CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Dans l’introduction d’un article fondateur, Denis Retaillé évoque Michel Leiris et le regard que celui-ci posa sur l’Afrique dans les années trente : « Michel Leiris n’avait guère rencontré qu’un fantôme, ou plus exactement mais moins joliment, les fantasmes d’un Européen en mal d’exotisme » (Retaillé, 1998, p. 51). Ce propos pourrait aisément être transposé aux villes d’Afrique subsaharienne, qui pour beaucoup de géographes français ne furent longtemps que des fantômes, au sens de figures absentes de leurs écrits sur le continent, et qui aujourd’hui encore souffrent d’un regard déformé posé sur elles. Les villes d’Afrique seraient doublement des « villes fantômes » dans les travaux sur l’Afrique, soit qu’elles y aient été longtemps négligées, soit qu’elles y apparaissent de manière biaisée. En effet, dans les représentations artistiques de l’Afrique urbaine ou, plus problématique, dans les manuels scolaires, les ouvrages de vulgarisation et certains travaux scientifiques, certains angles d’approche des villes sont surreprésentés au détriment d’autres. En particulier, aux villes d’Afrique sont très souvent associées des images de violence (gangs, guerre), de pathologies urbaines (Sida), de pollution, de misère omniprésente et de domination des activités informelles. Le film Le Cauchemar de Darwin constitue un concentré de cet imaginaire urbaphobe (Sauper, 2006). De manière significative, l’engouement qu’il suscita dans les médias français fut à la mesure du rejet et de l’exaspération qu’il provoqua au sein des milieux scientifiques – et autres d’ailleurs – bons connaisseurs des villes d’Afrique. Ce sont ces distorsions de perception et de traitement qu’on se propose d’explorer ici, à la fois dans la géographie scientifique, mais aussi dans les productions documentaires à l’attention d’un public plus large (expositions photographiques, films documentaires, « beaux livres », etc.), des œuvres de vulgarisation scientifique, ainsi que dans la géographie scolaire. On exclura de ce corpus [1] les productions littéraires telles les romans ou les bandes dessinées, les films, vidéoclips ou textes de chansons, qui constituent des objets d’étude en eux-mêmes. Le propos est ici centré sur la seule étude des productions géographiques (scientifiques, didactiques, de vulgarisation) et des productions à destination d’un public averti, « géophile » et curieux de l’Afrique (expositions photographiques à objectif documentaire, films pédagogiques, beaux livres visant un public de connaisseurs, etc.). Par ailleurs, on limitera l’étude aux seules productions françaises, sans donc les confronter aux travaux des géographes africains ni aux documentaires africains, car le propos consiste ici à examiner comment l’Afrique des villes est perçue et étudiée de l’extérieur, plus précisément encore par des chercheurs et des auteurs issus d’une ancienne métropole coloniale [2].

La construction d’une vision ruraliste de l’Afrique subsaharienne dans la géographie scientifique au xxe siècle

« La tardive mobilisation de la recherche française sur la question urbaine » (Coquery, 1993)

2La question du long désintérêt des géographes français pour les études urbaines en Afrique est bien connue des « Africanistes ». Elle est beaucoup moins perçue par les géographes ne s’intéressant pas de près à ces territoires, ne serait-ce que parce qu’au sein des travaux consacrés aux pays aujourd’hui dits du Sud, d’autres régions du monde n’ont pas connu cette particularité [3].

3En un mot, rappelons les raisons de cette faible attention accordée aux villes d’Afrique par les géographes français. La première est évidente, elle tient à la faible urbanisation des sociétés africaines jusqu’aux années soixante : on estime qu’à cette époque, le taux d’urbanisation moyen de l’Afrique subsaharienne était de 10 %. Ce taux très faible est dans bien des pays à corréler avec la colonisation, dont les pouvoirs locaux bloquèrent l’accès des Africains à la ville de manière institutionnelle. Dans de nombreux territoires, il existait des restrictions à l’installation permanente des Africains noirs en ville. Par conséquent, pour nombre de géographes, la ville était considérée comme la ville européenne, blanche et non noire. Ainsi, dans son manuel de géographie urbaine, Pierre George emploie la dénomination de « villes coloniales sur le continent noir », (George, 1952). De manière révélatrice, « Villes coloniales sur le continent noir » constitue le chapitre III d’une troisième partie intitulée « Les conséquences urbaines de l’expansion européenne ». C’est bien reconnaître explicitement l’absence de prise en considération de villes d’origine africaine, pourtant attestée et documentée par la littérature scientifique à cette époque : villes swahili, villes marchandes sahariennes, capitales royales d’Éthiopie, d’Ouganda ou de Madagascar par exemple.

4À ces facteurs fondés sur la négation de l’existence d’une urbanisation d’origine africaine, fût-elle modeste, il faut ajouter la séduction exercée par des espaces ruraux immenses aux paysages exotiques et aux populations considérées comme authentiques, on y reviendra.

5Les travaux des grands noms de la géographie africaniste ou tropicale au xxe siècle sont souvent le reflet de ce dédain relatif pour la ville. Ainsi, dans les Études de géographie tropicale offertes à Pierre Gourou en 1972, Michel Coquery souligne que sur quarante-deux contributions, une seule concerne les villes (celle de Pierre Vennetier). Dans un article de 1975, Gilles Sautter observait de manière humoristique que « Pierre Gourou ne semble pas déborder de sympathie pour les métropoles » (Sautter, 1975). De fait, dans l’un de ses grands travaux de synthèse, Terres de bonne espérance : le monde tropical, aucun chapitre consacré aux villes n’apparaît dans la table des matières, même si dans le corps du texte des allusions y sont faites. Philippe Gervais-Lambony a analysé ce rapport absent, voire hostile, de Gourou aux villes (Gervais-Lambony, 2000). Les noms connus de professeurs d’université ayant choisi l’Afrique ont tous travaillé en géographie rurale à leurs débuts dans le métier : Jean Gallais, Paul Pélissier, Louis Papy, Gilles Sautter, Jean Tricart, plus récemment Jean-Luc Piermay ou Jean-Pierre Raison (D’Alessandro-Scarpari, 2006).

