CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1En déplaçant le regard sur les pratiques de participation comme le propose ce dossier, cet article s’interroge sur le décalage existant entre l’institutionnalisation de pratiques de participation telles qu’elles sont favorisées et mises en place par les programmes de développement et les pratiques endogènes de participation politique mises en œuvre par les populations. L’affirmation de la participation comme un principe d’action publique prédominant dans les politiques menées par les institutions internationales de développement pose un certain nombre de questions, notamment le fait que l’impératif de susciter une « bonne » ou « vraie » participation des populations dénote une conception normative de la société. Cette affirmation, portée par un processus de diffusion internationale des modèles en matière de dispositifs de participation, se confronte néanmoins à des pratiques sociohistoriques modelées sur le temps long dans les sociétés en question.

2Sur le continent africain, la mise en place de pratiques participatives de la démocratie prend place au sein de sociétés engagées depuis les années 1990 dans des processus de démocratisation? [1]. Dans ce contexte marqué par la libéralisation des économies africaines, les bailleurs de fonds (institutions financières internationales et ONG) articulent les programmes d’aide à des conditionnalités politiques pour s’assurer que les États s’engagent dans les réformes prescrites? [2], notamment dans les processus de décentralisation qui se généralisent depuis les années 1990 dans les pays du continent? [3]. Les programmes de développement favorisent également la promotion d’impératifs participatifs? [4] censés assurer une meilleure intégration des citoyens dans la prise de décision des pouvoirs publics. Ces logiques d’institutionnalisation de la participation, valorisant le transfert de gouvernance au niveau local? [5], s’inscrivent dans un contexte de démocratisation propre aux sociétés africaines dont l’engagement dans la voie de la démocratisation depuis les années 1990 ne doit rien aux injonctions imposées par les institutions internationales de développement.

3En refusant de « tropicaliser » l’expérience de la démocratie en Afrique et de la subordonner à une influence ou à des manœuvres venues de l’étranger, il s’agit ici de restituer toute l’historicité de la revendication démocratique et de rompre avec une vision héritée de la période coloniale arguant d’un défaut de légitimité ou d’adéquation entre l’Afrique et la démocratie? [6]. Le regard porté sur l’enjeu de l’appropriation, par les populations, des injonctions participatives conduit un certain nombre d’études à faire le constat d’un « participationnisme naïf »? [7] ou encore d’une « illusion participative »? [8]. Celle-ci s’expliquerait en partie par l’absence de prise en compte de l’asymétrie structurelle des positions et des intérêts des pouvoirs dans lesquels s’inscrivent ces espaces de participation. Pour appréhender le jeu des acteurs engagés dans ces dispositifs participatifs, on ne peut passer sur les rapports sociaux de domination qui reposent notamment sur les rapports de génération? [9] ainsi que sur les réseaux clientélistes et de patronage articulés aux réseaux de parenté? [10], activités par exemple pour la captation des ressources liées au développement. Quoi qu’il en soit, le caractère ambigu des démarches participatives, relatif à la réalité de la consultation? [11] tout autant qu’à la reproduction des inégalités sociales, ne signifie pas qu’elles n’aient pas d’effets sur les rapports entre les acteurs et sur leurs interactions? [12].

4Au cœur des expériences de démocratisation? [13], déclinées selon différents scénarios, mais généralement marquées par l’assimilation réciproque des élites? [14], le décrochage entre pratiques de participation institutionnalisées, logiques d’appropriation par les populations et modalités endogènes de participation politique suggère qu’il peut être pertinent et fécond de s’intéresser aux contours sociaux de la participation et de les aborder sous l’angle des trajectoires locales de participation. Plutôt que de décrire la mise en œuvre de cet « impératif participatif »? [15], cet article propose de mettre la lumière sur d’autres formes d’injonctions participatives (non libérales) qui fonctionnent de manière très puissante au sein d’une société africaine comme celle du Sénégal. Ce sera le moyen de souligner que la compréhension des pratiques de participation suppose d’appréhender le contexte social et politique produit sur le temps long. On verra que les politiques de création d’arènes participatives s’insèrent dans ce même contexte et ne le supplantent pas. La participation politique des citoyens, qui plus est électorale, peut s’expliquer par des liens de clientèle et de patronage? [16] qui fonctionnent sur une double logique d’accumulation/redistribution voire de « marchandisation du vote »? [17], qui s’explique en partie par la forme néopatrimoniale de l’État? [18].

