CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Il y a un avant et un après 11-Septembre dans le système international. Après cet événement planétaire dans son retentissement et dans ses effets, la lutte contre le terrorisme fut évidemment le plus important des domaines transformés.

2Avant la lutte contre le terrorisme relevait de la compétence exclusive des États. Les 14 conventions des Nations unies signées depuis 1963 [1] restaient lettre morte. Le perpétuel débat autour de la définition du terrorisme (terrorisme versus résistance) conduit essentiellement entre les États occidentaux et les États du Tiers Monde bloquait toute avancée. Au niveau européen, la Convention du Conseil de l'Europe contre le terrorisme de 1977 qui aurait pu être la base d'une approche commune et une base de travail fut pieusement ignorée sitôt adoptée.

3En l'espace de quelques mois le regard posé sur la question du terrorisme changeait du tout au tout. Le terrorisme était élevé au rang de menace stratégique et les États-Unis allaient s'appuyer sur un concept redessiné à leurs besoins pour rétablir un nouvel ordre mondial : « war against terror ». Ce concept, improprement traduit en français par « guerre contre le terrorisme » correspond en fait à un double enjeu : la guerre contre le terrorisme proprement dit, qui se traduira par des mesures de tous ordres, et la lutte contre les armes de destruction massive, qui allait conduire à la destruction de l'Irak.

4La lutte contre le terrorisme produisit des transformations de tous ordres que les États de la planète peu ou prou alliés des États-Unis durent suivre de gré ou de force. Ces transformations furent d'ordre organisationnel :

5– réforme des systèmes de sécurité de très nombreux États ;

6– augmentation des budgets, des forces et des moyens de sécurité ;

7– recours accru aux technologies d'identification et d'authentification ;

8– évolutions légales en matière de lutte contre le terrorisme et illégales par le développement de pratiques de non-droit (Guantanamo, prisons secrètes de la CIA et banalisation de la torture) ;

9– création d'un système d'alliances fondé sur la lutte contre le terrorisme.

10On peut dès lors se demander si ce nouveau type d'alliances induit une modification profonde des comportements coopératifs des États et, au final, influent sur la théorie des alliances.

Les alliances post 11-Septembre : un patchwork hétérogène

11Suite aux événements du 11-Septembre, les manifestations de solidarité vis-à-vis des Américains ont pris les formes les pus variées. En dehors des Taliban et des religieux du Waziristan qui prirent fait et cause pour al-Qaïda, le reste du monde s'associait à la peine et à la vengeance des États-Unis. On vit Yasser Arafat lui-même donner son sang pour les blessés du World Trade Center et les enfants palestiniens respecter trois minutes de silence. Partout dans le monde ces gestes se répétèrent à l'infini. Bien sûr, passé l'émotion première, nous n'étions pas tous « Américains » pour reprendre l'expression d'un journal français. Le 11-Septembre posait un problème stratégique aux États et chacun d'eux allait tâcher d'y répondre au mieux de ses intérêts. Du côté des États-Unis, il s'agissait de profiter de moment de communion planétaire pour étouffer les fauteurs de menaces par un système de contrôle qui les encerclerait et permettrait de les réduire tant à l'intérieur qu'à l'extérieur de chaque État. Nombre de pays y trouvaient leur compte. On vit donc se constituer autour de l'Amérique blessée tout un ensemble d'alliés mais aux intérêts souvent fort différents.