6Cependant, il existe de nombreuses nuances dans ce tableau d’ensemble, car la ville ne fut pas une figure totalement absente jusqu’aux années soixante-dix. Néanmoins, les rares travaux portant sur le monde urbain avant cette époque relèvent davantage d’individualités et de travaux de terrain fortuits que d’une prise en charge générale de la ville comme objet d’étude. Ainsi, de grands ruralistes ont abordé des thématiques urbaines à l’occasion de leurs études régionales. C’est le cas de Gilles Sautter qui s’est intéressé à l’identité citadine bakongo à Brazzaville dans sa thèse (Sautter, 1966) ou de Jean Gallais dans son étude sur le delta intérieur du Niger (Gallais, 1967). En outre, de manière isolée, certains géographes ont mené des études monographiques, tels Guy Lasserre sur Libreville (Lasserre, 1958). Enfin, l’histoire de la discipline a mis en évidence que des travaux épars ont existé précocement sur les villes d’Afrique, tels ceux de Jacques Weulersse dans les années trente (Weulersse, 1931).

7Au-delà de ce relatif désintérêt pour les études urbaines en Afrique, quand les villes d’Afrique faisaient l’objet de travaux, leur analyse était menée selon un paradigme rural dominant. Il existait un prisme ruraliste pour appréhender les villes, qui relève de ce que Denis Retaillé appelle les « fantasmes » et les stéréotypes européens, d’origine coloniale, plaqués sur l’Afrique. Ce prisme consiste à survaloriser « l’authenticité de l’Afrique nature » (Retaillé, op. cit.). « Un modèle ruraliste descriptif a longtemps dominé » (Courade, 1997, p. 263) dans les études urbaines africaines. Concrètement, ce prisme ruraliste se traduit par une évocation des villes comme des villages : les études les abordent selon le modèle de l’étude de terroir, en transposant un vocabulaire rural sur les morphologies urbaines. Nombreux sont ceux qui plaquent, à partir d’un paysage urbain similaire aux villages africains (cases en roseau ou en terre dans les quartiers noirs des villes), une analyse de type rural quant aux structures sociales urbaines [4]. L’expression de « village urbain » apparaît à cette époque et a connu depuis un grand succès. Derrière cette expression se profile le déni implicite d’urbanité fait aux Africains. George Balandier le résume ainsi : « Il y a moins d’un demi-siècle, la ville africaine n’était pas considérée comme un bon objet scientifique. On postulait qu’elle ne pouvait révéler le “vrai” d’une Afrique restée rurale et façonnée par ses traditions » (Balandier, 1993).
Dans ce contexte, l’étude de cet anthropologue, Sociologie des Brazzavilles noires (Balandier, 1955), fit figure de révolution dans le regard français posé sur les villes d’Afrique. Pour la première fois, celles-ci étaient considérées explicitement comme des « villes africaines » et non comme des villes européennes en Afrique.
Ainsi, l’Afrique urbaine n’était pas véritablement considérée comme telle par nombre de géographes. Qui plus est, elle était souvent lue à partir d’un modèle villageois, la ville n’en constituant finalement qu’une forme plus élaborée. Le propos de Jean Dresch, dans un article pourtant qui fit date, est édifiant : « À vrai dire, ce ne sont pas des villes. On dit souvent villages » (Dresch, 1950). L’étude du cas de Madagascar va permettre de montrer que les villes d’Afrique ont également longtemps été considérées comme des organismes urbains étranges, pittoresques, exotiques, autrement dit essentiellement différents des villes d’Europe implicitement prises comme modèle.

L’exemple des études malgaches : un primat ruraliste écrasant et persistant

8Madagascar constitue un cas particulier dans le cadre des études africaines. En effet, plus encore que dans d’autres pays, les travaux géographiques se sont polarisés sur le monde rural d’une part et sur la géomorphologie et l’hydrologie d’autre part. Plus surprenant, ce primat des études rurales et environnementales - selon la terminologie actuelle, avec un élargissement aux thèmes écologiques et en particulier forestiers – persiste aujourd’hui, alors qu’il s’est fortement atténué en Afrique. Un dépouillement des inscriptions en thèse de géographie entre 1990 et 1994 donne ainsi le taux de 5,6 % de thèses consacrées aux villes, contre 27,8 % au monde rural (Raison, 1997). Ce taux de 5,6 % est de très loin le plus faible de toute l’Afrique francophone. La consultation du fichier central des thèses pour la décennie suivante conforte ce constat. Entre 2000 et 2010, vingt-sept thèses en cours portant sur Madagascar y figurent. Sur ces vingt-sept, seuls deux sujets portent sur la ville, un sur la métropolisation à Majunga, grande ville littorale, et l’autre sur les espaces périurbains de la capitale, soit 7,4 %. Les autres se répartissent pour l’essentiel entre géographie agraire, études littorales, tourisme, santé, gestion de l’environnement (dont les espaces forestiers) et études relatives à la pauvreté rurale.

9Ce désintérêt prononcé des géographes pour les villes à Madagascar s’explique par différentes raisons. La ville semble de prime abord s’opposer à ce qui constituerait l’essence de Madagascar : la ruralité, considérée comme la marque de l’authenticité malgache. Or, dans un pays très majoritairement rural, sa capitale Tananarive, également la principale ville du pays par sa taille, son rayonnement et par la concentration et la diversité des fonctions urbaines, présente un visage trop moderne. Il existe en effet la conviction tenace que le charme de Madagascar réside dans ses paysages rizicoles immuables qui évoquent l’Asie, dans sa faune et sa flore endémiques : lémuriens, orchidées, baobabs, etc. En outre, Madagascar bénéficie à l’étranger de l’image d’un paradis terrestre, représentation qui tire son origine d’une vision idéalisée du pays élaborée depuis plusieurs siècles et fondée sur des éléments folklorisés ou sur des clichés européens et coloniaux : population pacifique, femmes aux cheveux lisses, nature généreuse, paysages et climats variés, autant d’éléments qui contribuent à assimiler Madagascar aux mondes enchanteurs des îles du Pacifique. Face à ce tableau stéréotypé, la capitale apparaît comme un organisme monstrueux, développé inconsidérément et hypertrophié : Tananarive enlaidit le pays, c’est une anomalie qui ne correspond pas à l’essence profonde du pays. Cette représentation dominante de la ville fonctionne dans une moindre mesure pour les autres villes du pays en raison des effets de taille, l’écart avec la première ville de rang 2 étant presque de 1 à 10.

