CAIRN.INFO : Matières à réflexion
« L’ombre est plus puissante que la lumière, car elle peut interdire absolument la lumière et en priver les corps entièrement, alors que la lumière ne peut jamais chasser toute ombre des corps, du moins des corps opaques. »
Léonard de Vinci

1L’ombre, notre ombre, si familière et pourtant parfois inquiétante dans son opacité, est la trace de notre existence. En interceptant la lumière, elle désigne, dévoile, trahit une présence. L’ombre symbolise alors la matérialité, celle d’un corps habité. Seule, isolée, elle demeure donc impensable ; il n’y a d’ombre que d’un corps. Ainsi, dans La Femme sans ombre, de Richard Strauss, l’héroïne, privée de son ombre par un maléfice, n’est-elle, en fin de compte, que l’ombre d’elle-même, toujours en dehors d’elle-même, dans un ailleurs qui jamais ne fait retour vers l’ici.

2De la même façon, les enfants autistes que nous accompagnons ont un rapport particulier à leur ombre. Parfois, ils semblent ne pas la voir du tout, d’autres fois, ils se comportent comme s’ils en étaient eux-mêmes une. Ils glissent dans l’espace, se collent à leur environnement, frôlent les murs, effleurent à peine le sol de la pointe de leurs pieds. À l’image de l’ombre, ils s’attachent au moindre relief du monde ; tout comme elle, ils s’agrippent à la lumière ; tout comme elle, ils se révèlent insaisissables et finalement, ainsi que La Femme sans ombre, sans aucun retour possible.

3En lien avec ces observations, j’ai élaboré un dispositif engageant l’ombre comme médiation thérapeutique. C’est cette expérience princeps issue de ma confrontation avec un enfant particulier, Romuald, que je vais évoquer. Celle-ci a été menée dans le cadre d’un externat médico-pédagogique de la région parisienne.

La « pré-vision »

4Lorsque je le rencontre, Romuald est un jeune garçon de 9 ans présentant des troubles autistiques. Il est plutôt fort pour son âge et son visage est peu expressif. Il n’a pas acquis le langage, manifeste régulièrement des stéréotypies sous forme de balancements latéraux de la tête et du buste, qu’il effectue les yeux dans le vague. Son regard est périphérique et il présente des troubles visuels de type strabisme. Il a, m’a-t-on dit, une paire de lunettes correctrices que sa mère « oublie » systématiquement de lui mettre. Il porte toujours les mêmes vêtements et, en atelier « terre », refuse même qu’on lui remonte les manches. Par ailleurs, lors de cette activité, il s’applique systématiquement à aplatir sa boule d’argile jusqu’à ce qu’elle ne forme plus qu’une fine pellicule sur la table.

5Si, de prime abord, il apparaît comme calme, retiré dans son monde, il n’en connaît pas moins des épisodes très violents et destructeurs. Souvent à la recherche de l’extrême sensation, il peut être autoagressif ou s’en prendre à l’entourage immédiat. Ses attaques sont subites et paraissent imprévisibles. En général, il agresse les autres par-derrière, soit en les poussant brutalement, soit en essayant de les transpercer à l’aide d’un bâton. J’ai d’ailleurs moi-même été victime de ces violences. Me sentant alors vulnérable, je rasais littéralement les murs, telle une ombre. Comment, effectivement, voir venir les choses en arrière de soi, dans cette zone aveugle qu’est le dos ? Mon angoisse se trouvait ainsi liée à une impossibilité, celle de toute prévision.

