CAIRN.INFO : Matières à réflexion
« Pourquoi observe-t-on des salariés vendant leur force de travail à des capitalistes propriétaires plutôt que des capitalistes vendant leur capital aux salariés propriétaires ?  [1] »
« Un des paradoxes des sciences sociales est que nous n’avons, pour décrire des logiques pratiques, que des logiques logiques qui ont été construites contre les logiques pratiques par un effort historique très difficile, constant. […] De ce fait, nous avons des instruments de connaissance qui sont destructeurs de l’objet. Il est important de connaître nos instruments de connaissance ; c’est pourquoi l’épistémologie n’est pas un supplément d’âme pour le savant, mais fait partie du travail scientifique : il s’agit de connaître nos instruments de connaissance pour savoir l’effet que nos instruments de connaissance produisent sur nos objets.  [2] »

Introduction

1 Depuis les années 1970, le renouvellement des approches théoriques de la relation salariale a conduit à remettre au goût du jour les analyses du contrat de travail en termes d’autorité, telles qu’on les trouvait mobilisées chez R. Coase  [3] et H. A. Simon  [4], sur fond d’une problématique plus large de l’incertitude  [5]. Bien sûr, pour les approches marxistes, keynésiennes, régulationnistes, radicales et autres hétérodoxies intitutionnalistes  [6], toute cette affaire n’a jamais été rien d’autre que tempête au bassin des enfants. Mais au regard de l’analyse standard du « marché du travail », de son cadre marchand de concurrence pure et parfaite et de son arrière-plan d’équilibre général, ces analyses standard étendues, voire non standard  [7], se caractérisent par une rupture plus ou moins forte avec l’assimilation de l’échange salarial à un échange marchand « ordinaire »  [8].

2 Certes, le panorama des « nouvelles théories du marché du travail  [9] » est complexe. Si l’on considère les modèles principal-agent  [10] et les premières versions de la théorie des droits de propriété  [11], on constate que le contrat de travail est finalement toujours assimilé à un contrat de vente, moyennant quelques reformulations découlant de la présence d’asymétries d’information entre employés et employeur. En revanche, si l’on considère l’économie des coûts de transaction  [12] et certains travaux de la théorie des droits de propriété  [13], et bien sûr les approches en termes de conventions  [14], on constate que le contrat de travail est différent d’un contrat de vente, même complexifié par la prise en compte d’asymétries d’information, car il mobilise une relation d’autorité. Quelles que soient leurs différences — parfois importantes  [15] — et leur façon de reformuler les tenants et aboutissants de la relation salariale — parfois cocasses  [16] —, quelle que soit la plus ou moins grande précision avec laquelle elles mobilisent R. Coase ou H. A. Simon, force est de remarquer que ces théories font de l’autorité le critère qui permet de distinguer la relation salariale de l’échange marchand « ordinaire ».

3 Avec un recul de plus de 20 ans, on sait aujourd’hui que la mobilisation de la notion d’autorité par des approches qui sont restées et restent encore « micro-économiques » a fait long feu et n’a pas permis de sortir radicalement la théorie économique dominante du primat analytique marchand  [17]. Preuve à nouveau était faite que le paradigme standard n’est fondamentalement pas réformable de l’intérieur. On peut gloser à l’infini sur les complexifications mathématiques des différents modèles qui sont désormais développés dans cette nouvelle microéconomie du travail et continuer à espérer que la pertinence vis-à-vis de la réalité salariale émergera à terme du progrès technique de la modélisation. C’est du reste un argument sans cesse invoqué par le « mainstream » en économie pour se défendre des procès en irréalisme que les « hétérodoxies » ne laissent de lui faire  [18]. Pour autant, il semble bien qu’aujourd’hui, la position d’Alchian et Demsetz en soit finalement arrivée à primer : la firme « n’a aucun pouvoir de contrainte, d’autorité ou de discipline différent au moindre degré d’un contrat marchand ordinaire entre deux personnes quelles qu’elles soient  [19] ».

4 Nous allons montrer que mobiliser, sans plus de procès, la notion d’autorité ne peut donner lieu à une conceptualisation pertinente des enjeux du salariat, voire peut constituer un contre-feu pour occulter le rapport inégalitaire entre employeur et employé. La raison en est que, telle quelle, cette notion descriptive reste « extra-économique » et, pour être pertinente, elle a encore à être fondée d’un point de vue économique. Nous employons ici « fondée » non pas au sens académiquement dominant de : déduite d’un jeu interindividuel entre homo economicus transactant volontairement, ce qui conduirait à dissoudre les enjeux sociopolitiques de la relation salariale. Nous employons « fondée » au sens institutionnaliste de : réinscrite dans le clivage structurel fondamental caractérisant la forme capitaliste de l’usage du travail dans nos économies, c’est-à-dire le rapport salarial — ce qui replace les enjeux sociopolitiques de la relation salariale au cœur de l’analyse économique.

5 Pour ce faire, nous allons suivre la démarche suivante. Dans une première section nous décrivons la spécificité de la relation salariale pour bien dégager quelles sont les exigences explicatives que se doit d’affronter une théorie économique pertinente. C’est sur cette base que nous pouvons procéder, dans les sections suivantes, à l’évaluation de l’introduction du concept d’autorité dans le champ académique standard par trois grands auteurs. Dans une deuxième section, nous montrons que la « coordination autoritaire » de R. Coase propose un raisonnement technique en termes de coût de transaction dont la mobilisation apparaît contingente et n’est finalement qu’un affranchissement très partiel du primat analytique marchand visant à rendre compte de cette spécificité. Dans une troisième section, nous faisons un détour par la théorie de l’incertitude de F. Knight qui, contrairement à la perspective de R. Coase, permet de donner une explication non contingente — même si elle reste d’ordre psychologique et individuel et occulte le rapport salarial comme rapport social — à l’origine de l’autorité de l’entrepreneur sur les salariés. Dans une quatrième section, nous examinons la position apparemment plus aboutie de H. A. Simon, laquelle peut être vue comme la formulation radicale de la spécificité de la relation salariale la plus acceptable dans le champ académique dominant  [20], champ académique à l’intérieur duquel l’énonciation de propositions scientifiquement acceptables est dominée par le langage néoclassique  [21]. Même si elle intègre l’ontologie sociale de l’incertitude développée par F. Knight et dépasse l’explication purement technique de R. Coase, elle n’en montre pas moins des difficultés à sortir le salariat d’une explication en termes de travail indépendant et ne parvient finalement pas à se hisser au niveau des enjeux du rapport salarial. C’est la raison pour laquelle, en conclusion, nous plaidons pour une rupture épistémologique profonde qui prenne pour point de départ les caractéristiques structurelles du travail salarié et ne mobilise pas la notion d’autorité pour éviter de le faire — ce qui revient à argumenter, pourrions-nous dire en inversant la formulation standard, en faveur des fondements macroéconomiques de la microéconomie du travail.

1. Enjeux explicatifs d’une théorie économique du rapport salarial

1. 1. Transaction salariale et échange marchand

6 Dans une grande partie du discours savant en économie  [22] et dans l’essentiel du langage ordinaire, on assimile — ou on finit toujours par assimiler — le rapport salarial, rapport social d’intégration des travailleurs dans le fonctionnement de l’économie de marché, à un rapport marchand comme un autre. Le rapport salarial ne donnerait ainsi lieu qu’à un échange marchand entre le salarié et son employeur, échange par lequel le salarié, détenteur d’une richesse particulière, sa capacité de travail, louerait l’usage de celle-ci comme n’importe quel service marchand. Ainsi comprise, la participation des salariés au fonctionnement d’une économie capitaliste de marché ne remet jamais en cause la représentation de l’homogénéité de celle-ci autour de la figure centrale de l’échange marchand. Mais l’employeur qui passe un contrat de travail avec un salarié n’achète pas la livraison d’un produit spécifié ; il achète le droit de disposer de l’effort du salarié pour une durée fixée et contre paiement d’un salaire. En cela, une relation salariale diffère de deux manières d’un rapport marchand, du point de vue de la nature de ce qui est échangé et du point de vue du statut des agents translatant.

7 Du point de vue de la nature de ce qui est échangé, Marx a dit l’essentiel : « Ce que l’ouvrier vend, ce n’est pas directement son travail, mais sa force de travail, qu’il met temporairement à disposition du capitaliste  [23] ». L’échange salarial est non spécifié : la seule « chose » vendue ou achetée est une capacité plus ou moins bien déterminée et non un bien aux contours précisément définis. Le travail ne présente aucune existence matérielle clairement séparée de la personne qui travaille et sur la base de laquelle un accord marchand pourrait objectivement intervenir. Et même si cet « objet » de l’échange salarial existait, encore faudrait-il, pour qu’il constitue le support d’un échange marchand, qu’il puisse au moins être identifié de la même manière par les deux parties prenantes  [24]. Or, un tel accord interindividuel est d’emblée précaire, d’une part, parce que, du point de vue de l’employeur, cet objet est le résultat d’un travail qui n’existe pas encore et qui n’est finalement qu’une promesse, et, d’autre part, parce que, du point de vue de l’employé, cet objet n’a pas véritablement d’existence distanciable de son porteur  [25].

