CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Dans les années 1990, de nombreux observateurs ont noté l'effacement de la Russie dans l'espace post-soviétique, en particulier dans les cinq États d'Asie centrale, qui cherchaient alors à développer de nouvelles relations bilatérales avec d'autres pays, dont ceux du Moyen-Orient. Toutefois, cette situation s'est rapidement modifiée au début des années 2000 avec le retour en force de la Russie sur la scène centre-asiatique, tout aussi bien en matière géopolitique qu'économique, mais également grâce au développement d'un nouveau type d'interaction jusqu'ici peu étudié, celui des migrations. En effet, au tournant de la décennie 2000, l'émigration des Russes « ethniques » cherchant à quitter les républiques d'Asie centrale a perdu une partie de sa pertinence face au développement rapide des flux migratoires des nationalités titulaires en provenance des nouveaux États. Ces migrations jouent un rôle économique de plus en plus important tant dans le pays d'accueil qu'est la Russie que dans les républiques d'Asie centrale. Elles sous-tendent des enjeux fondamentaux de politique intérieure et disposent d'un fort potentiel de déstabilisation sociale. La question migratoire permet alors de repenser sous un angle nouveau les relations entre l'ancienne métropole et sa périphérie en situation « post-coloniale ».

Données chiffrées sur les flux migratoires Asie centrale-Russie

2Depuis leur indépendance en 1991, les cinq républiques d'Asie centrale ont connu d'importants flux d'émigration qui n'ont été que partiellement compensés par la natalité encore relativement élevée des populations titulaires. Ainsi, depuis 1989, le Kazakhstan a perdu plus de 3 millions de personnes, soit 20 % de ses habitants. Dans les autres républiques, les chiffres sont moindres mais restent malgré tout conséquents : 4 % des résidents d'Ouzbékistan ont émigré, soit 1 million de personnes, 7,5 % de ceux du Kirghizstan, soit 360 000 personnes [1]. Le Tadjikistan, qui connaît pourtant la hausse de population la plus rapide de l'ex-URSS puisque son taux de natalité reste le plus élevé des quinze républiques, perd 11 % de ses résidents, soit 694 000 personnes, entre les deux recensements de 1989 et 2000 [2]. L'Asie centrale reste la première région de la Communauté des États indépendants (CEI) pourvoyeuse de migrants : sur les 8 millions d'individus ayant quitté l'une des républiques pour la Russie, la moitié d'entre eux viennent des cinq États d'Asie centrale [3].

3Dans les années 1990, en particulier dans la première moitié de la décennie, ces flux migratoires ont principalement concerné les minorités nationales de ces républiques, en tout premier lieu les Russes. Depuis la deuxième moitié des années 1990, elles touchent avant tout les populations éponymes. Depuis 1994, le solde migratoire net de chaque groupe éponyme d'Asie centrale vers la Russie est positif. Toutefois, le nombre de représentants des nationalités titulaires centre-asiatiques vivant de manière légale et permanente en Russie n'a augmenté que très modérément entre les deux recensements de 1989 et 2002 : il est passé de 882 000 à 963 000 personnes, et seule la moitié de cette hausse est attribuable aux migrations. Ces chiffres ne peuvent en effet être considérés comme pertinents puisqu'ils ne représentent que les personnes installées durablement et légalement en Russie et non les travailleurs saisonniers ou illégaux. Ainsi, tous les experts s'accordent à dire que seulement 10 % des travailleurs étrangers en Russie disposent de papiers en règle et sont déclarés aux autorités compétentes. En 2005, la Fédération ne comptait officiellement que 180 000 personnes originaires des pays de la CEI travaillant avec un permis de séjour et de travail [4]. Des chiffres plus réalistes prenant en compte le nombre d'illégaux évoquent de leur côté entre 3 et 4 millions de personnes travaillant illégalement en Russie. Certains chercheurs avancent des chiffres encore plus élevés, environ 5 à 6 millions de migrants, dont 80 % seraient illégaux [5].

