CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Tamara Landau. Accoucher et faire naître. Dialogues et séparations durant la grossesse. Éditions Imago, 2019

1La vie fœtale et ses aléas alimentent depuis plusieurs années des débats psychanalytiques passionnés entre tenants d’une approche principalement œdipienne, méfiants face aux hypothèses prénatales, et défenseurs de leur prise en compte, comme Jean Bergeret et Marcel Houser en 2004 [1].

2L’ouvrage de Tamara Landau s’invite dans ce débat d’une manière tout à fait personnelle et foisonnante. Elle nous donne l’occasion d’envisager l’intensité spécifique des processus inconscients à l’œuvre pendant la grossesse, en partageant avec nous de nombreuses hypothèses forgées au contact de ses analysant(e)s. Nous pénétrons ainsi progressivement dans un monde fantasmatique puissant que nous n’avons finalement pas l’habitude d’envisager avec autant de précision. Son assurance dans la formulation d’une théorie de ce qu’elle nomme « l’Enclave » nous bouscule dans nos repères psychanalytiques habituels, en s’intéressant au développement psychique avant la naissance, période que nous avons toutes et tous vécue et qui mérite certainement d’être prise en compte, notamment pour en déchiffrer certaines réminiscences à l’œuvre dans la clinique psychanalytique.

3C’est le troisième ouvrage de l’auteure, qui s’était auparavant intéressée à l’origine prénatale de l’anorexie et de la boulimie [2] et à celle des phobies et névroses d’angoisse [3]. Elle tente cette fois une formulation plus généraliste en postulant l’universalité de certaines étapes et des angoisses qui accompagnent leur franchissement.

4Les nombreuses métamorphoses à l’œuvre chez la mère et le fœtus au cours de la grossesse ont une résonance fantasmatique puissante. Elles bouleversent chez la mère sa manière de se reconnaître et réveillent ainsi sa mémoire archaïque dans le lien à ses propres parents. Du côté du fœtus, l’émergence progressive de nouvelles possibilités perceptives crée de véritables révolutions qui le dégagent progressivement de la fusion primordiale et modifient régulièrement l’intensité du lien à sa mère et, plus indirectement, à son père.

5Nous voilà déjà au cœur du sujet de ce livre qui pose comme tout à fait centrale la dimension de « lien placentaire primitif », concept original qui nomme les liens d’interdépendance et d’indistinction entre mère, père et fœtus avant les premières séparations et coupures. L’auteure nous invite à penser les conditions nécessaires pour que les métamorphoses de ce lien puissent être intégrées en tant qu’éléments vivants de développement, et non comme des menaces mortifères.

6Cette dramatisation des enjeux inconscients de séparation dans cette période est un aspect à la fois dérangeant et très important de la pensée de l’auteure. Elle remarque dans la clinique de nombreuses situations où existe une véritable faille de représentation des interruptions ou modifications du lien placentaire primitif, pouvant par exemple avoir des effets psychosomatiques très puissants. Elle pense également que l’absence d’anticipation et de symbolisation de ces écarts et métamorphoses, et des angoisses qui les accompagnent, peut être à l’origine de troubles psychiques ultérieurs chez les enfants.

7Nous trouvons dans cet ouvrage des ouvertures théoriques qui nous permettent d’entendre autrement les angoisses de passage, rencontrées si régulièrement en séances avec nos patients enfants et adultes, et qui s’éclairent autrement quand on commence à en envisager l’origine prénatale.

8Tamara Landau repère trois grandes périodes pendant la grossesse qui correspondent aux trois trimestres. Elle porte une attention particulière aux moments de transition, toujours accompagnés de nouvelles perceptions et de pertes subites d’intensité du lien fusionnel primordial, qui font surgir des fantasmes de mort et de disparition très éprouvants. C’est cette dynamique qui, selon l’auteure, va activer chez les mères leurs pulsions d’autoconservation et impliquer inconsciemment des moments de lutte pour la survie avec leur bébé. L’expérience est extrême dans la mesure où la dimension constructive de la procréation s’accompagne dès la conception d’attaques et de pertes angoissantes et culpabilisantes, à l’image du fonctionnement conflictuel des systèmes immunitaires de la mère et du fœtus à certaines étapes de la grossesse.