8 Du point de vue du statut des parties prenantes de l’échange, la relation salariale apparaît pour le moins comme l’unité précaire de deux moments contradictoires. D’une part, lors de la signature du contrat de travail, il s’agit d’une relation formellement égalitaire entre individus contractants, employeur et salarié. D’autre part, lors de la mise en œuvre durant le procès de travail, de la capacité de travail du salarié par l’employeur  [26], il s’agit d’une relation de subordination. Le droit du travail énonce ceci fort clairement  [27]. La subordination est constitutive du travail salarié en tant que tel, et distingue donc clairement celui-ci du travail indépendant  [28].

1. 2. La recherche d’une explication économique à la subordination

9 Lors de la transaction salariale, non seulement il ne s’échange aucune marchandise, mais surtout, les agents qui y prennent part ne sont pas des sujets économiques égaux en termes de statut, comme le sont en principe les partenaires d’un échange marchand, lequel est volontaire, instantané et laisse quitte chacun de l’autre. À l’exception de l’instant symbolique de la « signature » du contrat de travail durant lequel deux sujets juridiques égaux se font en principe face, une fois le contrat signé, le salarié reste subordonné, durant le temps de son travail et dans le cadre d’un champ d’activité prédéfini, à la volonté de son employeur. Du point de vue de l’activité productive initiée, dirigée et assumée par l’employeur, on peut dire que le salarié n’est qu’un agent passif et non un sujet économique actif. Le management participatif des ressources humaines peut bien reformuler ce rapport de subordination en partenariat  [29] et rebaptiser chacun de « collaborateur », jamais il ne fait disparaître ce rapport puisque, d’un point de vue structurel, il laisse intactes les prérogatives essentielles de l’employeur, et donc le fondement de cette « asymétrie salariale » irréductible  [30]. Certes, le rapport de subordination n’est pas univoque, complètement rigide, puisque la mobilisation d’une force de travail humaine ne peut jamais se réduire à l’usage d’un objet inerte. De fait, la mise en œuvre de la force de travail durant le procès de travail se heurte toujours à de multiples incertitudes. Ces dernières concernent notamment les comportements individuels des salariés qu’il est impossible de contrôler parfaitement  [31]. Mais l’incertitude inhérente au déroulement de son exécution apparaît comme une dimension seconde au regard de la dimension constitutive : la subordination.

10 En soi, la description stylisée des caractéristiques de la relation salariale ne constitue pas une explication théorique. Elle identifie ce dont il faut rendre compte, d’un point de vue économique, si l’on veut saisir la relation salariale en dehors des catégories analytiques de l’échange marchand. Cela étant posé, l’intégration de la subordination dans l’analyse économique ne va pas de soi et l’on peut dégager deux grands types de posture.

11 On peut faire dériver la subordination d’un choix individuel et envisager la subordination sous la forme de la délégation de pouvoir. Cette posture tire une grande partie de sa force d’une certaine expérience commune que chacun peut avoir, individuellement, de la relation de travail salariée : sauf situation exceptionnelle ou d’abus, on n’est jamais obligé de travailler pour tel employeur. C’est l’orientation suivie par les nouvelles théories microéconomiques du marché du travail  [32], désormais académiquement dominantes et qui s’inscrivent dans la perspective de ce qu’Olivier Favereau  [33] appelle fort justement « théorie standard étendue ». Elles récrivent les transactions portant sur la marchandise fictive « travail » à l’aide des outils de la nouvelle macroéconomie  [34], au prix parfois de contorsions intellectuelles  [35] et en abandonnant — au moins explicitement — toute perspective de structuration macroéconomique des tenants et aboutissants microéconomiques.

12

« L’économie du travail constitue en effet aujourd’hui une véritable fabrique, rationnelle et méthodique, d’outils de domination intellectuelle et de transformation du monde drapés dans les apparences du discours scientifique. Non que le sérieux et la rigueur de ses raisonnements soient en cause […]. Tout peut être exact, sans que rien ne soit vrai. Dans les constructions doctrinales de l’économiste, le raisonnement logique et le langage mathématique produisent une partie de l’effet torpide recherché. L’usage systématique de la métaphore et de l’euphémisme (à travers le recours à des termes comme utilité, bien-être, optimum, rationalité, décision, action, etc.). Le reste, l’essentiel à vrai dire, provient du non démontré, de l’assertion péremptoire : le travail est une marchandise comme les autres, objet d’une transaction strictement commerciale entre individus purement marchands se rencontrant sur un marché. Et si les choses ne sont pas ainsi, du moins voilà ce qu’elles devraient être ! Face à ce postulatum, l’impressionnante rigueur formelle […] [sert] principalement d’excipient ou d’adjuvant à l’administration de ce message : les salariés se rendent coupables de faire obstacle à l’institution d’un véritable marché du travail, et ils le paient au prix du chômage.  [36] »

13 Ce qu’il faut expliquer, dans cette perspective, c’est la motivation de celui qui décide de déléguer la direction de sa capacité de travail à l’initiative d’un autre agent économique et de se placer sous l’autorité de celle-ci.

14 On peut abandonner la perspective résolument microéconomique et se placer d’emblée dans une perspective macroéconomique, et faire alors dériver la subordination d’une relation de dépendance structurale. Il nous semble difficile de nier que des rapports sociaux non solubles dans des relations interindividuelles constituent une part décisive, et pour le moins objectivement structurante, de la réalité économique. C’est la perspective qu’adoptent les approches holistes ou institutionnalistes actuelles dans le sillage de la position marxienne ou keynésienne. Cela constitue une rupture par rapport à l’individualisme méthodologique qui domine non seulement les approches standard mais aussi standard étendues de la relation salariale. Nous reviendrons sur cette seconde posture et sur le sens qu’elle donne à la notion d’autorité à la fin de cet article. Mais avant cela, nous voudrions examiner les présupposés théoriques de la première posture. Non point en procédant — il n’y aurait rien de neuf — à une revue critique de la littérature « mainstream » sur le sujet ; mais, dans une perspective d’histoire de la pensée et de philosophie économique, en examinant de façon serrée les trois auteurs de référence qui fournissent selon nous le fond de l’argumentaire, lequel n’a dès lors plus, après coup, qu’à faire l’objet d’une formalisation, voire de raffinement mathématique. C’est en déconstruisant leur approche « économique » du salariat et en les faisant communiquer par le cœur de leur problématique que nous pourrons mettre au jour le biais inaugural et d’emblée insuffisant par lequel la théorie économique a essayé de penser la spécificité du salariat.

2 - Coase ou les ambiguïtés de la coordination par l’autorité

2. 1. Organisation ou marché : la relation de travail comme point d’échappement

15 Dans un article célèbre, Ronald Coase  [37] développe l’idée selon laquelle le recours au marché, comme système d’allocation des ressources d’une collectivité, implique des coûts liés à l’utilisation du système de prix ainsi qu’au renouvellement des contrats. Or, pour économiser de tels coûts, que Coase appelle « coûts de transaction », la firme peut substituer à l’échange marchand des procédures certes contractuelles mais non marchandes. Le contrat de travail constitue l’exemple type de ce genre de procédure en ce qu’il élimine les coûts de renégociation permanente par l’établissement d’une coordination plus longue sous forme de relation d’autorité entre l’employeur (« le maître », par métaphore domestique chez Coase) et l’employé (« le serviteur », suivant la même métaphore domestique). Cet article, souvent cité mais finalement peu lu, mérite un examen attentif. On insiste souvent, et à juste titre, sur le fait qu’il annonce une innovation théorique majeure qui inspirera la « nouvelle économie institutionnelle », à savoir la notion de « coût de transaction »  [38]. Mais on insiste moins sur le fait tout aussi important, qu’il contient une théorie de la relation salariale, potentiellement non standard.

16 Coase part de la représentation suivante de l’économie que nous prenons ici telle quelle, sans la critiquer, pour pouvoir présenter sa problématique salariale :

17

« Un économiste conçoit le système économique comme un ensemble où le mécanisme des prix assure la coordination nécessaire ; il voit en conséquence la société moins comme une organisation que comme un organisme. Le système économique fonctionne de lui-même. Ceci ne signifie pas qu’il n’existe aucune planification car les individus eux-mêmes font en effet leurs prévisions et choisissent entre des situations alternatives. Il doit nécessairement en être ainsi pour que l’ordre prévale dans le système. Mais cette théorie suppose que la ventilation des ressources dépend directement du mécanisme des prix.  [39] »

18 Or, nous dit Coase, cette description ne correspond pas à la réalité de la firme, « la firme du monde réel  [40] », qui met en œuvre un type radicalement différent de coordination :

19

« Si un travailleur se déplace du service Y vers le service X, ce n’est pas à cause d’un changement de prix relatif [de ce facteur de production], mais parce qu’on lui ordonne de le faire.  [41] »

20 Ce que l’on constate, c’est que la figure de coordination à l’intérieur de la firme est celle de l’entrepreneur producteur, « îlot de pouvoir conscient  [42] ». Comprenons bien le statut de cette figure dans la problématique de Coase. Dans la production, on constate qu’elle se substitue en fait à celle du marché. Mais, pour Coase, il reste que, « néanmoins, régulée par le mouvement des prix, la production pourrait avoir lieu sans organisation du tout  [43] ». Il s’agit donc de deux figures de coordination substituables, et la question est alors de savoir pourquoi il y a substitution, c’est-à-dire, de ce point de vue, apparition de la relation de travail salarié au lieu d’une relation marchande de travail indépendant réglant la contribution ou l’apport du facteur travail à la production. Dans la perspective de Coase, la relation salariale s’origine dans une certaine attitude économique par rapport aux coûts d’utilisation du système de prix. Ces coûts concernent certes, d’une façon générale, toutes les transactions ; mais, en particulier, les transactions portant sur le facteur travail sont concernées par le coût de passation et de renégociation du contrat qui porte sur un long terme. Cette contrainte apparaît du point de vue de l’acheteur (de force de travail) et non du vendeur (de force de travail). « La personne qui fournit le service [i. e. : le travail] peut fort bien considérer avec indifférence l’ensemble des solutions possibles, mais non l’acheteur  [44] ». Du point de vue du facteur travail, cela revient à dire que la relation salariale est une relation contingente  [45], qui, à ce titre, n’est pas constitutive d’un statut particulier ou d’une catégorie d’agents économiques différents. Laissons ce point pour le moment et terminons la présentation de l’analyse de Coase :