10L’orientation des recherches sur le terrain malgache témoigne de cette dévalorisation de la capitale et plus généralement du thème urbain à Madagascar. Dans les années 2000, aucun programme de recherche dans quelque domaine que ce soit n’était en cours sur le milieu urbain au sein de l’antenne locale de l’Institut de recherche pour le développement (IRD) [5]. Dans la plaquette de l’IRD Madagascar, la ville ne figure pas en tant que telle dans les « priorités scientifiques » définies, mais en sous-rubrique, à la mention « dynamiques urbaines et rurales, institutions et politiques de lutte contre la pauvreté », sans plus de détail. Il n’existe par ailleurs aucun programme de recherche international sur les villes malgaches. Les étudiants étrangers géographes travaillent pour la grande majorité d’entre eux soit sur le monde rural, soit sur la gestion des espaces naturels et des forêts. La plupart des nombreux instituts de recherche présents à Madagascar, qu’ils soient étrangers (IRD, CIRAD) ou malgaches (Office national pour l’environnement – ONE, Centre national de la recherche appliqué au développement rural ou FOFIFA, Centre national de la recherche sur l’environnement – CNRE, École supérieure des Sciences agronomiques d’Antananarivo) sont des organismes centrés sur la recherche agronomique, forestière ou environnementale. La présence de grandes ONG conservationnistes, en particulier américaines (World Wide Fund for Nature – WWF, Conservation International), de grandes agences internationales émanant de l’ONU (Programme des Nations Unies pour l’environnement – PNUE), de réseaux d’ONG et d’agences nationales (International Union for Conservation of Nature – IUCN, basé en Suisse) ou d’agences de coopération nationales (Coopération suisse ou norvégienne) accentue cette orientation des recherches en proposant des sujets de recherche aux étudiants et des structures d’accueil scientifique appréciables. Cependant, depuis 2008, la région Île-de-France, dans le cadre d’une politique de coopération décentralisée, a créé l’Institut des métiers de la ville (IMV), localisé à Tananarive. Son directeur Jean-Jacques Helluin, ancien de la Banque mondiale, confronté à ce « biais anti-urbain » caractéristique de Madagascar, tente de promouvoir un intérêt scientifique nouveau pour la ville, notamment en commanditant un rapport faisant l’état des lieux de la question (Guilloux, 2010). Cette initiative novatrice dans le pays reste isolée pour l’heure, mais n’en est pas moins significative d’une prise de conscience de l’hypotrophie des études urbaines.

11On retrouve là la question du désintérêt pour les villes chez les géographes nourri par un sentiment de rejet esthétique : pour Pierre Gourou et pour beaucoup d’autres, aujourd’hui encore, comparée aux paysages rizicoles par exemple, la ville, sale, pauvre, engorgée, saturée, polluée, ne présente guère d’attrait esthétique et ne correspond pas à l’image de tropiques idylliques.
Les villes de Madagascar ont toutefois bien fait l’objet d’études de la part des géographes français au xxe siècle [6]. Une analyse de la manière dont la ville y est traitée s’avère riche d’enseignement. En effet, on y retrouve la vision de la ville comme pittoresque d’une part, et comme un organisme rural qui aurait démesurément augmenté d’autre part (Fournet-Guérin, 2001). En particulier, c’est le cas de l’évocation de la morphologie de la ville comme un labyrinthe et celle du grand marché hebdomadaire à ciel ouvert du Zoma comparé au souk. Le thème du labyrinthe est systématiquement plaqué sur la morphologie des quartiers anciens de la ville. La plupart des quartiers nés au xixe siècle sur des sites collinaires présentent en effet une double trame, l’une viaire carrossable, créée à l’époque de la colonisation, et l’autre constituée d’un vaste réseau de sentiers, ruelles et escaliers uniquement praticables à pied. La métaphore du labyrinthe, que l’on retrouve toujours de nos jours dans les guides touristiques à propos de Tananarive comme des médinas arabes, sert ici à présenter les quartiers urbains comme impénétrables, à éloigner ce type de villes des villes européennes, à les présenter comme autres et à mettre à distance les habitants de l’observateur. Le second exemple est constitué par le Zoma, à propos duquel on observe la récurrence du cliché du souk. Toujours présenter ce marché comme un formidable souk rural en pleine ville revient à nier la particularité urbaine et à réduire la ville à un développement, d’essence rurale, exagéré et perçu comme malsain.

La prégnance d’une vision partielle ou stéréotypée de l’Afrique urbaine dans les représentations à destination d’un public large

L’Afrique urbaine dans les représentations iconographiques : des villes sous-représentées, une vision tronquée

12L’examen de plusieurs productions iconographiques conduit au constat suivant : les milieux naturels et ruraux polarisent les représentations de l’Afrique.

13Cela s’observe tout d’abord dans les documentaires géographiques eux-mêmes. Ainsi, dans la liste des films documentaires répertoriés à l’Institut de Géographie de Paris en 2007, treize sont consacrés à l’Afrique. Parmi ces treize, onze traitent des milieux naturels et de l’interaction avec les sociétés rurales, des mondes agricoles et du développement rural, ainsi que des questions de santé et de climat. Deux seulement sont consacrés aux villes. Par ailleurs, sur les quarante-sept documentaires consacrés à l’Afrique en vente sur le site Internet d’un grand magasin de produits culturels (la Fnac), deux concernent les villes. En 2007, une exposition photographique consacrée à l’Afrique et réalisée par des étudiants était proposée à l’Institut de Géographie de Paris. Elle était composée de panneaux illustrant chacun un thème avec une photographie en regard. Pour les thèmes « vivre », « produire » et « circuler », c’est toujours une photographie du monde rural africain qui avait été choisie. Pour illustrer « produire », le choix était particulièrement révélateur, puisqu’il s’agissait d’un entrepôt de bananes dans un village de brousse et non, comme cela aurait probablement été le cas dans une exposition consacrée à l’Europe, une photographie d’usine ou de zone industrielle.