9Le paradoxe voudrait que ce soit la prise en compte suffisante de cette « violence » qui permette une possible reconnaissance de l’existence séparée du fœtus par la mère, et donc la possibilité pour lui de commencer à se sentir exister à partir de ses propres perceptions.

10Que ce soit la fusion primitive du premier trimestre, avec les fantasmes inconscients incestueux sans limites qui l’accompagnent, ou la relation gémellaire « collée » du second trimestre, ou encore la régression à ce que Tamara Landau nomme « schème de l’arbre renversé », grand chamboule-tout des identifications et de la mémoire transgénérationnelle au dernier trimestre, chaque période est détaillée avec les effets possibles de ses aléas selon l’histoire des parents. Les débuts et fins de ces périodes sont considérés comme « critiques », et nécessitent d’être suffisamment pensés par les analystes car ils peuvent aider à comprendre certaines fixations symptomatiques ultérieures. On pense ici, par exemple, à toutes les problématiques de séparation-individuation et d’appropriation des perceptions et du mouvement personnel, en lien avec ce que Winnicott nommait la « crainte de l’effondrement ». Tout cet appareil fantasmatique archaïque se retrouve au cours de la cure dans une modalité de transfert qu’il sera intéressant d’envisager et d’interpréter à certains moments clés, afin d’avancer dans l’analyse de ce qui risquerait autrement de rester un impensé fondamental.

11Certains aspects sont moins développés dans l’ouvrage, et il reste à mon sens beaucoup à élaborer sur la place prise par les pères et leur propre problématique archaïque masculine au cours des grossesses, et dans les processus de transmission. On pourrait également aller plus loin dans l’articulation entre élaboration des enjeux psychiques de la vie fœtale et transition œdipienne ultérieure, afin de sortir des débats trop clivants et pour avancer vers une pensée plus continue des processus psychodynamiques.

12Mais n’est-ce pas une vertu importante d’un écrit que de donner envie de poursuivre et d’élargir la réflexion qui y est développée ? C’est de toute évidence le cas ici.

13François Lamour

14Dans le livre Manuel à l’usage des enfants qui ont des parents difficiles, Jeanne Van den Brouck, alias Judith Dupont Dormandi, nous conte l’histoire rapportée dans son autobiographie par un fœtus avorté au quatrième mois :

15« Une femme ayant dépassé la trentaine concrétise son non-désir à l’égard du fœtus qui l’habite en faisant de longues courses à bicyclette et en transportant des cabas lourdement chargés. Peu à peu, le fœtus se rend compte que la place du futur enfant est entièrement occupée par le mari de cette dame qui tient à rester le seul enfant du ménage, malgré cette timide tentative qu’il vient de faire pour se dépasser et accéder à la paternité. Au bout de quatre mois d’hésitation, le fœtus décide de ne pas brusquer cet enfant de 38 ans, manifestement empêtré dans ses propres problèmes, ni cette femme qui paraît débordée par la perspective d’un deuxième enfant à la maison, et il se retire. »

16Ce passage se situe manifestement du côté du fœtus.

17A contrario, en lisant attentivement le livre de Tamara Landau, on s’aperçoit que, là où Françoise Dolto disait que tout se joue avant 3 ans, l’auteur nous dit que tout se joue pendant la grossesse de la mère, durant la vie fœtale, la plaçant délibérément du côté des mères. La proposition de Tamara Landau est la suivante : la façon dont une jeune femme accouche dans de bonnes conditions ou non, vit une fausse couche, ou est très angoissée tout au long de la grossesse et à l’instant de l’accouchement, tient à ce qu’ont vécu dans les mêmes circonstances sa mère et sa grand-mère, en insistant sur le lien intergénérationnel. Bien sûr, tout cela est cohérent.

18Mais ce qui est tout à fait nouveau à mon sens dans ce texte, c’est d’en faire remonter tous les effets au temps de la gestation : « Le fœtus se structure dans les signifiants du lien placentaire primitif de la mère et des grands-mères », ou encore : « Le corps du fœtus appartient au corps de la grand-mère, et la mère au corps du fœtus. »

19Je me suis demandé comment une femme enceinte ou susceptible de l’être pouvait recevoir ce livre. D’une part, il est dit que « la femme enceinte se débat ainsi avec les fantasmes inconscients les plus primitifs, les fantasmes de meurtre et de mort », et d’autre part, que « le travail inconscient d’anticipation de la perte définitive du lien placentaire primitif avec les parents est impossible pour celles dont la mère et la grand-mère n’ont pu se représenter cette dernière séparation, ou l’ont vécue de façon dramatique, voire parfois mortelle ». La question que l’on peut alors se poser est de savoir ce qu’elles peuvent faire, prises comme elles le sont, selon l’auteur, elles et leurs fœtus, dans une transmission déjà inscrite et somme toute implacable.

