CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Depuis plusieurs années, la hausse des violences racistes en Russie confirme le développement d'un mouvement skinhead, hautement politisé et atteignant les 50 000 individus. Celui-ci est révélateur de deux phénomènes sociaux plus globaux, intrinsèquement liés et appelés à jouer un rôle structurant lors des élections de décembre 2007 : le maintien d'un malaise social dans certaines couches de la population et le consensus idéologique général autour du thème anti-immigration. Le sentiment que les migrants, principalement Caucasiens et Centre-Asiatiques, mais également Chinois en Sibérie, constituent une menace à l'équilibre national et économique de la Russie bénéficie d'un large soutien dans la population ainsi que parmi les partis politiques représentés à la Douma, qu'il s'agisse du parti présidentiel Russie Unie ou des trois autres formations, le Parti communiste de G. Ziouganov, le Parti libéral-démocrate de V. Jirinovski et le parti Rodina, aujourd'hui renommé Russie Juste. Depuis avril 2007, une loi largement approuvée dans le pays limite le nombre d'étrangers autorisés à travailler sur les bazars et dans le petit commerce et Vladimir Poutine lui-même a déclaré que les marchés devaient être régulés « en gardant à l'esprit les intérêts des producteurs russes et de la population native de Russie » [1]. Cette focalisation sur le thème des migrants est également redevable aux activités du Mouvement contre l'immigration illégale, créé en 2002 par Alexandre Belov, qui joue un rôle clé d'intermédiaire entre les partis politiques, les députés et les milieux skinheads qui constituent sa « force de frappe » lors des manifestations nationalistes comme la « marche russe » des 4 novembre 2005 et 2006. Le mouvement skinhead s'inscrit donc dans un contexte plus global qui explique en partie son rapide essor, ainsi que la complaisance politique et juridique dont il bénéficie.

Naissance, structuration et politisation du mouvement skinhead

2Le mouvement skinhead russe est très largement dominé par les mouvances d'extrême droite. Il apparaît à la fin des années 1980 dans les pays Baltes parmi des jeunes qui affirment alors lutter contre « l'occupation soviétique ». Il se développe ensuite en Russie dès les premières années de la décennie 1990, principalement à Moscou, où il ne regroupe que quelques centaines de partisans. Entre 1991 et 1994, les skinheads agissent principalement dans les stades de football en provoquant des échauffourées entre supporters et lors des concerts de musique. Ils défilent par petits groupes de 10-20 personnes avec des pancartes exigeant « la Russie aux Russes, Moscou aux Moscovites ». Tout d'abord largement inorganisé et décentralisé, le mouvement s'institutionnalise dans la deuxième moitié des années 1990. Vers 1996 apparaissent deux groupes puissants, la légion skin de Moscou et la section russe de Blood & Honor, qui agissent par groupes importants d'environ 200 personnes. En 1998, ils sont rejoints par les Brigades unies 88 (OB 88), nées du regroupement de plusieurs petites mouvances auxquelles s'intègre la section russe de l'organisation internationale Hammerskin Nation. Comme dans les mouvements skinheads occidentaux, les groupes russes accueillent principalement des hommes. Des associations féminines se développent toutefois dès 1997, comme les « Louves », les principales étant aujourd'hui les « Filles russes » et les « Magnolias de fer » [2].

3À la moitié des années 1990, les skinheads commencent à être convoités par plusieurs petits partis nationalistes en manque de soutien populaire. Le premier à les prendre en considération est le parti national-socialiste russe d'Alexandre Kassimovski, puis le Parti national populaire d'Alexandre Ivanov-Soukharevski, l'Unité nationale russe d'Alexandre Barkachov, le Parti de la liberté de Iouri Beliaev [3], et aujourd'hui le Mouvement contre l'immigration illégale. La politisation des skinheads, visible dans le développement de discours idéologiquement plus construits sur la nécessité de défendre les « Blancs » ou les « Russes ethniques » contre les « étrangers », s'accentue également grâce à l'activisme de plusieurs associations occidentales qui, dès 1997, viennent apporter leur expérience organisationnelle et diffuser leurs convictions idéologiques en Russie : c'est le cas des Vikings d'Allemagne et de membres américains du Ku Klux Klan, dont leur leader, David Duke, qui se rend en Russie en 2000 et fait traduire en russe deux de ses ouvrages. Les théories de défense de la race blanche sont aujourd'hui dominantes chez les skinheads russes, dont beaucoup professent une religion néo-païenne inspirée de celle des Vénètes de Vladimir Bezverkhi [4]. L'organisation skinhead la mieux organisée et la plus politisée reste l'Union slave (dont l'abréviation en russe donne SS), qui affirme que seul le national-socialisme peut sauver la Russie de la menace judéo-maçonnique. Dirigée par son « Führer » Dmitrii Demouchkin, elle a réussi à occuper le devant de la scène en fédérant plusieurs mouvements skinheads[5].

