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La souveraineté a toujours existé sous une forme ou une autre, mais la souveraineté nationale est une notion relativement récente. L’Antiquité classique était organisée autour de cités qui, seules, étaient souveraines dans le sens actuel du terme. L’expression Senatus populusque romanus (le Sénat et le peuple romain, SPQR) exprimait avec force cette réalité. Les cités grecques concluaient entre elles toutau plus des alliances, des ligues, en théorie et en pratiques révocables, même si l’Athènes de Périclès se montrait de plus en plus prépotence. L’Empire romain était en droit une alliance de cités, « amies du Peuple romain », alliance dirigée par Rome.

1Certes venait se superposer l’Imperium, exercé par l’empereur sur les provinces plus récemment acquises, dites « provinces impériales », et par le Sénat sur les provinces plus anciennes, dites « sénatoriales ». Mais l’Imperium, en tout cas avant l’évolution centralisatrice commencée au IIIe siècle, est un pouvoir de nature militaire, à fondement religieux, qui ne concerne pas directement la vie propre des cités, mais la défense de l’Empire dans son ensemble. Les fonctions souveraines, justice, législation, sont exercées à Rome par les magistrats, dont l’empereur, qui cumule un certain nombre de magistratures. L’extension à l’Empire se fait progressivement, par l’octroi du « droit latin », ou de la citoyenneté romaine à des cités ou à des individus. La meilleure analogie est celle de l‘Empire britannique.

2Au Moyen Âge l’empereur germanique reprend en fait l’Imperium, mais enserré dans la nouvelle organisation féodale de l’Europe. Le résultat est une hiérarchie de souverainetés limitées, seul l’empereur est pleinement souverain, mais dans un ensemble que l’on pourrait qualifier de souverainetés limitées et partagées. Mais à Bouvines en 1214 Philippe Auguste bat les forces du Saint-Empire et se proclame « empereur en son Royaume ». C’est le début d’un mouvement qui aboutira en fait en 1789 à la proclamation de la souveraineté nationale dans son sens moderne, à travers les réflexions de nombreux juristes et philosophes, comme Jean Bodin, Hobbes, Locke.

3Mais au niveau européen les choses furent plus complexes. Ce n’est qu’avec les traités de Westphalie de 1648 que le lien théorique de subordination à l’empereur fut aboli : les huit puissances signataires devenaient souveraines au sens moderne du terme. Cependant, et ce jusqu’au traité de Versailles en 1919,à travers le congrès de Vienne qui codifia les bases du système européen classique (« Concert européen »), on distinguait les grandes puissances, qui avaient vocation à gérer ensemble les affaires européennes, et les petites puissances, ou « puissances à intérêts limités », qui étaient invitées à les suivre. Ce schéma fut reproduit par la diplomatie européenne lors de tous les congrès ou conférences internationales du XIXe siècle : les Grandes puissances donnaient le ton, les petites étaient priées de suivre. Même la conférence de Paris en 1919 distinguait entre les « principales puissances » et les « puissances à intérêts limités ».

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4Ceci dit le Concert européen n’était pas une jungle : un corpus de droit international s’était progressivement constitué, en fonction des nécessités liées aux échanges maritimes et commerciaux en Méditerranée, à partir du Moyen-Âge. Le droit maritime a été ainsi l’ancêtre du droit international, qui s’est considérablement développé à partir du XVIIe siècle (Grotius) et a connu une apogée au XIXe siècle, jusqu’à la création du Tribunal international de La Haye en 1907. Mais il n’était pas question de remettre en cause les souverainetés nationales, et ce droit restait de nature contractuelle.

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Partout dans le monde, la souveraineté nationale des États reste la base du système international

6Cependant l’égalité des États, l’une des bases de la notion moderne de souveraineté, ne fut reconnue qu’au traité de Versailles (article 10). Mais cette égalité fut rapidement remise en cause : le Troisième Reich théorisa et organisa une hiérarchie des États au sein du « Grand espace européen », conduit par le Reich Grand allemand (le juriste Carl Schmitt en établit la doctrine juridique).