4Parmi les migrants centre-asiatiques, très peu sont en règle. Officiellement, d'après des chiffres de 2002, le Tadjikistan n'a envoyé que 16 800 travailleurs en Russie, l'Ouzbékistan 16 100, le Kirghizstan 30 000. Toutefois, leur nombre réel est estimé à près de 2 millions pour la totalité des cinq républiques : au moins 600 000 Tadjiks (jusqu'à 1 million selon les saisons), entre 300 000 et 500 000 Kirghizes, entre 500 000 et 700 000 Ouzbeks. Une très large majorité de tous les migrants centre-asiatiques travaillent en Russie : le choix semble naturel, puisque la Fédération dispose de l'économie la plus dynamique de la région et n'exige pas de visas pour les citoyens post-soviétiques (à l'exception de ceux de Géorgie et du Turkménistan). La connaissance du russe et le passé soviétique commun permettent aux migrants de rester dans un espace culturel qui leur est familier. Les réseaux aidant à l'émigration sont également plus étendus puisque le commerce des productions maraîchères venues d'Asie centrale ou du Caucase et vendues sur les marchés russes était déjà très développé à la période soviétique. Ainsi, le caractère unidirectionnel des migrations vers la Russie est particulièrement net au Tadjikistan : 97 % des migrants tadjiks travaillent en Russie contre 1,4 % au Kirghizstan et 0,7 % au Kazakhstan. Dans les autres républiques, les flux sont plus complexes. Environ 70 % des migrants ouzbeks travailleraient en Russie, mais plusieurs dizaines de milliers d'entre eux sont également installés hors de CEI, en particulier en Corée du Sud. La Russie n'accueillerait que 50 % de la totalité des migrants kirghizes, les autres travaillant en grand nombre au Kazakhstan.

Éléments de sociologie des migrants

5Alors que les migrants chinois, vietnamiens ou afghans installés en Russie le sont majoritairement en famille et pour longtemps, les migrants centre-asiatiques semblent chercher essentiellement du travail temporaire et donc séjourner seuls en Russie. Il y aurait tout de même environ 200 000 Tadjiks installés de manière permanente dans la Fédération, les autres travaillant selon des modes irréguliers ou saisonniers. En Asie centrale, deux groupes d'âge semblent particulièrement soumis aux migrations : les jeunes d'une vingtaine d'années, afin de financer un mariage ou la construction d'une maison ; les hommes plus âgés d'une quarantaine ou d'une cinquantaine d'années, qui gèrent ainsi des financements plus ponctuels (des célébrations familiales comme le mariage des enfants ou les circoncisions, l'agrandissement de la propriété familiale, etc.).

6La génération plus âgée est statistiquement plus éduquée et maîtrise encore bien la langue russe. Elle trouve donc de meilleurs emplois, plus qualifiés. Les plus jeunes sont moins diplômés, parlent mal le russe, et obtiennent en Russie des emplois au bas de l'échelle, mal rémunérés, en particulier dans le secteur de la construction. Les migrants sont essentiellement des urbains qui ne trouvent pas de travail en ville [6]. Les ruraux semblent moins concernés, toutes proportions gardées, par les migrations : leur mobilité est traditionnellement moindre, le travail de la terre nécessite une présence tout au long de l'année, leurs réseaux d'entraide dans les pays d'accueil sont peu développés [7]. Par ailleurs, toutes les enquêtes sociologiques signalent une rapide féminisation des migrations centre-asiatiques en direction de la Russie. Cette féminisation ne s'explique pas par le développement du trafic humain (la prostitution est principalement à destination de pays hors CEI), mais par le besoin de petite main-d'œuvre que connaît la Russie (emplois de serveuse, de vendeuse, de femme de ménage, de garde d'enfants, etc.).

