CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Les années 1980, dites de « conjoncture » puis de « crise », ont marqué sinon le début, du moins l’accélération du décrochage économique de l’Afrique subsaharienne par rapport au reste du monde [1]. Quoique controversé, le terme de « crise » caractérise bien l’enchaînement des dysfonctionnements combinés, qui ne se résument pas aux déséquilibres financiers et macro-économiques apparents, ayant affecté les complexes politico-économiques africains. Au blocage d’une accumulation rentière fondée sur le poids écrasant des exportations de matières premières, le plus souvent végétales, est en effet directement liée la crise de l’État postcolonial, dont le pouvoir de redistribution et d’encadrement a été amoindri, voire annihilé. En dépit (ou à cause) de l’ajustement structurel, la fin du XXe siècle n’a guère été plus probante. De 1995 à 2000, la part du continent dans le produit intérieur brut (PIB) mondial (à parité de pouvoir d’achat) a diminué d’un tiers, sa contribution aux exportations a été divisée par 3, et de « nouvelles malédictions », dont le sida, alimentent les discours afro-pessimistes, voire afro-nihilistes.

2Amplifiée par des tendances de long terme (croissance démographique soutenue et succession de sécheresses qui ne résultent pas de la mondialisation des marchés ou de l’internationalisation du capital), cette crise multiforme est concomitante d’une interconnexion croissante des sphères industrielles, des échanges et financières : la « globalisation » des auteurs anglo-saxons. La fabrique sociale et spatiale africaine est ainsi affectée par un processus de dérégulation/rerégulation dont les causes sont multiples, intérieures et extérieures, et enchevêtrées, ce qui ne facilite guère l’analyse des facteurs de recompositions spatiales.

3On peut toutefois tenter de distinguer ce qui semble surtout induit ou amplifié par la crise des complexes politico-économiques de ce qui paraît procéder plus directement de la mondialisation/globalisation pour esquisser ensuite une typologie des reconfigurations spatiales en cours.

ACCROISSEMENT DES MOBILITÉS GÉOGRAPHIQUES, AMBIGUÏTÉ DU RURAL ET DE L’URBAIN

L’amplification de la circulation entre villes et campagnes

4Avec l’entrée tardive, et très inégale, dans la transition de la fécondité, le ralentissement du rythme d’urbanisation et l’intensification de la circulation des biens et des personnes, à toutes échelles, caractérisent le continent noir depuis les années 1980. Si les démographes s’interrogent sur les imbrications complexes entre les effets de la crise macro-économique et le long terme de la transition démographique, la réduction de la vitesse d’urbanisation, sauf cas très singuliers (la Namibie, par exemple), est générale. Elle ne remet certes pas en cause l’élan urbain constaté dans le demi-siècle précédent. De 1950 à 2000, la population totale a triplé, mais le nombre de citadins a été multiplié par 11, passant de 19 à 209 millions d’individus. Le taux d’urbanisation est désormais proche de 35 %, et 592 millions d’Africains, soit un sur deux, pourraient vivre en ville en 2030.

5C’est cependant moins la décélération de l’urbanisation que l’évolution du poids relatif des grandes villes dans les systèmes urbains qui retient l’attention. On a longtemps cru à l’inéluctable hégémonie démographique des villes millionnaires. Mais leur poids relatif demeure inégal (Conakry regroupe 80 % des citadins guinéens, Accra moins de 25 % des citadins ghanéens, Johannesburg n’atteint pas 15 % de la population urbaine sud-africaine), et les évolutions sont contradictoires. Depuis vingt ans, le pourcentage de citadins habitant la plus grande ville a augmenté en Guinée et au Sénégal, il a régressé au Mozambique, au Kenya, en Tanzanie et en Afrique du Sud. Selon les Nations unies, le poids relatif des villes millionnaires, qui était de 10,5 % en 1950, aurait dû atteindre 46 % en 2000. Cependant les estimations récentes sont inférieures à 36 %, et en 2010 le poids relatif d’Abidjan, d’Accra, d’Addis-Abeba, de Luanda ou de Nairobi pourrait être moindre qu’en 1990.

