indiquant comment elle reprend et interprète les contenus essentiels des auteurs de sa filiation kleinienne (ici Melanie Klein et Bion), et ce qu’elle y ajoute. Quelques points saillants :

60L’apport de Melanie Klein – première psychanalyste à avoir théorisé la présence universelle de processus psychotisants dans le fond archaïque de la psyché – permet d’appréhender les processus psychotiques renforcés par les traumas, tout en tenant l’horizon de la construction de la « relation d’objet », fondatrice de la construction du sujet dans son rapport à l’autre. Cet horizon ne peut être atteint que dans le passage par une position dépressive qui permet l’introjection de l’autre absent. L’apport de Bion, outre l’idée de l’alternance possible entre positions schizo-paranoïdes et positions dépressives, est sa théorie de la pensée qui permet de comprendre les processus de transformation de contenus des projections opérés dans la relation au thérapeute, qui les convertit en leur donnant liens et sens, et les effets de ces transformations pour le sujet.

61Ce que veut apporter l’auteure, c’est la compréhension et la prise en compte des événements émotionnels qui surgissent dans ces transformations. La souffrance qui s’exprime dans le passage à la position dépressive du fait du sentiment de perte, les sentiments de culpabilité et de responsabilité qui en découlent, la capacité nouvelle à penser par soi-même, et le sentiment d’aimer, l’expression même de la libido dans la reconnaissance du lien à un autre saisi dans la réalité de son altérité... Tel est le prix de l’accès à la réalité en tant que telle. « On ne peut construire un pont si les deux berges ne sont pas nettement séparées l’une de l’autre. »

62L’auteure montre comment elle prend en compte la réalité de la maltraitance qui produit des infiltrations récurrentes des processus schizo-paranoïdes, et comment elle traite les projections induites dans le contre-transfert. Comme lorsqu’elle dit : « Avoir trouvé un objet capable de placer la persécution sur un plan psychique et non pas réel a permis à l’enfant de se sentir en confiance et de retirer son autoprotection. »

63Le cas clinique présenté se lit donc lentement, le temps d’en saisir les contenus émotionnels.

64Commentaires – On pourrait dire que l’auteure propose un « hors-scène » de la réalité familiale et sociale, source d’un lieu psychique du rapport à l’autre dont l’enfant pourra se saisir pour construire de nouveaux liens. La construction d’un tel lieu psychique n’est-elle pas d’autant plus nécessaire dans le monde du « Soi disséminé » ? N’est-ce pas le fondement de ce « goût de l’altérité » qui fut si cher à Eugène Enriquez ? L’établissement de la relation d’objet dans le deuil à faire de l’omnipotence narcissique et l’expérience de la perte, la reconnaissance de la libido comme vecteur des processus de liaison intrapsychiques et des liens interpersonnels, font partie pour l’auteure des invariants de la condition humaine.

65– Le titre original et complet de l’article de Catherine Langumier était : « Traumas des premiers liens défaillants ou toxiques à la mère, revisités dans la pratique psychodramatique : jouer pour de vrai : hors scène, au creux de la perte, au psychodrame psychanalytique individuel. Ou comment Claudia réussit à créer sa propre scène ». L’auteure y présente le travail effectué au sein d’un cmpp dans un psychodrame groupal avec une enfant de 9 ans en grande difficulté, apparemment très désorientée et désorientante pour l’équipe. Catherine Langumier conduit ce type de travail en psychodrame dans cette structure depuis plusieurs années, avec l’aide de psychologues stagiaires en formation, qui s’investissent comme co-thérapeutes. C’est donc un lieu de grande responsabilité et d’un investissement important.

66Ce titre (que nous ne pouvions garder in extenso) dit l’essentiel de la singularité de l’expérience vécue par l’enfant et par l’équipe, et de l’intérêt d’en rendre compte, dans le sens qu’il prend d’un point de vue théorico-pratique beaucoup plus large. C’est en effet dans un temps institutionnel crucial, source d’une rupture du cadre initiée par l’enfant, mais immédiatement aménagée par l’auteure et son équipe, que l’enfant joue à créer en effet sa propre scène, qui est, comme on le comprendra en lisant, sa « scène psychique », fondement et affirmation d’un Je.