4Certains groupes se réfèrent directement à leurs confrères occidentaux, par exemple les Hammerskins et les Blood & Honor. Sur le plan idéologique, ils reprennent à leur compte les théories racistes du nazisme historique, s'inspirent des propos des White Power américains, s'habillent de manière semblable aux skinheads anglo-saxons et exhibent croix gammées, croix celtiques, sigles SS, Totenkopf des armées nazies, etc. [6] D'autres groupes insistent plus nettement sur des traditions spécifiquement russes ou slaves et défilent dans les rues sous le drapeau impérial russe (blanc, jaune, noir). Malgré des divergences, tous les mouvements skinheads partagent une même culture, identifiée par des journaux comme Pod nol' (La Boule à zéro) dans les années 1990 et, aujourd'hui Beloe soprotivlenie (La Résistance blanche) ou ?eleznyj mar? (La Marche de fer). La musique joue un rôle fondamental dans l'identification de ces jeunes : les groupes Totenkopf ou Terror National Front sont très appréciés et les affrontements entre partisans de différents types musicaux sont courants : les skinheads partisans du « rock blanc » viennent souvent chercher le conflit lors des concerts de musique punk, reggae ou de rap.

Approche sociologique du milieu skinhead

5Bien qu'aucune statistique fiable ne soit disponible, il semble que les skinheads comptent aujourd'hui 50 000 personnes environ, réparties dans une centaine de villes de Russie. Le ministère de l'Intérieur en a reconnu dans un premier temps 20 000, le Procureur de Russie, dans un discours de 2005, en a mentionné jusqu'à 40 000, tandis que les associations de défense des droits de l'homme évoquent entre 60 000 et 70 000 individus [7]. Quel que soit le chiffre exact, qui ne peut être qu'approximatif puisque certains groupes de jeunes délinquants sont difficiles à classer dans une catégorie aux sous-entendus politiques, la Russie est devenue le premier pays au monde pour son nombre de skinheads[8]. Toutefois, très peu de travaux sociologiques ou anthropologiques sur les skinheads russes sont disponibles afin de mieux cerner quels sont les milieux sensibles à cette forme de mobilisation sociale violente. Les quelques enquêtes existantes convergent cependant toutes dans leur analyse d'une évolution rapide du mouvement.

6Dans les années 1990, les skinheads recrutaient principalement de très jeunes adolescents (12-14 ans) appartenant à des classes sociales affaiblies par les changements sociaux postsoviétiques, installés dans les banlieues de grandes villes alors en pleine crise économique. Nombre d'entre eux étaient considérés comme des enfants des rues n'ayant pas terminé l'école secondaire, sans perspective professionnelle et n'ayant d'autres possibilités de survie économique que la délinquance. Les stades de football et les concerts constituaient leur premier terrain d'expression, avant même les agressions racistes. Le terreau du phénomène skinhead semble donc avoir été les anciennes classes moyennes soviétiques (ouvriers qualifiés, ingénieurs), suivies en seconde position par les familles de miliciens ou de militaires, deux milieux qui ont vu leur niveau de vie s'effondrer et leur prestige social disparaître en quelques années [9]. Depuis le début de la décennie 2000, le mouvement semble s'être embourgeoisé dans les grandes villes : il recrute dorénavant principalement parmi des classes moyennes qui ont profité de l'essor économique de la Russie depuis la crise de l'été 1998. La nouvelle génération skinhead est composée d'adolescents légèrement plus âgés (15-18 ans) et d'une élite d'une vingtaine ou d'une trentaine d'années, plus politisée et qui sert d'intermédiaire entre les « masses » et les milieux politiques [10]. Les liens de ces skinheads avec les partis radicaux semblent plus marqués, leurs allusions au fascisme et au nazisme plus travaillées. Les ennemis ne sont pas seulement les « étrangers » mais également les « opposants culturels » : milieux punks, rappeurs, partisans du Parti national-bolchevik, anarchistes, altermondialistes, homosexuels, etc.