6Exception faite des situations de guerre déclenchant d’importantes migrations (à l’exemple de celles que l’on put observer du Congo vers Lusaka et Johannesburg, du Sud Soudan vers Khartoum où 1,8 million de personnes, près de la moitié des habitants, seraient des réfugiés fuyant les combats et les sécheresses), l’accroissement naturel de la population urbaine, qui représentait 30 à 40 % de la croissance jusqu’aux années 1980, semble devenu prépondérant. Le recul du poids relatif des migrations en provenance des campagnes est structurel : le réservoir rural, dans les années 1960, était 6 fois plus peuplé que les villes ; en 2000, le rapport est de 1 à 2.

7Cet effet mécanique n’explique pourtant pas tout. Le blocage des processus d’accumulation et les mesures d’ajustement structurel ont eu des conséquences considérables sur les bases économiques urbaines qui fournissent probablement deux tiers du PIB continental. Après avoir été plutôt des lieux d’intégration favorisant la mobilité sociale ascendante, les grandes villes sont devenues plutôt des lieux d’exclusion. Selon le Bureau international du travail (BIT), le taux de chômage moyen serait de 30 % en 2000, mais on atteint localement 40 à 50 % (townships du Cap), et l’informalisation des activités ne compense pas la raréfaction du travail salarié. La pyramide sociale est déformée, d’une part par translation vers le bas des couches moyennes, d’autre part par l’aggravation de la condition des plus démunis, les jeunes déscolarisés ou sans formation étant particulièrement frappés. Dans ces chantiers sociaux paradoxaux que constituaient les grandes villes, mêlant inégalités de revenu et entraide redistributive fondée sur des liens d’assistance mutuelle encadrés par de nombreux réseaux lignagers, ethniques, associatifs ou religieux, la polarisation sociale et la paupérisation s’accroissent. Au faciès urbain de la crise des économies rentières s’ajoute l’obsolescence des politiques urbaines. Les avantages comparatifs des grandes villes ont été réduits et l’on s’interroge aujourd’hui sur l’existence d’une « pénalité urbaine » dans les mégapoles, qui pourrait alimenter une redistribution de population entre villes et campagnes et au sein des systèmes urbains.

8Des rétromigrations ont ainsi été décelées dans de nombreux pays, mais il n’est pas toujours aisé de distinguer les permanences et les ruptures par rapport à des systèmes circulatoires antérieurs fondés sur des va-et-vient entre villes et campagnes, ou à des déplacements tributaires d’aléas climatiques. Des mouvements d’exode urbain, spectaculaires dans les villes minières congolaises avant l’effondrement du régime de Mobutu, caractérisent l’évolution récente de villes camerounaises, du Sud-Est nigérian et de toutes les cités de la Copper Belt zambienne. Il demeure cependant difficile d’analyser des mobilités complexes [2]. Ainsi, les migrants en provenance des capitales d’Afrique de l’Ouest [3] se dirigent le plus souvent vers le monde rural (sauf au Niger où ils feraient surtout mouvement vers d’autres cités), mais ils gagnent aussi des localités urbaines, y compris quand ils sont natifs des campagnes. En Côte-d’Ivoire, les flux au départ d’Abidjan et à destination des campagnes durant les années 1988-1992 étaient à peine supérieurs à ceux dirigés vers les villes. Durant la même période, les villes dites principales (excluant la plus grande de chaque État) du Burkina Faso, de Côte-d’Ivoire et de Guinée auraient eu des soldes migratoires négatifs et, sauf au Niger et peut-être en Mauritanie, les croissances migratoires auraient été inférieures à celles des grandes villes. Les petites villes auraient eu des soldes migratoires négatifs et la balance des flux entre villes non capitales et campagnes serait négative au Burkina Faso, en Côte-d’Ivoire et en Guinée. Faut-il en conclure plus généralement que l’accélération des mobilités multipolaires témoigne d’une nouvelle donne géographique ?