5Cet article cherche ainsi à contribuer au déplacement du regard porté sur les pratiques de participation, tel que ce dossier le propose. Pour cela, on s’intéresse ici à ce qui peut être défini comme un « impératif religieux » de la participation politique au Sénégal et retrace les modalités de la participation de groupes de jeunes musulmans d’obédience soufie qui s’investissent dans l’espace public et politique afin d’honorer l’allégeance qu’ils ont faite à leur chef religieux (Cheikh). À partir des résultats des recherches menées lors de ma thèse? [19], cet article présente le groupe de Cheikh Bethio Thioune, leader musulman appartenant à la confrérie mouride? [20], et de ses « talibé » (disciples en wolof). À partir des enjeux soulevés par la notion de « contrat social sénégalais » telle que la décrit D.B. Cruise O’Brien? [21], c’est l’institutionnalisation de pratiques de participation situées à la frontière des espaces religieux et politiques qui sera questionnée ici. Il s’agit de souligner combien les espaces du religieux et du politique sont imbriqués au Sénégal et, ce, depuis la période coloniale. Cette imbrication définit des modalités d’intervention dans le champ politique qui s’insèrent dans les dynamiques sociales et religieuses. Ces dernières ne sont pas solubles dans les dispositifs participatifs pourtant devenus hégémoniques dans la doxa internationale des bailleurs de fonds internationaux.

Le « contrat social sénégalais » : trajectoire sociohistorique d’un dispositif de participation endogène

6Pour comprendre les modes de participation diversifiés des disciples musulmans de Cheikh Bethio, il faut prendre en compte la spécificité de la relation qui lie ce dernier à ses disciples dans le système confrérique mouride mais aussi au sein de l’espace sociopolitique dans lequel ces liens s’insèrent. Par le pacte d’allégeance (njebellou) que les disciples scellent avec leur Cheikh, ceux-ci s’engagent à respecter les ndigël (consigne, recommandation) qu’il leur fera. Parmi ces recommandations, le ndigël électoral? [22], qui désigne la consigne de vote, occupe une place particulière dans l’histoire sociopolitique sénégalaise puisqu’elle constitue une ressource essentielle pour assurer la réélection d’un Président sortant. Identifiée comme le « contrat social sénégalais »? [23], cette relation clientéliste à trois pôles entre le personnel politique au pouvoir, les chefs religieux des confréries (marabouts) et leurs « talibé » (disciples) construit un mode de régulation et de participation politique original offrant une légitimité sociale à l’État. Reposant sur l’allégeance du disciple à son chef religieux, le contrat lie le personnel politique (les gouverneurs coloniaux puis les présidents après l’indépendance) aux chefs des confréries : en échange de biens et de services de l’État, les chefs religieux adressent des ndigël électoraux orientant le vote de leurs « talibé », qui, en échange, reçoivent des bienfaits spirituels et matériels de leur part. L’étude du ndigël électoral a par conséquent très fortement marqué le champ des recherches sur les relations entre religion et politique au Sénégal et constitue un objet central de l’étude de la participation politique des « citoyens ordinaires » depuis les années 1970? [24].

7L’historicité des modalités d’exercice du ndigël comme ressource de mobilisation et de participation politique souligne combien le recours à cette pratique fonctionne sur les rapports d’entente noués entre autorités politiques et religieuses. Cruise O’Brien la qualifie de « success story »? [25] de la construction de l’État sénégalais depuis la période coloniale? [26]. L.S. Senghor, au pouvoir de 1960-1981, et Serin Fallou, Khalife Général des mourides de 1945 à 1968, entretinrent ainsi une relation privilégiée qui leur permit d’asseoir leurs pouvoirs respectifs, tout en marquant durablement la prépondérance de la confrérie mouride dans l’espace religieux sénégalais? [27]. Généralement implicite sous Senghor, le ndigël a été sollicité ouvertement par le Président Diouf, au pouvoir de 1981 à 2000, lorsqu’il a cherché à renforcer un régime fragilisé dès les années 1990, affirmant ainsi la politisation des rapports entre autorités politiques et religieuses? [28].

8Cependant, l’accession de Serin Saliou Mbacké au khalifat en 1990? [29] a transformé les relations entre l’État et la confrérie mouride, celui-ci ayant décidé d’afficher une neutralité nouvelle dans la compétition électorale. Cette décision a ainsi reconfiguré les modes de compétition au sein de la confrérie, « aiguisant l’appétit des jeunes marabouts pour accéder aux ressources de l’État, les rendant plus directement actifs dans la lutte politique »? [30] et renforçant la détermination politique des « talibé »? [31]. La réserve du Khalife général des mourides et son refus de s’investir dans la sphère temporelle ont ainsi ouvert une fenêtre d’opportunité dont se sont saisis des marabouts subalternes situés plus bas dans la hiérarchie des confréries? [32] : « c’est plus la confrérie elle-même qui s’est remodelée et qui se fragmente que la relation État-confrérie », remarque C. Guèye à ce propos? [33]. L’énonciation de ndigël électoraux suppose que les marabouts aient été capables de négocier le prix de leur soutien politique avec les dirigeants au pouvoir. Mais le ndigël électoral constitue également, pour ces leaders de second rang, une stratégie de communication et de visibilité dans l’espace public et de légitimation au sein même de la confrérie. L’accès à la visibilité publique de ces leaders confrériques s’opère par le ndigël, mais également par la prise de position sur de grands enjeux de société comme les débats sur le Code de la famille entre 2002 et 2004? [34].