Les alliances conjoncturelles

12On se rappelle des photos des chefs d'État les plus puissants de la planète, Russie, Chine et États-Unis, vêtus de chemises chinoises de soie à l'occasion du sommet de la Coopération économique pour l'Asie-Pacifique (APEC) à Shanghai du 20 octobre 2001. Cette tenue marquait symboliquement l'alliance des puissants contre le terrorisme. En réalité cette photo dénotait l'utilisation pragmatique de cette situation par des acteurs qui trouvaient dans le soutien aux États-Unis la réalisation de leurs propres buts. Mais cette alliance revêt un caractère fragile. Lors de ce sommet, le président George W. Bush a appelé les États participants à se joindre à la campagne antiterroriste internationale. La clôture du sommet sera l'occasion d'une déclaration inédite où les dirigeants des pays riverains du Pacifique prôneront la coopération internationale contre le terrorisme. Pour les Russes, il s'agissait de démontrer que la lutte contre le péril islamique dans le Caucase n'était que la préfiguration, méprisée ou incomprise par la communauté internationale, du 11-Septembre. Qui plus est en facilitant l'accès des États-Unis à l'Asie centrale et à l'Afghanistan, la Russie pensait s'assurer une place de choix auprès des États-Unis dans la nouvelle gouvernance mondiale. Côté chinois, il était particulièrement utile de lier l'irrédentisme ouïghour au réseau mondial d'al-Qaïda et de justifier a posteriori sa répression.

13Mais les grands intérêts stratégiques reprennent toujours leurs droits. Les États-Unis prirent globalement les ouvertures russes pour de la faiblesse et se heurtèrent rapidement à eux dans de très nombreux dossiers (élargissement de l'OTAN, système de défense balistique, Kosovo, Caucase, Iran, etc.). L'alliance anti-terroriste ne résista pas à ces coups de boutoir. Les Chinois ne réagirent pas différemment. L'invasion de l'Afghanistan fut perçue comme une ingérence américaine en Asie, alors que la dégradation des relations avec l'Iran perturbait les relations énergétiques entre les deux pays. Côté américain, la perception de la Chine comme seule véritable compétitrice à terme et son rôle supposé en matière de prolifération affecta rapidement la relation bilatérale sans toutefois remettre en cause un partenariat global hautement complexe. Là aussi l'alliance anti-terroriste céda face aux réalités. Disons que chacun poursuit désormais la sienne de son côté...

Les alliances d'intérêts partagés

14Pour bon nombre d'États autoritaires du Sud, le 11-Septembre fut une bénédiction. La fin des années 1990 a vu un courant croissant en faveur de la démocratisation des États d'Afrique, de Méditerranée et du Moyen-Orient. L'Union européenne œuvrait dans ce sens et, même la France, longtemps frileuse dans ce domaine avait progressivement fait évoluer son discours. Mais après le 11-Septembre, la lutte contre le terrorisme a pris le pas sur toute autre considération.

15Les émissaires américains firent la tournée des capitales et accordèrent à certaines un blanc-seing en échange de résultats. Il s'agissait de contrôler, d'endiguer la menace islamiste par tous les moyens. Pour ces États, les exigences américaines non seulement confortaient leur pouvoir, mais leur permettait de justifier toutes les formes de répression possibles face à un danger islamiste réel ou supposé. Là aussi des pays comme l'Algérie y virent la confirmation prophétique de leur combat solitaire. Les divers attentats meurtriers qui touchèrent bon nombre de pays du Sud (Yémen, Indonésie, Tunisie, Maroc, Égypte...) renforcèrent la logique des appareils sécuritaires. De nombreux États purent alors « embastiller » tout opposant sous prétexte de lutter contre le terrorisme transnational.