21

« Une firme peut, par conséquent, se définir comme un système de relations qui apparaît quand la répartition des ressources dépend d’un entrepreneur […] En créant une organisation et en permettant à une autorité (un entrepreneur) de répartir les ressources, certains coûts [de fonctionnement du marché] peuvent être évités. L’entrepreneur doit remplir cette fonction au moindre coût en tenant compte du fait qu’il peut obtenir des facteurs de production d’un prix inférieur à celui proposé par les transactions du marché, auquel il se substitue, parce qu’il est toujours possible de revenir en cas d’échec au marché.  [46] »

22 Cette approche de la relation salariale est microéconomique (elle ne s’intéresse pas au fait macro-social du salariat), volontariste (l’analyse s’appuie sur des décisions individuelles) et instrumentale (le salariat est un moyen du fonctionnement de l’activité économique et pas un statut). Deux critiques peuvent lui être adressées : elle peine à s’émanciper du modèle marchand et elle mobilise une figure entrepreneuriale pour le moins ambiguë.

2. 2. La prégnance du modèle marchand

23 Bien qu’elle considère l’organisation interne de la firme comme un système hiérarchique de relations non marchandes, l’approche coasienne n’affranchit pas vraiment, selon nous, la compréhension de la relation salariale de la dépendance d’une référence au marché. Le contrat de travail reste spécifié en référence à un modèle d’échange marchand généralisé. La distinction entre transactions de marché et transactions organisées au sein de la firme ne marque pas une rupture profonde. Il y a certes une distinction entre le dedans et le dehors de la firme. Hors de la firme, les mouvements de prix dirigent la production, laquelle se voit coordonnée à travers une série de transactions intervenant sur le marché. À l’intérieur de la firme, ces transactions sont éliminées, et l’entrepreneur-coordinateur qui dirige la production se substitue à la structure compliquée du marché et de ses transactions d’échange. Pour autant, le primat du marché n’est pas vraiment éliminé puisque c’est le prix qui continue à guider les décisions d’allocation des ressources. Lors de la conclusion du contrat de travail, c’est-à-dire l’instauration d’une relation sous l’autorité de l’entrepreneur, le salaire se présente encore sous la forme d’un prix : celui d’une marchandise un peu spéciale puisqu’elle a la propriété de pallier les défauts des relations de marché induits par les coûts de transaction. Les choix de la firme se modifient en fonction des informations dispensées par le marché, l’efficacité du marché dictant la conduite de la firme.

24

« Si la firme transige sur un marché dans des conditions de certitude complète, si elle est en mesure d’acheter ce qu’elle veut lorsqu’elle le désire et à un prix connu, et si elle peut croire que ce prix reflète les coûts alternatifs, elle tendra à recourir au marché. Lorsque cela ne lui semblera pas possible, elle tendra à supplanter le marché en s’intégrant horizontalement ou verticalement et à lui substituer un autre mécanisme de coordination.  [47] »

25 La frontière entre le marché et la firme est établie selon la perspective calculatoire du marginalisme, c’est-à-dire lorsque les coûts d’organisation de transaction au sein de l’entreprise sont égaux aux coûts générés par les transactions sur le marché. Certes, et de façon plus précise, le contrat de travail prend la forme d’engagements sur le long terme et définit l’autorité de l’entrepreneur. Mais cela reste toujours un simple arrangement contractuel qui s’opère sous la dépendance d’un principe de coordination marchand.

26

« On peut souhaiter conclure un contrat à long terme pour la fourniture d’un article ou d’un service. Ceci peut être motivé par le fait que le coût de passation d’un seul contrat pour un laps de temps long peut être moindre que celui résultant de l’addition ou de la réalisation de plusieurs contrats successifs à durée plus courte. Ou bien, en considération du comportement à l’égard du risque des personnes concernées, il peut être préférable de réaliser un contrat à long terme plutôt qu’à court terme […] Le service fourni sera expérimenté en termes généraux, les détails précis ne faisant l’objet d’aucune spécification jusqu’à cette date ultérieure. Seules sont mentionnées dans le contrat les limites auxquelles sont assujetties les personnes fournissant le bien ou le service. Les détails des contraintes pesant sur le vendeur ne sont pas portés au contrat, mais sont décidés plus tard par l’acheteur […] Cette hypothèse concerne davantage les services — notamment le travail — que l’achat de marchandise.  [48] »

27 L’intégration de l’autorité dans la définition de la relation salariale ne constitue pas une remise en cause radicale du statut marchand du facteur travail. Telle qu’elle est définie, l’autorité implique que l’exercice du travail est fondamentalement réductible à un simple phénomène technique, lui-même lié à la disponibilité du salarié vis-à-vis de l’employeur en matière d’organisation de la production. On reste, comme le souligne Salais que nous suivons ici de près  [49], dans la perspective d’une coordination instrumentale de personnes réduites — éventuellement avec leur consentement car elles y trouveraient intérêt — à des objets manipulables de l’extérieur. En ce sens, on peut dire que la passivité du salarié fait que l’entrepreneur peut user de son travail comme de n’importe quelle marchandise.

28 L’approche de Coase ne peut en aucun cas être considérée comme une théorie de la spécificité du rapport salarial puisque la relation salariale reste fondamentalement pensée comme une relation interindividuelle (elle ne relève pas d’un rapport social), contingente (elle peut ne pas être) et instrumentale (elle fait de l’acceptation de l’autorité une simple question technique). On peut dire qu’il n’y a pas de différence de nature entre l’allocation « marchande » et l’allocation « autoritaire » du travail, et donc pas de rupture dans l’homogénéité de la coordination économique : la distinction entre les deux modalités est secondaire et s’inscrit pleinement dans une perspective d’enrichissement du tandem choix rationnel/transactions volontaires, qui est au cœur de la théorie standard étendue.

2. 3. La figure ambiguë de l’entrepreneur

29 Si l’on accepte le cadre d’analyse coasien, il faut alors souligner que ce qui est expliqué c’est « pourquoi une force intégrante (l’entrepreneur) devrait être substituée à une autre (le système de prix)  [50] ». Mais rien n’est dit sur l’origine de cet « entrepreneur » en tant que figure ou statut économique spécifique et, en tout cas, différent de celui du salarié. Ou plus précisément, le texte mobilise implicitement une conception de l’entrepreneur que nous qualifierons de naturaliste  [51] : c’est celui qui « a » la capacité de diriger et qui, de fait, dirige. Cette capacité est reconnue par les « employés » sur le travail desquels l’entrepreneur n’exerce aucune domination puisque la relation salariale (relation de travail subordonnée d’employeur à employé) relève d’une relation d’autorité consentie, et donc s’épuise entièrement dans la pure interindividualité d’une délégation de pouvoir, d’une partie du pouvoir de l’employé sur « son travail » à la discrétion de l’employeur. Les lecteurs pressés — ou volontairement sélectifs — de l’article de Coase pourraient croire que notre interprétation déborde très largement les problèmes envisagés par ce texte. Là encore, qu’on nous permette de citer, longuement, un extrait souvent occulté dans les commentaires autorisés :

30

« Il reste à présent à déterminer si le concept d’entreprise qui a été développé correspond bien à la réalité. On peut mieux apprécier ce qui, en pratique, constitue une firme en étudiant la relation légale usuellement dénommée de “ maître à domestique ” ou “ d’employeur à employé ” — Coase précise en note la portée de cette analogie : “ le concept légal d’“ employeur ” à “ employé ” et le concept économique d’entreprise ne sont pas identiques, en ce qu’une entreprise peut impliquer un contrôle sur la propriété d’une autre personne [comprendre ici : sur ce qui appartient extérieurement à cette personne, et non pas bien sûr la personne elle-même] aussi bien que sur son travail. Mais la ressemblance entre ces deux concepts est suffisamment importante pour justifier l’examen du concept légal dans le cadre d’une estimation de la valeur du concept économique. »

31 Coase énumère alors les caractéristiques de cette relation.

32

« 1 - Le domestique a le devoir de rendre des services personnels au maître ou à d’autres pour le compte du maître, s’il en est autrement, le contrat est un contrat de vente de marchandise ou s’en rapproche. »
« 2 - Le maître doit avoir le droit de contrôler le travail du domestique, soit par lui-même, soit par un domestique ou un représentant. C’est le droit de contrôler ou d’intégrer, de pouvoir dire au domestique quand travailler, quel travail effectuer et de quelle façon (en fonction de la nature du travail) qui est la caractéristique réelle et dominante de cette relation, qui distingue le domestique d’un employé indépendant ou d’une personne engagée uniquement pour remettre à l’employeur les fruits de son travail. Dans ce dernier cas le contractant ou l’exécutant n’est pas sous le contrôle de l’employeur en ce qui concerne la réalisation du travail ou du service ; il doit concevoir et gérer son travail qui doit avoir le résultat qu’il s’est engagé à obtenir. »