7Au Kirghizstan, les migrants sont très majoritairement originaires des régions méridionales du pays, les plus pauvres. Ainsi, en mai 2006, le président du Comité aux migrations de travail du Parlement kirghize, Kubanychbek Isabekov, a dû reconnaître que la situation économique des régions de Och, Djalal-Abad et Batken était telle que près de 70 % de la population avaient à chercher du travail hors du pays, principalement en Russie ou au Kazakhstan [8]. Selon lui, près de 90 % des 300 000 migrants kirghizes (chiffre que le gouvernement a reconnu comme plausible) viendraient des provinces méridionales du pays, seulement 10 % des régions septentrionales comme Bichkek, Kant, et le pourtour de l'Issyk-Koul. La situation est semblable au Tadjikistan : les migrants viennent majoritairement des régions montagneuses, les plaines agricoles offrant plus de possibilités de travail. Dès la moitié des années 1990, plus de 80 % des jeunes hommes du Pamir auraient été en migration de travail [9]. En Ouzbékistan, où l'agriculture fait vivre une majorité de la population, les migrants viennent principalement de la vallée du Ferghana : bien que très riche et bien irriguée, la vallée est surpeuplée et plus de la moitié de la population, en particulier les jeunes, y serait au chômage. Les migrants viennent également des provinces méridionales, plus pauvres, du Sourkhandaria et du Kachkadaria.

8Les régions russes les plus concernées par les flux migratoires illégaux, quelle que soit leur provenance, sont tout d'abord Moscou (probablement plus d'1 million de travailleurs illégaux), suivie de la région Centre (un tiers de tous les migrants), puis des régions du Sud comme Krasnodar et Stavropol, qui connaissent un afflux de population dû à la détérioration de la situation dans le Caucase-Nord et en Transcaucasie [10]. Alors que les migrants des autres républiques post-soviétiques s'installent majoritairement dans les villes de Russie européenne, les migrants centre-asiatiques se rendent principalement à la campagne et en Sibérie, signe de leur faible niveau de qualification. La moitié des migrants tadjiks est toutefois basée à Moscou. Leur deuxième région d'immigration est la Sibérie (14 % d'entre eux), suivie de celle de l'Oural et de la Volga (environ 10 % chacune). Les plus grosses communautés sont installées dans des villes de province de taille conséquente comme Ekaterinburg, Tiumen, Surgut, Novosibirsk, Novokuznets et Krasnoïarsk : dans ces régions très industrialisées, les Tadjiks sont employés dans les entreprises pétrolières et gazières, ainsi que dans les usines chimiques.

9Plus de la moitié des migrants venus d'Asie centrale travaillent dans le domaine de la construction, sur des chantiers aux conditions de vie et de travail particulièrement difficiles. Leur recrutement crée des tensions entre les entreprises et les services administratifs locaux, qui souhaitent que celles-ci embauchent du personnel local. Cependant, les salaires y sont si bas (de 100 à 150 dollars par mois) que peu de citoyens russes acceptent de travailler à ce prix. Un tiers des migrants venus d'Asie centrale exercent des activités liées au « business ethnique » comme le transport et le commerce : l'échange de produits (production maraîchère venue d'Asie centrale, produits manufacturés venus de Russie, textile et ustensiles de vie quotidienne venus de Chine et transitant vers la Russie via l'Asie centrale, etc.) nécessite en effet des personnes connaissant bien les deux zones, les productions rentables, les réseaux permettant un transport à moindre coût [11]. Ce domaine est donc principalement aux mains des migrants centre-asiatiques, bien que les Russes originaires des républiques méridionales y soient également présents. Les champs d'activité arrivant en dernier sont l'agriculture, qui reste le domaine de prédilection des Ouzbeks et des Kirghizes travaillant au Kazakhstan, mais non en Russie, et les services en entreprises, en particulier pétrolières (respectivement 6 % des migrants centre-asiatiques travaillent dans ces secteurs).