14Ce choix quasi systématique de représenter l’Afrique par le milieu naturel et/ou rural fait écho à une exposition présentée en 2006 à la BNF Richelieu d’une sélection d’œuvres du photographe brésilien Sébastien Salgado. Sur l’Afrique, étaient uniquement présentées des photographies de réfugiés et de scènes de famines (Soudan dans les années quatre-vingt, Éthiopie en guerre), alors que pour l’Inde avaient été sélectionnées des scènes prises dans les grandes villes. Or l’Inde est tout aussi rurale que l’Afrique au regard du taux d’urbanisation (environ 30 %).
Le cas deMadagascar s’avère une fois encore éloquent en la matière. Il existe en effet de nombreux « beaux livres » ou carnets de voyage consacrés à ce pays [7], qui tous se polarisent sur le monde rural (valorisation des traditions malgaches, des rizières) et sur la diversité des paysages naturels de l’île. Les villes, qui pourtant constituent des creusets architecturaux et culturels originaux, avec des influences créole, arabe et swahili, sont très sous-représentées, quand elles ne sont pas absentes.

Des villes présentées sous l’angle du pittoresque et de l’archaïsme

15Si l’on s’intéresse à la manière dont sont évoquées les villes d’Afrique dans ces documentaires, beaux livres, carnets de voyage et autres publications grand public, on constate alors que dominent souvent des présupposés péjoratifs ou du moins des clichés récurrents. Elles sont tout d’abord souvent représentées comme des enfers urbains, trop denses, sales, polluées, pauvres et anarchiques. Les auteurs insistent également sur les embarras qui « asphyxieraient » les villes. Les photographies de dizaines de véhicules de transport collectifs bloqués par des embouteillages, toujours les mêmes, se retrouvent d’une production à l’autre : bus jaunes de Lagos, taxis-brousse bariolés et délabrés de Dakar, etc. De même, les marques de la pauvreté sont surreprésentées. C’est le cas des bidonvilles par exemple, alors qu’ils ne constituent l’habitat que d’une minorité des citadins en Afrique - même s’ils ont tendance à se développer, en corrélation avec la croissance urbaine. Pourtant, tout reportage consacré à Nairobi ou à Johannesburg y fera référence, souvent de manière prédominante. Enfin, les productions documentaires à destination d’un public large font la part belle aux signes d’archaïsme ou à ceux qui évoqueraient prétendument le monde rural. C’est le cas de modes de transport souvent résiduels, mais qui pourtant sont presque toujours filmés ou photographiés par les étrangers. Il en va ainsi de l’exemple récurrent des charrettes en ville à Tananarive ou à Dakar, ou, plus révélateur encore, de la fameuse diligence qui rallie le marché de gros de Tananarive chaque matin. Elle constitue pour ainsi dire un passage obligé de tout reportage sur la ville, alors qu’il n’en existe plus qu’un seul véhicule et que ce mode de transport de marchandises n’est qu’une survivance marginale par rapport au transport par véhicule motorisé.

16Plus encore, une habitude persistante consiste à poser un regard infantilisant sur les citadins africains, à travers l’insistance sur les pratiques dites de « débrouillardise », avec la valorisation pittoresque des petits métiers du secteur informel : le réparateur automobile, le mécanicien, le porteur d’eau, le vendeur à la sauvette… constituent autant de figures stéréotypées des villes africaines, qui existent certes bel et bien, mais dont l’image imposée occulte totalement les autres catégories citadines, comme les employés ou les hommes d’affaires par exemple. Un film documentaire consacré à Madagascar se proposait par exemple de traverser le pays en orientant chaque reportage autour du « système D » dont les Malgaches seraient des champions (Guez et Brunel, 2005).
Ainsi, dans tous les domaines où est représentée l’Afrique à destination d’un public non spécialiste - et parfois spécialiste comme dans le cas des documentaires pédagogiques, c’est une Afrique rurale ou naturelle qui est mise en avant. De plus, quand l’Afrique urbaine est abordée, elle l’est de manière souvent négative ou infantilisante, reprenant en cela de vieux stéréotypes européens.

L’Afrique dans la géographie scolaire : une place en régression, une vision de l’Afrique urbaine encore parfois empreinte de stéréotypes

17L’Afrique est faiblement présente dans les programmes de lycée et de collège. Il est révélateur que le thème « Les grandes villes d’Afrique » ait été introduit dans le programme de terminale en 1998 (BOEN, n? 12, 29 juin 1995), ce qui témoignait d’une reconnaissance de l’importance de l’urbanisation pour les changements du continent, mais qu’il ait été retiré dès la révision suivante des programmes en 2004 (BOEN, n? 7 hors série, 3 octobre 2002).

18L’Afrique a par ailleurs pendant longtemps figuré au programme de cinquième, avec le Maghreb qui en était détaché, l’Asie et l’Amérique, avant de disparaître, comme ces autres régions du monde, dans le nouveau programme mis en œuvre en 2009 (BO spécial du 28 août 2008). Auparavant, six à sept heures de cours dans l’année y étaient consacrées. Les manuels scolaires consultés avant cette disparition accordaient tous une place réelle à l’urbanisation et aux citadins, dans l’ensemble de manière rigoureuse et sans présupposé. Certains affichaient toutefois dans le choix des documents illustratifs une prédilection pour le fameux secteur informel et l’inventivité supposée des Africains : photographie d’un tailleur au Mali dans le manuel Hatier (cinquième 2001, p. 210), texte consacré à l’histoire de « Mustapha, le débrouillard de Dakar » (manuel Nathan cinquième, 2001, p. 210-211). La seule erreur de fond relevée révèle la prégnance du prisme de la pauvreté pour lire les paysages urbains. Une photographie représentant quelques bidonvilles à Johannesburg est légendée « un township à Johannesburg » (Manuel de cinquième, 2001, Nathan, p. 208), alors qu’il s’agit en fait d’un camp de squatters tels qu’il s’en est développé sur les marges des townships : le présupposé que les townships sont des espaces de relégation nécessairement très pauvres l’a emporté ici. Peu de gens, et même peu de géographes non familiers de l’Afrique du Sud, savent que les townships sont des quartiers en dur, planifiés donc très ordonnés, composés de petites maisons identiques répliquées à des milliers d’exemplaires.
Ainsi, dans nombre de travaux, universitaires ou non, à destination d’un public non spécialiste de l’Afrique, c’est le plus souvent à travers le double prisme de la pauvreté et de la ruralité que celle-ci est représentée. Quand il est traité de l’Afrique urbaine, l’hostilité à la grande ville est patente. Alors que les taux de croissance urbaine ont fortement ralenti depuis plus de vingt ans, que les flux migratoires de la campagne vers la ville ont faibli en valeur absolue, et plus encore en valeur relative (la plus grande partie de l’accroissement des villes relevant désormais de l’accroissement naturel) et que les démographes et géographes de l’Afrique insistent sur le caractère impropre de l’emploi du terme « exode rural » (car les campagnes n’ont jamais perdu d’habitants en valeur absolue), il est encore fréquent de lire que « les campagnes africaines se vident » ou que voir la grande ville comparée à une hydre aspirant les flux de ruraux et les vouant à une pauvreté inéluctable.