9En 2000, l’alternance politique historique, en signant la fin de l’ère PS avec la défaite d’Abdou Diouf? [35] aux élections présidentielles, a semblé remettre en question le poids du ndigël dans le comportement électoral de la population. L’élection, à la tête de l’État, du leader historique de l’opposition, Abdoulaye Wade, n’allait en effet pas dans le sens du pacte historique noué entre l’État PS et les confréries. Mais loin de signifier la fin du ndigël électoral, comme beaucoup d’observateurs se sont empressés le faire, il nous semble que les élections de 2000 ont témoigné d’une forme d’enrayement des logiques de mobilisation et de participation telles que définies par le « contrat social sénégalais ». Le transfert de l’énonciation du ndigël a vu les Khalifes généraux des principales confréries, qui avaient pressenti l’amplitude du changement en cours et le désaveu populaire du régime PS de Diouf, s’abstenir de se prononcer tandis que les marabouts de second rang se sont publiquement engagés dans le jeu politique. Depuis 2000, chaque élection constitue un terrain de débat privilégié sur le rôle du ndigël et son effet sur les modalités démocratiques du jeu politique. Nombreux sont ceux – chercheurs, experts, journalistes – qui scrutent les consignes de vote des marabouts en concluant à l’effritement? [36] du ndigël électoral et à l’affirmation de la capacité des électeurs de faire la distinction entre sphères religieuses et politiques, sphères publiques et privées.

Cheikh Bethio Thioune : un entrepreneur de mobilisation et de participation ?

10Au Sénégal la relation entre l’État et les communautés locales a toujours été assurée par des groupes sociaux intermédiaires, comme les confréries? [37] ou les réseaux de patronage politique? [38]. La logique même du rapport clientélaire d’accumulation et de redistribution des ressources sur lequel ils fonctionnent a été remise en question par celle du retrait de l’État, engagée depuis la mise en place du premier programme d’ajustement structurel en 1984? [39]. Les processus de privatisation et de libéralisation économique se sont souvent déroulés au profit des élites politiques et ont favorisé l’émergence de nouvelles figures d’« intermédiation sociale »? [40] entre le sommet et la base qui se sont imposées dans les recompositions sociales et politiques? [41] de l’« état externalisé »? [42]. Face aux processus de notabilisation? [43] dont témoignent les trajectoires ascendantes de ces acteurs intermédiaires, on peut s’interroger sur leur irruption dans le jeu politique. Qu’ils aient gagné en prestige et en ressources du fait de leur capacité à capter l’aide internationale? [44] ou qu’ils se soient positionnés dans les recompositions sociales et politiques associées à cette nouvelle donne économique, ces acteurs ont émergé dans les interstices produits par les tensions entre tentation de domination hégémonique de l’État et détotalisation de la société? [45] et ce, particulièrement depuis l’alternance en 2000.

11C’est à la lumière, d’une part, de ces reconfigurations dans la classe dirigeante sénégalaise, qui doit désormais composer avec des niveaux inférieurs, d’autre part, de la crise de succession que connaît la confrérie mouride au cours de la décennie 2000, qu’on peut lire la trajectoire de Cheikh Bethio Thioune et de ses « talibé ». En soutenant la réélection du Président sortant Abdoulaye Wade lors des élections présidentielles de 2007 et 2012, le groupe de Cheikh Bethio Thioune s’est engagé, de manière particulièrement visible, dans la sphère publique et dans l’espace politique. Cheikh Bethio Thioune appartient à la génération dynamique des « marabouts des jeunes » ou « marabouts mondains »? [46], ces chefs religieux de second rang qui jouissent d’une grande popularité auprès de la jeunesse depuis les années 2000. L’alternance politique historique advenue lors des élections présidentielles de 2000 a vu, avec la défaite d’Abdou Diouf, l’achèvement du règne du Parti socialiste au pouvoir depuis 1960, et l’accès au pouvoir de l’opposant historique, Abdoulaye Wade et son parti le PDS (Parti démocratique sénégalais). La remise en question de l’élite dirigeante lors de ces élections marquées par une mobilisation très active de la jeunesse? [47] a constitué un vecteur de changement considérable dans les imaginaires collectifs. Elle a touché des figures de l’autorité légitime dans tous les secteurs sociaux : « Le baobab a été déraciné »? [48]. Cette modification des rapports d’autorité, notamment de la domination des aînés sur les cadets sociaux, a dégagé l’espace nécessaire à l’émergence de nouvelles « figures de la réussite »? [49]. Ces figures tutélaires, notamment religieuses, proposent des modalités de pratiques religieuses plus adaptées aux besoins et modes de vie de la jeunesse. L’attrait que représentent ces nouvelles figures de marabouts auprès de la jeunesse a entraîné un renouvellement de l’expression publique et politique de la collusion historique qui lie, au Sénégal, le personnel politique au pouvoir et les chefs religieux. Les modes de participation politique des jeunes « talibé » évoluent, se diversifient et s’intensifient : à une pratique centrée sur l’acte de vote, lui-même orienté par les recommandations faites par les chefs religieux à leurs disciples, est venue s’ajouter la mise en place de défilés, manifestations, cérémonies, meetings politiques, débats, ateliers de formation électorale, activités de bienfaisance civique, etc. Dans ce sens, le parcours de Cheikh Bethio Thioune et de ses « talibé » témoigne particulièrement bien du renouvellement des dynamiques de participation religieuse et politique depuis l’alternance historique de 2000. Celle-ci articule des pratiques classiques telles que le vote et de nouvelles modalités d’inscription dans l’espace public et politique qui opèrent une reconfiguration des espaces politiques et religieux au Sénégal.