La fabrique urbaine africaine : un entre-deux ambigu de long terme

9Le recours à l’accroissement de la circulation entre villes et campagnes n’est pas une nouveauté. La mobilité géographique est une constante de long terme marquant l’histoire du peuplement d’un continent où les liens n’ont jamais été rompus entre villageois et résidants urbains et où l’ambiguïté caractérise depuis longtemps les notions de « ruralité » et de « citadinité ». Des cités-États médiévales yoruba aux villes marchandes de l’espace sahélien, de la capitale de la confédération ashanti à celle du royaume du Buganda, on a largement souligné la dimension rurale des cités précoloniales. Si la colonisation a provoqué un choc urbain, a-t-elle pour autant facilité la distinction ? Rien n’est moins sûr, et l’osmose, exacerbée dans des situations de proximité entre villes et campagnes densément peuplées, soulignée dans les années 1960 par exemple au pays bakongo, en pays kikuyu, en pays ganda ou dans le sud de l’actuel Bénin, n’a pas été effacée. Les diverses formes de réappropriation africaine du modèle urbain colonial, avant et après les indépendances, ont plutôt concouru à maintenir l’ambiguïté. Les villes sont certes des lieux de vie, mais elles ne constituent, au moins jusqu’ici, qu’une partie de l’espace vécu marqué par d’importants va-et-vient multipolaires, encadrés par des réseaux multiples, qu’attestent toutes les biographies de résidants urbains. Dans nombre de villes actuelles, singulièrement petites et moyennes (56 % des citadins résidaient encore en 2000 dans des localités de moins 500 000 habitants), l’activité agricole intra- ou périurbaine est l’une des principales sources de revenus monétaires, et nombre de salariés, d’artisans et de petits commerçants produisent aussi des vivres. Durant les années de croissance, des composantes rurales de stratégies citadines (achat de plantations, de bétail, par exemple) et des composantes citadines de stratégies rurales (achat de parcelles, constructions pour la rente locative) ont renforcé les liens fonctionnels de sorte que, à l’échelle d’un individu, d’un lignage, voire d’un groupe culturel ayant « un pied dedans, un pied dehors », il est souvent difficile de distinguer ce qui relève de la ruralité ou de la citadinité.

10Certes, de notables différences peuvent être soulignées : les styles alimentaires changent peu mais la consommation de biens diffère. Les systèmes fonciers et la gestion des patrimoines urbains reposent sur des métissages où la part du droit officiel grandit, l’accès aux services demeure plus aisé, et la ville, agglomération des différences, est un laboratoire du changement social. Mais les itinéraires demeurent réversibles et la plasticité des sociétés va de pair avec une grande mobilité. L’organisation sociospatiale des desakota asiatiques montre qu’il ne s’agit pas d’une spécificité africaine, c’est surtout la nature rentière des encadrements étatiques et du processus d’accumulation qui caractérise toujours le continent noir.

DES CAMPAGNES PARTIES PRENANTES DANS UN UNIVERS EN CRISE

11Quand les inéluctables dévaluations frappèrent de plein fouet un monde urbain bénéficiaire de la surévaluation des monnaies nationales, on évoqua une « revanche des campagnes ». Plus que de revanche, il convient de parler de prise de participation. Certes, les besoins alimentaires croissants des villes, la moindre capacité d’importation des États, combinés avec le style alimentaire des citadins ont donné des armes aux ruraux. Certes, moindres consommateurs d’articles importés, ils ont moins vite souffert des dévaluations. Mais ils en ont pâti avec un temps de retard, particulièrement ceux qui étaient le plus entrés dans la « modernité » technique. Ainsi les planteurs de café bamiléké immigrés dans la vallée du Mungo, dont les exploitations moyennes se rapprochaient des normes techniques des plantations européennes et où la production vivrière avait été sacrifiée à la culture d’exportation. Le changement technique avait été conçu en fonction d’une sécurité économique, d’une garantie de prix qui ont cessé d’être la norme. Peu ou prou, les paysanneries « ouvertes », prudentes mais convaincues des bienfaits des nouvelles techniques, ont été affectées. Tous les ruraux ont souffert, au rythme de la dégradation des infrastructures et des encadrements, des difficultés d’approvisionnement en intrants et de commercialisation de leurs produits.