Une géographie scientifique et des productions documentaires en mutation depuis les années soixante-dix : des évolutions notables mais des ambiguïtés persistantes

Une prise en charge tardive du fait urbain, mais désormais assez large

19Dès les années soixante-dix, la ville n’est plus négligée et fait l’objet d’études géographiques nombreuses, variées et de qualité. Le colloque organisé à Talence en 1970 (collectif, 1972), consacré à « La croissance urbaine en Afrique noire et à Madagascar » rassemble déjà des travaux novateurs et ses actes, fort volumineux, en témoignent. Sa tenue marqua un tournant dans l’approche en géographie, tout comme en 1980 le séminaire de Montpellier, organisé par le ministère de la coopération, consacré aux « grandes villes africaines » (Bulletin…, 1982). Si cet article n’est pas le lieu pour dresser la liste désormais très abondante des publications consacrées aux villes africaines, il est cependant possible de citer quelques-uns des principaux géographes spécialistes de ce champ, de générations différentes : dans les années soixante-dix et/ou quatrevingt, évoquons Jean-Claude Bruneau, Philippe Haeringer, Émile Le Bris, Yves Marguerat, Marc Pain, Marc Vernière, puis dans les années quatre-vingt-dix et deux mille, Monique Bertrand, Bernard Calas, Élisabeth Dorier-Apprill, Alain Dubresson, Anne-Marie Frérot, Philippe Gervais-Lambony, Sylvy Jaglin ou Jean-Luc Piermay.

20Les études urbaines africaines ne sont ainsi plus depuis cette époque un simple décalque des études rurales. Bien au contraire, elles se caractérisent par leur richesse et par la variété des approches. George Courade évoque des pans entiers de la géographie, appliqués à l’Afrique plus ou moins tardivement : « La géographie politique, la géopolitique de la construction territoriale africaine, la modélisation spatiale, la géographie de la perception, de l’imaginaire, la recherche des bases territoriales de l’ethnicité, de la citoyenneté et de la citadinité sont en train de conquérir la juste place qu’elles méritaient. […] Les géographes de terrain participent enfin à l’étude des effets de la crise et de l’ajustement structurel » (Courade, op. cit., p. 263).

21Les thèmes étudiés ont beaucoup évolué, incluant désormais presque l’ensemble du fait urbain : intérêt pour le logement, le rôle des divers acteurs dans les processus d’urbanisation, les pratiques et les représentations citadines, les enjeux fonciers, les relations villes-campagnes, etc. « De nombreux chercheurs travaillèrent à débusquer des processus jusqu’alors masqués ou négligés : le dynamisme des petites villes, les migrations de retour, la ruralisation des activités urbaines et les marchés vivriers urbains » (Gervais-Lambony, Jaglin et Mabin, 1999, p. 19). Cela a été rendu possible par l’ouverture à d’autres disciplines, dont la sociologie, l’anthropologie, l’urbanisme ou l’économie. Nombreux sont désormais les jeunes chercheurs désireux de travailler en Afrique sur des terrains urbains, ce qui se traduit par la définition de sujets de thèse riches et nombreux (Leimdorfer et Vidal, 1992).