7Enfants de commerçants, les skinheads des grandes villes sont plus riches dans leurs tenues vestimentaires et leur accès aux nouvelles technologiques, plus occidentalisés dans leur vie quotidienne. Ils se distinguent également par leurs revendications centrées sur le protectionnisme économique : enfants de patrons de petites entreprises ou possédant des affaires commerciales, ils récusent la « concurrence de travail » que constitueraient les migrants. Les clichés les plus tenaces sont mis au service de cette logique xénophobe : les migrants profitent de « la bonté du peuple russe », ils sont responsables de l'arrivée en Russie des mafias, du terrorisme, du trafic de drogue et d'armes, de la recrudescence des crimes et des viols, de la baisse du pouvoir d'achat des citoyens russes, de la mauvaise qualité des produits, de la vodka frelatée, etc. Ils sont également accusés de faire plus d'enfants que les Russes afin que la génération suivante soit maître du pays, et d'envoyer des sommes d'argent conséquentes dans leur pays d'origine aux frais du peuple russe. Ces discours centrés sur les questions économiques permettent ainsi à certains leaders skinheads de se rapprocher de mouvements considérés comme plus « respectables », par exemple le Mouvement contre l'immigration illégale, ou de députés nationalistes sympathisants.

8Selon le spécialiste Alexandre Tarasov, le mouvement skinhead serait de plus en plus marqué par de fortes différences régionales. Les grandes villes regrouperaient des skinheads venus des classes moyennes, plus riches, plus âgés et plus politisés, tandis que les petites villes touchées plus tardivement par le phénomène connaîtraient des skinheads plus jeunes, plus pauvres, proches d'une sous-culture jeune marquée par la dépolitisation [11]. Ceux-ci continuent par ailleurs souvent à se dénommer « têtes rasées » dans sa version russe (britogolovnye) et non occidentale (skinxedy). Les quelques associations travaillant avec les skinheads notent que nombre de leurs partisans, en particulier au moment de leur adhésion, ne sont pas à la recherche d'un message politisé mais uniquement d'un encadrement affectif rendu possible par l'appartenance de groupe et le refus de la société des adultes. Le phénomène skinhead qui touche les petites villes de Russie accueillerait donc principalement des jeunes pour qui la délinquance est un mode de survie, voire un moyen de dissimuler des activités criminelles sous couvert politique [12].

La radicalisation des violences skinheads

9Parallèlement à leur plus grand degré d'organisation, les actions violentes organisées par les skinheads n'ont cessé de prendre de l'ampleur. Au début des années 1990, ils organisent leurs premières agressions racistes dans le quartier de l'Université de l'amitié des peuples – Patrice Lumumba, qui accueille depuis la période soviétique les étudiants étrangers, en particulier d'Afrique subsaharienne et d'Asie orientale. Ils se présentent comme les « nettoyeurs des rues de Moscou » et visent principalement les Tsiganes, les personnes de couleur, ainsi que les personnes sans domicile fixe, dans des agressions qui sont alors spontanées. Rapidement cependant, les groupes s'organisent et préméditent des actions de plus grande ampleur, filmées et diffusées ensuite sur Internet. Les principaux sites skinhead prodiguent également des conseils de maniement d'armes et des méthodes d'agression [13]. À partir de 1998, les agressions se régularisent à certaines dates anniversaires, en particulier le jour de la naissance d'Adolf Hitler, le 20 avril. Cette année-là, plusieurs personnes de couleur sont agressées ou assassinées mais seul le décès d'un Afro-Américain membre du service de sécurité de l'ambassade des États-Unis suscite une réaction des autorités politiques, sous pression de Washington.