12Les moins affectés ont-ils été les plus « archaïques », à l’image des éleveurs les plus mobiles du Sahel qui subirent moins de pertes en cheptel au temps des sécheresses que les agro-éleveurs stabilisés sur des terroirs ? Disons plutôt que les effets n’ont pas été les mêmes. « Archaïsme » est corrélé à « éloignement », et celui-ci avec « insécurités de toutes sortes », quand la maîtrise de l’espace par l’État est de plus en plus remise en cause.

La revanche de l’espace

13Dans les premiers temps de l’indépendance, les États se sont en effet crus capables de façonner l’espace à leur guise. L’aménagement du territoire et le contrôle des prix des produits agricoles « stratégiques » ont visé à la constitution d’espaces (ou d’un espace national, selon les cas) homogènes et isotropes, où tout producteur, indépendamment de la distance et des conditions de circulation, bénéficierait du même prix pour ses récoltes et, si possible, grâce aux institutions coopératives, de conditions très similaires pour l’achat de biens de première nécessité. Les conditions de commercialisation du café ou du cacao, au temps des caisses de stabilisation, en sont de bons exemples, mais meilleurs encore sont ceux de pays comme la Tanzanie et la Zambie où l’accent a été mis sur la commercialisation du maïs, nourriture de base. Un temps, la Zambie a connu un prix unique de la céréale et l’achat systématique des produits par des organismes d’État jusque dans les brousses les plus reculées : zèle rare, mais ruineux pour un État confronté à la chute des prix du cuivre [4] ! Aujourd’hui, dans un contexte de reconversion des productions, la diversité des espaces, la mise en valeur des avantages comparatifs apparaissent comme une « revanche de la géographie ».

14Le contexte général est celui d’une crise des productions d’exportation classiques concurrencées, sur un marché saturé, par la production d’autres continents tropicaux qui ont pris une large avance en matière de productivité et de qualité. La baisse des prix et leur insécurité croissante, avec la suppression des prix garantis, et la croissance de la demande urbaine rendent plus séduisant le « vivrier marchand » ou l’élevage laitier. Certaines exportations nouvelles sont également attirantes (légumes de contre-saison, fruits, fleurs...) pour peu que collecte et transport rapides soient assurés. Dans ces conditions, les chances des régions sont inégales. Ainsi, les périphéries urbaines ou les régions proches, les alentours des axes de circulation [5], les interfaces entre espaces écologiquement contrastés (haut pays kikuyu, Bamboutos en pays bamiléké, bordure de la forêt orientale malgache...) sont avantagés. Les mutations et la diversification des activités sont très sensibles dans les régions traditionnellement définies par une production d’exportation : le pays kikuyu ou le Kilimandjaro s’orientent vers la production laitière ou le maraîchage, qui caractérise aussi le pays bamiléké ; une part de l’ancien front pionnier ivoirien trouve une issue dans le bananier, les racines et tubercules ; les régions cotonnières sont aujourd’hui grandes productrices de maïs. Le changement serait plus spectaculaire encore sans les pressions de l’État pour le maintien des « cultures de rente » et sans la garantie qu’elles constituent parfois encore pour l’obtention d’intrants à crédit. Les exemples de reconversion cités ici ne sont pas innocents. Il s’agit, pour l’essentiel, des régions de forte densité (et relativement bien équipées), assez proches des centres urbains, qui avaient déjà, de ce fait, amorcé une diversification, solidement « encadrée » le plus souvent. Beaucoup d’entre elles sont aussi en relation avec une diaspora efficace. Toutes ces régions ne sont pas pour autant assurées de leur avenir, notamment celles pour lesquelles l’éloignement relatif est compensé par un réseau de circulation honorable. Que la voirie se dégrade et l’évolution est remise en cause. La solidité de la liaison à la ville dépend pour partie de l’entregent et donc de la relation politique et sociale avec le centre.