12L’audience de Cheikh Bethio Thioune s’explique notamment par les innovations qu’il a introduites dans les pratiques traditionnelles de l’islam confrérique qu’il propose à ses disciples. Né à Thiès au Sénégal vers 1938, ayant étudié à l’ENAM (École Nationale d’Administration), Cheikh Bethio a fait carrière dans la haute administration et est connu pour avoir été mêlé à un certain nombre d’affaires de corruption et de scandales (alcool, drogue, luxure). Pourtant en 1987, il a été fait Cheikh par le Khalife général des mourides? [50], Serin Saliou Mbacké qu’il connaît depuis qu’il a l’âge de 8 ans. À partir de cette date, le nombre de ses « talibé » est allé croissant. Depuis 2000, Cheikh Bethio est engagé dans une trajectoire ascendante, et séduit de plus en plus de jeunes déclassés? [51]. Ceux qui le rejoignent sont principalement des jeunes scolarisés issus des classes moyennes (élèves des cycles secondaires ou issus de formations professionnelles) ou qui connaissent des difficultés d’insertion sociale, notamment des jeunes déscolarisés pour qui l’allégeance au Cheikh constitue une forme de réintégration sociale par la socialisation avec les autres « talibé », tout en leur donnant accès à un certain nombre de ressources, issues des redistributions propres au système confrérique.

13En rendant les pratiques cultuelles et rituelles mourides plus accessibles pour la jeunesse? [52], il a fait l’objet d’une polémique durable, qui repose en réalité sur la dimension sulfureuse de son propre personnage et qu’il entretient de manière médiatique. Jouant sur son nom (Bethio signifie « petit pagne » et possède une connotation érotique très forte)? [53], le Cheikh met en scène sa sexualité en accumulant les mariages, les plus récents ayant été contractés avec ses propres disciples? [54]. La légitimité de sa position au sein de la confrérie est particulièrement controversée, notamment en raison des nombreux mariages qu’il célèbre entre ses disciples, le plus souvent sans l’accord des parents? [55]. Malgré les critiques, le Khalife général des mourides, Serin Saliou Mbacké, jusqu’à sa mort en 2007? [56], ne s’est pas prononcé sur la dimension hétérodoxe du groupe au sein de la confrérie, bien que cette dernière les juge amorales et subversives? [57].

14L’engagement de Cheikh Bethio pour la réélection du Président sortant Wade en 2007 puis en 2012 a entraîné une double mobilisation de ses disciples. Tout d’abord, la mobilisation de la force électorale que représentent les « talibé » a été mise au service d’un effort de visibilisation médiatique et de massification physique, parfois violente, de la présence du groupe dans la sphère publique, visant à marquer les imaginaires collectifs et à chercher à orienter le vote de la population. De plus, en voulant honorer la consigne de vote en faveur du candidat Wade qui leur a été faite par le Cheikh, les disciples se sont engagés dans un processus d’insertion dans le jeu institutionnel et civique. Ils ont ainsi accompli l’ensemble des démarches pour obtenir leur carte d’électeur, appris comment voter (la plupart d’entre eux sont des primo-votants) et développé une pédagogie du vote à l’extérieur du groupe.

Participation et contrat social : un dispositif d’injonctions religieuses

15La trajectoire religieuse, sociale et politique de Cheikh Bethio et de ses « talibé » lors des élections présidentielles de 2007 et 2012, peut être appréhendée à partir de la diversité de ses modes d’engagement dans l’espace urbain dakarois et sénégalais autour de l’idée désormais admise d’un « continuum de la participation politique »? [58]. Cheik Bethio articule la pratique du vote, dans le respect des règles institutionnalisées du jeu politique, avec un ensemble de modalités de participation plus diversifié : multiples manifestations d’ampleur dans les rues de Dakar et sa banlieue sur des registres à la fois religieux et politiques, thiants (cérémonies religieuses) qui prennent l’aspect de véritables meetings politiques? [59], flux incessant de déclarations dans la presse et les médias repris sur les plateformes de réseaux sociaux et blogs en ligne, collectes de ressources (argent et nourriture), mise en scène d’une culture matérielle spécifique lors des processions dans les rues de Dakar et de ses banlieues, port de boubous (habits de cérémonie) à l’effigie du Cheikh et du Président-candidat Wade ; et même affrontements violents à l’encontre de l’opposition? [60].