33 C’est alors qu’arrive cette conclusion :

34

« Le fait de diriger est l’essence des concepts légaux d’“ employeurs ” et d’“ employés ”. Comme c’était le cas pour le concept économique développé auparavant.  [52] »

35 Avec Coase, l’analyse économique standard s’affronte au problème de l’existence de l’entreprise comme procédure de coordination autoritaire, non marchande. Elle rencontre ainsi la relation salariale dans sa spécificité, mais occulte son fondement structural en en renvoyant l’origine à un fait quasiment de nature dont il n’y a finalement aucune pertinence à rechercher des fondements réels. Ainsi n’est-il pas exagéré de dire que l’analyse de la relation salariale chez Coase repose sur une tautologie — l’entrepreneur est celui qui dirige, cette direction, dans la perspective théorique des transactions volontaires, étant bien sûr librement reconnue par les employés qui, pourrait-on dire en reprenant la boutade de Roger Frydman, ont « le goût du salariat  [53] ». C’est donc avec étonnement que l’on constate que Coase rejette, dans cet article toujours, la lecture psychologique ou comportementaliste de l’origine et du fonctionnement de la relation salariale telle que Knight l’expose dans Risk, Uncertainty and Profit  [54]. Coase n’ayant rien d’un holiste marxiste ou structuraliste, on aurait pu penser qu’une telle approche constituerait la solution explicative cohérente avec la posture de l’individualisme méthodologique dont il se réclame, c’est-à-dire avec le refus d’ancrer l’asymétrie salariale dans une structure macroéconomique ou dans un clivage sociétal.

36 Dans la section suivante, nous allons expliciter les arguments de Knight pour replacer ce problème dans son contexte théorique, et éclairer par là-même, sur ce point, la perspective de Coase.

3. Salariat et attitude devant l’incertitude – Frank Knight au-delà de Ronald Coase

3. 1. Économie et incertitude

37 On présente souvent Knight comme l’un des tout premiers économistes ayant mis l’accent sur la question de l’incertitude. Pour lui, l’introduction du problème de l’incertitude dans l’analyse économique est une nécessité dès lors qu’on reconnaît que l’incertitude est, de fait, constitutive de la vie économique en tant que telle : sans incertitude, on ne pourrait parler de vie économique, mais d’univers figé.

38

« With uncertainty absent, man’s energies are devoted altogether to doing things ; it is doubtful wither intelligence itself would exist in such a situation ; in a world so built that perfect knowledge was theoretically possible, it seems likely that all organic readjustments would become mechanical, all organisms automata. With uncertainty present, doing things, the actual execution of activity, becomes in a real sense a secondary part of life ; the primary problem or function is deciding what to do and how to do it.  [55] »

39 La définition de l’incertitude est un problème complexe qui n’a pas ici à être développé pour lui-même. Une définition négative, et désormais classique, est d’opposer risque à incertitude, ou mieux incertitude probabilisable et incertitude radicale. C’est de cette dernière que part Knight  [56] :

40

« The essential fact in that “ risk ” means in some cases a quantity susceptible of measurement […] We shall accordingly restrict the term “ uncertainty ” to cases of the non quantitative type.  [57] »

41 Comme le remarque P. Bouvier-Patron  [58] dont nous reprenons ici l’analyse, cette distinction conduit à un débat technique qui risque d’occulter l’essentiel, à savoir que cette opposition risque/incertitude ne se justifie que mise en relation avec la question centrale de Knight, celle de la réduction de l’incertitude, c’est-à-dire le processus de transformation de l’incertitude, imputable aux opinions et aux actes en tant qu’ils relèvent de la volonté (obscure, pour une part irréductible) d’agents autonomes, en termes de risques calculables.

42

« The fundamental fact of organized activity is the tendency to transform the uncertainties of human opinion and action in to measurable probabilities.  [59] »

43 L’incertitude est tout à la fois ce qui naît de l’action et ce que l’on rencontre dans l’action. On peut donc ainsi définir l’incertitude comme ce qui est lié intrinsèquement à l’acte d’évaluation d’une situation (non encore survenue ou pas encore accomplie) dans le but de prendre une décision pour agir. L’incertitude, et partant sa réduction, sont donc affaire de jugement. En ce sens et contre toute réduction purement mécaniste, l’économie est d’abord et avant tout une science humaine qui repose sur les comportements humains. Pour Knight, c’est une certaine activité mentale de l’homme qui permet d’appréhender le futur, d’interpréter et de spéculer pour accéder à une connaissance anticipée du futur. « We perceive the world before we react to it, and we react to not what we perceive, but always to what we infer  [60] ». Or, précisément, pour Knight, « men differ in their capacity by perception and inference to form correct judgements as to the future course of events in the environment  [61] ». La compétition dans la vie économique récompense alors ceux qui détiennent une belle aptitude et en font correctement usage. Cette capacité humaine étant par nature inégalement répartie dans la société, ses détenteurs sont tout naturellement désignés comme ceux qui vont être les décideurs dans la société, et donc aussi qui vont être les responsables, ceux qui vont assumer toutes les conséquences des décisions prises. Dans la vie économique, « essence of free enterprise is the concentration of responsibility in its two aspects of making decisions and taking the consequences of decisions  [62] ». Le statut d’entrepreneur n’est qu’une conséquence de l’état de décideur lié à la responsabilisation de ses actes. L’entrepreneur n’est qu’une espèce du genre décideur.

44 Dans ce cadre, le statut de décideur-entrepreneur ne relève pas, d’abord et de façon spécifique, de la détention d’une propriété, comme c’est le cas dans les traditions d’analyse marxistes, keynésiennes ou institutionnalistes. Il y a logiquement dissociation des fonctions de propriétaire et des fonctions de décideur-entrepreneur, et des revenus spécifiques qui s’y attachent  [63]. Ce n’est pas parce que le décideur-entrepreneur décide en incertitude qu’il est récompensé par l’obtention du profit, mais parce qu’il est capable d’évaluer une situation future mieux que les autres, en tout cas moins mal.

3. 2. Une théorie comportementaliste du rapport salarial

45 Nous pouvons enfin renouer ces différents fils et arriver au point critique qui nous intéresse. Pour en déduire une théorie du salariat, il faut articuler deux éléments. (1) L’asymétrie comportementale face à l’incertitude inhérente à l’activité économique et l’aptitude pratique à la réduction de cette dernière qui caractérise une catégorie d’agents, et (2) la prise en considération de la logique du surplus, de la nécessité pour une communauté humaine d’organiser l’activité économique pour augmenter les ressources.

46

« The amount of uncertainty may, however, be reduced in several ways […]. In the first place, we case increase our knowledge of the picture through scientific research and the accumulation of study of the necessary data. To do this involves cost, the expenditure of resources which must be drawn from other uses. Another way is the clubbing of uncertainties through large-scale organization of various forms. This operation also involves costs, and not merely in the sense of expenditure of resources. There is also to be considered the loss of individual freedom involved in any possible plan of organization, a loss for the great mass of persons affected, thought possibly a gain for a few who may secure widen powers and a large range of action from the concentration of authority.  [64] »

47 Des renoncements individuels sont donc requis pour que certains aient la possibilité d’organiser au mieux l’activité économique. Celui qui prend, parce qu’il en est naturellement capable, les décisions en univers incertain, va être l’employeur de ceux qui, large majorité, préfèrent jouir de la sécurité en se plaçant sous son contrôle. Cette délégation de pouvoir est un choix sur la base d’une contrainte comportementale différenciée, reconnue et assumée comme telle par chacune des deux grandes catégories d’agents économiques, pour ainsi dire, naturellement définies. Knight fait l’hypothèse que le décideur-entrepreneur cumule toutes les responsabilités : « We suppose that this individual combines all the managerial functions in his single person  [65] ». La prise de décision exige d’assumer le contrôle de l’entreprise. Mais au principe de responsabilité s’ajoutent d’autres éléments constitutifs de la légitimité de l’entrepreneur. D’abord, ce dernier est l’employeur et ceci requiert l’usage, consenti librement de part et d’autre, d’une relation d’autorité.

48

« With human nature as we know it, it would be impracticable or very unusual for one man to guarantee to another a definite result of the latter’s actions without being given power to direct his work.  [66] »

49 Ensuite, cette position de chef s’autorise d’une véritable compétence.

50

« The organization of industry depends on the fundamental fact that the intelligence of one person can be made to direct in a general way the routine manual and mental operations of others.  [67] »

51 Enfin, l’entrepreneur sait harmoniser les intérêts individuels au sein de l’organisation grâce à son charisme et la confiance que cela inspire, « the degree of confidence we feel in the value of the judgment of the autority  [68] ».