Inégalités sociales et inégalités spatiales dans le monde rural

15S’il existe des formes d’inégalité sociale entre régions, il en est sans doute plus encore à l’intérieur de chacune d’elles. La privatisation des filières, les difficultés croissantes dans l’obtention de crédits assurent une prime incontestable à ceux qui, fonctionnaires, salariés ou retraités, ont des ressources monétaires, des garanties à fournir, des relations efficaces. D’une part, la crise des villes a fait comprendre à bien des citadins l’intérêt qu’il y avait à investir aussi dans les campagnes où, comparativement, leurs ressources sont de plus de poids. D’autre part, la baisse des revenus urbains pesant sur les prix, on a tout intérêt à contrôler le plus long segment possible de la filière. Avantage, certes, aux agriculteurs périurbains vendeurs directs, mais avantage également à ceux qui ont « un pied en ville » ou qui, du moins, y disposent de relations (familiales ou régionales) pour hâter, voire organiser la commercialisation [6]. Le jeu des logiques spatiales peut ainsi être contrecarré par des liaisons sociales qui sont loin de leur être strictement corrélées [7].

16Ce poids des relations et des réseaux est renforcé par d’autres phénomènes étroitement liés à la mondialisation, et d’abord par la formidable accélération de la circulation des nouvelles. À l’écart, ou presque, du reste du monde pour l’échange économique, l’Afrique ne l’est pas au même degré pour l’information. Alors qu’il y a dix ans Conakry était à peine joignable par téléphone, celui-ci s’est répandu comme une traînée de poudre, notamment le portable ; il en va de même en Tanzanie. Dussent les télévisions fonctionner avec des moyens de fortune, les antennes paraboliques se multiplient ; l’Internet étend partout sa toile. Certes, tout village africain n’est pas lié au « village planétaire », mais quand la circulation des produits devient plus difficile, celle des idées et des informations s’améliore de manière foudroyante. Pour qui en a les moyens, y a-t-il encore, de ce point de vue, des zones d’ombre ? Les inégalités sociales marquent leurs effets, et c’est sans doute dans les conditions d’accès au monde que les termes de « centre » et « périphérie » gardent le plus de sens. Les densités jouent de la même manière, les régions fortement peuplées ayant des chances de bénéficier d’une meilleure diffusion.

17Il n’en reste pas moins que cette révolution technologique a considérablement accéléré une tendance lourde antérieure : la diffusion des relations à des échelles fines (collectivités locales, associations, organisations non gouvernementales [ONG] locales), avec les diasporas qui s’élargissent à l’échelle mondiale et avec leurs homologues du « Nord ». La relation au monde extérieur s’est en quelque sorte atomisée [8], et les « courtiers du développement » sont engagés dans des luttes à enjeu local et régional pour l’accès aux savoirs et aux ressources extérieures. Les effets en matière d’équipement rural sont considérables. Leur niveau dépend moins aujourd’hui de la hiérarchie administrative que des capacités locales à capter les apports financiers extérieurs.

18Mais il existe aussi des stratégies de l’isolement, des enclavements provoqués, des coupures volontaires. Pour qui peut investir dans des engins puissants ou exporter par les airs, le confinement du plus grand nombre est la garantie de profits exceptionnels. On entre ici dans les zones d’ombre de ce que certains qualifient d’antimonde, qui est plutôt la face cachée du monde, tant les deux univers sont articulés. Ainsi, les périphéries frontalières sont les plus voyantes de ces régions de l’informel, surtout au contact de deux zones monétaires (aux frontières du Ghana et surtout du Nigeria). Il ne faut pas y voir des régions dotées d’un dynamisme autonome. Certes, la situation de frontière génère des productions agricoles, des échanges au gré des variations du change, mais ces activités sont de peu de poids en comparaison des trafics que contrôlent les villes de l’arrière, voire les organismes d’État.

19Les aires de trafic international criminel, portant sur des produits de haut prix, sont des zones toujours situées en position périphérique. Les espaces de la drogue en sont un élément important, qu’ils se nichent sur les marges des fronts pionniers d’exportation incapables de vendre à prix rémunérateur leurs productions d’exportation légales (Sud-Ouest ivoirien) ou dans des zones plus centrales en mal de ressources (pays yoruba, Uluguru en Tanzanie, Casamance...). Mais au moins aussi importantes sont les zones d’extractivisme : malheur aux pays qui recèlent des gisements de diamants (Sierra Leone, Liberia, Angola) ou de métaux rares (le coltan de l’Est congolais), théâtres préférentiels de conflits politiques, où s’épanouissent des trafics illégaux que commandent plus souvent qu’on ne le croit les centres du monde « régulier ». Le Congo en est un bon exemple, avec les implications ougandaises et rwandaises. Ici les ruraux sont pratiquement privés de toute autonomie, soumis aux conditions de ceux qui contrôlent les relations avec l’extérieur.