Le groupe de Shanghai

16Parmi les alliances anti-terroristes qui mélangent un peu la carpe et le lapin, l'Organisation de coopération de Shanghai (OCS) est un des plus hétérogènes. Créée en 1997, elle réunit des États aussi divers que la Russie, les pays d'Asie centrale ex-soviétique (Kazakhstan, Ouzbékistan, Kirghizistan et Tadjikistan) et la Chine. Au vu des divergences historiques, politiques et stratégiques qui divisent tous ces pays, la lutte contre le terrorisme transnational essentiellement d'inspiration islamique est l'unique objet de rassemblement et de consensus. Il s'agit donc d'échanger des renseignements et d'établir des passerelles d'information entre les services, voire de partager des formations communes. Le groupe n'a de raison d'être que ce seul domaine. Pour le reste les antagonismes classiques demeurent. Il est difficile à l'heure actuelle d'en peser l'efficacité réelle. L'Organisation de coopération de Shanghai a réellement pris son envol après le 11-Septembre. Lors de son troisième sommet, en mai 2003 à Moscou, deux décisions ont été prises : la création d'un secrétariat permanent de l'OCS à Pékin et celle d'un centre antiterroriste de l'organisation initialement installé dans la capitale kirghize Bichkek, puis déplacé à Tachkent, en Ouzbékistan – vraisemblablement pour des questions de moyens. Ce centre coordonne les actions antiterroristes entre les pays de l'OCS et ceux de la Communauté des États indépendants, qui regroupe les pays de l'ex-URSS. En 2002, les Philippines, l'Indonésie et la Malaisie ont signé un accord séparé avec l'OCS portant sur l'échange de renseignements, des patrouilles frontalières communes et des programmes de formation. Le Cambodge et la Thaïlande ont, par la suite, également signé cet accord. Par ailleurs, en 2005, l'Inde, le Pakistan et l'Iran ont acquis le statut d'observateurs au sein de l'Organisation de coopération de Shanghai. Seule la Mongolie avait déjà obtenu ce statut. Si Isabelle Facon a pu qualifier les relations russo-chinoises « d'amitié pragmatique », ce qualificatif peut être étendu au groupe de Shanghai [2].

Les alliances stratégiques ou le renforcement des liens solides

17En réalité, les alliances qui se sont vraiment consolidées autour du terrorisme sont celles qui avaient une réalité politico-stratégique avant. Ainsi, les divisions de l'Union européenne autour de la guerre d'Irak ont progressivement été surmontées par les différents protagonistes. Dans la lutte contre le terrorisme, le renforcement du lien transatlantique s'est manifesté de deux façons un peu paradoxales.

18D'une part, la manifestation active de solidarité de la part des Européens s'est traduite par le renforcement inégalé de la coopération policière et des services de renseignement, la mise en place de moyens légaux de lutte contre le terrorisme, et l'adhésion aux objectifs stratégiques des États-Unis (matérialisée par les résolutions du Conseil de sécurité, le recours à l'article 5 du Traité de l'Atlantique Nord, et la participation à la guerre d'Afghanistan).

19D'autre part, les États Unis imposaient sous la contrainte un ensemble unilatéral de règles ou mesures visant à contrôler de façon drastique la circulation des biens et des personnes vers les États-Unis. Le refus de souscrire à ces règles impliquant de facto l'interdiction d'accès au pays : nouveau système de visa biométrique, 20 Megaports Initiative impliquant la présence d'agents des douanes américaines et du FBI dans certains ports sélectionnés, fourniture des listes de passagers du transport aérien...

20Ainsi, comme toujours l'alliance avec « l'hyperpuissance » comme l'a appelé Hubert Védrine (ou l'Unique Superpower) est par définition marquée par une inégalité structurelle.

Le resserrement des liens intra-européens par la lutte anti-terroriste

21La lutte anti-terroriste fut longtemps un des parents pauvres de l'Union européenne. Pour les États membres il s'agissait d'un des aspects les plus inaliénables de leur souveraineté. Les innombrables dispositions légales, réglementaires et judiciaires rendant presque impossibles les poursuites transeuropéennes et l'extradition des criminels. Ainsi la France devra t-elle attendre dix ans pour se voir livrer Rachid Ramda, le trésorier des attentats de Saint-Michel et de Port-Royal, perpétrés par les GIA. Qui plus est, peu touchés par le terrorisme au cours de leur histoire, certains États membres, notamment d'Europe du Nord voyaient toute initiative dans ce domaine comme potentiellement liberticide. Désormais, poussée par la nécessité, l'UE dispose d'un véritable arsenal anti-terroriste construit suite au 11-Septembre et aux attentats de Londres et de Madrid.