67Une session d’un séminaire sur les situations traumatogènes [18], en présence des co-thérapeutes et des membres de l’institution intéressés, a été consacrée à l’exposé de ce travail très élaboré. Cela renforce après coup le sentiment de lire un texte d’une profonde objectivité (réalité partagée au-delà de la présence des participants) et sincérité. J’ai eu le privilège de suivre les versions de ce texte (au fil de la clinique pendant un an environ) et de constater combien Catherine Langumier répondait à chacune de mes questions (comme à tout autre sans doute) en enrichissant son élaboration – entièrement sienne et partageable –, en particulier quant au rapport entre les séances et la situation familiale.

68Faire paraître ce texte en rubrique met en relief son contenu clinique, sans l’inféoder au thème général du numéro. Néanmoins, il éclaire largement l’évolution des prévalences dans les fantasmes sexuels (sexualité élargie) de cette enfant et son accès à une position œdipienne.

69C’est un texte finement ciselé quant à l’élaboration émotionnelle subjective et aux processus de pensée étayés sur une base théorico-pratique complexe et congruente, qui heureusement inclut la créativité du patient (im-patient) et convoque celle des thérapeutes, jusqu’à une forme d’élasticité du cadre, précisément contenue par l’élaboration... Très vite interpelée par la pertinence et la fécondité potentielle de ce « hors cadre », j’étais convaincue de son intérêt dans la construction psychique de cette enfant. Michael Balint soulignait même l’intérêt de rupture de cadre dans la situation type divan-fauteuil : ces moments où le patient se lève du divan, compris comme un moment fécond [19]. On peut référer cela au besoin de l’enfant de prendre en somme son initiative dans l’exploration du monde d’une manière qui convoque sa motilité, inscrivant ce vécu subjectif dans la réalité de son propre corps. L’évolution de l’observation des enfants et des nourrissons a permis de situer de tels mouvements de plus en plus tôt, dans les premières semaines du bébé. Et, bien entendu, cela demande et renforce une sécurité de base déjà ressentie dans le rapport au(x) donneur(s) de soin repérable(s) pour l’enfant comme suffisamment stables.

70Dans le contexte de ce psychodrame, on comprend que ce « hors cadre » n’a pu surgir que du jeu de fort-da entre l’enfant et la meneuse de jeu, où déjà se jouait la gestion tant de l’absence que celle des angoisses primitives de type agonistique liées à la naissance tant réelle que fantasmée. Mais encore, du fait que ce moment-là (départ des stagiaires de l’année d’avant) faisait pour elle écho et effet de répétition des aléas catastrophiques de l’environnement transmis et agis par sa mère.

71Quel danger, dans tout travail clinique, mais plus encore dans toute institution, que cette répétition agie de ce qui fait trauma pour le sujet ! On voit encore une fois comment surgissent les vécus agonistiques, et quelle issue remarquable en sort quand les thérapeutes en ont conscience et accordent leurs mots et leurs gestes réels et symboliques à la douleur reconnue de la séparation pas-toute, sans déchirure-clivages, assumant, le dos au mur comme l’enfant, toute leur responsabilité. Il y a là quelque chose de l’« épreuve de sincérité [20] » suspendue à la congruence subjective du Soi de chacun. Ici indiquée par le jeu « pour de vrai ».

72Si cette enfant a demandé plus d’une fois dans ce psychodrame à naître comme tirée des eaux – ce qui, au regard de l’histoire de ses parents migrants, comporte une valeur symbolique particulière –, il apparaît que dans le « hors cadre » qui lui fut permis d’aménager, elle a pris elle-même la responsabilité de grandir et de penser le panser même, soin de soi et des autres, dans la distance du respect dû à chacun. Sans doute avons-nous là un exemple de la construction douloureuse de la « relation d’objet » ouverte à la tiercéïté de l’environnement humain, dans le dépassement de l’inhumain.

73On peut donc facilement relier les deux textes de cette rubrique !

74– Enfin, dans notre rubrique « Histoire freudienne », Claude Guy s’intéresse aux rapports entre l’évolution des problèmes de santé de Freud (connus à travers divers écrits dont ceux de Max Schur) et son œuvre et sa créativité. Ses souffrances ont commencé à 18 ans, se sont accentuées vers 1884-1885 (problèmes cardiaques et pathologie gastro-intestinale), puis on connaît son évolution, que Claude Guy retrace rapidement, de 1923 à 1939 (tumeur devenue cancer).