52 On peut replacer ce développement dans la perspective critique avec laquelle nous avons relu l’approche de Coase. Son attitude par rapport à l’incertitude et la problématisation de celle-ci chez Knight nous permettront d’expliciter sa conception de l’entrepreneur. « Sans l’existence d’une incertitude, il paraît improbable qu’une firme puisse apparaître.  [69] » La firme existe parce qu’elle apparaît comme la bonne réponse économique à l’existence de l’incertitude, alors que la coordination par le marché s’avère insatisfaisante. Mais la rationalisation, que nous avons examinée en section 2, en termes de coûts de transaction opère un glissement. À la figure du décideur-entrepreneur, on substitue celle, plus technique, d’une capacité organisationnelle chez Coase. Une explication simple de la décision de l’entrepreneur (par un calcul de coût de transaction) est privilégiée au détriment du jugement de prudence de l’entrepreneur de Knight en situation incertaine. Chez Coase, l’incertitude n’est pas radicale et elle est internalisée dans l’organisation désormais comprise comme nœuds de contrats incomplets assurant ainsi l’existence d’une capacité organisationnelle flexible et susceptible de permettre une adaptation aux changements — on sait tout l’avenir que connaîtra ce type d’approche dans le cadre de la « théorie standard étendue ». Ce que Coase n’accepte donc pas, c’est que la « nature de la firme » soit « incarnée » par l’entrepreneur, c’est-à-dire relève d’un privilège exclusif et personnel.

53 De cette opposition, deux figures du lien salarial se dégagent. Certes, elles relèvent toutes les deux d’un espace épistémologique qui fait la part belle aux rapports interindividuels et à la logique des transactions volontaires. Mais la position de Knight assume l’asymétrie entre entrepreneur-décideur et salariés, bien qu’elle reste, à l’évidence et pour nous, critiquable en ce qu’elle reconduit cette asymétrie à une différence… naturelle et individualisée, sans en rechercher les fondements dans les structures économiques constitutives des économies capitalistes modernes. Dans cette perspective, le salariat demeure un statut que l’on choisit, ou que l’on doit choisir en connaissance de cause et pour le plus grand bien de tous. La particularité de l’organisation, chez Knight, est qu’il s’agit d’un appendice contrôlé par le décideur-entrepreneur, de sorte que l’activité économique à l’intérieur de celle-ci dérive tout entièrement de celui-ci qui devient ainsi, pour prendre une métaphore naturaliste, le cerveau d’un organisme. À l’inverse, chez Coase, l’organisation de l’entreprise est considérée comme un collectif impersonnel, l’entrepreneur n’étant que le nom donné à un coordinateur technique. À la naturalisation psychologique de la relation salariale chez l’un (Knight) répond la technicisation de cette même relation chez l’autre (Coase), les deux marquant, dans ces analyses pourtant réputées hétérodoxes, une impossibilité de fond à rendre compte du rapport salarial à partir d’un clivage social. Est-ce que leur articulation peut dépasser cette impossibilité ? C’est sous cette perspective que nous allons évaluer l’apport de Simon à la compréhension du salariat.

4. Autorité et incertitude : Herbert A. Simon au-delà de Ronald Coase et de Frank Knight ?

4. 1. La relation d’autorité

54 Dans son article célèbre et souvent mobilisé par les critiques internes du paradigme dominant, Simon  [70] se propose de définir la relation salariale comme relation d’autorité. Comme le souligne justement Bénédicte Reynaud, l’intérêt de l’approche de Simon « est d’avoir effectué une synthèse formalisée des travaux de Knight et de Coase, en accordant une place à l’incertitude et aux coûts de transaction  [71] ». Simon montre qu’un contrat de travail sous relation d’autorité est, en situation d’incertitude sur la demande, économiquement plus efficace parce qu’il permet des décisions plus flexibles qu’un contrat de vente ordinaire qui spécifierait complètement le produit à livrer. Reprenons l’idée-force de sa démonstration. Simon postule un ensemble A prédéterminé d’actes de travail que le travailleur est à même d’effectuer. Il distingue deux cas. Dans le premier cas, le travailleur est un travailleur indépendant. Comme nous l’avons rappelé en section 1, cela signifie qu’il noue avec l’entreprise une relation marchande. À chaque acte spécifié de travail « a » — le travail étant ici considéré comme produit objectif et non comme activité subjective — est associé un prix p(a), a appartenant à A, l’ensemble des actes de travail. Cette procédure implique la signature d’un contrat de vente déterminant à l’avance les produits attendus du travail. Dans le second cas, le travailleur souscrit un contrat de travail. Dans ce contrat, l’entrepreneur et celui qui va précisément devenir « son » salarié définissent d’un commun accord un sous-ensemble d’actes de travail à l’intérieur d’un ensemble plus large et plus complet. En contrepartie d’un salaire déterminé à l’avance et connu, le salarié accepte, sur ce sous-ensemble d’actes de travail, l’autorité de l’entrepreneur. Cela signifie qu’il obéit efficacement à toute décision lui imposant de réaliser un acte déterminé dans ce sous-ensemble. Simon estime qu’un contrat de vente n’est viable que si aucune incertitude ne pèse sur les débouchés. Au contraire, le recours au contrat salarial est avantageux dans la mesure où il permet l’adaptation de l’activité de production à la demande. La sélection à discrétion de l’entrepreneur dans le sous-ensemble d’actes de travail est, en situation d’incertitude sur la demande, plus efficace car l’adaptation s’opère à l’instant où la demande se manifeste, au lieu de prévoir et de fixer, d’une manière irréversible, à l’avance, la stratégie de production. Il faut souligner que cette flexibilité suppose que le salarié accepte l’autorité de l’entrepreneur quant à l’organisation des tâches en échange d’un salaire garanti.

55

« On dira que W [le salarié] entre dans une relation de travail contractuelle avec B [l’entrepreneur] lorsque le premier convient d’accepter l’autorité du deuxième et que le deuxième convient de payer un salaire déterminé.  [72] »

56 Bénédicte Reynaud remarque fort justement que Simon définit la relation salariale par le contrat de travail au sens juridique, bien que, dans son article, il n’y fasse pas référence explicitement. La relation salariale se trouve finalement conceptualisée comme soumission volontaire, comme délégation de pouvoir délimitée et librement consentie par le travailleur salarié quant à l’usage de sa force de travail par l’entrepreneur. Le contrat de travail demeure certes un contrat complet, mais il n’est plus un contrat de vente comme un autre. La relation d’emploi se distingue d’une transaction marchande ordinaire en ce que l’employeur achète le droit de modifier ex post les tâches du travailleur dans le cadre de la relation d’autorité. Sans, bien sûr, que Simon ne l’indique, cette définition de la relation salariale réactive l’hypothèse marxienne selon laquelle l’objet de la transaction sur le marché du travail n’est pas le travail mais la force de travail, autrement dit la capacité de travail qui est propre au travailleur et qu’il met contractuellement à disposition de l’employeur pour un temps donné contre une rémunération. Ni Coase, ni même Knight ne s’étaient élevés à ce niveau de problématisation. Pour autant, cette réactivation reste partielle et ne conduit pas Simon à rompre radicalement avec le cadre standard en adoptant une posture institutionnaliste.

4. 2. Simon, encore un effort pour être… institutionnaliste !

57 Cette modélisation simonienne de la relation du travail a été souvent commentée et appelle plusieurs types de critiques. Nous allons nous concentrer sur celles qui ciblent le point de bascule entre cadre standard et perspective institutionnaliste.

58 Revenir sur les limites de la notion d’incertitude, comme le fait la critique interne développée par Olivier Favereau  [73], est sans doute nécessaire, mais pas suffisant. Dans sa modélisation de la relation d’autorité, Simon réduit l’incertitude à l’incertitude qui affecte la fonction de demande et concerne le prix de vente du produit fabriqué par le salarié (ou l’artisan) qui est revendu par le patron. La démonstration, en situation d’incertitude forte de ce type, du passage à la relation d’autorité est donc partielle :

59

« L’imperfection de l’information va bien au delà du prix de vente, le dénombrement des états de la nature est complet (les agents, salariés et patrons, sont des maximisateurs d’utilité espérée), et la discussion contractuelle est strictement interindividuelle (comme si une entreprise n’était qu’une collection de face à face bilatéraux).  [74] »

60 On reste dans le champ d’une problématique de l’incomplétude, laquelle, pour importante qu’elle puisse être dans le développement d’une analyse économique non standard  [75], n’est pas suffisante pour rendre compte de la spécificité de la relation salariale et marque sans doute les ambiguïtés de l’économie des conventions à rompre avec l’approche standard comme elle pourrait le faire si elle optait clairement pour une perspective macro-institutionelle conflictuelle  [76].

61 La critique externe, développée par R. Salais  [77], est plus intéressante qui se situe d’emblée à un niveau macroéconomique et dans une perspective institutionnaliste keynésienne. La prévision de la demande constitue le problème clé de l’entrepreneur keynésien. Simon propose une solution originale de ce problème avec la spécification du contrat de travail. Seulement, à y bien regarder, l’entrepreneur simonien ne prévoit rien : il produit à l’instant même où la demande se manifeste. La prévision est inutile si l’adaptation peut s’opérer par la flexibilité inhérente au contrat de travail tel qu’il le définit. R. Salais s’interroge alors sur la possibilité, en fait, de prédéfinir, d’un commun accord, l’ensemble des actes de travail possibles et d’en sélectionner un sous-ensemble. Assurément, la parenté avec la codification taylorienne est à relever, et, probablement, non fortuite. Or, le but d’une telle codification, subie par les travailleurs, est de rendre routinier le travail avec l’objectif de « s’approcher d’une fonction de production strictement technologique et à rendre le critère de productivité apparente du travail  [78] ». C’est à l’évidence maintenir une confusion entre une activité effective du travail, aussi standardisés peuvent en être ses différents moments, et le déroulement mécanique d’une fonction de production qui n’agence pas des hommes à mettre effectivement au travail, mais des objets. Le reproche décisif que fait R. Salais à la relation d’autorité de Simon est qu’« elle élimine l’incertitude sur la qualité du travail et sur l’effort  [79] », ce qui est au cœur de la distinction marxienne entre travail et force de travail. On reste ainsi, selon R. Salais, dans le domaine d’une coordination instrumentale de personnes réduites à des objets manipulables de l’extérieur — avec leur consentement, car suivant leur intérêt bien compris.