20Le livre est découpé en trois chapitres, un par trimestre de grossesse. J’y ai appris beaucoup de choses, notamment que le fœtus vit sa première expérience « d’une chute dans un trou noir sans fond qui marque à jamais sa mémoire inconsciente ». Je crois que là se situe le point crucial du livre. Tamara Landau nous explique au fond que tout ce que nous vivons aujourd’hui est lié à cette période fœtale, jusqu’à « notre continuité d’existence ». « À chaque fois qu’on se sent influencé, qu’on a du mal à décider seul, c’est qu’on est encore un peu en elle [la mère] », et « c’est comme si, pour vivre vraiment, pour avoir le sentiment d’exister, d’être un moi autonome disposant de son corps et de ses pensées, s’imposait la question clé : suis-je vraiment, entièrement sorti de ma mère ? ». Contrairement à la métapsychologie freudienne habituelle, l’auteur nous parle donc d’une séparation d’avec la mère avant la naissance. Et ce présupposé lui permet de proposer une interprétation des symptômes actuels au regard de cette période fœtale. Par exemple, des acouphènes qui « seraient liés à cette phase du trauma, façon de maintenir une continuité entre avant et après la naissance avec un bruit semblable à celui du placenta, afin de ne pas tomber dans le trou noir du silence ».

21L’auteur va plus loin encore en nous proposant deux idées sur lesquelles il y a matière à discussion.

22En écrivant que « l’interdit de l’inceste pèse sur le plaisir qu’une mère peut avoir à jouir de son lien avec le fœtus », l’auteur semble affirmer que cet interdit agirait déjà dans la vie fœtale. De même, en écrivant que « le fœtus vit déjà in utero une situation œdipienne lorsqu’il perçoit la grosse voix du père », on comprend que la situation œdipienne exercerait déjà sa loi symbolique in utero. Pourtant, ce qu’on appelle le symbolique me semble être lié à la parole qui, par définition, est absente pour le fœtus, même s’il perçoit – a minima – des bruits et des voix, et même s’il existe (et il y en a bien sûr) des liens de transmission durant toute cette période.

23Tamara Landau pose comme acquise l’idée de transposer ce qui se passe pendant la gestation, et notamment tout ce qui pourrait concerner des concepts liés aux êtres de langage, à la relation mère-fœtus : « Le fœtus vit lui aussi, déjà, la triangulation œdipienne lorsqu’il voit apparaître un troisième terme, à savoir l’environnement entier et le père qui avec sa grosse voix coupe la continuité de la pure voix interne de la mère et introduit l’enfant à un ordre présymbolique. » Je me suis demandé sur quels éléments on pouvait bien s’appuyer pour déterminer que du présymbolique serait à l’œuvre durant cette période fœtale ; serait-ce lié aux références neuroscientifiques et biologiques abondamment citées, comme le commentaire final d’une pionnière de la recherche sur le placenta, ou le professeur de génétique qui compare le cerveau du fœtus de 3 mois « à celui du brochet, doté d’une grande mâchoire et de beaucoup de dents » ?

24En quoi la psychanalyse a-t-elle besoin d’une confirmation de ses trouvailles par les sciences dites « exactes » ? Est-il nécessaire de partir des découvertes des scientifiques pour venir confirmer des intuitions, notamment celles de Freud, largement confirmées par la clinique des psychanalystes qui s’intéressent en premier lieu à l’inconscient, ce que la plupart des tenants des neurosciences réfutent ?