16Afin de mobiliser les « talibé » et pour marquer l’opinion publique, les cadres du groupe accordent une attention toute particulière à l’organisation des processions au cœur de la capitale et de sa banlieue. Cheikh Bethio entend utiliser ces défilés, d’une part, pour mesurer, par leur affluence, la loyauté de ses « talibé », d’autre part, pour marquer l’opinion publique par l’ampleur de cette manifestation. Les cadres du mouvement organisent précisément la mise en scène de ces processions tout en mobilisant la presse pour les annoncer et les relayer.

17La procession du 26 octobre 2006, en prévision des élections de 2007, a ainsi joué un rôle structurant dans les modes de participation urbaine du groupe : le défilé des « talibé » regroupés par daara? [61] et par quartier a suivi un parcours de plus de 6 km en plein soleil, parti de la place de l’Indépendance dans le centre de Dakar jusqu’au quartier résidentiel de Mermoz devant la maison du Cheikh. La procession présentait un caractère pieux puisque les « talibé » chantaient khassaïdes et litanies. Mais une telle manifestation, à la fois spectaculaire et joyeuse, leur a permis aussi de se socialiser, de se retrouver et par conséquent de renforcer l’attachement affectif au groupe. À la mise en scène de la masse des « talibé » et de leur capacité à s’approprier la rue dakaroise, s’ajoute celle de la profusion de marmites, de plats de nourriture et de boissons brandies fièrement à bout de bras par les disciples? [62].

18La mise en scène qui accompagne le thiant (cérémonie) hebdomadaire organisé devant la maison du Cheikh tous les samedis soirs, contribue à diffuser plus largement la figure tutélaire du Cheikh. C’est ainsi que « le Cheikh montre sa puissance »? [63], garantissant abondance, prodigalité et opulence. La démonstration de puissance est également une démonstration de force qui veut rendre visible l’occupation de l’espace public par le groupe, qui s’approprie des lieux symboliques de la capitale comme la place de l’Indépendance. Cette prise de position, dans les rues de Dakar, témoigne de la volonté d’afficher la dimension politique de la manifestation par les slogans scandés par les « talibé » et les pancartes qu’ils portent appelant à la réélection du Président Wade aux élections suivantes, en février 2007.

19La presse souligne ainsi que : « Sur le registre politique maintenant, le Cheikh a révélé que la procession du « ndogou »? [64], à laquelle se sont livrés les fidèles, lui a permis d’effectuer une parfaite revue des talibés. Afin de mieux « les préparer à aller vers les prochaines échéances électorales ». Cheikh Béthio se fait fort, là-dessus, d’expliquer : « en effet, comme tous les grands électeurs, j’ai besoin de donner la preuve de ma déclaration de soutien au Président Abdoulaye Wade ». […] Sur une telle déclaration, Cheikh Béthio se dit invariable : « à eux seuls mes talibés sont en mesure de réélire Me Wade. »? [65] Il en va de même en 2012 lors du meeting de soutien au Président sortant, place de l’obélisque à Dakar : « Regarde ! Toute cette marée humaine-là, en délire à cause de Cheikh qui nous a tout donné ! […] et regardez là, aujourd’hui, il ne nous demande que notre carte d’électeur pour pouvoir voter pour le président ! C’est à cœur joie que nous allons nous y livrer ! Nous serons toujours la majorité ! Ça signifie quoi ? Que le président Abdoulaye Wade sera président de la République du Sénégal tant que nous le voudrons parce que tel est le désir du Seigneur ! »? [66]

20L’organisation de ces manifestations en amont des campagnes puis pendant celles-ci lors des élections présidentielles de 2007 et 2012 montre que le groupe invente une participation politique qui croise constamment deux modalités : d’une part, des modes de participation électorale qui s’opèrent dans les espaces institutionnalisés (bureaux de vote) et en dehors de ceux-ci (mobilisations de masse dans la rue, meetings) ; d’autre part, des modes de participation qui mobilisent ensemble les registres religieux et politiques. Mais il faut également en souligner l’imbrication séquentielle : la participation hors des espaces institutionnalisés a un effet de socialisation pour les « talibé » dans le sens où elle renforce leurs dispositions à se joindre à des activités de participation politique plus institutionnelles, en particulier le vote à bulletin secret dans les bureaux de vote le jour de l’élection. La socialisation lors d’expériences collectives de participation a également un effet sur l’existence même de la communauté religieuse que constitue le groupe. En effet, elle permet de renforcer ses frontières affectives tandis que la démonstration publique de son importance attire de nouveaux disciples.