62 La critique précédente vise juste mais ne conduit pas encore à porter une critique vraiment radicale. Si l’on se réfère aux enjeux dégagés en section 1, il faut dire qu’elle reste uniquement dans le champ d’une problématique de l’incertitude — même si la perspective macroéconomique est un progrès — et ne s’intéresse pas vraiment à l’inégalité structurale de statut des agents. Parler simplement d’autorité n’est en soi pas suffisant. L’autorité, au cœur de la relation de travail modélisée par Simon, est entendue en un sens extrêmement affaibli. Elle est réduite à un simple mécanisme compensateur imposé par les imperfections du marché. Elle n’implique que l’exécution de certaines tâches sous la direction de l’entreprise. La relation salariale n’apparaît donc pas vraiment comme une relation asymétrique et hiérarchique, découlant elle-même d’un rapport social. Au contraire, c’est une relation entre agents contractants, en position parfaitement symétrique, et qui est définie par des obligations réciproques. L’autorité simonienne ne remet donc pas vraiment en cause le présupposé de l’homogénéité des agents économiques sur lequel fait fond le paradigme analytique marchand. Le travailleur passe de l’état de travailleur indépendant à celui de travailleur salarié, sans que son statut d’agent économique soit fondamentalement modifié : il reste un transactant volontaire. La prégnance du modèle marchand est également patente à un autre niveau : les actes de travail sont substantivés et font figure d’intrants dans la production au même titre que le capital. Le travail, saisi comme résultat et non comme capacité qu’il faut mobiliser, s’apparente à une marchandise identifiée par les participants à la relation d’emploi à l’aide d’une liste prédéterminée de tâches. R. Salais  [80] a raison de reprocher à Simon d’exclure l’incertitude inhérente à l’organisation du travail. L’autorité garantit l’efficacité de la production et des prises de décisions adaptées. Mais alors, et au-delà de la critique de R. Salais, il faut se demander si la distinction entre contrat de vente (travail indépendant) et contrat de travail (travail salarié) est encore pertinente dans ces conditions. Pourquoi ne pas envisager la possibilité de décisions flexibles par le biais du contrat de vente ? En effet, l’entrepreneur simonien pourrait fort bien décider, en fonction de la demande et par un commun accord avec le travailleur indépendant, des services de travail à exécuter ou des produits de travail à livrer. Qui plus est, si l’on entend, avec Simon, par autorité, le droit (convenu) de décision sur des tâches à accomplir, cette autorité peut elle-même faire l’objet d’une entente contractuelle dans le cas d’un contrat de vente. Bref, définir uniquement le contrat de travail par l’engagement du salarié à fournir une contribution productive en contrepartie d’une rémunération sans rapport avec le temps de travail (la soumission partielle telle que la définit le contrat juridique), c’est en faire une espèce du genre contrat de vente et non un autre genre de contrat.

Conclusion : Le rapport salarial comme institution

63 D’une façon générale, on voit que lorsqu’elle reste fondamentalement conçue d’un point de vue strictement contractuel, la relation d’autorité ne permet pas de mettre en évidence les spécificités de la relation salariale. Malgré les apparences, elle reste incapable de penser le clivage social qui est au cœur de chaque relation salariale. Ces différentes approches ne peuvent donc être vues comme les prémisses, plus ou moins bien reprises ou exploitées, d’une théorie qui hisserait la compréhension des tenants et aboutissants de la relation salariale au niveau d’une mobilisation du rapport salarial. Plus généralement, dans les analyses que nous venons d’examiner, et dans toutes celles qui — de la théorie standard étendue à la théorie non standard — vont s’en inspirer, force est de reconnaître que les caractéristiques les plus patentes et les plus structurantes de nos sociétés ne figurent que comme des résultats dérivés ou accessoires, produits de choix certes liés à des circonstances mais flottant dans une sorte d’apesanteur institutionnelle. Comme le remarque fort justement R. Frydman, ces problématisations sortent l’analyse économique de la tradition théorique de l’Économie politique — y compris la Critique de l’Économie politique — en écartant, « au profit d’attributs plus plastiques, les discussions qui portent sur le concept de salariat lui-même, qu’il soit associé à la distinction des types de travaux (productif ou non productif), à l’accumulation du capital, aux relations marchandes, à l’accès à la monnaie […] La notion de capitalisme n’est pas une donnée première dont procède l’analyse. Au mieux, elle spécifie une des alternatives issue d’une structure donnée qui est une économie naturelle d’échange entre individus rationnels  [81] ».

64 Le paradigme dominant en sciences économiques manque aujourd’hui d’une réflexion solide sur le cadre commun d’interaction des agents, autrement dit sur les structures et les institutions de l’économie réelle dont elle essaie de rendre compte. Il se contente d’une perspective instrumentale qui est insuffisante  [82]. La problématique de l’incertitude, de l’autorité, la mobilisation d’acteurs collectifs en lieu et place des homo economicus, développées notamment dans la théorie des conventions comme un contrepoids à l’individualisme méthodologique et qui possède assurément sa pertinence  [83], ne saurait pour autant remplir les fonctions théoriques fondamentales qui sont celles, par exemple, des concepts de classe et de rapport social, comme principe d’un clivage social inégal et antagonique et encore moins de la reproduction de ce clivage. Le propre d’un rapport social, c’est précisément qu’il socialise des individus en les faisant appartenir à un groupement en fonction de leur situation commune dans ce rapport vis-à-vis des autres qui sont à son pôle opposé et non en fonction de telle ou telle caractéristique individuelle contingente. Un rapport social, s’il finit toujours par se traduire au niveau du vécu, comme un lien interpersonnel, par une relation entre deux êtres humains, s’en distingue radicalement par le fait qu’il est commun à un ensemble d’individus, à une société que, par là-même, il structure.

65

« Un rapport social, contrairement à une relation interpersonnelle, est donc une structure. À ce titre, la chose tiers […] par laquelle le posé et l’opposé dans la relation sont mis en rapport leur est extérieure.  [84] »

66 Bien sûr, la permanence d’une telle structure implique sa consolidation en institution, un rapport social viable étant nécessairement objectivé.

67 Derrière cette perspective « hétérodoxe » et par rapport à l’approche standard et standard étendue, il y a une différence radicale de conception et de statut épistémologique de ce qu’est une institution. Les institutions comme la monnaie, la marchandise et le salariat sont en tant que telles constitutives de la construction moderne de l’économie en tant qu’économie capitaliste  [85]. Elles ne doivent pas être considérées comme les simples résultats d’une interaction individuelle, comme si à chaque fois qu’il y avait transaction entre agents, se trouvaient ré-inventées, ré-instituées… les institutions qui qualifient ces agents comme agent-marchand, agent-salarié ou agent-capitaliste. Leur explicitation doit s’émanciper de l’illusion constructiviste propre à l’individualisme méthodologique qui mobilise la fiction contestable de la table rase du social, et auquel précisément échappe le caractère à proprement parler instituant de ces deux institutions et le rapport social qu’elles mobilisent, actualisent et font fonctionner. Ce niveau « institutionnaliste »  [86] irréductible marque évidemment une rupture forte avec ce qui est aujourd’hui devenu l’alpha et l’oméga de la théorisation en économie, la « recherche de micro-fondements » sur la base d’une axiomatique à prétention universelle, celle de la rationalité instrumentale (éventuellement stratégique) de l’homo economicus. La théorie néoclassique, en particulier « standard étendue », ne confère jamais explicitement de caractère instituant aux institutions. Les institutions sont l’explanandum et jamais l’explanans. Ce que dit l’hétérodoxie institutionnaliste, c’est qu’il faut distinguer, d’une part, l’efficace d’une institution (par exemple, le rapport salarial qui institue deux catégories asymétriques d’agents économiques) et, d’autre part, la genèse d’une institution (par exemple, la violence des expropriations propre à « l’accumulation primitive » fondateur du rapport salarial, si l’on reprend l’explication de Marx  [87]. Pour l’hétérodoxie, si les institutions ne sont pas les créations prométhéennes et contemporaines des agents dans leur action, pour autant elles ne tombent pas du ciel. À la grande différence de l’orthodoxie, la théorie de la genèse des institutions n’est pas à proprement parler purement « économique »  [88] ; elle relève aussi d’autres sciences sociales (l’histoire, les sciences politiques, l’anthropologie, etc.) et appelle donc une posture véritablement pluridisciplinaire. S’agissant d’une théorie du rapport salarial et au terme de notre déconstruction des contributions de Coase, Knight et Simon, on peut dire que la mobilisation de la notion d’autorité n’est assurément pas le bras de levier susceptible de porter une telle posture. Bien au contraire, en elle-même (c’est-à-dire sans adossement explicite à une approche structurale et institutionnaliste), cette notion est analytiquement trop faible, elle ne peut donner lieu à aucune « rupture épistémologique » et du coup reste facilement ré-intégrable par le mainstream. Dans la Formation de l’esprit scientifique, Bachelard a, en substance, cette métaphore parlante : on peut perfectionner tant qu’on voudra la bougie, on n’inventera jamais la lampe électrique.