22Enfin, le champ géographique des études urbaines africaines s’est élargi. Cellesci ne se cantonnent plus aux villes de l’ancien empire colonial français, mais s’élargissent aux pays anglophones et lusophones. Lors des premières rencontres organisées en 2006 par le CNRS autour des études africaines, un groupe de jeunes chercheurs a présenté un atelier intitulé « Glissements de terrains : géographies de l’Afrique - Glissement hors du pré carré et retour » qui analysait cet attrait récent des géographes pour l’Afrique non francophone [8]. Ce phénomène est particulièrement prononcé en ce qui concerne l’Afrique du Sud. Ce pays exerce un engouement très vif auprès des géographes urbains, en particulier jeunes, et de nombreuses thèses ont été soutenues depuis les années quatre-vingt-dix, et pour certaines d’entre elles, publiées [9]. Le déroulement de la coupe du monde de football dans plusieurs grandes villes d’Afrique du Sud en 2010 a également donné lieu à d’abondantes productions scientifiques, notamment géographiques, avec des numéros spéciaux de 2010 des revues Afrique contemporaine (n? 233, « L’Afrique, la mondialisation et le ballon rond »), Politique africaine (n? 118, « Les terrains politiques du football ») et Cahiers d’outre-mer (n? 250, « L’Afrique au cœur du sport mondial »). Cet intérêt particulier pour les villes sud-africaines témoigne d’une fascination pour des villes certes situées en Afrique, mais au paysage composite, à la fois européen, africain et surtout souvent plus proche de celui de villes nord-américaines que d’autres villes d’Afrique. Dans son livre Johannesburg, une géographie de l’exclusion, Philippe Guillaume intitule une sous-partie de sa quatrième partie « Johannesburg city of quartz ? », faisant explicitement référence au titre de l’ouvrage de Mike Davis, L. A., City of Quartz. En outre, la ville post-apartheid attire beaucoup les géographes pour l’étude des phénomènes de ségrégation et d’injustice spatiale qu’elle offre, sans doute plus qu’en raison de son caractère africain. L’essor des recherches de géographie sur les villes sud-africaines est donc davantage à interpréter en termes de géographie urbaine qu’en termes de géographie africaniste. Pour les géographes français, l’Afrique du Sud a à la fois permis la découverte de villes dites post-apartheid et de la littérature scientifique en anglais, ce qui a participé à la rénovation des approches africaines, parfois trop peu confrontées à des concepts généraux. Les nouveaux thèmes explorés en Afrique du Sud (ségrégation, privatisation des services publics, échelles de pouvoirs et territorialisation, métropolisation et mondialisation notamment) ouvrent pour certains la porte à de nouvelles approches ailleurs en Afrique. En effet, pour nombre de géographes restés sur le « pré carré », les collègues impliqués en Afrique du Sud ont en quelque sorte joué un rôle de « passeur » en les introduisant à de nouveaux auteurs, à de nouveaux concepts et à de nouveaux thèmes.
Dans le domaine de la production documentaire destinée à un public large, une nouvelle vision de l’Afrique urbaine s’impose depuis quelques années, bien éloignée des présentations misérabilistes de jadis. Il s’agit désormais de montrer une Afrique dynamique, ouverte sur le monde et sur ses changements et créatrice. Ainsi, le photographe Joan Bardeletti organise-t-il une présentation consacrée aux classes moyennes dans cinq villes d’Afrique (Casablanca, Abidjan, Yaoundé, Maputo et Nairobi), ce qui constitue probablement une première (projet présenté sur le site Internet suivant : http://www.classesmoyennesafrique.org/fr/ ). Dans lesmédias, notamment ceux rendant compte de l’actualité culturelle, de plus en plus d’articles sont consacrés aux œuvres d’artistes africains citadins qui traduisent un dynamisme culturel croissant. C’est le cas de la musique, du cinéma, de la peinture, des arts de rue, de la production télévisuelle ou encore de la photographie. Dans ce dernier domaine, il est révélateur que le travail du photographe malien Malick Sidibe, en cours depuis près de quarante ans, centré sur la photographie des classes moyennes et aisées du Mali urbain, connaisse seulement depuis quelques années un succès en France et ailleurs. Depuis 1997, le site Internet Africultures, issu de l’association du même nom, (http://www.africultures.com, « Le site et la revue de référence des cultures africaines ») rend compte du foisonnement de la vie culturelle africaine, essentiellement d’origine citadine, ainsi que des travaux scientifiques traitant de ces thèmes, contribuant à diffuser une vision d’une Afrique urbaine, dynamique et moderne. Le livre consacré à Dakar à travers des portraits d’élites dans la collection « Villes en mouvement » chez Autrement illustre bien cette évolution du regard (Hervieu-Wane, 2008).
Les études urbaines en Afrique ne peuvent donc plus guère aujourd’hui faire l’objet des critiques qui ont été faites aux précédentes. La dimension tropicale réduite à sa part exotique a pour ainsi dire disparu, si bien que Michel Coquery conclut à « la véritable éclosion d’une recherche française cohérente sur la question urbaine » (Coquery, op. cit., p. 202) et donc plus nécessairement francophone. C’est dans les non-dits, dans les thèmes non pris en charge qu’il est possible de déceler des traces persistantes d’une vision sélective de l’Afrique urbaine.

Des thèmes d’étude étonnamment négligés

23Les études urbaines africaines actuelles révèlent tout d’abord la négligence envers des pans entiers des sociétés citadines, qui ne semblent pas intéresser les géographes français, alors même qu’ils s’avèrent cruciaux pour comprendre les mutations à l’œuvre. Il s’agit des ouvriers, des entrepreneurs (industriels, patrons, investisseurs en zone franche…) et des hommes d’affaires, des catégories aisées et des élites urbaines en général. Si des travaux, et de grande qualité, existent, ils sont presque exclusivement consacrés aux commerçants, qu’ils soient dans l’informel à Abidjan (Steck, 2003) ou qu’ils relèvent de vastes réseaux transnationaux en Afrique de l’ouest (Grégoire et Labazée, 1993). Les minorités qui jouent un rôle clef dans les économies urbaines, tels les Libanais en Afrique occidentale et centrale, et les Indiens en Afrique orientale et dans l’océan Indien, sont également très peu étudiées. Seule Hélène Mainet-Valleix s’y est intéressée dans une optique spatiale (Mainet-Valleix, 2002). Il en va de même pour les nouveaux acteurs du champ religieux (évangélistes originaires du continent américain, prosélytes musulmans venus du Golfe persique), pourtant très actifs en ville, et curieusement délaissés par les géographes. Ces différents acteurs d’une Afrique qui change sont ainsi méconnus dans les travaux de la plupart des géographes, alors qu’ils occupent une place importante chez les sociologues, les économistes et même les anthropologues qui se sont également emparés du champ urbain.

24En ce qui concerne les approches plus urbanistiques, très rares sont les études géographiques consacrées par exemple aux cités HLM et à l’habitat planifié (Morange, 2006). Les modalités d’habitat des catégories aisées ne suscitent non plus guère d’intérêt, à l’exception notable et récente de l’étude des gated communities dans les pays marqués par une violence urbaine forte (Bénit-Gnaffou, Fabiyi et Peyroux, 2009).

25Ce tableau signale en fait un défaut d’intérêt pour les secteurs formels de l’économie, ainsi que pour les classes moyennes et supérieures, qui pourtant construisent les discours sur les villes, polarisent les échanges avec l’extérieur et constituent le moteur du changement social dans les villes d’Afrique. À Tananarive par exemple, s’il est aisé de trouver de nombreuses études (mémoires universitaires, littérature grise émanant d’ONG, de bureaux d’études…) consacrées à la pauvreté urbaine, il est plus difficile de trouver des travaux évoquant les conséquences spatiales et sociales du développement des zones franches depuis vingt ans, qui emploient pourtant quelque cent mille personnes sur une agglomération qui compte moins de deux millions d’habitants : la part de la population concernée directement ou non est considérable. De même, les Indiens de Tananarive, qui concentrent l’essentiel des activités commerciales de gros et de détail et qui, selon des sources informelles à défaut d’études rigoureuses, possèdent environ 70 % des entreprises de la capitale, n’ont jamais fait l’objet d’une étude. Ces lacunes sont très révélatrices du prisme tiers-mondiste qui oriente encore les études consacrées aux grandes villes des pays du Sud. Il est vrai également que ces choix de thèmes de recherche s’inscrivent également dans la réponse à des appels d’offres ou à des financements, lesquels émanent d’institutions aux préoccupations très centrées sur ces thèmes : l’ONU pour les Objectifs du millénaire pour le développement, ou la Banque mondiale par exemple. Nombreux sont ceux qui concentrent leurs recherches sur les dimensions de la pauvreté, plus que sur les acteurs et les modalités des changements économiques pourtant patents en ville. Or je défends ici la position que pour étudier les changements économiques et sociaux d’un territoire, il est indispensable de prendre en considération sa « tête », ses élites, ses dirigeants, les personnes qui détiennent pouvoir et richesse, tant leur rôle est central dans le développement – ou le non-développement. Qui plus est, les commandes des bailleurs précités relèvent souvent d’une approche conceptuelle normative et inadaptée aux réalités africaines, qui conduit à une prise en compte distordue du réel (Bertrand, 1998).