Le ndigël électoral du groupe de Cheikh Bethio et de ses « talibé » : un instrument de participation efficace ?

21C’est à travers la mise en œuvre du ndigël électoral que s’opère le passage des pratiques de participation situées hors des espaces institutionnalisés vers des espaces institutionnalisés. Le ndigël constitue une pratique structurante de la participation politique des citoyens, notamment pour les jeunes qui s’engagent sans réserve dans l’allégeance à leur chef religieux. C’est le cas de ces « marabouts des jeunes » que sont Cheikh Bethio Thioune ou Cheikh Modou Kara? [67] qui ont su, pendant le premier mandat du Président Wade entre 2000 et 2007 installer leurs mouvements durablement dans l’espace public sénégalais par une entreprise de massification qui leur permet de négocier les relations de soutien au pouvoir, avec A. Wade en particulier. La persistance du ndigël, jusqu’à aujourd’hui, comme modalité de participation politique des disciples de l’islam confrérique sénégalais, soulève la question de la différenciation des espaces du politique et du religieux. Pour en juger, il est avant tout nécessaire de distinguer les effets d’annonce médiatique du ndigël d’un marabout, de son efficacité réelle. Or, d’une part, l’effet politique du ndigël n’est pas mesuré, car il n’existe pas de données chiffrées qui permettent d’estimer son impact ; d’autre part, il est difficilement appréciable, puisqu’il relève de l’intimité nouée entre le Cheikh et son disciple et, ce, même s’il a des conséquences politiques directes? [68].

22Cheikh Bethio a mobilisé la relation de charisme qui le lie à ses disciples pour porter à son paroxysme la mise en scène du ndigël électoral dans l’espace public et politique lors des élections de 2007 puis en 2012. En 2007, Cheikh Bethio a prononcé son ndigël avant la tenue du premier tour en se glorifiant de pouvoir faire élire le Président sortant avec le seul nombre de ses « talibé ». Le 25 février 2007, le président Wade sortant a bien été réélu au premier tour malgré les rumeurs de fraude. Il a entamé alors une tournée de remerciements auprès de ceux qui l’ont soutenu, notamment les « marabouts mondains » comme Cheikh Bethio Thioune et Cheikh Modou Kara? [69]. En février 2012, Cheikh Bethio a entretenu le suspense avant le premier tour et attendu l’entre-deux-tours pour énoncer son ndigël en faveur du Président Wade. Il a été le seul responsable confrérique d’envergure à s’engager auprès du Président sortant. Il lui a apporté son soutien et, ce, malgré le désaveu très fort du régime en place en raison de la tentative de réforme pour instaurer un « ticket présidentiel ». Elle a déclenché, en juin 2011, un mouvement de contestation d’ampleur inégalée jusque-là en ce qui concerne les manifestations de violence et la pluralité des acteurs mobilisés? [70]. La presse a expliqué le ralliement de Cheikh Bethio à Wade par la signature d’un « accord secret » par lequel il aurait monnayé son soutien contre une somme de 700 millions de FCFA et d’un terrain d’une valeur de 1,4 milliard FCFA? [71]. Alors que Cheikh Bethio a énoncé son ndigël juste après les résultats du premier tour, son engagement politique a été très nettement dénoncé par certains responsables de la confrérie qui ont critiqué des « intérêts égoïstes et partisans »? [72]. Les disciples, qui, eux, voulaient appuyer leur leader et honorer le ndigël qu’ils avaient reçu, se sont mobilisés pour créer le mouvement « Mouride-Ndiguël » visant à soutenir la réélection du Président Wade au second tour. Celui-ci a organisé des marches, des défilés et des meetings sous la forme de thiant dans la capitale et dans les régions du Sénégal pour soutenir la participation électorale des « talibé », mais également pour marquer l’opinion publique. Malgré ces soutiens, le Président sortant a été battu et a reconnu sa défaite face à son opposant et ancien premier ministre Macky Sall, à l’issue d’une campagne particulièrement incertaine qui a donné lieu à des violences préélectorales inédites.

23Si rien ne permet de relier l’énonciation des ndigël de Cheikh Bethio aux résultats des élections présidentielles de 2007 et 2012, il faut néanmoins souligner combien les ndigël constituent l’occasion de mettre en scène le groupe dans l’espace public et politique. L’argument central du discours public de Cheikh Bethio repose sur le fait qu’il peut faire réélire le président avec ses seuls « talibé ». Dans ses déclarations publiques, le Cheikh joue sur la méconnaissance, par une partie de la population, des chiffres relatifs au nombre de ses « talibé », qui varient entre 2 et 9 millions. Cette instrumentalisation vise à constituer l’idée d’une force de frappe électorale qui a aussi bien un effet mobilisateur au sein du groupe, qu’un effet de confusion au sein de l’opinion publique. Sachant que le dernier recensement de la population évalue à 12 millions la totalité de la population et que le corps électoral se monte à environ 5 millions d’électeurs? [73], cette manipulation des chiffres par Cheikh Bethio a avant tout pour objectif de créer un effet de masse afin de négocier le ndigël auprès du Président-candidat. À l’issue des élections de 2012, Cheikh Bethio expliquait : « Je n’ai pas honte. Je suis sûr que si tous mes disciples avaient des papiers, il y aurait eu au moins 6 millions de votants. Et tout président aurait été élu donc par mes ‘talibés’ (disciples). Par manque d’expérience on n’a pas réussi »? [74].