Les difficultés juridiques et sociales

10Les migrants illégaux travaillant en Russie vivent dans des conditions extrêmement difficiles et ne disposent pas de réelle protection juridique. Par ailleurs, la Russie mène une politique ambiguë et contradictoire en matière migratoire, celle-ci étant conçue de manière réactive, et non prospective. Le vieillissement rapide de la population entraîne un important manque de main-d'œuvre déjà perceptible dans certains secteurs depuis plusieurs années. Ainsi, certains experts estiment qu'il y aurait environ 3 millions de postes à pourvoir en Russie, quasi uniquement à bas salaires. Toutefois, l'opinion publique étant majoritairement hostile à une ouverture des frontières, et les élites politiques russes étant elles aussi divisées sur la question, la Russie ne dispose pas, à l'heure actuelle, d'une politique logique en matière migratoire [12].

11Le marché du travail destiné aux migrants semble bien dissocié de celui réservé aux citoyens. Certains domaines fonctionnent en effet quasi exclusivement avec des migrants, par exemple le secteur du transport, de la voirie et du nettoyage public à Moscou. Des salaires peu attractifs, des métiers éprouvants et peu prestigieux n'attirent pas les citoyens russes et créent donc de nombreuses vacances de poste. Celles-ci ne peuvent être satisfaites par les quotas officiels d'immigration, qui ne suffisent pas à gérer le manque de main-d'œuvre. La complexité administrative des procédures de régularisation n'invite pas non plus les entreprises à entamer des démarches auprès du Service fédéral des migrations en faveur de leurs employés. La législation russe en matière de naturalisation, de permis de travail et de séjour est particulièrement complexe et décourage les migrants à demander leur légalisation. L'enregistrement obligatoire, la propiska, est si difficile à obtenir à Moscou, à Saint-Pétersbourg et dans les grandes villes de Russie qu'elle oblige les migrants à rester illégaux. Cette situation juridique est allée en s'aggravant depuis que le Service fédéral des migrations est passé, en 2001, sous la juridiction du ministère de l'Intérieur, dont la logique politique n'est pas favorable à une légalisation massive des migrants.

12Les migrants centre-asiatiques sont soumis à l'arbitraire le plus complet de la part de leurs employeurs : absence de logements décents et d'accès à l'hygiène (baraquements insalubres, wagons désaffectés, etc.), conditions de travail harassantes qui conduisent à de nombreux accidents de travail, nombre d'heures de présence sur les chantiers illégal, absence de tout contrat de travail, ce qui permet à l'employeur de renvoyer les migrants sans préavis, refus régulier de payer les salaires, absence quasi systématique d'assurance-maladie, etc. À ces difficultés s'ajoute la corruption récurrente des organes de police, qui profitent de la situation illégale des migrants pour leur extorquer des fonds. Dans de telles conditions, le taux de mortalité des migrants centre-asiatiques en Russie atteint des chiffres importants. En 2005, le ministère tadjik de l'Intérieur a dû reconnaître qu'environ 250 de ses citoyens étaient morts en Russie. Suivant des chiffres officieux, il y aurait en réalité, chaque année, entre 600 et 700 Tadjiks décédant en Russie. À ce phénomène s'ajoute également l'inquiétante hausse de la xénophobie au sein de la société russe. Le racisme fait aujourd'hui partie intégrante du quotidien des migrants centre-asiatiques : discrimination au logement et dans l'accès aux administrations, insultes récurrentes, etc. Par ailleurs, les mouvements skinheads, qui recrutent de manière massive dans certaines villes de province, mais également dans la capitale, se sont fait remarquer à plusieurs reprises par leurs attaques envers les « méridionaux ». De plus en plus violentes, celles-ci relèvent bien souvent du pogrom organisé, conduisant au décès des victimes, dont de nombreux Centre-asiatiques.