Un cadre d'action commun renforcé

22La proposition de décision-cadre relative à la lutte contre le terrorisme du Conseil européen fixe un cadre juridique d'action contre le terrorisme. À cet égard, l'UE va plus loin que l'ONU puisqu'elle donne une définition du terrorisme dans son article 3 :

23« Chaque État membre prend les mesures nécessaires pour faire en sorte que les infractions suivantes, définies par son droit national, commises intentionnellement par un individu ou un groupe contre un ou plusieurs pays, leurs institutions ou leur population, et visant à les menacer et à porter gravement atteinte ou à détruire les structures politiques, économiques ou sociales d'un pays, soient sanctionnées comme des infractions terroristes [...] ». Ces éléments ont été définitivement actés, sous une forme légèrement différente, dans la décision-cadre du Conseil européen de Séville des 21-22 juin 2002 [3].

24L'UE dispose donc d'un cadre à partir duquel l'action publique peut être engagée. Par ailleurs, elle se rapproche de la doctrine anti-terroriste américaine en publiant des listes d'individus ou d'organisations considérées qu'elle considère comme terroriste. La Position commune du Conseil « relative à l'application de mesures spécifiques en vue de lutter contre le terrorisme » et le Règlement « concernant l'adoption de mesures restrictives spécifiques à l'encontre de certaines personnes et entités dans le cadre de la lutte contre le terrorisme » fixent à la fois les définitions et qualifications proposées par la proposition de décision-cadre de Laeken/Séville, la lutte contre le financement du terrorisme et, surtout, la position commune du Conseil donne en annexe une liste (révisée plusieurs fois) de personnes et groupes directement visés par ces mesures [4]. Ces groupes, dont la liste n'est pas limitative, sont d'abord d'origine européenne : Basque-espagnol, Irlandais et Grec, mais on y trouve aussi désormais le Hamas et le Jihad islamique palestinien. L'établissement de cette liste donna lieu à de vives passe d'armes entre les États membres.

25Les Conseils européens du 25 mars et des 17-18 juin 2004 ont arrêté un plan global pour combattre le terrorisme (la Roadmap) qui renforce les éléments déjà présents dans le programme du 20 décembre 2002. La note du Coreper au Conseil du 18 novembre 2004, notamment dans son objectif 5, s'appuie sur la notion de solidarité et pointe les objectifs suivants : évaluation des risques, prévention, protection, préparation, assistance mutuelle, R&D, coopération internationale. Un système d'alerte général et permanent a été mis en place à la Commission, le secure general rapid alert system (ARGUS).

26Ainsi, dans la construction européenne, alors que le pilier « Justice et affaires intérieures », désormais appelé « Justice, liberté et sécurité », avançait à pas comptés, le terrorisme transnational lui a fait faire des pas de géant. Europol était un organisme modeste qui n'avait aucune responsabilité opérationnelle de police. Cependant, les États membres ont décidé de modifier son rôle et de mettre sur pied des équipes communes d'enquête sur le terrorisme, le trafic de drogue et la traite des êtres humains. La mise en place du mandat d'arrêt européen décidée à Laeken et adopté à Séville [5] et qui vise 32 infractions graves [6] est également une étape majeure car elle supprime le contrôle politique qui accompagne traditionnellement les procédures d'extradition. Suite aux attentats de Madrid de mars 2004, un coordinateur européen a été nommé. Sa mission est d'essayer de favoriser l'échange de renseignements entre les différents pays membres et de contribuer à une meilleure coordination de l'action des services. Cette fonction n'a pour l'instant pas fait ses preuves.

La lutte contre le terrorisme NRBC et la prolifération

27Enfin, on ne peut manquer d'évoquer la lutte spécifique contre le terrorisme biologique. Peu après les attentats du 11-Septembre, la vague d'attaques à l'anthrax et les milliers de lettres « canulars » qui ont été envoyées en Europe et ailleurs (plus de 4000, fin 2002 pour la seule France), a entraîné la mise en place par l'Union européenne d'une « Task Force » biologique et un ensemble de réseaux qui vise à faire l'état de la menace et travaille sur l'évaluation et la coordination des moyens disponibles en cas d'attaque sur le sol européen. Cette initiative monte progressivement en puissance. Par ailleurs, la Stratégie de l'UE contre la prolifération des armes de destruction massive a été arrêtée à l'occasion du sommet de Thessalonique de 2003 et inclus dans les conclusions de la présidence italienne du 12 décembre 2003. La relation opérée entre les armes de destruction massive et le terrorisme est explicite : « Le risque de voir des terroristes acquérir des matériels chimiques, biologiques, radiologiques ou fissiles et leurs vecteurs ajoute une nouvelle dimension critique à cette menace. »