6En écho à la problématique de l’enfant, deux aspects de mon vécu me sont apparus importants à considérer : d’une part l’évitement de l’agression (en me collant au mur) et d’autre part ce sentiment d’imprévisibilité. Dans les deux cas, il me semble avoir eu un fonctionnement du registre de la bidimensionnalité [3]. En me plaquant au mur, cela va de soi, je n’espérerais faire qu’un avec celui-ci, dérobant mon épaisseur corporelle aux attaques, évitant de la sorte la désagréable sensation d’être transpercée ou déchirée. Quant à cette impossibilité liée à la prévision, elle serait aussi caractéristique du fonctionnement d’un self qui vivrait dans le monde bidimensionnel, tout en m’apparaissant relever d’un vécu propre à l’enfant. De fait, ceci peut fort bien rejoindre ce qui se dit par l’entremise de l’omission des lunettes. Romuald se trouverait maintenu dans un état que l’on peut qualifier de « pré-vision », c’est-à-dire un état de vision arrêtée au point où l’on ne voit pas encore, juste avant d’accéder au discernable, un état de vision encore indéfinie et brouillée, une vision figée en avant du regard à défaut de toute possibilité anticipatoire. Ceci s’objective dans ses incessantes stéréotypies, où il combine un double accrochage aux sensations kinesthésiques et visuelles en associant balancement corporel latéral et balayage visuel. Ce dernier, effectué les yeux dans le vague, rend le monde environnant flou, étal, indiscernable, sans forme et donc informé.

7En fin de compte, les agissements violents et répétitifs de l’enfant peuvent être mis en lien non seulement avec le besoin de tester la solidité du dos, mais aussi avec la nécessité d’éprouver l’épaisseur corporelle. De plus, le laminage de la terre évoqué plus haut visant à abraser tout relief, de même que mes propres réactions face aux manifestations de Romuald témoignent bien de la bidimensionnalité de son fonctionnement psychique. Dans cette perspective, j’ai alors plus particulièrement porté mon attention sur la défaillance de la capacité anticipatoire. Je rappelle brièvement que, selon la définition donnée par Le Petit Robert, l’anticipation est, tout comme la prévision, « un mouvement de la pensée qui imagine ou vit d’avance un événement ». Par ailleurs, du point de vue de D. W. Winnicott (1971), ce mouvement de la pensée se fonde dans le rôle de miroir qu’aurait la mère. En effet, si le précurseur du miroir n’est autre que le visage maternel, c’est également dans ce donné à voir que se concevrait une faculté spécifique, celle de la prévision. Or, selon D. Meltzer (1984), le self qui se vit dans la bidimensionnalité ne serait pas en capacité de « conduire par la pensée des expériences régrédientes ou progrédientes à partir desquelles le souvenir des événements passés pourrait être reconstruit plus ou moins fidèlement et les possibilités futures ébauchées avec quelques degrés de certitude ». L’acquisition de cette capacité se ferait progressivement. Elle serait tout d’abord liée au passage à un fonctionnement du registre de la tridimensionnalité psychique, où la conception du temps se dégagerait de la circularité. Ce dernier deviendrait alors oscillant et commencerait à « prendre une tendance directionnelle propre, un mouvement sans merci de l’intérieur vers l’extérieur de l’objet », avant de devenir linéaire, à l’étape de la quadridimensionnalité.

La médiation de l’ombre

8Le défaut de toute possibilité anticipatoire, tout comme cet état arrêté de « prévision » m’ont incité à penser un dispositif thérapeutique engageant la modalité visuelle. Il s’agit là de donner à voir ce qui n’est pas vu, de faire un détour sensoriel conduisant à une certaine visibilité. De plus, dans l’idée de travailler l’éprouvé dorsal, il m’a également semblé essentiel de mettre en jeu le corps. Dans cette optique, l’ombre en tant qu’elle est image du corps propre pouvait constituer une médiation pertinente. En effet, l’ombre se spécifie par une double dépendance : celle au corps, à l’environnement et à leur matérialité dont elle tire sa forme ; celle à la lumière et à son immatérialité qui lui donne sa visibilité. Aussi l’ombre immatérielle désigne-t-elle une matérialité, celle d’un corps dont elle n’a pas pour autant la permanence : paradoxalement, elle s’évanouit dans l’obscurité qui la fonde. En outre, d’après O. Rank (1932), l’ombre a été le moyen par lequel l’homme a vu pour la première fois son corps. Or, c’est bien de cette expérience originelle qu’il s’agit ici et dans cette perspective, nous pouvons constater que « si l’ombre présente assez de liens avec le corps pour jouer dans certaines circonstances, comme le reflet, le rôle de substitut, ces liens sont d’une autre nature : beaucoup plus pauvres du côté de la ressemblance ; plus riches et plus complexes, en revanche, du côté de l’indépendance et du lien substantiel avec son origine » (M. Milner, 2005). Par conséquent, nous nous attacherons plus précisément à l’ombre non seulement en tant qu’elle est une image corporelle (de soi, de l’autre), une image du corps unifié, mais aussi en tant qu’elle pourrait être le substrat d’une certaine forme psychique.