13La situation difficile des migrants ne peut être améliorée que par des accords bilatéraux ou multilatéraux entre États pourvoyeurs et États receveurs de migrants. Le Tadjikistan ayant été le premier État à connaître, dans les années 1990, un phénomène d'une telle ampleur, il a pu, par ses liens étroits avec la Russie en matière économique et stratégique (la 201e division armée russe a gardé la frontière tadjiko-afghane jusqu'en 2005), entamer de premières négociations sur le sujet. Dès 2000, le gouvernement tadjik a demandé aux autorités russes de signer un accord bilatéral afin de protéger ses travailleurs et de forcer les employeurs russes à leur assurer des conditions de vie et des salaires décents. En 2004, la Russie a voté une loi de protection sociale des migrants tadjiks censée faciliter leur légalisation et leur donner accès à une assurance médicale. Les législations des pays post-soviétiques vont néanmoins en se complexifiant, ce qui dessert les migrants. Ainsi, depuis juillet 2005, les passeports intérieurs ne permettent plus de passer les frontières des pays de la CEI : il faut disposer d'un visa ou d'un passeport international, une opération particulièrement coûteuse pour des populations appauvries. En décembre 2005, la Douma a voté un nouveau texte selon lequel les migrants kirghizes et tadjiks venus pour travailler pouvaient se rendre en Russie munis de leur seul passeport intérieur (à l'exception de ceux venant par train, puisque l'Ouzbékistan et le Kazakhstan exigent un visa de transit). Le document a cependant suscité de violentes altercations de la part des partis nationalistes russes, en particulier du LDPR de V. Jirinovski et de la fraction parlementaire Rodina. Le gouvernement tadjik est alors revenu sur sa décision et a de nouveau rendu les passeports internationaux obligatoires pour ses migrants.

L'impact économique et social des migrations

14Ce n'est pas un hasard si les pays qui connaissent aujourd'hui les plus gros flux migratoires, Tadjikistan, Kirghizstan et Ouzbékistan, sont également ceux qui ont un PNB faible, un taux élevé de chômage et une natalité encore importante. Le Kirghizstan et le Tadjikistan sont classés parmi les pays les plus pauvres du monde, avec un PNB par habitant d'environ 350 dollars par an. Selon les données de l'ONU, plus de 80 % de la population du Tadjikistan vit sous le seuil de pauvreté avec moins d'un dollar par jour. Au Kirghizstan, où ce chiffre est réduit à 50 %, de nombreuses zones rurales restent encore au bord de l'étouffement économique. Pour ces deux républiques, dont la force de travail est estimée à environ 2 millions de personnes chacune, l'importance des migrants est donc capitale, puisqu'ils représenteraient entre un quart et la moitié, selon les régions, de l'ensemble de la population masculine en âge de travailler.

15Les données chiffrées concernant les remises de fonds sont difficiles à obtenir puisque les banques locales ne transmettent pas d'informations concernant le montant des sommes transitant de Russie vers les pays d'Asie centrale et qu'une bonne part de cet argent circule de manière informelle. Pour les trois pays concernés, Tadjikistan, Kirghizstan et Ouzbékistan, le montant total de ces revenus est estimé à 4 milliards de dollars par an. Selon les données du Fonds monétaire international (FMI), les remises de fonds des migrants tadjiks sont estimées à une somme globale annuelle allant de 400 millions à 1 milliard de dollars, soit environ 50 % du PNB du Tadjikistan [13]. Ce chiffre fait de ce pays le plus dépendant des remises de fonds au monde, plus encore que les pays d'Amérique centrale. Au Kirghizstan, les chiffres sont similaires : selon Kubachnybek Isabekov, chaque travailleur kirghize enverrait une moyenne de 100 dollars par mois à sa famille, parfois plus. Le montant total des remises de fonds serait donc au moins égal au budget annuel du pays, qui est de moins de 500 millions de dollars. Au total, ce demi-million de migrants financerait directement plus d'1 million de citoyens sur les cinq que compte le Kirghizstan.