10En mars 2000, un nouveau tournant est franchi avec les premières actions de masse : plusieurs centaines de skinheads interviennent au palais des sports Dynamo contre un meeting de soutien à la candidature à la présidence de Grigori Iavlinski, dirigeant du parti libéral Iabloko. Rapidement, les pogroms s'organisent dans la capitale : à la cité universitaire vietnamienne le 21 octobre 2000, dans une école arménienne le 15 mars 2001 et contre les kiosques tenus par des « étrangers » au marché de Iasenevo le 21 avril de la même année. Le 30 octobre 2001 a lieu le pogrom le plus meurtrier au marché de la station de métro Tsaritsyno, tuant quatre personnes et en blessant près d'une centaine. Dans les années qui suivent, toutes les associations spécialisées dans la défense des droits de l'homme notent une aggravation des violences à l'encontre des Caucasiens et des Centre-Asiatiques, qui entraînent dorénavant régulièrement mort d'hommes. Les rapports établis par la police mentionnent également le plus haut degré de préparation des actions, puisque des skinheads d'autres villes de Russie sont parfois appelés en renfort lors des pogroms [14]. En 2006, les violences racistes continuent à se démultiplier. Au printemps, un étudiant sénégalais et un jeune Arménien sont assassinés. Certains groupes skinheads se radicalisent en utilisant des bombes artisanales, par exemple sur le marché de Tcherkizov à Moscou, où l'explosion conduit au décès de 13 personnes.

11Le plus grand pogrom de l'année, qui constitue un tournant dans le traitement par les médias russes des violences racistes, a lieu à Kondopoga, en Carélie, dans les premiers jours de septembre 2006. Suite à une bagarre entre des « Russes » et des « Caucasiens » qui conduit au décès de deux personnes, des émeutes regroupant plus de 2 000 individus sont organisées, principalement par le Mouvement contre l'immigration illégale, à l'encontre des Caucasiens de la ville, en particulier des Tchétchènes. Ceux-ci sont brutalisés, leurs commerces sont pillés et brûlés et la population exige leur expulsion tandis que les services d'ordre tardent à intervenir et que les autorités locales semblent satisfaites du « nettoyage » de leur ville. Ce pogrom a exalté les mouvements nationalistes, qui y ont vu un acte héroïque de défense du peuple russe et ont pu ainsi mesurer le large soutien dont ils bénéficient lorsqu'ils centrent leurs actions sur les questions économiques et migratoires. Au total, les associations spécialisées dans la défense des droits de l'homme ont recensé 270 agressions (dont 47 mortelles) en 2004, 461 agressions (dont 47 mortelles) en 2005, et 539 (dont 54 mortelles) en 2006 [15]. Saint-Pétersbourg, présentée comme la « capitale du racisme » par les médias russes comme occidentaux, connaît de nombreux groupes skinheads bien organisés, au total entre 10 000 et 15 000 personnes, mais Moscou et sa région restent largement en tête dans les statistiques d'agressions racistes.

12L'origine des victimes semble évoluer : la spécialiste Galina Kojevnikova rapporte que les migrants caucasiens et centre-asiatiques sont devenus l'obsession principale des skinheads tandis que les agressions à l'encontre d'Asiatiques et d'Africains (étudiants et diplomates) sont en légère baisse. Les défenseurs des droits de l'homme notent également l'augmentation de crimes antisémites. Dans les années 1990, les skinheads se « limitaient » souvent à des tags sur les murs des synagogues et à des détériorations de tombes juives. Depuis 2005, le nombre d'agressions directes à l'arme blanche de personnes identifiées comme juives a brutalement augmenté, signalant un plus haut degré de politisation. En janvier 2006, un skinhead a fait irruption dans une synagogue et blessé 9 personnes. En outre, de plus en plus de citoyens russes appartenant à des minorités nationales, en particulier des peuples sibériens, sont eux aussi agressés : un Iakoute a été tué à Saint-Pétersbourg en décembre 2003 et plusieurs villes de province, en particulier en Bouriatie et dans la région de Touva, ont recensé des agressions d'autochtones par des skinheads.