25Les intuitions psychanalytiques de l’auteur sont régulièrement illustrées dans le texte par son expérience des patientes anorexiques et boulimiques, comme on le voit dans la formule employée fréquemment : « comme nous l’avons vu chez les anorexiques ». Si je comprends bien : « On pourrait dire que les femmes boulimiques/anorexiques souffrent d’angoisses qu’elles n’ont pas réussi à enterrer ou plus exactement à refouler. Comme si elles avaient été oubliées et enfermées sous clé, enclavées dans le corps de leur mère » (jusque-là je suis d’accord et l’on reconnaît là vos travaux précédents), mais, en disant que « dans le lien fusionnel placentaire qu’elles ont vécu avec elle jusqu’à la naissance, elles se comportent comme si elles étaient en permanence en souffrance et en état de survie, contraintes de lutter contre les angoisses de mort de leur mère durant la grossesse et l’accouchement », c’est avancer là une proposition nouvelle que je trouve quelque peu téméraire : ces femmes seraient donc enfermées dans l’avant-naissance, cet avant leur existence propre comme sujet parlant. Mais alors, toutes s’équivaleraient, elles n’auraient donc pas d’histoire ?

26Beaucoup de questions donc et d’interrogations, qui viennent s’ajouter à celles que l’auteur pose elle-même tout au long de l’ouvrage : « Quels processus seraient à l’origine du fantasme de l’arbre renversé durant le troisième trimestre ? » « Pourquoi les pères craignent-ils de mourir à la naissance de leur enfant ? » « D’où vient ce fantasme fusionnel qui empêche de s’inscrire et d’inscrire l’enfant dans la suite précise des générations ? »

27Ce livre original en ce qu’il nous fait découvrir une pensée nouvelle suscite chez moi beaucoup de réactions, beaucoup de questions… Et c’est peut-être là que l’auteur voulait en venir.

28Claude Guy

Serge Tisseron. Mort de honte. La bd m’a sauvé. Albin Michel, 2019

« Viens ! »

29Psychanalyste jusqu’au bout des ongles, voici une performance exceptionnelle de ce collègue bien connu qui n’a cessé de chercher à comprendre ce qui lui arrivait, et a réussi grâce à son insistance à décoder les Aventures de Tintin : « La bd m’a sauvé », écrit-il en sous-titre. Il lui aura fallu la lecture attentive des 23 albums d’Hergé, dont il a rendu compte en plusieurs temps [4].

30Ici, c’est de lui et de ses origines qu’il parle. De son père, protestant rural, « le père humilié, la honte en héritage » ; de sa mère, catholique et citadine, dont il écrit : « Ma honte pour celle qui n’en avait pas », « jusqu’à penser l’impensable » (p. 185). Il précise : « J’avais toujours le souvenir des comportements incestueux de ma mère, comme l’obligation qu’elle nous imposait, à mon frère et à moi, de faire elle-même notre toilette hebdomadaire, mais j’ai longtemps voulu me cacher que les choses avaient débuté bien avant » (p. 195).

31Il analyse alors ses propres dessins et productions en pâte à modeler de son enfance : « Ma main fabriquait pour mes yeux ce qui n’avait été symbolisé jusque-là que sous mes doigts. Je passais d’une représentation sensorielle et tactile à une représentation imagée. Je n’avais pas pour autant une représentation mentale complète de mes rencontres avec l’anatomie génitale de ma mère, car il eût fallu que le langage nomme ce que ma main montrait [5] […] Personne ne se hasarda jamais à interpréter mes dessins, je ne sais même pas si un thérapeute à l’époque en aurait eu l’idée : qu’une mère utilise son jeune enfant comme objet sexuel est encore aujourd’hui un tabou tenace » (p. 197).

32Et plus loin : « Ma mère, victime d’attouchements sexuels dans son enfance, avait trouvé le moyen de reprendre la main, c’est le cas de le dire, c’était la mienne en l’occurrence. Le dessin de la petite source jaillissant entre deux pierres m’avait permis de représenter visuellement ce qui n’avait été jusque-là pour moi qu’une représentation sensorielle et tactile » (p. 195).

33Nous connaissons chez Ferenczi cette conceptualisation : « La cicatrice de la relation traumatique mère-enfant archi-originaire [6]. » Nous en avons ici une exceptionnelle description.

34Merci à Serge Tisseron pour cette belle démonstration qu’il nous offre sur lui-même, et dans son souvenir de ce seul mot de sa mère, encore dans son lit, qui lui dit : « Viens, viens ! » (p. 194).