Notes

  • [1]
    Roger Guesnerie, L’économie de marché, Paris, Flammarion, 1996, p. 29.
  • [2]
    Pierre Bourdieu, Sur l’État. Cours au Collège de France 1989-1992, Raisons d’agir, Paris, Le Seuil, 2012, p. 149.
  • [3]
    Ronald Coase, « The Nature of the Firm », Economica, vol. NS4, 1937, p. 386-405 (traduit en français : « La nature de la firme », Revue française d’économie, 1987, vol. 2, n° 1, p. 133-163).
  • [4]
    Herbert A. Simon, « A Forma Theory of Empoyment Relationship », Econometrica, vol. 19, 1951, n° 3, p. 293-305.
  • [5]
    Olivier Garnier, « La théorie néoclassique face au contrat de travail : la “ main invisible ” à la poignée de main invisible », in Robert Salais et Laurent Thévenot (éds.), Le travail : marchés, règles, conventions, Paris, Insee-Economica, 1986 ; Christian Bessy et François Eymard-Duvernay, « Les économistes et les juristes face à la relation de travail dans l’entreprise », Revue d’économie politique, 105 (6), novembre-décembre 1995, p. 937-964 ; Bernard Baudry et Bruno Tinel, « Une analyse théorique des fondements et du fonctionnement de la relation d’autorité intrafirme », Revue économique, n° 2, mars 2005, p. 229-252.
  • [6]
    Laure Bazzoli, Thierry Kirat et Marie-Claire Villeval, « Contrats et institutions dans la relation salariale : pour un renouveau institutionnaliste », Travail et Emploi, n° 58, 1994, p. 94-109 ; Bruno Tinel, « Hiérarchie et pouvoir en microéconomie : histoire d’un dialogue houleux entre le courant radical et le mainstream », Économies et Sociétés - Série Histoire de la pensée économique, n° 32, 2002, p. 1789-1821.
  • [7]
    Au sens de Olivier Favereau (in « Marchés internes, marchés externes », Revue économique, n° 3, mars 1989, p. 273-328). L’édifice néoclassique comporte deux piliers : l’hypothèse comportementale d’une rationalité parfaite et l’hypothèse d’information parfaite sur les marchés, le système de prix géré par le commissaire-priseur incorporant toute l’information nécessaire au calcul d’espérance d’utilité des agents. La théorie standard étendue se recentre sur des transactions interindividuelles, conserve l’individualisme méthodologique, mais place les agents dans un univers cognitif imparfait, le domaine de validité du modèle néoclassique étant alors redéfini comme celui d’un monde sans imperfections informationnelles. Cette « nouvelle microéconomie » (Pierre Cahuc, La nouvelle macroéconomie, Paris, La Découverte, 1993) développe tantôt les aspects asymétrie d’information, tantôt l’aspect incertitude. Parfois, l’hypothèse de rationalité parfaite est même abandonnée au profit d’une rationalité limitée (cf. Herbert A. Simon, « A Forma Theory of Empoyment Relationship », op. cit.), ce que Favereau qualifie de théorie non standard.
  • [8]
    « Ordinaire », ne signifie pas que l’échange marchand soit mécanique et aille de soi, bien au contraire comme nous l’ont appris les travaux de l’économie des conventions et de la sociologie économique des marchés.
  • [9]
    Anne Perrot, Les nouvelles théories du marché du travail, Paris, La Découverte, 1992.
  • [10]
    Gérard Charreaux, « La théorie positive de l’agence : une synthèse de la littérature », in Gérard Charreaux et al. (éds.), De nouvelles théories pour gérer l’entreprise, Paris, Economica, 1987, p. 19-55.
  • [11]
    Armen A. Alchian et Harold Demsetz, « Production, information costs, and economic organization », American Economic Review, vol. 62 (5), 1972, p. 777-795.
  • [12]
    Oliver E. Williamson, Markets and Hierarchies, The Free Press, New York, 1975.
  • [13]
    Michael C. Jensen and William H. Meckling, « Rights and production functions : an application to labor-managed firms and codetermination », Journal of business, 1979, 52 (4).
  • [14]
    Notamment : Olivier Favereau, « Marchés internes, marchés externes », op. cit. ; Robert Salais, « L’analyse économique des conventions de travail », Revue économique, n° 3, mars 1989, p. 199-240 ; Bénédicte Reynaud, « Le contrat de travail dans le paradigme standard », Revue française d’économie, n° 4, automne 1988, p. 157-194 ; François Eymard-Duvernay, Économie politique de l’entreprise, La Découverte, Paris, 2004.
  • [15]
    Olivier Favereau, « Marchés internes, marchés externes », op. cit.
  • [16]
    Laurent Cordonnier, Pas de pitié pour les gueux !, Liber, Raisons d’agir, 2000.
  • [17]
    Jacques Bidet, Théorie générale. Théorie du droit, de l’économie et de la politique, Paris, PUF, 1999 ; Liem Hoang-Ngoc, « Une critique de l’économie politique néo-institutionaliste du contrat de travail », Cahiers d’économie politique, 1998, n° 33, p. 81-106.
  • [18]
    Nicolas Postel, « Le pluralisme est mort, vive le pluralisme ! », L’Économie politique, 2011, n° 50.
  • [19]
    Armen A. Alchian et Harold Demsetz, « Production, information costs and economic organization », op. cit., p. 777.
  • [20]
    Liem Hoang-Ngoc, « Une critique de l’économie politique néo-institutionaliste du contrat de travail », op. cit.
  • [21]
    Michel De Vroey, « Méthodologie classique et post-classique », L’Actualité économique. Revue d’analyse économique, 1992, vol. 68, p. 647-664.
  • [22]
    À l’exception des approches radicales pour l’essentiel héritières de la problématique de Marx : Bruno Lautier et Ramon Tortajada, École, force de travail et salariat, Paris, Maspéro, 1982 ; Michel De Vroey, « La théorie du salaire chez Marx. Une critique hétérodoxe », Revue économique, vol. 36, n° 3, mai 1985, p. 451-480 ; Richard Sobel, « La définition de la force de travail, pièce manquante de la théorie de la régulation ? », Économies et Sociétés, Série Socio-économie du travail, AB, 2009, n° 31, p. 1379-1411.
  • [23]
    Karl Marx, Le Capital, Œuvres, Économie (II), « La Pléiade », Gallimard, 1968, p. 509.
  • [24]
    Robert Salais, « L’analyse économique des conventions de travail », op. cit.
  • [25]
    À la limite, le seul « objet » concevable serait la personne elle-même du salarié, mais alors il ne s’agirait plus de salariat, mais d’esclavage (cf. Yann Mouliner Boutang, De l’esclavage au salariat. Économie historique du salariat bridé, PUF, Paris, 1999), forme sociale de mise au travail incompatible avec les fondements juridico-politiques de nos sociétés à État de droit.
  • [26]
    Ici entendue au sens large de toute forme organisationnelle ou représentative du pou­voir économique dans l’entreprise.
  • [27]
    « Ce qui caractérise le contrat de travail, c’est que le salarié ne se borne pas à promettre l’exécution d’un travail ou la fourniture d’un service, ce que peuvent faire aussi des travailleurs indépendants, mais qu’il se place sous l’autorité de l’employeur pour l’exécution du travail » (in Jean Rivero et Jean Savatier, Droit du travail, Paris, PUF, 1981, p. 80). Dès lors, ce qui spécifie un contrat d’entreprise, « c’est qu’il est passé par un travailleur indépendant qui conserve sa liberté dans l’exécution de son travail, et assume les risques économiques de son activité » (ibidem, p. 85), tandis que, dans le contrat de travail, « ayant la direction du travail, l’employeur en a, corrélativement, le profit et les risques » (ibid., p. 81).
  • [28]
    Bien sûr, le travail formellement indépendant peut en fait donner lieu à des formes de dépendance économique très développées ; notamment à l’occasion de relations de sous-traitance orchestrées par un donneur d’ordre, un volant de travail indépendant se trouve mobilisé en bout de chaîne, volant sur lequel pèse in fine l’ensemble des contraintes. Mais, sur le principe, cela ne change rien au traitement théorique de la spécificité du salariat.
  • [29]
    Thomas Coutrot, L’entreprise néolibérale, nouvelle utopie du capitalisme ?, Paris, La Découverte, 1995.
  • [30]
    Carlo Benetti et Jean Cartelier, Marchands, salariat et capitalistes, La Découverte, 1980.
  • [31]
    Bénédicte Reynaud, « Le contrat de travail dans le paradigme standard », op. cit.
  • [32]
    Anne Perrot, Les nouvelles théories du marché du travail, op. cit.
  • [33]
    Olivier Favereau, « Marchés internes, marchés externes », op. cit.
  • [34]
    Pierre Cahuc, La nouvelle macroéconomie, op. cit.
  • [35]
    Laurent Cordonnier, Pas de pitié pour les gueux !, op. cit.
  • [36]
    Ibidem, p. 9.
  • [37]
    Ronald Coase, « La nature de la firme », op. cit.
  • [38]
    Claude Ménard, L’économie des organisations, La Découverte, Paris, 1990.
  • [39]
    Ronald Coase, « La nature de la firme », op. cit., p. 135.
  • [40]
    Ibidem, p. 134.
  • [41]
    Ibid., p. 135-136.
  • [42]
    Ibid, p. 136.
  • [43]
    Ibid., p. 136.
  • [44]
    Ibid., p. 141.
  • [45]
    Au sens des catégories de la logique classique (Aristote) : est dit contingent ce qui pourrait ne pas être, à la différence du nécessaire, qui, précisément, ne peut pas ne pas être.
  • [46]
    Ronald Coase, « La nature de la firme », op. cit., p. 143.
  • [47]
    Ibidem, p. 141.
  • [48]
    Ibid., p. 141.
  • [49]
    Robert Salais, « L’analyse économique des conventions de travail », op. cit.
  • [50]
    Ronald Coase, « La nature de la firme », op. cit., p. 149.
  • [51]
    Par naturalisme, nous entendons l’opération idéologique qui consiste à faire passer un phénomène social-historique pour un phénomène naturel, c’est-à-dire l’opération qui consiste à en faire disparaître le caractère de construction contingente à une société et à une histoire. L’économisme est une forme de naturalisme qui concerne cette catégorie de faits socio-historiques que sont les faits économiques. La convocation de données « psychologiques » est une forme répandue du naturalisme en science économique ; elle a de beaux jours devant elle avec la collaboration accrue entre neurosciences et économie néoclassique.
  • [52]
    Ronald Coase, « La nature de la firme », op. cit., p. 155-156.
  • [53]
    Roger Frydman, « Le territoire de l’économiste. Marché et société marchande », Revue économique, n° 1, janvier 1992, p. 5-30.
  • [54]
    Frank Knight, Risk, Uncertainty and Profit, Boston, MA : Hart, Schaffner & Marx ; Houghton Mifflin Co., 1921.
  • [55]
    Ibidem, p. 268.
  • [56]
    La reconnaissance de l’incertitude radicale constitue un clivage important en théorie économique (cf. Olivier Favereau, « L’incertain dans la révolution keynésienne : l’hypo­thèse Wittgenstein », Économies et Sociétés – Série HPE, 1985, n° 3, p. 29-72). Cette incertitude radicale ne peut provenir d’une obscurité intrinsèque au temps (au sens de temps objectif qui constitue le fond sur lequel les événements de la nature sont probabilisables, c’est-à-dire le temps spatial et non le temps subjectif, la durée bergsonnienne, temps vécu singulièrement en chacun et incommensurable à celui de l’autre), mais du monde humain et de l’impossibilité de comprendre l’autre comme on se comprend soi-même.
  • [57]
    Frank Knight, Risk, Uncertainty and Profit, op. cit., p. 19.
  • [58]
    Paul Bouvier-Patron, « La question de la réduction d’incertitude chez F. Knight », L’actualité économique. Revue d’analyse économique, vol. 72, n° 4, décembre 1996, p. 397-415.
  • [59]
    Ibidem, p. 311.
  • [60]
    Ibid., p. 101.
  • [61]
    Ibid., p. 336.
  • [62]
    Ibid., p. 349.
  • [63]
    En fait, il se peut que ces deux fonctions soient confondues. Mais il n’en reste pas moins que le revenu que touchera le décideur-entrepreneur du fait d’un droit de propriété, d’une part (la rente), et celui qu’il touchera ex post en tant que récompense de la bonne évaluation de la situation du futur qu’il aura réalisée ex ante, d’autre part (le profit), sont des revenus de nature distincte.
  • [64]
    Frank Knight, Risk, Uncertainty and Profit, op. cit., p. 347.
  • [65]
    Ibidem, p. 297.
  • [66]
    Ibid., p. 270.
  • [67]
    Ibid., p. 269.
  • [68]
    Ibid., p. 288.
  • [69]
    Ronald Coase, « La nature de la firme », op. cit., p. 142.
  • [70]
    Herbert A. Simon, « A Forma Theory of Empoyment Relationship », op. cit.
  • [71]
    Bénédicte Reynaud, « Le contrat de travail dans le paradigme standard », op. cit., p. 172-173.
  • [72]
    Herbert A. Simon, « A Forma Theory of Empoyment Relationship », op. cit., p. 294.
  • [73]
    Olivier Favereau, « Marchés internes, marchés externes », op. cit.
  • [74]
    Ibidem, p. 297. Notons au passage que, dans sa propre perspective de modélisation de la relation de travail comme participation à un « dispositif cognitif collectif » (Olivier Favereau, « Règle, organisation et apprentissage collectif : un paradigme non standard pour trois théories hétérodoxes », in André Orléan (dir.), Analyse économique des conventions, Paris, PUF, 1994, p. 113-137), O. Favereau retient du modèle de Simon « l’intuition » qui selon lui l’anime, à savoir que le contrat de travail présente des traits sui generis parce qu’il s’agit de ménager des possibilités d’apprentissage et qu’il faut donc organiser la flexibilité.
  • [75]
    Olivier Favereau, « L’incomplétude n’est pas le problème, c’est la solution », in Bénédicte Reynaud (dir.), Les limites de la rationalité, Tome 2 : Les figures du collectif, Paris, La Découverte, 1997, p. 217-233.
  • [76]
    Pour plus de développement sur ce point, cf. Jacques Bidet, « Institutionnalisme et théorie des conventions dans leurs rapports avec la problématique marxienne », Actuel Marx, n° 17, 1995, p. 115-136.
  • [77]
    Robert Salais, « L’analyse économique des conventions de travail », op. cit.
  • [78]
    Ibidem, p. 205.
  • [79]
    Ibid., p. 206.
  • [80]
    Robert Salais, « L’analyse économique des conventions de travail », op. cit.
  • [81]
    Roger Frydman, « Représentations de la société marchande et démarches de l’économiste : le cas des néoinstitutionnalistes », Cahiers d’Économie politique, 1998, n° 33, p. 57-79, p. 69.
  • [82]
    Nicolas Postel, Les règles dans la pensée économique, Paris, CNRS Éditions, 2003.
  • [83]
    Pour faire le lien entre le rapport salarial et l’individu comme travailleur salarié, il semble que les notions de convention d’obéissance (cf. Pierre Dockès, Pouvoir et autorité en économie, Paris, Economica, 2000) ou de convention d’autorité (cf. Bernard Baudry et Hervé Charmettant, « La relation d’autorité employeur-employé. Une approche conventionnaliste », Revue économique, 2007, n° 5, p. 1011-1033) soient des pistes prometteuses. Si elles sont plus pertinentes que les notions instrumentales de la microéconomie, pas plus que ces dernières elles ne sauraient se hisser à un niveau structurel de compréhension du salariat.
  • [84]
    Bruno Theret, Régimes économiques de l’ordre politique, Paris, PUF, 1992, p. 36.
  • [85]
    Bernard Billaudot, L’ordre économique de la société moderne, L’Harmattan, Paris, 1996.
  • [86]
    Au sens large de prise en compte d’un niveau irréductible d’institution « instituante », pas au sens de la tradition d’analyse économique du même nom (cf. Bernard Chavance, L’économie institutionnaliste, Paris, La Découverte, « Repères », 2007).
  • [87]
    Étienne Balibar, « Sur les concepts fondamentaux du matérialisme historique », in Lire le Capital II (Louis Althusser et al.), « Petite Collection Maspero », Paris, 1980 [1965], p. 79-226.
  • [88]
    Il faut se déprendre du jeu de mots permanent dans lequel nous engage la théorie néoclassique par son usage du terme « économique » (cf. Nicolas Postel et Richard Sobel, « Économie et rationalité : apports et limites de l’approche polanyienne », Cahiers d’Économie politique, n° 54, premier semestre 2008, p. 121-148). Ce terme désigne soit un domaine de la vie sociale (l’économique comme ensemble des actes et institutions concourant, en tout lieu et en tout temps mais sous des formes sociales-historiques spécifiques, à la production-distribution-consommation des ressources nécessaires à la vie individuelle et collective, définition « substantive » pour Karl Polanyi), soit un comportement (celui de l’« économe », qui veut le plus par le moins, figure anthropologique hypostasié en « homo economicus », définition formelle de Karl Polanyi). Ce que le courant standard appelle « analyse économique » se situe tout entier du côté de la définition formelle.
Français