La mobilisation d’une force électorale par l’insertion dans le jeu institutionnel démocratique

24Le ndigël joue un rôle central très précis dans l‘articulation des espaces du religieux et du politique, ainsi que dans la délimitation de ces mêmes espaces et des rôles sociaux dans lesquels évoluent les « talibé ». Le Cheikh s’est limité à leur demander de réélire A. Wade, mais n’a pas exigé d’eux qu’ils prennent la carte de son Parti, le PDS (Parti démocratique sénégalais). La mobilisation des « talibé » lors des événements marquants de la campagne poursuit donc moins l’objectif de renforcer la base sociopolitique du candidat Wade que celle d’affermir la place du Cheikh dans l’arène politique, pour renforcer, par effet de retour, sa position au sein du champ du religieux. Le ndigël qu’il prononce pour que ses disciples s’inscrivent sur les listes électorales cherche à produire cette « force de frappe » électorale pour négocier avec le pouvoir. Il permet également l’apprentissage de la participation démocratique puisque les « talibé » engagent, par eux-mêmes, les démarches qui leur donnent accès à l’exercice de leur citoyenneté, comme en témoigne les paroles de cette talibé de 25 ans : « J’ai pas voté aux dernières élections, je n’avais pas de carte d’électeur. Là je l’ai, ce n’était pas difficile pour moi je me suis inscrite en octobre dernier [2005] et je l’ai reçue en mai. Cheikh Bethio avait donné un ndigël pour que tout le monde qui est en âge d’avoir une carte aille s’inscrire. Les démarches, c’était d’avoir sa carte d’identité ou son extrait de naissance et aller dans le bureau, on te donne ton récépissé et tu repars et tu attends. J’ai attendu longtemps. C’est fermé depuis. Il y en a qui n’ont pas pu s’inscrire parce qu’ils n’avaient ni carte d’identité ni extrait de naissance ou parce qu’il n’y avait plus leur nom sur le registre. Je connais des « talibé » à qui c’est arrivé, il y en a à qui on est allé faire des extraits de naissance, on est allé prendre leur nom dans les registres pour aller faire des extraits, il y en a beaucoup qui ont pu avoir leur papier »? [75].

25Nombreux sont les « talibé » qui votent pour la première fois, en raison de leur âge ou parce qu’ils font pour la première fois les démarches d’inscriptions sur les listes : le premier ndigël électoral de Cheikh Bethio est intervenu lors des élections présidentielles de 2007. Le nombre de ses « talibé » s’est considérablement accru depuis 2000, date des précédentes élections, d’où l’importance donnée par les cadres du groupe à l’inscription sur les listes électorales : s’inscrire pour exister dans la compétition politique institutionnelle. La restructuration des représentations liées à la pratique du vote permet de définir l’expression politique de cette nouvelle génération de votants : le vote se définit, pour les « talibé », comme une manière d’honorer l’allégeance qu’ils ont faite au Cheikh, mais également comme une mise en action de leur loyauté dans le jeu démocratique et dans l’espace public. C’est ce que souligne cet extrait d’entretien avec I.D., « talibé » de 21 ans : « Cheikh Bethio c’est mon marabout, je l’aime beaucoup. Je fais ce qu’il a dit, ensemble on va aider Abdoulaye Wade incha’allah ! Le 11 novembre, on a un meeting à Thiès, il y aura du monde, tous les taalibe. Le thiant c’est la veille du meeting. Cheikh Bethio nous a dit de l’attendre et de montrer ce que nous sommes. Je n’ai jamais voté, et la première fois que je vais voter, c’est pour Cheikh Bethio ! […] Ce que je pense c’est que mon marabout il a dit qu’il veut aider Abdoulaye Wade et il va le faire, il a le droit d’aider et il va l’aider, il est libre d’aider qui il veut, il va dire à ses talibé de voter pour lui. […] Les talibé qui l’aiment vont voter pour Abdoulaye Wade c’est un ndigël que je suis. […] Moi je n’aime pas beaucoup la politique, tu sais ce qui m’intéresse ? Comment m’en sortir dans la vie, c’est sur ça que je me concentre, Cheikh Bethio dit de le faire, je le suis. »? [76]