Vanessa Springora. Le consentement. Grasset, 2020

Libération de l’emprise par la déprise

35L’emprise qu’un adulte peut exercer sur une jeune fille de 14 ans est surtout une hypnose par insinuation, une mystification, avec tous les mensonges utiles à son projet : la rendre consentante à tous ses désirs à lui. C’est une stratégie perverse flagrante pour multiplier ses conquêtes à l’infini – Don Juan sans doute mais, encore plus : pédophile ou « éphèbophile », amateur des mineurs des deux sexes, entre 11 et 16 ans, des garçons prostitués de Manille jusqu’aux jeunes filles des lycées du Ve arrondissement de Paris.

36Cet écrivain à la mode, coqueluche des médias et de tout l’après-68 qui se piquait de libération des mœurs, Matzneff – G. M. ou G. pour l’auteur –, a eu, sur cette fillette sans protection parentale élémentaire, la fonction d’initiateur culturel et artistique d’un « Maître » dans tous les univers intellectuels, de l’Antiquité à notre époque : « Sa présence est cosmique », écrit-elle. La mystification s’est donc installée par l’illusion entretenue d’une histoire d’amour, intense mais fausse (quoi qu’il dise), d’une histoire d’exception entre deux sujets supposés libérés.

37Dès qu’elle l’a surpris avec une autre lycéenne, c’est la rupture : anticipée pour lui, tragique pour elle. Finis, le romantisme littéraire, la fiction d’une entente présumée absolue. En fait, toutes les lettres amoureuses de la jeune fille ont été conservées par l’auteur à succès pour alimenter son prochain roman. Il les a publiées sans aucune autorisation de Vanessa : trahison suprême, dont elle prendra la mesure au cours d’un épisode de délire aigu, moment de dépression réactionnel. Aucune culpabilité chez l’abuseur, toujours très fier de sa posture dominatrice d’initiateur d’exception.

38 Comment parler et à qui ? Elle ne serait pas crue, c’est la honte. Dans cet univers hors du commun, les enfants ont le droit de tout découvrir mais pas la tendresse. Il lui faudra des années pour que son écriture personnelle lui fasse comprendre la mesure anthropologique des transactions incestueuses dont elle a été victime, sous les yeux complices de tout cet ensemble d’intellectuels prestigieux. Seul son travail personnel va lui permettre d’écrire :

39« En dehors des artistes, il n’y a guère que chez les prêtres qu’on ait assisté à une telle impunité. La littérature excuse-t-elle tout ? » (p. 194). Ou encore : « La vulnérabilité, c’est précisément cet infime interstice par lequel des profils psychologiques tels que celui de G. peuvent s’immiscer. »

40Plus loin : « Ce qui, enfin, a changé aujourd’hui, et dont se plaignent, en fustigeant le puritanisme ambiant, des types comme lui et ses défenseurs, c’est qu’après la libération des mœurs, la parole des victimes, elles aussi, soit en train de se libérer » (p. 203). Merci, Vanessa.

Camille Kouchner. La familia grande. Le Seuil, 2020

« L’inceste n’est pas une liberté »

41Ce livre au succès foudroyant dégage le contexte de complaisance généralisée qui a pu régner pendant des années en forme de système incestueux insoupçonné et connu de tous… « Mais hélas, qui ne sait que ces loups doucereux / De tous les loups sont les plus dangereux ? » écrivait déjà Charles Perrault en 1695 dans Le petit chaperon rouge. Paradoxe apparent mais très puissant, car ce livre décrit de l’intérieur l’univers où cela se déroule depuis plusieurs générations, soit la classe politique et intellectuelle dominante.

42Loriginalité de cet ouvrage, après tous ceux parus depuis le mouvement #MeToo et plus récemment #MeTooInceste, sur un thème proche, tient d’abord au talent de cette jeune fille de 14 ans prise au piège, puis prenant l’écriture comme un combat. Les découvertes en cascade qui suivent la publication de ce livre confirment la justesse de son propos, une famille à l’italienne, pour ne pas dire mafieuse, où tout se sait mais doit être tenu secret : l’interdit de parler, sous menaces plus ou moins explicites, remplace l’interdit de l’inceste.