28La lutte contre la prolifération accompagne également désormais la conclusion de tous les accords de coopération et de voisinage de l'UE. La note du Comité des représentants permanents au Conseil relève le « risque terroriste » et met en place une clause de conditionnalité de non-prolifération dans ses accords futurs ou renouvelables avec les pays tiers. Cette exigence en apparence anodine a eu des effets réels. Elle a bloqué un certain temps l'accord bilatéral avec la Syrie qui a fini par céder. Elle bloquait aussi l'accord Mercosur en raison de l'opposition du Brésil à endosser une telle clause. Désormais l'UE impose une conditionnalité sur le terrorisme et la prolifération aux pays qui souhaitent s'installer dans son orbite.

L'organisation d'un espace euroméditerranéen anti-terrorisrte

29Les États membres du partenariat euro-méditerranéen ont adopté un Code de conduite euro-méditerranéen en matière de lutte contre le terrorisme. Derrière ceci et à travers les obligations placées dans les accords bilatéraux de la politique de voisinage de l'UE, on voit se dessiner l'organisation de l'espace périphérique sous la forme d'alliés-obligés qui souscrivent aux exigences européennes en échange d'avantages politiques et économiques. La conditionnalité est devenue l'arme de l'Union pour « normaliser » ses relations avec son étranger proche.

La stratégie des alliances des États Unis : un ensemble de cercles concentriques informels

30Après le 11-Septembre, les États-Unis n'ont pas souhaité organiser la riposte à al-Qaïda autour d'un dispositif légal articulé autour des Nations unies. Certes de nouvelles résolutions ont été prises, dont la plus importante est vraisemblablement la résolution 1540 du 28 avril 2004, qui « décide que tous les États doivent s'abstenir d'apporter une aide quelconque à des acteurs non étatiques qui tentent de mettre au point, de se procurer, de fabriquer, de posséder, de transporter, de transférer ou d'utiliser des armes nucléaires, chimiques ou biologiques et leurs vecteurs ». Cette résolution est intéressante parce que placée sous l'égide du Chapitre VII, c'est-à-dire ouvrant les possibilités d'une coercition internationale en cas de manquement aux obligations. Elle marque une étape importante dans l'évolution du droit international contre le terrorisme.

31Par ailleurs, pour la première fois de son histoire les États membres de l'Alliance atlantique déclenchèrent l'article 5 du traité de l'Atlantique Nord qui engage la solidarité immédiate des membres en raison de l'attaque de l'un d'entre eux. Les Américains auraient pu alors embarquer les alliés dans la guerre contre la terreur sans que quiconque n'ait à y redire. Si ce choix ne fut pas fait, c'est que les États-Unis, échaudés par l'affaire du Kosovo, ne souhaitaient pas être liés par une double chaîne de commandement et certains alliés à la nuque raide comme les Français, par exemple. L'organisation de la guerre d'Irak releva de la même préoccupation. Ainsi si l'OTAN a pris en charge la nouvelle guerre des confins, celle de l'Afghanistan, c'est vraisemblablement parce que les États-Unis ne pouvant s'engager seul sur deux fronts en même temps. Cette organisation joue aussi un rôle important dans la préparation et la réponse aux attentats NRBC, en mettant l'expérience militaire au profit des services d'urgence et de sécurité et à l'appui d'une menace terroriste majeure.

Le principe de la coalition par « willing »

32En réalité, les États-Unis ont mis en place un ensemble d'organisations à la carte. Ces organisations ou coalitions dites par « willing » c'est-à-dire dont l'adhésion est laissée à la volonté de chaque pays en fonction de ses opportunités stratégiques, permettaient à l'administration Bush de ne pas se laisser lier par des règles contraignantes [7]. Ce qui aurait été le cas en activant une organisation internationale constituée.