9En regard de l’autisme et dans une perspective thérapeutique, le choix de l’ombre comme médiation s’est imposé à plus d’un titre. Tout d’abord par ses propriétés spatiales, bien que bidimensionnelle par essence, l’ombre est à même de désigner une tridimensionnalité, celle du monde sur lequel elle se projette, en épousant les contours, les formes et les reliefs. De la sorte, elle constitue un intermédiaire, un entre-deux pouvant étayer le passage de la bidimensionnalité à la tridimensionnalité. Par ailleurs, l’ombre, en arrêtant la lumière, dévoile la présence d’une épaisseur corporelle intraversée. Elle est de fait l’indice d’une existence, celle d’un contenant, ou du moins de son fond, et peut avoir valeur d’appui pour l’édification ou la consolidation de celui-ci. En effet, la construction du fond relève de l’existentiel et se trouve liée à la conjuration de l’angoisse que génère l’abyssal. L’abîme du sans-fond est ainsi de l’ordre de l’irreprésentable, d’un insondable où tout est dissolution, hors d’existence. « Or, ce qui n’a pas eu d’existence n’a pas eu lieu, […] n’a pas eu d’ancrage spatial pour pouvoir prendre corps » (B. Chouvier, 2002). Le premier acte d’existence consisterait à faire exister le fond, à en signifier la présence, à le faire naître comme le lieu d’une possible émergence, « mais un lieu qui garderait en lui les traces et les stigmates du non-lieu » (B. Chouvier, 2002).

10L’ombre est enfin, par nature, une image anticipatrice, une projection, celle d’un corps à venir et pourtant déjà là, un en avant du corps qui deviendrait prévisible et envisageable à défaut d’avoir un visage. Elle pourrait alors être à même d’instaurer ou de réinstaurer une potentialité, celle de prévoir.

11Toutes ces réflexions ont donné jour à l’« atelier lumière ».

L’« atelier lumière »

Le dispositif

12Il s’agit d’un dispositif groupal à visée thérapeutique, se déroulant au rythme d’une fois par semaine. Il est mené en coanimation. Sa durée est de quarante-cinq minutes, avec un découpage en trois temps d’activités : un premier consacré au travail de l’ombre, un deuxième dévolu à celui de la peinture et un temps de parole qui clôt la séance.

13L’atelier se déroule toujours dans le même lieu, dans une relative pénombre. Il nécessite un projecteur de diapositives utilisé à vide et du matériel de peinture. L’idée de départ consiste à projeter un rayon lumineux à travers l’espace sombre de la pièce et à jouer dans la lumière en y intercalant nos corps. Les ombres ainsi formées apparaissent dans le cadre blanc projeté sur le mur faisant face au projecteur. Projections avant d’être supports à projections, elles constituent notre médiation. De plus, en tant que « nous » et « pas nous », elles introduisent l’écart nécessaire à une possible symbolisation.

14Dans ce cadre, il est donc question de travailler avec nos ombres chinoises, la consigne étant une proposition, celle du jeu. Il s’agit tout d’abord de s’appuyer sur des gestes simples et familiers. L’entrée en matière consiste par conséquent à se dire « bonjour » en se serrant la main dans le rayon lumineux. Puis nous jouons au « chat et à la souris ». Ce jeu a l’avantage de désigner une zone de sécurité, la pénombre, et une zone d’exposition, la pleine lumière. Libre à l’enfant d’évoluer ou non dans cette dernière. Nous travaillons également sur le mode de l’attention conjointe, pointant nos ombres respectives et les dénommant si possible. Le lien entre ombre et corps est alors perceptivement évoqué, tout comme la permanence de l’objet : on ne disparaît pas en dehors de la lumière, en se retirant dans l’ombre. Parfois, d’autres propositions sont faites aux enfants : une mise en travail des limites du cadre lumineux, une appréhension de la matière, de l’épaisseur du corps au travers de la translucidité corporelle, une mise en œuvre de la distance à l’autre, de la reconnaissance de sa forme propre comme de celle d’autrui…