La persistance de présupposés hostiles aux villes

26Enfin, on observe la persistance de propos empreints de préjugés à l’encontre de l’urbanisation en Afrique. Bien souvent, les villes d’Afrique sont présentées de manière négative, avec une insistance sur les problèmes urbains, sur les carences de la gestion urbaine et sur l’importance des populations paupérisées : c’est la « métaphore du lieu malade » qui s’impose (Bertrand, 1998, p. 891). Révélateur est à ce titre le contenu d’un ouvrage composé de plusieurs contributions, publié à l’occasion du programme de terminale évoqué plus haut : dans Les Grandes Villes d’Afrique (Frérot, 1999), la partie relative aux fonctions urbaines (« se loger », « se déplacer », « agir, travailler, vivre et survivre ») s’intitule « Crises et politiques urbaines ». Dans l’étude des activités urbaines, une large part est consacrée aux activités informelles. Peu de passages évoquent les dynamiques du continent, ce ne sont pas d’abord les éléments d’une « géographie du changement » (Dubresson et Raison, 2003) qui sont mis en avant. Sans multiplier les exemples, quelques confirmations d’une approche dévalorisante du monde urbain peuvent être tirées de divers ouvrages de géographie. Ainsi, dans un ouvrage de synthèse sur le fait urbain dans le Sud,Michel Rochefort intitule-t-il la partie consacrée aux villes d’Afrique « Inquiétudes pour les grandes villes dans l’Afrique au Sud du Sahara » (Rochefort, 2000). Dans le chapitre, la manière dont est présentée l’étude de cas de Lagos est frappante :

  • l’hypercroissance démographique ;
  • prolifération de l’habitat précaire.
Rien n’apparaît en titre sur le dynamisme économique de cette mégapole, ni sur son CBD qui en est la marque et sur la métropolisation pourtant prononcée. Ces thèmes sont certes abordés dans le corps du texte, contribuant ainsi à redresser le regard porté sur la ville, mais ils ne sont pas du tout saillants.

27Plus étonnant encore, même sous la plume de fins connaisseurs de l’Afrique, certaines phrases témoignent d’un regard implicitement dévalorisant. Ainsi, Georges Courade évoque-t-il « la faible adhésion à la modernité capitaliste à prétention mondiale » (Courade, op. cit., p. 262) des villes d’Afrique, ce qui constitue une allégation pour le moins erronée pour toute personne ayant séjourné dans ces villes. En 1994, Jean Gallais termine sa grande synthèse sur les pays tropicaux par un chapitre 13 consacré à « La crise urbaine » (Gallais, 1994) : la ville n’est présentée que comme un espace en difficultés. Denis Retaillé lui-même écrit : « La ville […] submergée par la croissance démographique et mal armée économiquement semble plus un lieu de concentration de la criminalité que de développement de la société » (Retaillé, op. cit., p. 64). On y retrouve la métaphore de la submersion, de la croissance urbaine démesurée et anarchique qui alimente tant d’inquiétudes, et une curieuse insistance sur la criminalité, qui est pourtant loin de caractériser l’ensemble des villes. L’idée pourtant assez simple selon laquelle les villes sont les « laboratoires du changement » (Balandier, préface à la réédition de Sociologie des Brazzavilles noires, 1985) en Afrique ne s’est pas imposée chez tous les géographes français, alors qu’il en va différemment chez les chercheurs anglophones (Simone, 2004 ; Robinson, 2006). Néanmoins, A. Mbembé et S. Nuttall dressent le même constat à propos de l’Afrique australe (Mbembé et Nuttall, 2004)…

28Lorsque les villes africaines ont été réellement prises en compte dans les travaux des géographes français, à partir des années soixante-dix, le regard posé sur celles-ci est resté si ce n’est partiel, du moins orienté, parfois condescendant et souvent marqué par une valorisation de l’exotisme urbain, et en conséquence par une valorisation de ce qui différencie ces villes des villes européennes. En particulier, la modernité, tant sociale que paysagère des villes d’Afrique, est souvent niée. Le dernier avatar de ce regard posé par les géographes sur les villes africaines et plus généralement du Sud se trouve dans l’ouvrage récent de Mike Davis (Davis, 2006) : les quartiers pauvres y sont vus de manière extrêmement négative et alarmiste. Le thème universel de la « ville-monstre » trouve dans les villes d’Afrique subsaharienne matière à s’épanouir plus encore, en raison de la présence exacerbée de nombre de maux urbains universels. Cependant, depuis quelques années, nombre de productions et de sujets de recherche indiquent ce qui pourrait bien constituer un tournant dans la géographie urbaine africaine, celui d’une normalisation, au sens d’un traitement des villes d’Afrique comme des « villes ordinaires » (Robinson, 2006). Le rapprochement entre le travail du photographe Joan Bardeletti sur les classes moyennes citadines, un sujet de thèse en cours consacré à la politique municipale d’art public à Johannesburg (Guinard, 2010) et les numéros spéciaux de revue consacrés à la coupe du monde de football montre un intérêt nouveau pour les villes et les citadins d’Afrique, fondé sur l’appréhension de ceux-ci non pas d’abord et singulièrement comme africains, mais en tant que villes et citadins comme les autres.