33Ainsi, l'Initiative de sécurité contre la prolifération (PSI) est une action multilatérale à la carte. Lancée par les Etats-Unis, à l'occasion du discours du président G. W. Bush le 31 mai 2003 à Cracovie, il s'agit d'un « réseau actif de partenariat et de coopération pratique ». Ses buts sont entre autres de renforcer les capacités respectives des partenaires dans le domaine du transport, notamment le trafic maritime des containers « à destination ou en provenance d'États ou d'acteurs non étatiques qui suscitent des préoccupations en matière de prolifération ». Depuis, différentes manœuvres ont été lancées en Europe et en Asie depuis cette date.

34Par ailleurs, dans le cadre du G8, le Global Partnership against the Spread of Weapons and Materials of Mass Destruction a été lancé au Sommet de Kananaskis de 2002, et au Sommet d'Evian en 2003. Ces objectifs prévoient, entre autres, d'empêcher les terroristes et ceux qui les abritent d'acquérir ou développer des armes de destruction massives.

35Il faut y ajouter toute l'action du G8 en matière de lutte contre le financement du terrorisme. Le sommet du G8 de Sea Island a appelé au tarissement des flux financiers illicites soutenant la prolifération. Le Groupe d'action financière (GAFI ou Financial Action Task Force) créé initialement par le G7 pour lutter contre le blanchiment d'argent a, à partir de 2001, étendu ses compétences à la lutte contre le financement du terrorisme. En octobre 2007, le communiqué à l'issue de la réunion des ministres du G7 à Washington suggérait la prise en compte de la surveillance des flux financiers susceptibles de soutenir la prolifération. La réunion des ministres du GAFI, le 12 avril 2008, a approuvé le mandat révisé de cette organisation, qui détermine sa direction et ses priorités pour la période 2008-2012. Celui-ci doit notamment répondre « à de nouvelles menaces qui affectent l'intégrité du système financier telles que le financement de la prolifération ». Le GAFI, dans son rapport sur le financement du terrorisme du 22 février 2008, a dressé un remarquable panorama de la complexité et de la variété des réseaux et méthodes. Il publie également une liste de pays ne respectant les recommandations ou n'appliquant pas les résolutions des Nations unies (pays et territoires non coopératifs – PTNC). Actuellement, ces pays sont l'Égypte, le Guatemala, les Iles Cook, l'Indonésie, le Myammar, Nauru, le Nigeria, les Philippines, Saint-Vincent et les Grenadines [8].

La « terrorisation » des relations internationales par les États-Unis

36La lutte contre le terrorisme islamique telle que définie par les États-Unis induit une organisation mondiale à laquelle tous les pays du monde doivent coopérer de gré ou de force. « The National Security Strategy of United States » publié en septembre 2002 par la Maison-Blanche était particulièrement explicite. Le président George W. Bush amalgame sous un vocable unique, « war against terror », à la fois le terrorisme et le risque de prolifération. Cette globalisation de la menace réelle et/ou supposée permet de justifier une action globale sur le monde et, notamment, la guerre préventive. À bien des égards on peut considérer la guerre fait en Irak comme la manifestation directe de cette doctrine.

37L'ensemble des États du monde et notamment les États du Tiers Monde n'ont d'autres choix que de coopérer avec les États-Unis ou de subir les conséquences de leur absence de coopération [9]. La contrepartie théorique en serait une meilleure coopération économique et un développement accru par les bienfaits de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) et du libre-échange. La démocratisation des États autoritaires, et désormais « la quête de la liberté », telle que l'exprimait George W. Bush dans un de ses discours sur l'état de l'Union [10], semble être aussi un de ces objectifs. Ce mouvement emporte son lot de déstabilisation et, ce, même si la situation désastreuse de l'Irak ne confirme pas, et c'est un euphémisme, les espoirs mirifiques et les rêves des néo-conservateurs. La doctrine de remodelage du Grand Moyen-Orient, endossé par le G8 au Sommet de Sea Island, fait d'ailleurs l'impasse sur la notion de démocratie imposée [11]. À bien des égards, le Grand Moyen-Orient (désormais BMENA, Broader Middle-East and North Africa), qui s'est avéré un échec, est une manifestation de ce concept d'alliances concentriques.