15Nous effectuons ensuite le travail de peinture à partir de nos ombres. Il comporte deux phases. Tout d’abord, sur le mode du dessin, nous travaillons le contour, chacun cernant l’ombre de l’autre au trait, ce qui permet une appréhension de l’extérieur et de l’intérieur à partir des limites perceptives. Il est à noter que le contour pictural ainsi obtenu ne saurait se définir ni comme intérieur ni comme extérieur à la forme qui le sous-tend tout en étant pourtant les deux à la fois. Il représenterait de la sorte l’ébauche de l’espace transitionnel (D.W. Winnicott, 1971).

16Puis nous terminons le travail pictural en peignant l’intérieur de ce contour, travaillant notre matière interne et investissant notre trace personnelle. Dès lors, si notre propre forme nous est donnée par un autre, c’est à nous de lui donner corps, de la remplir et de l’habiter.

17L’atelier se termine par un temps de parole dans la mesure où les enfants le peuvent ; dans le cas contraire, nous commentons l’activité entre animatrices.

18Romuald a été pris en charge dans ce cadre pendant quatorze mois, ce qui représente un suivi sur 28 séances. Je coanimais alors le groupe avec Camille, une éducatrice spécialisée. Le groupe en question était composé de trois enfants, Romuald, Damien et Élodie, ces deux derniers enfants souffrant de troubles psychotiques.

Rencontre avec l’ombre

19Lors du premier atelier, une fois le projecteur allumé, Romuald s’assied contre le mur face à l’appareil, le dos soutenu, à moitié dans la pénombre à moitié dans la lumière, le corps visuellement coupé en deux sur le plan horizontal. Ceci prendra par la suite la forme d’un rituel. Toujours à la même place et le regard accroché à la source lumineuse, il semble en retrait et retranché dans la passivité.

20Ce n’est qu’au milieu de la séance que Romuald porte son attention sur l’activité proposée en se levant et se retournant vers le cadre lumineux. Se retrouvant face à sa propre ombre, il s’en approche tout près et reste un long moment à la fixer du regard. Ce premier contact avec l’ombre se fait ainsi sous le signe de l’identification adhésive [4], d’un collage sensitif extrême, d’une vision supprimant toute profondeur de champ et donc tout écart. En outre, il suit sans problème le contour de son ombre du doigt, ombre que je lui dénomme ensuite, afin de la différencier perceptivement de la mienne. En effet, suivant notre positionnement dans l’espace, nos ombres s’interpénètrent parfois, ce qui les rend difficiles à reconnaître.

21Par ailleurs, Romuald est irrépressiblement attiré par la source lumineuse que représente le projecteur, s’approchant jusqu’à plaquer son œil contre l’objectif, visant à abolir toute tridimensionnalité. Dans ce même dessein, il s’attaque au projecteur en le débranchant, mais aussi en le bousculant ou en masquant l’objectif, toutes ses actions semblant tournées vers un but bien précis, celui d’interrompre le flux lumineux et de rendre toute projection impossible, dans tous les sens du terme. Ces attaques deviennent l’occasion d’aborder l’épaisseur corporelle (masquage de la lumière avec sa main), l’apparition et la disparition de l’ombre de même que sa survivance.

22Enfin, lors du temps de parole, Romuald se réfugie dans ses stéréotypies habituelles, qui s’estomperont sans pour autant disparaître au fur et à mesure des séances.

La présence d’arrière-plan

23Les ateliers suivants se déroulent apparemment de la même manière, mais à la cinquième séance se produit un changement notable. Romuald, délaissant le face-à-face avec l’ombre, se retourne et se colle dos à elle dans le cadre blanc, face à la lumière, les bras écartés, souriant, dans une position que Camille qualifie de toute-puissance. En lieu et place de l’ombre, le dos du corps entièrement plaqué contre le mur, il m’apparaît alors comme en deux dimensions. Or, si tout ceci me semble encore à première vue du registre de l’adhésivité, quelque chose a néanmoins eu lieu. Tandis que Camille constate la satisfaction exprimée par l’enfant : « Oui, Romuald, tu es content », je me rends compte avec stupéfaction qu’il me regarde. Il me regarde et je ne l’avais pas vu ! En effet, suite aux violences de Romuald à mon encontre, j’avais pris l’habitude de le regarder le moins possible dans les yeux afin de ne pas l’agresser tout en me protégeant de la sorte de ses attaques. Bien que ce mouvement d’évitement procède à l’évidence d’un comportement autistique, il se révélait opportun dans la mesure où l’enfant s’avérait ne pas supporter la pénétration du regard d’autrui. Quoi qu’il en soit, ce jour-là, dans ma surprise, je lui retourne son regard et il soutient l’échange.