Complaisance politique et manque de réponse juridique

13Le mouvement skinhead a pu connaître un tel essor en une dizaine d'années par la conjonction de nombreux facteurs, tant sociaux, politiques que juridiques. Il bénéficie du soutien plus ou moins discret d'une partie de la classe politique. Ainsi, plusieurs figures du parti de Vladimir Jirinovski, le LDPR, comme les députés Alexandre Khristoforov et Alekseï Mitrofanov, ne cachent pas leur soutien aux actions skinheads, qu'ils estiment être une simple défense des Russes ethniques agressés par les étrangers. Il en va de même au sein du groupe parlementaire « Rodina » de Sergeï Babourin, qui a accueilli comme membre le leader skinhead Semion Tokmakov au moment des élections législatives de 2003 [16]. Le député Andreï Saveliev, membre du second groupe parlementaire « Rodina » et l'un des auteurs de la loi sur la limitation des étrangers sur les bazars, est le premier député à avoir officiellement adhéré au Mouvement contre l'immigration illégale. Il a participé au Comité d'organisation de la Marche russe, a fait d'Alexandre Belov, fondateur du Mouvement contre l'immigration illégale, son conseiller personnel, et présente le pogrom de Kondopoga comme « la naissance d'une nation », se félicitant que les Russes ethniques aient enfin pris conscience de la nécessité d'organiser la « résistance » contre le joug des migrants [17].

14Plusieurs chercheurs disposent d'informations démontrant que les pouvoirs locaux, en particulier à Krasnodar, Stavropol et Pskov, ont consciemment utilisé les skinheads comme milice de rue. Il semble également que la municipalité de Moscou ait laissé pendant des années ces mouvements « nettoyer » la capitale des populations considérées comme indésirables sans s'y opposer [18]. Cette complaisance politique à l'encontre des skinheads se retrouve, à plus grande échelle, au sein des services de sécurité, plus focalisés sur la lutte contre les activités criminelles des migrants que sur celle contre les violences des skinheads. Ceux-ci bénéficient en effet d'une large impunité : la milice, voire les services spéciaux des OMON, ont parfois discrètement soutenu les agressions skinheads, ou tout au moins ralenti leurs interventions. Ainsi, il faut attendre le pogrom de Iasenevo en 2001 pour que de premiers affrontements violents entre skinheads et forces de l'ordre aient lieu, et celui de Tsaritsyno la même année pour que la municipalité de Moscou se décide à créer une section spéciale de lutte contre l'extrémisme dans les milieux jeunes. Par ailleurs, les sondages organisés par le Centre Levada révèlent que les miliciens sont largement enclins à la violence envers les migrants et considèrent les actions skinheads comme légitimes au nom du slogan « la Russie aux Russes » [19]. Les associations de défense des droits de l'homme mentionnent également que plusieurs groupes skinheads sont directement entraînés par des miliciens ou des OMON et que le mouvement présidentiel de jeunesse « Allons ensemble » (Idu?čie vmeste) a participé à la préparation des skinheads pour le pogrom de Tsaritsyno [20].

15Enfin, cette culture skinhead bénéficie d'une réelle impunité juridique et se trouve en grande partie hors du champ législatif de lutte contre l'extrémisme. En 1995, l'État russe promulgue une première législation à la terminologie ambiguë, « Les mesures garantissant les actions concertées des organes d'État dans la lutte contre les phénomènes fascistes et les autres formes d'extrémisme politique en Russie ». Tout au long de la décennie, plusieurs projets de loi « antifasciste » sont évoqués, sans jamais aboutir. En 2001, V. Poutine décide de mettre en place un programme d'État de « promotion de la tolérance » et, au printemps 2002, fait voter de manière précipitée une loi sur « la lutte contre l'extrémisme ». Cette nouvelle législation est fortement critiquée par les associations de lutte contre la xénophobie, qui s'interrogent sur la nécessité d'un nouveau texte alors que plusieurs décrets déjà existants ne sont quasiment jamais mis en application.