20Chiourme au service des trafiquants internationaux ou partenaires indispensables d’une économie plus autocentrée, les ruraux dépendent donc largement de l’économie d’échange. C’est l’une des raisons, mais non la seule, qui explique l’importance, sans doute croissante, de la référence identitaire fondée sur les liens au terroir. Les thèmes à la mode du « développement local », de la décentralisation se traduisent par une diffusion de la « politique du ventre », de la distribution des prébendes au niveau local. Alors que le pluripartisme formel tend à se répandre, le contrôle politique et économique d’un espace régional est un atout essentiel dans les conflits de pouvoir au niveau national. Sauf à jouer le jeu dangereux de la sécession, il faut disposer de masses de manœuvre dans les capitales ou les grands centres régionaux, il convient d’encadrer ces « originaires », voire de les regrouper sur des « territoires » urbains, doubles en modèle réduit des territoires ruraux. Il serait toutefois trop simple d’en rester là. La réaction identitaire a des fondements plus profonds, comme si l’homogénéisation théorique des formes de relation sociale et économique n’était supportable que balancée par l’accrochage régional. La ville est un lieu, non un terreau, ou elle ne l’est que pour des groupes spécifiques, souvent marginaux : petits groupes d’autochtones noyés dans la masse des immigrants (Lébou de Dakar, Bè de Lomé...), groupes sociaux en position d’infériorité (descendants d’esclaves ou de serviteurs royaux à Tananarive, immigrés clandestins des villes d’Afrique du Sud). La masse des urbains, citadine par maints aspects de la culture, se définit pourtant par l’appartenance à deux espaces, « un pied dedans, un pied dehors ». C’est un gage de sécurité, une garantie d’équilibre social.

COMMENT RESTRUCTURER LA MOSAÏQUE RÉGIONALE ?

21L’évolution des relations entre villes et campagnes, où apparaissent deux tendances fortes apparemment contradictoires que sont le resserrement des liens, d’une part, et l’émergence d’une marge d’initiative des campagnes, d’autre part, ne peut manquer d’avoir des effets sur les configurations spatiales à toutes échelles. Les deux thèmes dominants sont, à notre sens, la fragmentation spatiale et la remise en cause des relations hiérarchiques entre échelles d’organisation.

22Les espaces africains semblent de plus en plus atomisés, fragmentés au mépris des lois élémentaires de la distance, de la hiérarchie des centres urbains et de leur pouvoir attractif. Certes, il reste plus que des traces du modèle centre-périphérie, les espaces spatialement marginaux étant plus souvent lieux d’anomie. Mais les espaces « contrôlés » se morcellent, en fonction des conditions d’entretien des réseaux de circulation, de l’inégalité des avantages comparatifs, des formes de relation avec l’extérieur. Celles-ci s’affranchissent au moins en partie de la hiérarchie des centres de décision qu’avait tenté d’établir l’aménagement du territoire. L’intensification des rapports entre citadins et ruraux n’implique pas une application stricte des relations de « commandement » par la ville, bien au contraire. Elle les dénie, les contourne ou les manipule.