24Ce qui a résolument changé tiendrait donc à ce regard, un regard qui n’est plus évitant ni traversant. Il s’agit d’un regard porté, soutenu, d’un regard qui procède de l’interpénétration. Or, à la réflexion, cette dernière ne me semble pas sans lien avec une autre interpénétration, celle dont j’ai parlé précédemment, celle de nos ombres. En effet, dans l’après-coup, l’interpénétration des ombres a été susceptible de jouer un rôle d’intermédiaire en procurant un étayage corporel à la vision. De plus, l’ombre, par ses propriétés spatiales liant réflexivement le corps propre et l’extérieur, paraît avoir été en mesure d’ouvrir à la distanciation et à la projection du regard tout comme à son retour.

25Cette séquence d’interpénétration visuelle se renouvellera sur plusieurs séances. Toujours en appui-dos contre son ombre, Romuald soutiendra aussi bien mon regard que celui de Camille et ce, je dois le dire, dans une certaine jubilation réciproque. Il passera de surcroît régulièrement sa main à l’arrière de ma tête tout en me regardant dans les yeux. Appuyant souvent fortement, il m’apparaîtra tester la résistance du dos de ma tête, le fait qu’elle ne puisse être traversée par son regard.

26De plus, ceci semblera s’accompagner d’un certain sentiment « d’invulnérabilité dorsale », peut-être en lien avec la toute-puissance manifestée alors. Je verrai ainsi Romuald monter l’escalier de dos pour se rendre à l’atelier et, de même, rejoindre sa place habituelle toujours à reculons, souriant et marchant devant moi.

27Dans cette même idée, G. Haag (1997) a souligné l’importance primordiale de la concomitance de l’éprouvé tactile du contact du dos et de l’interpénétration des regards pour l’intégration psychique comme « la sensation-sentiment que “quelque chose” […] contribuerait à créer un “espace derrière” où se dérouleraient des interrelations. Cet “espace derrière” ou au fond, en tout cas avec un fond, permettrait de surmonter les peurs paniques de l’exploration de la profondeur de l’espace interne ». Celui-ci pourrait fort bien se concrétiser au travers de cet espace en arrière, celui que Romuald aborderait à reculons jusqu’à se coller à son ombre. Cette dernière pourrait par conséquent être envisagée comme la représentation de ce que J. S. Grotstein (1981) a appelé la « présence d’arrière-plan », en tant qu’elle serait une présence sécurisante « dénotant un état de fusion partielle (jumeau siamois symbiotique) » (G. Haag, 1997). De plus, l’ombre en tant que forme plastique, déformable, bidimensionnelle et adhésive, pourrait être la matérialisation d’un fantasme, celui de l’objet d’arrière-plan, celui d’un contenant unifiant dont l’élasticité serait testée par la contention psychique. L’intériorisation de cet objet d’arrière-plan jouerait « un rôle fondamental dans la constitution de la peau psychique et de l’individuation, dans la “duplication” peau de l’objet/peau du self, dans la construction de l’image du corps et la séparation corporelle et psychique » (A. Ciccone et M. Lhopital, 1991).

28C’est pourquoi il y aurait ce besoin vital de soutien dorsal, d’un appui-dos suffisamment sécurisant, afin que cet espace en arrière ne se transforme pas en trou noir, abyssal, béant et sans fond. Dès lors l’identification adhésive, la lutte contre la tridimensionnalité et l’agrippement sensoriel présentés par Romuald m’apparaissent comme autant de tentatives existentielles pour échapper à ce vide insondable et aux sensations de chutes afférentes.