16Le Kremlin a en effet décidé de ce nouveau texte dans un double contexte : la réprobation internationale des pogroms de 2001 et les événements du 11 septembre aux États-Unis. Ainsi, la loi inclut le terrorisme dans sa définition de « l'extrémisme » et y associe de nombreuses associations religieuses dans un flou juridique dénoncé par les associations comme Amnesty International ou la LIDH : la seule affirmation d'une supériorité religieuse peut tomber sous le coup de la loi. Par ailleurs, le système russe ne dispose d'aucune tradition juridique permettant d'encadrer la mise en application de ces textes et il n'existe aucun consensus social quant aux termes employés pour définir « l'extrémisme » et « l'incitation à la haine interethnique ». Bien qu'au moment du vote, l'Administration présidentielle orchestre une grande campagne de presse contre les skinheads, la loi est orientée avant tout contre les organisations institutionnalisées et enregistrées, ainsi que contre les médias, et non contre des groupes informels comme les skinheads.

17La définition de l'extrémisme est rendue encore plus imprécise dans les amendements de 2006 et 2007, qui visent entre autres les ONG. Ainsi, l'agression, même verbale, d'un fonctionnaire, quel qu'il soit, peut être interprétée comme une tentative de remise en cause de l'ordre constitutionnel et une incitation à la haine envers « un groupe social », ce qui permet d'interdire toute critique envers les oligarques, les miliciens, ou les fonctionnaires fédéraux, régionaux et locaux. En outre, à la fin de l'année 2003, l'article 282 du Code pénal concernant l'incitation à la haine interethnique est lui aussi révisé et durci, sans toutefois donner de définition précise de la « propagation de la haine » [21]. Comme la pratique l'a rapidement confirmé, la loi contre l'extrémisme et la nouvelle version de l'article 282 sont rarement utilisées contre les skinheads ou les partis nationalistes radicaux mais sont instrumentalisées par les autorités afin de lutter contre les mouvements qui les inquiètent. Sont principalement visés, dans le champ politique, le Parti national-bolchevik, et dans le champ religieux, les membres du Hizb ut-Tahrir, interdit en 2003 en tant qu'organisation « terroriste ». Le pouvoir utilise donc la loi contre l'extrémisme comme un instrument politique : en octobre 2006, la Société de l'amitié russo-tchétchène a été liquidée par décision judiciaire après que son dirigeant S. Dmitrievskii a été condamné pour « activités extrémistes ».

18L'immense majorité des agressions racistes sont classées par le ministère de la Justice et la Procurature comme des actes de « hooliganisme » (article 213 du Code pénal), sous prétexte qu'il y a eu dégradation de biens, et non comme « incitation à la haine interethnique ». Jusqu'en 2004, moins d'une centaine d'affaires judiciaires sont déposées annuellement dans le cadre de l'article 282 et les personnes réellement condamnées en vertu de cet article dépassent à peine la dizaine pour toute la période s'étendant entre 1997 et 2004 [22]. Ainsi, l'assassinat de l'ethnologue N. Girenko, un expert spécialisé dans la défense des victimes d'agressions racistes, n'a pas été reconnu comme un crime politique motivé par des principes racistes. Les huit jeunes ayant assassiné une petite fille tadjike de neuf ans, Khoursheda Soultonova, en 2004, ont été inculpés pour « hooliganisme », la cour les ayant disculpés du motif de meurtre racial. Toutefois, depuis cette date, la pratique judiciaire semble évoluer lentement : en 2004, une dizaine de personnes ont été jugées selon l'article 282, une quarantaine en 2005, près d'une centaine en 2006. En 2004, l'assassinat d'un élève arménien est enfin considéré par la justice russe comme un meurtre à motif raciste. En 2005, huit adolescents sont condamnés de quatre à dix ans de prison pour l'assassinat de deux Tadjiks et d'un Ouzbek à Volgograd [23].