7Après 1945 on constate une évolution divergente. Hors d’Europe, la décolonisation aboutit à la multiplication d’États dont l’indépendance et l’égalité juridique ainsi que la souveraineté étaient garanties par l’ONU. La charte des Nations unies reprenait et renforçait même les stipulations de 1919 sur ce point. Certes, en 2005,dans le cadre du chapitre VII de la Charte et en fonction de la théorie du « devoir de protéger », certaines restrictions à la souveraineté intérieure des États en crise ou faillis, au nom des droits de l’homme, furent admises. Mais les conséquences de l’intervention en Libye en 2011 et l’évolution actuelle du système international paraissent avoir entraîné un net recul de cette tendance : hors d’Europe,et malgré les progrès (lents) des juridictions internationales, la souveraineté nationale, jalousement défendue, reste la règle.

8En Europe c’est plus compliqué. Tout d’abord, dans sa partie orientale à partir de 1945 l’URSS pratiqua brutalement ce que Brejnev théorisa en 1968 comme étant la « souveraineté limitée » des pays de la Communauté socialiste. Certes, l’Acte final d’Helsinki en 1975 réaffirma la souveraineté des pays signataires, et le principe de non-intervention, ce qui était une façon de tenter de freiner l’application de la doctrine soviétique, mais rien ne changea vraiment avant 1988, quand Gorbatchev reconnut en théorie la pleine liberté des démocraties populaires, et 1989, quand il fut bien obligé de l’accepter en fait.

9Mais le plus complexe est le cas de la construction européenne, de la CECA de 1950 à l’actuelle Union européenne, en passant par la Communauté économique de 1957. On a toujours eu du mal à qualifier cet ensemble, qui est moins qu’une fédération, mais plus qu’une confédération. Mais qu’en est-il de la souveraineté des pays membres ? On pourrait parler de « souverainetés sectorielles partagées » ? Cependant l’adjonction au traité de Lisbonne d’une clause de retrait qui n’existait pas dans les traités précédents, le fameux article 50, permet de considérer que la pleine souveraineté des pays membres est par ce biais restaurée, au moins virtuellement : si les États membres peuvent partir, c’est qu’ils restent bien souverains. C’est tout le débat de fond autour du Brexit.

10On constate donc actuellement que partout ailleurs dans le monde la souveraineté nationale des États reste la base du système international. La tendance à limiter cette souveraineté par la possibilité d’interventions avec mandats de l’ONU, et par le développement d’une justice internationale, existe certes. Mais pour le moment le droit international reste finalement fondé sur des accords contractuels entre États souverains.

11Le Continent européen (nous le prenons ici dans un sens géographique) constitue une exception : actuellement, seules la Russie, la Turquie la Suisse, peut-être la Norvège et depuis peu la Grande-Bretagne peuvent être considérées comme souverains ou souveraines dans le sens classique. Les membres de l’Union européenne le restent certes en théorie, mais semble-t-il plus de façon virtuelle qu’actuelle. Mais l’Union européenne ne peut pas être considérée comme un sujet international souverain au sens classique, sauf peut-être en matière commerciale ou financière. Pour qu’elle le devienne, avec siège à l’ONU etc., il faudrait procéder à un saut fédéral majeur qui ne paraît pas probable à court ou moyen terme.

12Pour conclure donc : la souveraineté nationale dans le sens de 1789 est une notion récente, et il n’est pas dit qu’elle restera toujours la norme. Mais pour le moment elle reste bien installée et dominante, hors d’Europe en tout cas, et même en Europe, malgré les apparences et le discours habituel, elle est loin d’avoir disparu.

Georges-Henri Soutou
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Historien contemporanéiste. Il enseigne à la Sorbonne (université Paris IV) depuis 1988 et à l’Institut d’études politiques de Paris depuis 2005. ll est élu membre de l’Académie des sciences morales et politiques en décembre 2008. Depuis2012, il préside l’Institut de stratégie comparée.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 03/02/2022
https://doi.org/10.3917/ehlm.498.0010
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