29Il deviendrait alors primordial de s’appuyer sur ce qui peut éventuellement résister : les bords du trou. Pour cela, nous décidons de travailler le contour, d’autant plus que l’enfant est à l’aise dans cette tâche, comme j’ai pu le remarquer lors du premier atelier. Ainsi, lors des séances suivantes se succéderont jeux de détourage au doigt et détourages picturaux. Je détourerai Romuald régulièrement et il en fera de même avec moi ou avec les autres enfants.

Le décollement des feuillets

30Dans le déroulé de l’atelier, les choses semblent se précipiter. À la dixième séance, Romuald fait une première tentative de remplissage pictural, à la quatorzième, il réalise mon propre contour en entier et, lors de la seizième, il remplit complètement ma silhouette. Si la dix-neuvième séance se passe sous le signe de la rupture, puisque Romuald est absent, la vingtième semblera en être le prolongement. Il convient donc de s’y arrêter un peu.

31Lors de l’activité, dans la phase de contour de l’ombre, je propose à Romuald de le détourer. Or, à peine ai-je fini mon tracé, qu’il arrache violemment le papier et s’enroule dedans, tout contre sa silhouette. Tandis que je le laisse faire, Camille interprète son geste comme une attaque du cadre et lui demande de scotcher à nouveau la feuille au mur. Je ne dis rien sur l’instant, mais suis en profond désaccord avec cette attitude. En effet, je ne sais pas pourquoi, mais le geste de Romuald m’apparaissait plutôt répondre à une nécessité d’un autre ordre que celle de l’attaque. Si effectivement il y a eu rupture de quelque chose, à ce moment précis il s’agit surtout de celle de la coanimation. Nous sommes en désaccord, c’est violent et douloureux. Dans l’intertransfert, quelque chose s’est dit du vécu de l’enfant, quelque chose de la séparation, de l’arrachement, dont on peut supposer qu’il s’agit du décollement des feuillets psychiques. Et, de fait, le passage de la bi- à la tridimensionnalité s’effectue de la sorte, par le biais d’un décollement progressif qui représente un « premier contrôle de l’expérience de séparation psychique » (A. Ciccone et M. Lhopital, 1991).

32À partir de ce moment, toujours collé à son ombre, Romuald construira à chaque début d’atelier une ligne de cubes emboîtés, ligne qu’il déplacera horizontalement du mur de projection vers le mur d’en face. En conséquence, de séance en séance, se décollera-t-il de plus en plus de son ombre, laissant en arrière de lui un espace de plus en plus important et de plus en plus investi aussi par le reste du groupe. De temps en temps, il vérifiera en se retournant la présence de son ombre. En prenant « conscience que l’image subsiste derrière son dos dans un espace en arrière et en profondeur, l’enfant rentrerait ainsi dans un espace tridimensionnel » (A. Brun, 2005).

La prévision

33Lors de la vingt-deuxième séance, Damien a choisi pour peindre les couleurs verte et orange. Il détoure Romuald avec cette dernière couleur, puis ce dernier investit sa propre forme en vert. Or, je me situe à cet instant à côté de lui, car j’encadre Élodie qui a des difficultés pour se contenir. Il me jette un regard appuyé, ouvre la bouche et mange la peinture. Je ne peux retenir une exclamation du genre : « Mais enfin Romuald ça ne se mange pas la peinture, ce n’est pas bon ! » Il la recrache et se met à gratter avec le manche de son pinceau la couche de peinture recouvrant sa silhouette. Par la suite, il finira néanmoins par la recouvrir en son entier.

34Or, durant l’atelier suivant, la même séquence se reproduit avec toutefois une petite variante. Romuald me jette à nouveau un regard appuyé, ouvre la bouche, y porte son pinceau et… s’arrête tout en ne me lâchant pas du regard. Sur l’instant, je ne m’attache pas à cet arrêt du geste et lui réplique sur le même mode que la fois précédente. Cela provoquera une grande jubilation de sa part, ce qui me donnera la nette impression de n’avoir rien compris à l’affaire.