19Les ambiguïtés de la justice russe face aux violences racistes restent toutefois nombreuses, en particulier dans le champ de l'expertise. Depuis la période soviétique, la Procurature a en effet pour tradition d'appeler à la barre des « experts » censés confirmer ou infirmer l'accusation d'incitation à la haine interethnique. L'enjeu juridique et symbolique de l'expertise est particulièrement important, comme l'a montré l'assassinat de Nikolaï Girenko en 2004. Nombre de ces experts, choisis par la Procurature et non par les avocats, sont connus pour freiner les classifications des actes commis en crimes racistes et partager parfois les opinions des accusés. Par ailleurs, les monitorings menés par les organes de justice sur les questions de crimes racistes sont très nettement essentialistes, ce qui rend plus complexe la définition de la « haine interethnique ». Ils considèrent en effet que la nation est une réalité objective et non une construction politique et, partant, que les « tensions interethniques » entre groupes sont naturelles car chacun défend une « identité » et des « valeurs » qui lui sont propres. L'objectif de l'État serait donc de gérer ces tensions et ces identités, de proposer des mesures d'apprentissage de la tolérance, de ne condamner que les expressions « extrêmes » des différences nationales, mais non de considérer que l'affirmation de traits culturels et religieux relève de la sphère privée de l'individu. Ainsi, le manque de réponse juridique à la violence raciste ne s'explique pas uniquement par des législations inadéquates, mais également par un contexte culturel global marqué par une définition primordialiste des groupes nationaux, ce qui se répercute dans le champ stratégique qu'est l'expertise judiciaire : là encore, les milieux nationalistes peuvent réussir à contourner les législations en affirmant qu'ils n'ont fait que défendre les « valeurs » d'une entité collective dont l'identité a été « agressée » par d'autres [24].

20Le phénomène skinhead, présent dans tous les pays d'Europe, connaît un certain nombre de spécificités en Russie qui permettent d'éclairer les enjeux sociaux et politiques actuellement en cours. Alors que les partis nationalistes radicaux n'ont cessé de se diviser en fonction de lignes idéologiques (référence au national-socialisme, au fascisme italien, au national-bolchevisme, au stalinisme, au monarchisme, etc.), le Mouvement contre l'immigration illégale et les skinheads ont su dépasser ces clivages doctrinaux en recentrant leurs actions sur la xénophobie du quotidien et la peur des migrants. À travers ce thème porteur, ils ont pu tisser des liens avec les partis politiques officiels, puisque chacun des quatre partis présents à la Douma joue de la rhétorique « patriotique » et dispose de députés particulièrement sensibles à la question migratoire. La volonté du Kremlin de faire disparaître toute opposition non maîtrisée et tout tissu associatif indépendant accentue l'imprécision des législations, la « lutte contre l'extrémisme » étant devenue l'argument premier du pouvoir présidentiel pour faire fermer les ONG et partis dissidents et réduire les libertés publiques. En outre, la recomposition de la scène politique russe en préparation et à la suite des élections de décembre 2007 confirme que le nationalisme domine l'ensemble du discours public et que la population soutient assez largement l'idée que les migrants représentent un danger. Le slogan « la Russie aux Russes », autrefois aux mains des seuls skinheads et des partis les plus radicaux, s'est largement diffusé dans la société, comme le confirment les sondages du Centre Levada : 14 % des interviewés pensent qu'il serait temps de réaliser cette idée sans limites, 41 % souhaite sa mise en pratique « dans des proportions raisonnables », 42 % trouvent que les minorités nationales ont trop de pouvoir, 49 % qu'il y a trop de travailleurs du proche-étranger sur les chantiers, et 57 % qu'il faut limiter le flux des migrants dans le pays [25].