Le concept d’autorité a été introduit par Ronald Coase et par Herbert A. Simon dans le champ de l’analyse économique standard de la relation salariale. Il fait fond sur une problématique d’incertitude radicale telle qu’on la trouve initiée chez Frank Knight. Nous allons montrer que mobiliser, sans fondements structuraux et en restant dans l’univers interindividuel des transactions volontaires, la notion d’autorité ne peut donner lieu à une conceptualisation pertinente des enjeux du salariat dans les sociétés capitalistes, voire peut constituer un contre-feu pour occulter le rapport social inégalitaire entre employeur et employé. De sorte que la nouvelle micro-économie qui en découle ne sait pas vraiment quoi faire de cette notion et finit toujours par rabattre la conceptualisation de la relation salariale sur le paradigme marchand, ce qui n’est pas sans effets de pouvoir symbolique dans les débats publics sur l’économie.

Richard Sobel
Faculté des Sciences éconmiques et sociales de Lille 1
Clersé (UMR 8019 - CNRS)
Mis en ligne sur Cairn.info le 06/06/2014
https://doi.org/10.3917/lhs.191.0013
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Association pour la Recherche de Synthèse en Sciences Humaines (ARSSH) © Association pour la Recherche de Synthèse en Sciences Humaines (ARSSH). Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
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