Notes

  • [1]
    Corpus par ailleurs nécessairement restreint et ne prétendant en aucun cas à l’exhaustivité.
  • [2]
    Cet article appelle donc des recherches complémentaires, en particulier une étude de la production géographique africaine sur les villes.
  • [3]
    Cependant, la ville fut aussi longtemps délaissée de la géographie française dans son ensemble, y compris en France. L’étude des espaces urbanisés ne fut longtemps pas considérée comme pertinente dans l’école française de géographie. Aussi convient-il de resituer le cas de l’Afrique dans cette perspective.
  • [4]
    Soulignons que Pierre George ne tombe pas dans ce « piège » : il dresse un tableau nuancé des villes d’Afrique coloniale, en employant notamment l’expression de « société urbaine noire », qui révèle une prise en considération de ces citadins africains, et en évoquant « les immenses agglomérations de type rural par la nature des constructions […], bien que la structure sociale ne soit plus rurale », op. cit., p. 314.
  • [5]
    Cela n’a pas toujours été le cas, l’ORSTOM (ancêtre de l’IRD) ayant fourni de nombreuses études, en particulier sur les villes du sud-ouest malgache dans les années quatre-vingt et au début des années quatre-vingt-dix.
  • [6]
    Robert Boudry, 1933, « Les villes malgaches », Revue de Madagascar, Tananarive, p. 55-112 ; Jean Devic, 1952, Tananarive. Essai sur ses origines, son développement, son état actuel, Imprimerie officielle, Tananarive ; Gérald Donque, 1968, Les grandes villes d’Afrique et de Madagascar : Tananarive, Notes et Études Documentaires, La Documentation française, n? 3529-3530, Paris ; Paul Le Bourdiec, 1977, Villes et régionalisation de l’espace à Madagascar : recherches sur les processus d’élaboration d’un réseau urbain, Thèse, Université de Paris I, Tananarive, 2 vol., ronéo ; Charles Robequain, 1949, « Une capitale montagnarde en pays tropical : Tananarive », Revue de Géographie alpine, vol. XXXVII, fascicule II, Grenoble, p. 274-330.
  • [7]
    Jean-Marie Planes, 1999, Tsanga-tsanga, Fragments malgaches, Mollat, 85 p. ; Nicole Viloteau, Madagascar. L’île aux sorciers, Paris, Arthaud, 2004, 197 p. ; Michaël Stührenberg et Pascal Maître, Madagascar, voyage dans un monde à part, Vents de sable, 2001, 164 p. ; FranckMulliez et Philippe Lecadre, Madagascar en plein vol, Tana, 2006, 214 p.
  • [8]
    http://www.etudes-africaines.cnrs.fr/ficheateliers.php?recordID=19, Réseau des études africaines en France, CNRS, fiche atelier Solène de Poix, Marianne Morange, Olivier Graefe et Elizabeth Peyroux.
  • [9]
    Claire Bénit, La fragmentation urbaine à Johannesburg, recomposition des pouvoirs locaux, mobilités de travail et dynamiques résidentielles dans la ville post-apartheid, thèse de géographie, Université de Poitiers, 2001 ; Philippe Guillaume, 2000, Johannesburg, une géographie de l’exclusion, publiée, 2001 ; Myriam Houssay-Holzschuch, 1997, Le territoire volé, une géographie culturelle des quartiers noirs de Cape Town, Paris, L’Harmattan. Publiée, 1999 ; Hélène Mainet-Valleix (2000), Les Indiens dans la ville post-apartheid, l’exemple de Durban. Publiée, 2002 ;MarianneMorange, 2001, Propriétaires et locataires en Afrique du Sud. Politiques publiques et dynamiques résidentielles dans la ville post-apartheid : le cas de Port Elizabeth, thèse de géographie, Université Paris X-Nanterre. Publiée, 2006 ; Céline Vacchiani-Marcuzzo, 2005, Mondialisation et système de villes : les entreprises étrangères et l’évolution des agglomérations sud-africaines, Thèse de géographie, Université Paris I-Panthéon Sorbonne ; Stéphane Vermeulin, 2006, Centralités métropolitaines et disparités socio-spatiales, le cas de Durban, thèse de géographie, Université Paris X-Nanterre.
Français

Résumé

Dans le champ de la géographie française au xxe siècle, les villes d’Afrique ont été longtemps négligées. L’article expose et analyse cet état de fait, en détaillant le cas des études malgaches. Celui-ci permet de montrer que lorsque les villes d’Afrique ont fait l’objet de recherches en géographie, elles ont souvent été étudiées sous des angles ruralistes. Cette vision stéréotypée de l’Afrique urbaine se perpétue dans des productions documentaires à destination d’un public plus large. Dans la géographie scolaire, si la place générale de l’Afrique est en régression, l’Afrique urbaine est bien présente, mais avec une focalisation sur la pauvreté et le secteur informel. Toutefois, depuis les années soixante-dix, la géographie scientifique s’est départie de ces préjugés anciens, a élargi ses thèmes d’études et s’intéresse désormais à un champ très large, rattrapant son retard sur d’autres sciences humaines et sociales.

Mots-clés

  • Afrique subsaharienne
  • villes
  • histoire de la géographie
  • géographie urbaine
  • géographie scolaire
  • représentations
  • stéréotypes
English

Abstract

During the xxth Century, African Subsaharian cities have long been neglected by the French Geography for various reasons. The paper’s object is devoted to analyse this situation, more specifically as far as Malagasy studies are concerned. When African cities have been studied by geographers, it was often according to rural or backward-looking points of view which delivered an exotic and altered image of them. This stereotyped vision of urban Africa is also present in documentary productions intented to a wider audience. In school geography, in which the study of Africa is generally on the decline, urban Africa still has a place in the programs but the main focus is devoted to poverty and informal economy. Nonetheless, since the seventies, most of the scientific geography has left apart these old prejudices and has extended the studied themes. Ever since, French urban geography about Africa has been catching up with the other social sciences and now deals with a very large field. Though, some themes such as modernity or social elites remain understudied, whereas some papers still convey urbaphobic ideas.

Keywords

  • Subsaharian Africa
  • Cities
  • History of French Geography
  • Urban
  • Geography
  • School Geography
  • Representations
  • Stereotypes

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Catherine Fournet-Guérin
Catherine Fournet-Guérin, Maître de conférences en géographie, Université de Reims Champagne-Ardenne – équipe d’accueil Habiter, Université de Reims. Laboratoire ENeC, UMR Paris IV-CNRS
catherine-guerin@wanadoo.fr
Mis en ligne sur Cairn.info le 25/07/2011
https://doi.org/10.3917/lig.752.0049
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