75Ce qui frappe, c’est d’abord le silence, la réserve de Freud, et le fait que Felix Deutsch ait pu cacher à Freud son cancer. Les sautes d’humeur de Freud sont pour Claude Guy celles que l’on connaît chez les créateurs, en particulier, la pente dépressive après l’effort. Les pathologies chez Freud peuvent être comprises comme source de créativité, en tout cas de plusieurs travaux sur la compulsion de répétition, le masochiste et l’angoisse. Mais ses théories peuvent aussi contenir des aspects défensifs. Claude Guy étaye l’idée que le cancer et la douleur n’étaient pas ce qui l’inquiétait le plus en eux-mêmes, mais davantage ce qui aurait compromis la poursuite de son œuvre, de sorte qu’il fut constamment confronté à l’angoisse de mort et à l’urgence de produire jusqu’au bout.

76Une remarque – « L’île sur un océan d’indifférence », dont parle Freud dans une lettre à Marie Bonaparte citée par Claude Guy, île qui serait à présent tout son monde, ne serait-elle pas alors celle, psychique, de la libido créatrice ? Et l’« océan d’indifférence », la sédation chimique de ses douleurs corporelles et la somme des défenses nécessaires au survivant, face à un monde en proie à une destructivité qui a emporté la plus grande part de son monde d’avant ?

Notes

  • [1]
    À partir de son expérience diversifiée de pédopsychiatre-psychanalyste - dont responsabilités universitaires (Paris) et institutionnelles dans les champs de l’enfance, de l’adolescence et de l’autisme. En outre, B. Golse, ex-président du Cnaop (2005-2008), préside l’association Pikler Lóczy-France (expérience originale dans le domaine de l’adoption), et l’Association européenne de psychopathologie de l’enfant et de l’adolescent.
  • [2]
    Techniques toujours objets de controverses d’éthique.
  • [3]
    Qu’on me pardonne ce commentaire à la mesure du projet esquissé par l’auteur.
  • [4]
    J. Laplanche, Sexual. La sexualité élargie au sens freudien, Paris, Puf, 2014.
  • [5]
    Notre auteur écrit « droits supérieurs de l’enfant », sans doute un « piment » pour signaler une dérive vers l’enfant-tyran. Les droits de l’enfant contraignent à décider en fonction de l’intérêt supérieur de l’enfant ; il faut évaluer la balance bénéfices/risques des décisions, notamment judiciaires. Le retrait d’une autorité parentale suppose des situations très lourdes pour l’enfant.
  • [6]
    Et les travaux de Colette Chiland peuvent aider à comprendre ce qui s’y joue.
  • [7]
    C. Dejours, « Le corps entre “courant tendre” et “courant sensuel” », Revue française de psychosomatique, n° 40, 2011, p. 29.
  • [8]
    Sur ce concept dans le champ du handicap, voir M. Fognini, « De quelques prisons d’infortune des “corps psychiques” », Journal de la psychanalyse de l’enfant, vol. 2, 2012.
  • [9]
    J. Laplanche, op. cit., p. 282.
  • [10]
    Ibid., p. 283.
  • [11]
    Cela corrobore le raisonnement de Gérard Mendel parlant de « la mythologie des instincts de vie et de mort “comme” fétiche » (dans La psychanalyse revisitée, Paris, La Découverte, 1988, p. 56).
  • [12]
    Où ils conservent une place, non pas dans l’étiologie de l’hystérie mais dans celle des perversions.
  • [13]
    Documentaire diffusé sur Arte le 2 décembre 2020, désormais disponible sur la plateforme Netflix.
  • [14]
    Catégorie nosographique du dsm V, https://www.msdmanuals.com/fr/professional/troubles-psychiatriques/sexualit%C3%A9-dysphorie-de-genre-et-paraphilies/dysphorie-de-genre-et-transsexualisme
  • [15]
    Dans ce documentaire, le corps médical ne fait référence à aucune particularité biologique (anatomique, hormonale, etc.) du petit garçon. Dans le dsm V, ces éléments ne sont pas du tout nécessaires pour le diagnostic, car il relève avant tout des manifestations de souffrance psychique de l’enfant à l’égard de son sexe.
  • [16]
    P.-C. Racamier, Le deuil originaire, Paris, Payot, 2016.
  • [17]
    https://www.oedipe.org/sites/default/files/appel_de_lobservatoire_26_fevrier_2021.pdf
  • [18]
    « Du traumatique en partage, de l’ordinaire à l’extrême », séminaire de la Société de psychanalyse freudienne.
  • [19]
    M. Balint, Les voies de la régression (1958), trad. M. Viliker et J. Dupont, Paris Payot, 2010, p. 135 et suiv.
  • [20]
    Ibid., p. 73.
Corinne-Déborah Daubigny
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 09/07/2021
https://doi.org/10.3917/cohe.245.0007
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