23Ce qui est vrai à petite ou moyenne échelle l’est également à grande échelle, celle du village et du quartier urbain. La seule pression démographique, le remplissage de l’espace cultivé, est certes pour une large part responsable de l’effacement des formes classiques d’organisation de l’espace. Ainsi en va-t-il des terroirs à auréoles, opposant un centre cultivé intensément et de façon permanente à une périphérie utilisée plus extensivement, avec le maintien de longues jachères. La mise en culture totale incite à l’éclatement de l’habitat, à la juxtaposition de cellules élémentaires au niveau desquelles se reproduit, au mieux, le duo centre-périphérie. Mais le développement des différenciations sociales complique le tableau, avec le « mitage » de l’espace villageois par de nouvelles entreprises d’agriculture et la disparition des disciplines collectives. Alors qu’on prône de plus en plus la gestion des terroirs villageois, l’initiative paysanne et la promotion des savoirs locaux, on peut se demander si les bases de telles actions ne sont pas détruites, si ces actions ne sont pas des simulacres derrière lesquels se jouent des conflits pour le bénéfice des rapports avec le donateur, le technicien – bref, l’univers extérieur. Dans les villes, la dilution des liens organiques entre les quartiers, la répétition des inégalités sociales aux différentes échelles intra-urbaines, des îlots de pauvreté jouxtant des isolats de richesse, sont accompagnées de nouveaux arrangements gestionnaires limités à la durée et au territoire de projets disparates, ce qui nourrit la fragmentation.

24La morphologie des organisations spatiales n’a pas changé en apparence (le nombre de formes possibles est de toute façon limité), mais leur échelle est remise en cause, et leur sens réel peut être radicalement bouleversé. Le plus couramment, l’espace est marqué de noyaux de condensation, mais ils diffèrent profondément tant par leur contenu que par leurs liaisons avec le pourtour et l’extérieur. On y compte les noyaux périurbains et circum-urbains, riches d’activités multiples, de l’autosubsistance à la production d’exportation à haut prix, en passant par le vivrier commercial, bien reliés au centre, honnêtement approvisionnés en intrants. Subsistent, voire se réaniment, des pôles de « développement » agricole visant de plus en plus l’approvisionnement national, tels l’Office du Niger, au Mali, passé du coton au riz, ou le front cotonnier (de plus en plus maïsicole) de l’Ouest burkinabè. À l’autre extrême figurent les isolats miniers, enclaves étrangères « régulières » ou exploitations sauvages en zone d’insécurité, tous quasi directement branchés sur l’extérieur lointain. Le degré de vitalité et d’intégration de ces noyaux d’activité s’exprime tant par leur dimension que par l’existence de périphéries partiellement intégrées, en fonction des conditions de desserte.

25Ces noyaux sont, dans les meilleures circonstances, plus ou moins reliés entre eux par des axes de circulation frangés de zones d’activité qui profitent de possibilités de desserte. Zones à la dynamique fluctuante en fonction de l’état et de la sécurité des voies de circulation, les plus assurées de pérennité étant, comme il est logique, les grandes voies internationales.

26Significativement, les formes spatiales les plus nouvelles sont les marges ou franges, frontières de l’insécurité, lieux d’échanges généralement illégaux, unités illusoires, faites de la juxtaposition répétée de points de contact à l’activité fluctuante (souvent commandée de l’extérieur), marques évidentes d’une décomposition de l’organisation nationale de l’espace.

27Dans ce contexte, on ne s’étonnera pas de ce que l’accent soit mis aujourd’hui sur la recomposition des systèmes de circulation, de grands « corridors », terme significatif, puisque son premier usage en Afrique, nous semble-t-il, servit à désigner le « corridor de Beira », axe essentiel pour la survie du Zimbabwe à travers le Mozambique ravagé par la guerre civile. La hiérarchie de leurs points de transbordements, de leurs entrepôts, de leurs relais, vise à réanimer des hiérarchies urbaines mises à mal par l’atomisation de l’espace ; les antennes qui se branchent sur la voie principale approchent au plus près les zones d’insécurité ou d’activité clandestine. Formellement, l’ensemble paraît conçu pour relier le continent au monde, plus destiné dans le court terme à acheminer les aides vers les régions en détresse qu’à définir et concrétiser des solidarités régionales. Il est vrai que, dans nombre de nos campagnes, on dit que les loups ont disparu avec l’arrivée du chemin de fer...