38L'ensemble de ces mesures contre le terrorisme fait inéluctablement peser un risque sur les libertés publiques [12]. Vivre en sécurité dans une société démocratique implique pour le citoyen une forme de renoncement. Il accepte librement une réduction de ses libertés fondamentales en échange d'une garantie de sécurité de la part de l'État. La grande question est toujours le niveau de liberté que l'on est prêt à céder volontairement. Désormais le niveau de contrôle a atteint des sommets et d'autres perspectives technologiques se profilent. Les alliances sécuritaires participent de cette sécurisation globale montante. Ainsi certains alliés des États-Unis, souvent les plus récents, ont participé au système des « prisons volantes » et « prisons secrètes » de la CIA. Cette pratique aurait été organisée dans le but de déstabiliser les prisonniers et de faciliter l'usage de la torture dans des pays alliés complaisants ou non informés.

Une remise en cause de la théorie des alliances ou une simple évolution ?

39Depuis 1963 et l'ouvrage fondateur de Boutros Boutros-Ghali [13], la théorie des alliances travaille à identifier le sens et la nature de cette pratique internationale ancienne. De ce point de vue là, alliances construites, institutionnelles et alliances d'opportunité n'ont jamais cessé de cohabiter. Des auteurs ont voulu donner des sens plus ou moins restrictifs à cette notion, mais en réalité point n'est besoin d'être grand clerc pour y voir la réalisation d'un intérêt et d'un but commun considérée par les parties prenantes comme supérieure aux contraintes qu'elle implique. Cependant on constate actuellement un recours systématique aux alliances d'opportunité par rapport aux alliances institutionnelles [14]. Cette tendance est peut-être à rapporter à la période de la guerre froide et de l'après-guerre froide (jusqu'en 2001) qui tendait à privilégier cette dimension. Selon Daniel Byman la guerre contre le terrorisme a rendu d'autant plus mouvante et flexible la notion d'alliance. Il faut cependant rappeler que ceci est d'abord valable pour les États-Unis et la Grande-Bretagne. Ailleurs en Europe demeure quand même et quelle que soit la sensibilité politique des gouvernements au pouvoir le désir d'une organisation de sécurité structurée au plan mondial, le soutien à l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) dans les affaires nucléaires iraniennes en est un exemple.

40L'autre élément important est sans doute l'élargissement du champ des alliances. Au plan institutionnel, l'OTAN et l'UE englobent désormais un champ considérable de domaines de coopération. Qui aurait parié il y a vingt ou trente ans à par quelques convaincus sur la mise en œuvre de capacités de défense et de lutte anti-terroriste au sein de l'Union européenne ? Si Alexandra de Hoop Scheffer voit comme défi pour l'avenir la nécessité de créer des ponts de coopération entre les diverses organisations, je serais plutôt en faveur de l'institutionnalisation des coalitions ad hoc existantes (PSI, Global Partnership), constituées à l'époque sous la pression américaine. Car toutes ont globalement une utilité. Mais en les « légalisant », on y introduira des éléments normatifs qui permettront d'en prévenir des dérives « sécuritaires » potentielles. Ainsi pourra t-on retrouver une chaîne cohérente de sécurité prenant sa source dans l'Organisation des Nations unies et déployant ses ramifications sous le contrôle de la légalité internationale.