43Elle écrit : « J’ai imposé à Victor [son jumeau] de prévenir ma mère. Je lui ai expliqué, et réexpliqué, pourquoi il serait impossible que mon fils soit en contact avec mon beau-père, qu’il ne pouvait plus me demander d’y aller [dans leur maison de vacances]. Et pour la première fois je lui ai dit : “Si tu ne parles pas, c’est moi qui le ferai.” Colin et Alice m’ont aidée en cherchant eux aussi à convaincre Victor : “Dis-lui ce qu’il s’est passé. Dis-lui que l’inceste n’est pas une liberté. Dis-lui ta blessure depuis petit.” » (p. 162).

44Et plus loin : « Bon, ben, s’ils ne comprennent pas, on va leur expliquer. Je vais t’expliquer, à toi qui professes sur les ondes, toi qui fais don de tes analyses aux étudiants et te pavanes sur les plateaux télé. Je vais t’expliquer que tu aurais pu au moins t’excuser, prendre conscience et t’inquiéter. Je vais te rappeler qu’au lieu de ça, tu m’as menacée. Message sur mon répondeur : “Je vais me suicider.” » (p. 167).

45Cette menace remplace la menace directe de tuer si l’enfant parle…, si fréquente mais plus primaire. C’est plus subtil mais c’est aussi un chantage efficace. Ici la jeune mère pense d’abord à protéger son fils. Elle a la force pour elle et pour lui ; elle n’est plus seule au monde comme quand, plus jeune, elle était témoin et victime, impuissante.

46Dans une lettre à sa mère, après la mort de celle-ci, Camille Kouchner écrit : « Je n’ai pas protégé mon frère, mais moi aussi j’ai été agressée. Je ne l’ai compris qu’il y a peu : notre beau-père a aussi fait de moi sa victime. Mon beau-père a fait de moi sa prisonnière. Je suis aussi l’une de ses victimes. Victime de la perversité. Pervertie, mais pas perverse, maman […] J’avais 14 ans et, quand on est la sœur, on endosse la culpabilité pour alléger l’expérience du frère, on la fait sienne pour le dégager. On s’emprisonne » (p. 203-204).

47*

48Non seulement ces trois livres décomplexés sont un régal d’authenticité – dépêchez-vous – mais ils sont aussi, chacun à sa façon, une leçon de courage et d’hygiène mentale, pas seulement pour leurs auteurs, mais pour que soit réanimée notre profession, souvent en détresse, et d’un silence assourdissant.

49Comme l’écrivait, dans son livre Mon secret, Niki de Saint Phalle, elle-même incestée par son père diplomate : « Le viol est un crime contre l’esprit [7]. »

50P.-S. : Le numéro de Télérama du 20 au 26 février 2021 reproduit en couverture la photographie extraite du film Daddy[8] où N. de Saint Phalle vise l’effigie de son père, avec cette manchette : « La revanche des femmes artistes ».

51Pierre Sabourin

Notes

  • [1]
    J. Bergeret, M. Houser, Le fœtus dans notre inconscient, Paris, Dunod, 2004.
  • [2]
    T. Landau, Les funambules de l’oubli. Origines de l’anorexie et de la boulimie, Paris, éd. Imago, 2012.
  • [3]
    T. Landau, L’impossible naissance, ou l’enfant enclavé, éd. Imago, 2009.
  • [4]
    Tintin et le secret d’Hergé, Paris, Presses de la Cité, 1993 ; La bande dessinée au pied du mot, Paris, Aubier, 1990 ; et maintenant Mort de honte, suivi en 2020 de La honte, psychanalyse d’un lien social, chez Ekho.
  • [5]
    C’est moi qui souligne la subtilité de l’observation.
  • [6]
    « L’érotomanie comme fondement de toute paranoïa », dans Journal clinique, Paris, Payot, 1985, p. 37.
  • [7]
    Éd. La Différence (1994), 2010, p. 16.
  • [8]
    Daddy (1972), film de Niki de Saint Phalle et Peter Whitehead. Selon ce dernier, « le film a rendu fou de rage le psychanalyste de Niki et a été applaudi par Godard et Lacan lors de la première, à Paris, le 1er février 1974 » (ndlr).
François Lamour
Claude Guy
Pierre Sabourin
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Mis en ligne sur Cairn.info le 09/07/2021
https://doi.org/10.3917/cohe.245.0148
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