16Selon une étude réalisée par l'Organisation internationale des migrations en 2003, l'argent économisé par les migrants et renvoyé dans le pays permet de financer les achats de vie quotidienne pour un quart seulement des familles. Pour les trois-quarts restant, l'argent est destiné à la construction d'une maison, l'achat d'une voiture, l'éducation des enfants, ou contribue à démarrer un commerce privé. Un tiers des familles kirghizes dépendraient directement des revenus envoyés par les migrants. Au Tadjikistan, un foyer sur quatre compte un émigré en son sein et, dans les zones rurales, au moins un tiers de la population masculine vit à l'étranger [14]. Les transformations sociales suscitées par ces migrations massives restent donc conséquentes. Parmi les bénéfices potentiels, les remises de fonds assurent une source régulière de revenus, créent une hausse de la demande intérieure en biens, soutiennent la croissance économique et offrent des possibilités d'investissement. Les gouvernements tadjik et kirghize reconnaissent également que les migrations permettent une hausse du capital humain : les migrants reviennent avec de nouvelles formations, des savoir-faire, des connaissances linguistiques qu'ils ne peuvent acquérir dans leur pays et qui compensent donc indirectement les processus de déscolarisation et de désalphabétisation que connaissent les populations rurales de ces républiques. Parmi les aspects négatifs, on mentionnera tout particulièrement la perte de force de travail. Ainsi, la disparition de tant d'hommes dans les villages ou les petites villes suscite un déficit de main-d'œuvre, accentue l'absence de petits commerces et a un impact négatif sur la condition féminine, dont le retour de la polygamie.

Conclusion

17Ces flux migratoires massifs ont des répercussions complexes sur les sociétés concernées, en Russie comme en Asie centrale. La Fédération russe en tire bénéfice pour son économie en manque de main-d'œuvre, et pour sa démographie : elle ne pourra compenser le vieillissement de sa population en période de développement économique que par un afflux massif de migrants. Toutefois, les crispations xénophobes sont également synonymes de possibles déstabilisations. Les changements du paysage urbain et les recompositions ethniques dus à l'arrivée massive de migrants, qu'ils soient en provenance de républiques anciennement soviétiques ou du « lointain étranger », sont instrumentalisés par les mouvances nationalistes russes afin de radicaliser la population en leur faveur. Ainsi, la Fédération russe est soumise aux mêmes processus que les pays d'Europe occidentale : les politiques migratoires hésitent entre la reconnaissance pragmatique d'une nécessité économique qui sera de plus en plus incontournable, et les phobies nationalistes qu'entraînent ces recompositions sociales et ethniques.

18Pour les trois États d'Asie centrale confrontés à ces flux migratoires massifs, les enjeux semblent encore plus conséquents : dans des sociétés de plus en plus paupérisées, pour qui la disparition de l'Union soviétique a signifié avant tout l'effondrement de leur niveau de vie, la possibilité de migrer pour chercher du travail constitue une réelle « soupape de sécurité ». Les gouvernements tadjik et kirghize semblent aujourd'hui bien conscients que la stabilité politique de leur pays passe par ces migrations, qu'ils ont tout intérêt à accepter dans leur impact social, à encadrer juridiquement et à défendre politiquement. Seul l'Ouzbékistan, enfermé dans les dérives autoritaires du président Islam Karimov, se refuse à prendre conscience du caractère explosif de la situation sociale du pays, en particulier dans la vallée du Ferghana. Ces flux auront des conséquences tant positives que négatives sur les économies et les sociétés centre-asiatiques. Ils pourraient également avoir un impact politique : les populations se rendant régulièrement en Russie ont accès à une société qui, loin d'être démocratique, n'en constitue pas moins un modèle de développement pour les pays d'Asie centrale, de plus en plus autoritaires. Malgré leur caractère ambivalent, ces migrations confirment l'émergence de nouvelles interactions entre Russie et Asie centrale, rendant envisageables des risques de confrontation mais également des échanges culturels et le maintien d'une certaine mixité ethnique. Ainsi, malgré les critiques récurrentes à l'encontre de la politique « coloniale » de la Russie en Asie centrale, celle-ci continue à jouer, comme depuis le XIXe siècle, un rôle stabilisateur permettant d'absorber une partie du contrecoup économique et social que fut la disparition de l'URSS pour les sociétés centre-asiatiques.