Notes

  • [1]
    wwww. un. org/ terrorism/ conventions
  • [2]
    Isabelle Facon, « Les relations stratégiques Chine-Russie en 2005 : la réactivation d'une amitié pragmatique », note FRS, 20 janvier 2006, wwww. frstrategie. org
  • [3]
    (2002/475/JAI) ; JOCE L 164/3-7 du 22 juin 2002.
  • [4]
    Décision du Conseil du 17 juin 2002 mettant en œuvre l'article 2, du règlement (CE) no 2580/2001 concernant l'adoption de mesures restrictives spécifiques à l'encontre de certaines personnes et entités dans le cadre de la lutte contre le terrorisme et abrogeant la décision 2002/334/CE ; L160/26-35 JOCE du 18.6.2002. Cette liste a été révisée par la décision du Conseil du 28 octobre 2002 (JOCE 30. 10. 2002 – L 295/12-13) et la position commune du Conseil du 12 décembre 2002 mettant à jour la position commune 2001/931/PESC relative à l'application de mesures spécifiques en vue de lutter contre le terrorisme et abrogeant la position commune 2002/847/PESC ; L 337/93-96 ; JOCE du 13 décembre 2002.
  • [5]
    Décision-cadre du 13 juin 2002 relative au mandat d'arrêt européen et aux procédures de remise entre États membres (2002/584/JAI) ; L190/1-18 ; JOCE du 18.7.2002.
  • [6]
    Traite des êtres humains, exploitation sexuelle des enfants et pédopornographie, trafic illicite d'armes, de munitions et d'explosifs, corruption, fraude y compris portant atteinte aux intérêts financiers des Communautés européennes, blanchiment du produit du crime, faux monnayage et contrefaçon de l'euro.
  • [7]
    Ce ne sont pas les coalitions qui déterminent les missions mais les missions qui déterminent les coalitions (Ronald Rumsfeld) Voir les analyses lumineuses sur ce thème particulier de Alexandra de Hoop Scheffer, « Alliances militaires et sécurité collective : contradiction et conséquences », in Guillaume Devin et Bertrand Badie (sous la dir.), Le multilatéralisme. Évolutions et tendances, Paris, La Découverte, 2007.
  • [8]
    Jean-François Daguzan, « Le financement du terrorisme : de la coupe aux lèvres », Géoéconomie no 31, automne 2004, p. 45.
  • [9]
    « L'Union européenne, les États-Unis et le Moyen-Orient : quelques scénarios », in Martin Ortega (sous la dir.), « L'Union européenne et la crise du Moyen-Orient », Les Cahiers de Chaillot, no 62 juillet 2003, p. 52.
  • [10]
    « Mais c'est le but à long terme qui est vital, [...] et c'est de propager la liberté. », conférence de presse du 20 janvier 2005, Le Monde du 28 janvier 2005, p. 6.
  • [11]
    Partnership for Progress an a Common Future with the Region of the Broader Middle East and North Africa, Sea Island, Georgia, 9 juin 2004 ; hhttp:// www. g8usa. gov/ d_060404c. htm
  • [12]
    Jean-François Daguzan, entretien avec Jean-Dominique Merchet, Libération du 12 septembre 2001.
  • [13]
    Boutros Boutros-Ghali, Contribution à une théorie générale des alliances, Paris, A. Pédone, 1963.
  • [14]
    Alexandra de Hoop Scheffer, « Alliances militaires et sécurité collective : contradiction et conséquences », op. cit., p 11.
Français

Résumé

Le 11-Septembre a eu un fort retentissement sur la lutte contre le terrorisme, qui relevait auparavant de la compétence exclusive des États. Elle devint dès lors l'objet d'alliances hétérogènes. Celles qui se sont réellement consolidées autour du terrorisme, par exemple l'Union européenne, avaient une réalité stratégique antérieure. Néanmoins de nombreuses alliances conjoncturelles se sont formées, permettant notamment aux États autoritaires de justifier a posteriori leurs répressions. Les États-Unis ont optés pour des coalitions informelles et d'opportunité, qui leur évitaient de se lier à des règles contraignantes, comme l'exigeraient des alliances institutionnelles. Parallèlement ils n'ont laissé d'autre choix aux États que de coopérer ou de subir les conséquences de leur absence de soutien.

Jean-François Daguzan
Maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique, co-directeur de Sécurité globale
Mis en ligne sur Cairn.info le 12/02/2009
https://doi.org/10.3917/ris.072.0109
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour IRIS éditions © IRIS éditions. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...