35Il va s’avérer cependant que ce temps de latence aurait une grande importance. En effet, ce temps suspendu, arrêté, serait celui d’une attente bien particulière. Il s’agirait de « l’attente d’un attendu » et donc de celle d’un prévisible. Romuald aurait testé ma propre prévisibilité. Il aurait bel et bien prévu ma réaction. Ceci expliquerait la grande jubilation que cette dernière aurait provoquée chez lui.

36Dans l’après-coup, je mettrai cette jubilation d’alors en lien avec une autre jubilation et me rendrai compte que cette faculté de prévoir était déjà mise en travail depuis un certain temps. Cette autre jubilation était celle que Romuald exprimait lorsqu’il marchait à reculons devant moi pour se rendre à l’atelier : il n’avait nul besoin de se retourner puisqu’il lisait ce qui était occulté à sa vue sur mon visage et évitait de la sorte les obstacles. Je me trouvais ainsi dans un rôle singulier, celui du miroir maternel, lui donnant des repères, lui permettant d’anticiper, d’avoir accès à une certaine prévisibilité.

37Cette capacité anticipatoire se matérialisera à la fin de la séance suivante, la vingt-quatrième (voir figure séance 24). Tandis que l’atelier se termine, Romuald pose sa main sur la silhouette noire que vient de peindre Élodie. Cette dernière a investi sa propre forme qui m’apparaît comme un personnage sombre, voire menaçant, un personnage de face et semblant marcher au-devant de nous. Élodie renforcera d’ailleurs cette impression en passant sa main derrière la feuille et en imprimant un mouvement d’en-avant à sa silhouette. Romuald pose donc sa main sur la silhouette en question, y prend de la peinture et dessine quelque chose au sol. Ce qu’il figure alors dans ce mouvement du dedans au-dehors est une empreinte, mais ce n’est pas la trace contact de sa main, ce n’est pas un signe d’adhésivité, ce n’est pas du registre de la seule sensorialité. Ce qui se dit dans cette empreinte me semble être d’un autre ordre. Et effectivement, à bien y regarder, cette empreinte est la trace d’un pas, celui d’une patte griffue, celui peut-être de la silhouette inquiétante dont sa matière est extraite. Cette empreinte est celle d’un pas certes, mais ce n’est pas tout. Elle est aussi la trace d’un pas au-devant de la silhouette supposée l’avoir laissée. Cette trace apparaît là où personne n’a encore marché, elle semble être la trace d’un pas à venir, l’indice d’un corps à venir, dire l’absence dans la présence. L’ombre ne serait donc pas là où j’aurais pu le supposer, au mur, l’ombre anticipatrice du corps serait bien ici au sol.

Séance 24

figure im1

Séance 24

Conclusion

38Ainsi l’ombre s’est-elle révélée comme un véritable support à l’exploration de l’espace interne. En faisant retour, elle a permis à Romuald d’intérioriser une « présence d’arrière-plan », un fond psychique suffisamment consistant pour ouvrir à la tridimensionnalité. Son rapport avec le dos et l’évolution de son sentiment d’insécurité afférent ont été mis en exergue non seulement par mon propre vécu, mais aussi par la manière dont l’enfant a investi sa propre ombre au sein du dispositif. Se collant tout d’abord à elle, il s’en est petit à petit détaché, laissant en arrière de lui un espace de plus en plus vaste et néanmoins sécurisé, puisque toujours lié à une partie de lui-même. Cette distanciation s’est faite en écho à celle imposée par le jeu des regards et de leur interpénétration. L’enfant a alors été en mesure de porter comme de soutenir le regard. De la sorte, il a pu engager le mouvement projectif propre à la vision et être en capacité d’investir l’espace en avant, en y figurant un événement à venir. Cette figuration spatiale témoigne de l’existence d’une appréhension temporelle dégagée de toute circularité, d’un mouvement de l’intérieur vers l’extérieur de l’objet, spécifiant l’accès à la tridimensionnalité psychique et ouvrant à la prévision.