Notes

  • [1]
    R. Abazov, « Economic Migration in Post-Soviet Central Asia : The Case of Kyrgyzstan », Post-Communist Economies, vol. 11, no 2, 1999, p. 237-252.
  • [2]
    R. H. Rowland, « National and Regional Population Trends in Tajikistan : Results from the Recent Census », Eurasian Geography and Economics, vol. 46, no 3, 2005, p. 202-223.
  • [3]
    V. Mukomel, Migracionnaâ politika Rossii. Postsovetskie konteksty, Moscou, Institut sociologii RAN, 2005, p. 53.
  • [4]
    V. Tishkov, Zh. Zajonchkovskaya, G. Vitkovskaya, Migrations in the Countries of the Former Soviet Union, Global Commission on International Migration, 2005, p. 25.
  • [5]
    I. Ivanhnûk, R. Daurov, « Nezakonnaâ migraciâ i bezopasnost' Rossii : ugrozy, vyzovy, riski », in Migraciâ i nacional’aâ bezopasnost', vyp. 11, Moscou, Maks Press, 2003, p. 32.
  • [6]
    S. Olimova, « Migracionnye processy v sovremennom Tad?ikistane », Demoskop Weekly, octobre 2005.
  • [7]
    S. Soboleva, O. Čudaeva, « Inostrannye migranty na rossijskom rynke truda », in Migraciâ i nacional’aâ bezopasnost', op. cit., p. 90-104.
  • [8]
    « A Kyrgyz lawmaker today said that the number of people seeking jobs abroad has reached alarming proportions », RFE/RL, 31 mai 2006.
  • [9]
    S. Olimova, « Process suverenizacii strany i migracionnye processy v Tad?ikistane », in ?. Zajončkovskaâ, Migracionnaâ situaciâ v stranah SNG, Moscou, Kompleks – Progress, 1999, p. 230.
  • [10]
    ?. Zajončkovskaâ, « Rynok truda kak regulâtor migracionnyh potokov », in G. Vitkovskaâ (sous la dir.), Migraciâ i rynki truda v postsovetskoj Rossii, Moscou, Carnegie, 1998, p. 13.
  • [11]
    Migraciâ naseleniâ, no 6, p. 55.
  • [12]
    M. Laruelle, « La question des Russes du proche-étranger en Russie (1991-2006) », Étude du CERI, Paris, CERI, no 126, mai 2006, 38 p.
  • [13]
    A. Kireyev, « The Macroeconomics of Remittances : The Case of Tajikistan », International Monetary Fond Working Paper, Washington, IFM, 2006, p. 4.
  • [14]
    Voir les propos de M. Naderi, représentant de l'Organisation internationale des migrations au Tadjikistan, http://www.iom.int/jahia/Jahia/pbnEU/cache/offonce/lang/fr?entryId=10647.
Français

Résumé

Après un effacement dans les années 1990, la Russie effectue un retour en force en Asie centrale, notamment par le biais de la question migratoire. On estime à environ 2 millions les travailleurs saisonniers originaires du Tadjikistan, du Kirghizstan et d'Ouzbékistan travaillant, majoritairement illégalement, en Russie. Ils jouent un rôle économique croissant en Russie du fait du manque de main-d'œuvre qui frappe la Fédération. Ils ont un impact économique et social encore plus important en Asie centrale, puisqu'ils envoient à des populations appauvries des revenus réguliers et conséquents. Ces migrations de travail permettent ainsi d'absorber une partie du contrecoup économique et social de la disparition de l'URSS et contribuent à reformuler les complexes rapports entre l'ancien centre et son ancienne périphérie.

Marlène Laruelle
Chercheur associée à l'EHESS
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/12/2007
https://doi.org/10.3917/ris.064.0133
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