Notes

  • [1]
    Cité dans S. Lee Myers, « Anti-immigrant views in Russia enter mainstream », The New York Times, 22 octobre 2006, http:// www. iht. com/ articles/ 2006/ 10/ 22/ news/ russia. php.
  • [2]
    V. ?nirel'man, « Čistil'?čiki moskovskix ulic  », Skinxedy, SMI i ob?čestvennoe mnenie, Moscou, Academia, 2007, p. 26.
  • [3]
    Pour une présentation de ces partis, voir M. Laruelle, « Définir l'objet `nationalisme russe' et sa place dans la Russie contemporaine », in M. Laruelle (sous la dir.). Le rouge et le noir. Extrême droite et nationalisme en Russie, Paris, CNRS-Éditions, 2007, p. 19-65.
  • [4]
    M. Laruelle. « Les idéologies alternatives. Néo-paganisme, New Age et nationalisme dans l'espace post-soviétique », in M. Laruelle, C. Servant (sous la dir.), D'une édification à l'autre. Nation et socialisme dans l'espace (post-)communiste, Paris, Petra, 2007, p. 324-353.
  • [5]
    S. Belikov, Skinxedy v Rossii, Moscou, Academia, 2005, p. 24.
  • [6]
    V. Lixačev. Simvolika i atributika skinxedov, Moscou, Moskovskoe bjuro po pravam čeloveka, hhttp:// www. antirasizm. ru/ publ_021.php.
  • [7]
    A. Tarasov. « Le phénomène skinhead en Russie, un malaise jeune en cours de politisation ? », in M. Laruelle (sous la dir.), Le rouge et le noir, op. cit., p. 173-188.
  • [8]
    V. ?nirel'man, « Čistil'?čiki moskovskix ulic  », op. cit., p. 29.
  • [9]
    Ibid., p. 16.
  • [10]
    S. Belikov. Skinxedy v Rossii, op. cit., p. 12.
  • [11]
    A. Tarasov. « Menjaju?čiesja skinxedy. Opyt nablu?denija za subkul'turoj », Dru?ba narodov, no 11, 2006, http:// scepsis. ru/ library/ id_1000. html.
  • [12]
    Ibid.
  • [13]
    H. Duquenne. « Les mouvements extrémistes en Russie », Le Courrier des pays de l'Est, no 1 060, 2007, p. 70-86.
  • [14]
    V. I. Mukomel', E. A. Pain (sous la dir.), Tolerantnost' protiv ksenofobii. Zarube?nyj i rossijskij opyt, Moscou, Academia, 2005, p. 140.
  • [15]
    G. Ko?evnikova. Radikal’yj nacionalizm v Rossii i protivodejstvie emu v 2006 g., hhttp:// xeno. sova-center. ru/ 29481C8/ 8F76150.
  • [16]
    G. Ko?evnikova. Radikal’yj nacionalizm v Rossii : projavlenija i protivodejstvija. Obzor sobytij 2004 g., www. xeno. sova-center. ru/ 29481C8/ 4E77E70.
  • [17]
    A. N. Savel'ev. Vremja russkoj nacii, Moscou, Kni?nyj mir, 2007, p. 56.
  • [18]
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  • [19]
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  • [20]
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  • [21]
    A. Verxovskij. Radikalizm. Gosudarstvo protiv radikal’ogo nacionalizma. Čto delat' i čego ne delat' ?, Moscou, Panorama, p. 115.
  • [22]
    A. Verxovskij. Antiekstremistskoe zakonodatel'stvo i ego primenenie, 2007, hhttp:// xeno. sova-center. ru/ 29481C8/ 9CCB151.
  • [23]
    S. Golunov, « Hitler's Cause is Alive in Former Stalingrad », PONARS Policy Memo no 408, 2006.
  • [24]
    D. Dubrovskij, « Institut special’oj gumanitarnoj ekspertizy v Rossii : bor'ba s diskriminaciej ili instrument diskriminacii ? », projet de recherche en cours au Kennan Institute, Washington D.C.
  • [25]
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Français

Résumé

En quelques années, la Russie est devenue le premier pays au monde pour son nombre de skinheads, environ 50 000 individus. Tout d'abord largement inorganisé, le mouvement skinhead s'est institutionnalisé dans la deuxième moitié des années 1990. Son essor s'explique par sa capacité à dépasser les clivages doctrinaux en recentrant ses actions sur la xénophobie et la peur des migrants. À travers ce thème porteur, les skinheads ont pu tisser des liens avec les partis politiques officiels, répondre au malaise social de certaines couches de la population, et conforter le sentiment, largement partagé, que les migrants constituent une menace à l'équilibre national et économique du pays. Le mouvement skinhead s'inscrit donc dans un contexte plus global qui explique en partie la complaisance politique et juridique dont il bénéficie.

Marlène Laruelle
Chercheur rattachée à l'EHESS, Visiting Fellow au Central Asia and Caucasus Institute (SAIS, Johns Hopkins, Washington D.C.)
Mis en ligne sur Cairn.info le 20/01/2008
https://doi.org/10.3917/ris.068.0111
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