CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Marqué par des processus contradictoires et des logiques antagoniques, le présent, dans toutes les sociétés, pose problème aux catégorisations des sciences sociales, au point que d’aucuns seraient tentés de renoncer à des efforts catégoriels au profit d’essais plus littéraires et de recherches d’écriture. De tels dilemmes surgissent un peu partout dans les laboratoires et les commissions scientifiques comme dans les comités éditoriaux des revues où s’affrontent des positions apparemment irréconciliables prenant comme objet l’équivalence des styles en regard de l’interprétation des phénomènes, ou, au contraire, leur différence irréductible et, par là même, leur singularité et leur potentielle hiérarchisation. Ce numéro de L’homme et la société se confronte de façon directe à ces enjeux de catégorisation dans les espaces urbains, les champs du travail, les constructions économiques, les productions d’identités et de statuts. Il s’ouvre par une critique rigoureuse des notions de marché et de rapport salarial dans l’histoire de la pensée économique contemporaine. La focalisation sur le thème de l’autorité met en lumière une série de failles qui éclairent les distinctions entre disciplines, en particulier entre économie et anthropologie : d’un côté s’est imposée l’évidence conceptuelle que le marché fonctionnerait entre des agents libres et égaux, de l’autre des observations dans de multiples contextes sociaux, culturels, politiques divers conduiraient à postuler que des rapports de domination imaginaire et symbolique innervent et nourrissent l’ensemble des marchés enchevêtrés, inséparables, idéels et matériels. Que le travail soit ou ne soit pas une marchandise comme les autres est au centre des dynamiques actuelles de globalisation, qui conduisent à déplacer en permanence les investissements productifs vers la recherche du coût le plus bas de la force de travail. Qu’il s’agisse du Bangladesh — qui défraie la chronique en 2013 avec l’effondrement à Dhaka d’un immeuble sur les ouvrières textiles, faisant plus de 1 000 morts — ou des pays concurrents de l’Inde et du Vietnam, les mécanismes se révèlent dans leur nature les mêmes que dans les sociétés démocratiques d’ancienne industrialisation, comme la France. Dans tous les cas, les appareils syndicaux — forgés dans des périodes où la pérennisation de la main-d’œuvre, sa formation, sa qualification, sa fidélisation étaient des atouts productifs — sont en décalage insigne avec les groupes précaires. Si les conditions de travail ne sont certes pas identiques entre une ouvrière bangladeshie d’une usine de sous-traitance et un employé précaire au ministère de la Culture en France, l’un comme l’autre sont amenés à scruter qui les défendra potentiellement. Prenant acte de la place essentielle du travail dans les configurations capitalistes présentes — alors même qu’elle est déniée par les conceptions qui hégémonisent marchés et finance —, cette nouvelle livraison de L’homme et la société invite dans le même moment le lecteur à se pencher sur les champs sociaux urbains marqués par la dissolution progressive des institutions publiques et l’emphase sur délinquances et violences. Plusieurs questions se télescopent devant un phénomène oxymorique du monde global, pas assez remarqué et analysé : plus le marché du travail se dérégule, « s’informalise », plus le marché du logement dans les grandes mégalopoles — de Delhi à Paris — se formalise, augmentant la vitesse des exclusions et des marginalisations dans des périphéries stigmatisantes. Dans ce contexte, quel espoir de transformation sociale placer dans les mouvements contestataires et alternatifs urbains ? In fine, les recherches urbaines ne participent-elles pas à la conservation des situations, des clivages et à l’enfermement des intellectuels dans un ghetto sans effet social ? Un retour sur Lefebvre poursuit ici les réflexions menées dans le n° 185-186 de la revue consacré au sociologue, sous le titre « Une pensée devenue monde ». L’examen sociohistorique d’un ancien quartier ouvrier de la banlieue parisienne donne corps à ces interprétations en rappelant avec précision que les pratiques dites et construites comme délinquantes sont consubstantielles aux « milieux populaires », hier à l’époque d’une « classe ouvrière exaltée », comme aujourd’hui, où le chômage des jeunes ne cesse de croître avec les accusations portées contre ceux qu’on identifie à des territoires du négatif dont les dénominations varient selon les moments : quartiers, banlieues, cités, etc. Corollairement sont soulignées, dans un autre quartier, parisien et intégré aux politiques prioritaires de la ville, les conséquences de transferts et de substitutions de compétences et de charges en direction des associations de quartier : logiques clientélistes, actions néophilanthropiques, néopaternalistes, sur le modèle, doit-on ajouter, des pratiques des ONG internationales prenant pour cible les populations les plus démunies du monde global. Un recul bénéfique face aux tentations actuelles d’explications « racialisantes » des phénomènes de ségrégation urbaine est enfin offert par une invite au lecteur à se déplacer vers les USA où la prégnance d’une « obsession de la race » perdure.

2 En portant le regard sur quelques enjeux épistémologiques et catégoriels particulièrement significatifs dans la période présente, ce numéro de L’homme et la société enjoint finalement à plus de ruptures que de continuités dans les sciences sociales. Ainsi s’inscrit-il dans une perspective attentive aux nouvelles formes d’action politique ; celles-ci mettent en scène des modes d’autoconvocation numérique et débouchent sur des manifestations concrètes de type inédit, telles les Femen qui — des pays arabes à la Chine — font symptôme et modèle, ou encore ces femmes qui, à la venue du pape au Brésil en juillet 2013, ont lancé le slogan pro-avortement provocateur « retire ta croix de mon utérus ».

3 Force est de ne pas tomber dans le piège nostalgique de la fin du politique, selon des appareils de type léniniste et de croire à des signes post- ou proto-politiques. La période présente se dévoile pleinement politique, prenant au pied de la lettre « que faire ? » dans les différents champs sociaux et idéologiques.

Monique Selim
CESSMA
Centre d’études en sciences sociales sur les mondes africains, américains et asiatiques
UMR 245 Université Paris Diderot/INALCO/IRD
Mis en ligne sur Cairn.info le 06/06/2014
https://doi.org/10.3917/lhs.191.0009
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Association pour la Recherche de Synthèse en Sciences Humaines (ARSSH) © Association pour la Recherche de Synthèse en Sciences Humaines (ARSSH). Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...