39Hiver 2010

Notes

  • [1]
    Psychologue, doctorante au Centre de recherche en psychopathologie et psychologie clinique, Université Lumière–Lyon-II.
  • [2]
    Psychanalyste, professeur de psychopathologie à l’université Lumière–Lyon-II, directeur de recherche au Centre de recherche en psychopathologie et psychologie clinique, Université Lumière–Lyon-II.
  • [3]
    D. Meltzer définit la bidimensionnalité en partant du postulat que la dimensionnalité spatiale aurait un développement en quatre temps, de l’uni- à la quadridimensionnalité. À cette étape de la bidimensionnalié, le self comme les objets seraient expérimentés comme une surface sensible. On observerait une limitation de la pensée et de l’imagination qui résiderait « dans le manque d’un espace interne à l’intérieur du psychisme ». Le self se verrait de la sorte « handicapé à la fois dans la mémoire, le désir et la capacité de prévoir » (D. Meltzer, 1984, p. 234). L’accès à la tridimensionnalité serait subordonné à l’épreuve faite à la résistance de l’objet à la pénétration et à la mise en place d’une fonction sphincter. Apparaîtrait alors la potentialité d’un espace et donc la potentialité d’un contenant.
  • [4]
    Suivant D. Meltzer, l’identification adhésive mobiliserait la peau dans un rôle qui serait en deçà de son rôle comme contenant, comme sac limitant ; l’objet, la peau, la sensorialité de l’enfant autiste seraient en contiguïté plane bidimensionnelle, sans pouvoir définir un espace interne (in Marcelli D., 1986, Position autistique et naissance de la psyché, Paris, puf, p. 13).
Français

Résumé

L’impossibilité d’avoir accès à toute prévision est patente dans la façon d’être des enfants autistes que nous accompagnons. Tout se passe comme si aucun vécu ne pouvait faire retour, comme si rien ne pouvait être anticipé. À l’instar de son ombre, l’enfant autiste semble s’agripper à son environnement, s’y coller sensoriellement au plus près, abrasant de la sorte tout recul, qu’il soit spatial ou temporel. Dans une perspective thérapeutique, nous avons engagé pour la première fois, dans le cadre de l’autisme, l’ombre du corps propre en tant que médiation. En effet, bien qu’elle soit une image bidimensionnelle du corps, l’ombre désigne également le relief du monde sur lequel elle se projette. En cela, elle nous a paru offrir des perspectives de dégagement et constituer un entre-deux apte à ouvrir à l’intégration d’un premier écart, condition de l’accès à la prévision. Par l’entremise d’une étude de cas, nous rendons compte ici de cette expérience princeps.

Mots-clés

  • autisme
  • ombre
  • médiation
  • prévision
  • dimensionnalité
Español

La mediación de la sombra: de la « pre-visión » a la previsión. Estudio clínico en el marco del autismo infantil

Resumen

La imposibilidad de acceder a cualquier forma de previsión se hace patente en la manera de ser de los niños autistas que tratamos. Todo ocurre como si ninguna vivencia pudiera retornar y como si nada pudiera anticiparse. Igual que su sombra, el niño autista parece aferrarse a su entorno, adherirse sensorialmente con todas su fuerzas a él, cegando así cualquier mirada hacia atrás, ya sea temporal o espacialmente. Por primera vez en el marco del autismo y bajo una perspectiva terapéutica, hemos considerado la sombra del propio cuerpo como un agente mediador. Aún siendo una imagen bi-dimensional del cuerpo, la sombra figura también el relieve del mundo sobre el que se proyecta. Desde ese punto de vista, nos ha parecido que proponer una salida constituye un intermediario capaz de abrir un primer espacio, al ser una de las condiciones de acceder a la previsión. Mediante el estudio de un caso exponemos aquí esta experiencia princeps.

Palabras claves

  • autismo
  • sombra
  • mediación
  • previsión
  • dimensionalidad

Références

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  • Winnicott D. W. (1971), Jeu et Réalité, Paris, Gallimard, 2002.
Marie-Agnès Brun [1]
Le Meix
58140 Chalaux
  • [1]
    Psychologue, doctorante au Centre de recherche en psychopathologie et psychologie clinique, Université Lumière–Lyon-II.
Bernard Chouvier [2]
  • [2]
    Psychanalyste, professeur de psychopathologie à l’université Lumière–Lyon-II, directeur de recherche au Centre de recherche en psychopathologie et psychologie clinique, Université Lumière–Lyon-II.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 31/07/2012
https://doi.org/10.3917/psye.551.0083
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