REDÉCOUVRIR L’ÉTAT

28Encore faudrait-il que les instruments de la vie de relation soient mis au service de projets politiques. Mais qui peut conduire leur élaboration ? En voulant remettre l’État à sa place (ce qui était nécessaire), n’a-t-on pas, plus encore qu’à son dépérissement, contribué à sa décomposition ? Ses attributs formels sont-ils souvent autre chose qu’un masque légaliste d’une répartition des prébendes et d’une régulation purement rentière ? L’intégration régionale, dont on fait une panacée, est-elle autre chose qu’une projection géopolitique fondée sur le souvenir illusoire d’anciennes fédérations ou communautés aujourd’hui dénuées de sens faute de parties prenantes ? Des dynamiques endogènes remarquables, suscitées par la nécessité, ont activé les solidarités entre villes et campagnes à des niveaux locaux, ont esquissé, mais de façon fragile, sans normes et sans garanties, des relations plus larges. Mais entre le local et le « régional » (au sens discutable que le mot a pris aujourd’hui) on ne peut faire l’économie de l’État, une réalité plus intimement souhaitée qu’on ne le croit souvent et qui pourtant est sans doute, pour les « décideurs » ou ceux qui se croient tels, un territoire encore à explorer.

Notes

  • [1]
    Pour une analyse plus détaillée, on se référera à Alain Dubresson et Jean-Pierre Raison, L’Afrique subsaharienne. Une géographie du changement, Paris, A. Colin, 1998.
  • [2]
    Carole Rakodi (ed.), The Urban Challenge in Africa, New York, United Nations University Press, 1997.
  • [3]
    Philippe Bocquier et Sadio Traoré, Urbanisation et dynamique migratoire en Afrique de l’Ouest, Paris, L’Harmattan, 2000.
  • [4]
    Jean-Pierre Raison, « De l’or rouge à l’or vert ? Dualisme économique, État-providence et virage libéral : les mutations des politiques agricoles en Zambie », in Jean-Pascal Daloz et John D. Chileshe (sous la dir.), La Zambie contemporaine, Paris, Karthala, 1996, p. 154-185.
  • [5]
    Route et rail n’offrent pas le même type d’avantages : la première, par le taxi-brousse, permet la commercialisation de faibles quantités à intervalles répétés ; le second incite à la concentration de quantités plus larges. Cela n’est pas sans influence sur le type de cultures pratiqué.
  • [6]
    Gabriel Rabearimanana, « Le Boina », in Jean-Pierre Raison (sous la dir.), Paysanneries malgaches dans la crise, Paris, Karthala, 1994 ; Jean-Louis Chaléard, Temps des villes, temps des vivres. L’essor du vivrier marchand en Côte-d’Ivoire, Paris, Karthala, 1996.
  • [7]
    Comment comprendre autrement la localisation, spatialement aberrante, de certaines productions destinées aux villes, comme l’oignon de l’est du Niger, qui fait prime à Abidjan ? Lire à ce sujet la thèse de O. David, Les réseaux marchands africains face à l’approvisionnement d’Abidjan : le commerce régional de l’oignon, Niger, Burkina Faso, Côte-d’Ivoire, Paris, Université de Paris X, 1999.
  • [8]
    Même si l’État garde des moyens de contrôle non négligeables : agrément des organismes, contrôle des mouvements de devises...
Français

Victime de « nouvelles malédictions » et d’une économie en crise, on assiste en Afrique à une recomposition de la typologie spatiale et sociale du continent. Caractérisée par une augmentation de la mobilité entre villes et campagnes – qui n’est pas en elle-même une nouveauté –, cette nouvelle typologie tend à exacerber l’ambiguïté de la construction urbaine africaine. La crise qui frappa l’Afrique affecta le monde urbain et rural à des rythmes et avec des effets différents. Elle fut non seulement le révélateur d’une mosaïque régionale et d’une diversité des espaces, mais également des inégalités spatiales et sociales, à la fois entre régions et à l’intérieur même de celles-ci. Aujourd’hui, la nécessité de restructurer la mosaïque africaine s’impose et doit se faire en redécouvrant le rôle central de l’État dans une dynamique locale et régionale.

Alain Dubresson
Jean-Pierre Raison
Alain Dubresson et Jean-Pierre Raison sont respectivement professeur à l’Université Paris X -Nanterre et professeur émérite de l’Université Paris X - Nanterre.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/03/2008
https://doi.org/10.3917/ris.046.0119
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