26Le ndigël électoral de Cheikh Bethio s’accompagne d’une pédagogie du vote qui passe par l’organisation de cours pendant les thiant (cérémonies religieuses) pour former les « talibé », ainsi que dans les quartiers pour former les citoyens aux modalités qui valident et invalident leur vote, comme par exemple, deux bulletins dans la même enveloppe, un signe distinctif marqué sur le bulletin, etc. En mettant en avant l’importance d’institutionnaliser les démarches liées à l’insertion civique du « talibé » (carte d’identité, carte d’électeur, état civil, certificat de mariage, naissance, etc.), cette pédagogie témoigne d’une volonté de favoriser une routinisation de la pratique du vote et un apprentissage de la citoyenneté. En effet, ce n’est qu’en s’insérant dans le jeu politique et institutionnel, par l’inscription sur les listes électorales et par l’exercice de leur droit de vote, que les « talibé » peuvent remplir leur devoir d’allégeance au Cheikh. On touche autant à un processus de politisation des « talibé » qu’à une démarche de responsabilisation civique, qui passe certes par l’injonction du ndigël, mais qui n’en reste pas moins individuelle et autonomisée. Celle-ci s’opère à travers un travail de mise en cohérence de leur allégeance religieuse et de leur investissement politique. L’appropriation par les citoyens des règles de la compétition politique souligne combien : « c’est à travers le prisme, complexe et ambivalent, de l’ensemble de cette économie morale du pouvoir que la redistribution clientélaire peut apparaître comme une vertu civique? [77], une manifestation de l’accountability, et constituer à ce titre un vecteur paradoxal d‘apprentissage et d’expérimentation des règles du pluralisme »? [78].

27Ces expériences de participation, encadrées, voire contrôlées, auxquelles se plient les « talibé » primo-votants en raison de leur allégeance au Cheikh, ouvrent vers d’autres expériences de participation politique, conditionnées par l’appartenance au groupe. Il est encore difficile de dire si elles inscrivent durablement ces primo-votants dans les espaces institutionnalisés de la participation politique du fait du caractère récent des élections présidentielles de 2007 et 2012. Il semble pourtant que la majorité des « talibé » ne s’engagent pas dans des parcours de participation, l’existence de formes d’engagement plus durable concernant surtout les cadres du mouvement. La direction du groupe est assurée par la classe des proches du Cheikh qui est constituée de certains Diawrin (responsables de daara), de cadres, d’hommes de main et de compagnons de longue date du Cheikh. Ces derniers ont été associés à sa conversion religieuse en 1987, ce qui leur a donné accès à différents réseaux, notamment économiques, administratifs et politiques. Les trajectoires de « talibé » issus de la base et accédant à l’équipe de responsables sont très rares, il s’agit surtout de « talibé » plus âgés qui ont su faire valoir un solide capital d’expérience, acquis en amont ou en dehors du groupe, notamment à l’international.

28La trajectoire d’A.D., responsable de daara dans un quartier de Dakar, est à ce sujet significative. Parti vivre en Europe pendant plusieurs années, il s’est converti au mouridisme en rencontrant Cheikh Bethio en France et c’est pour lui qu’il est retourné vivre à Dakar. Marié par celui-ci à une « talibé » issue d’une bonne famille dakaroise, il est devenu responsable du daara de son quartier puis a rapidement pris des responsabilités au sein du groupe. Il est notamment en charge, depuis 2007, de sa stratégie de communication politique. Il explique combien son parcours de participation au sein du groupe et les responsabilités qu’il y a prises s’inscrivent dans une logique d’accumulation/redistribution liée à l’allégeance faite au Cheikh : « S’il y a des fonctions politiques c’est à nous qu’il va les donner, le Cheikh n’a pas le temps pour ça. Cheikh Bethio ce qu’il a, Abdoulaye Wade ne peut pas l’avoir. Cheikh Bethio dit tout le temps : ‘je n’ai pas besoin d’ambassadeur, je n’ai pas besoin de maire, je n’ai pas besoin de directeur général, je n’ai pas besoin de ministre. J’ai besoin de rien. Moi, ce que j’ai, un gouvernement, un pouvoir temporel ne peut pas me le donner, moi j’ai en mon pouvoir des millions de jeunes qui croient en moi. Avoir des gens qui te suivent et croient en toi, c’est mieux que tout… »? [79].

29La mobilisation électorale des « talibé » de Cheikh Bethio en 2007 et 2012 ne débouche pas pour autant sur des formes concrètes de participation, les « talibé » opérant très nettement la distinction entre leur statut et celui des militants du Parti démocratique sénégalais (PDS)? [80], en expliquant notamment que « si ce n’était pas grâce à nous, il n’y aurait pas eu de meetings ni de défilés pendant les élections »? [81]. Ils se pensent comme « talibé » du Cheikh et non comme sympathisants du PDS. Pour eux, la ferveur de leur allégeance au Cheikh constitue le vecteur d’organisation des rassemblements collectifs lors des campagnes électorales, unique moyen d’avoir un impact sur l’opinion et sur le vote de la population. Il semble que l’encadrement et le contrôle de ces modalités de participation limite les passages à des formes d’engagement militant plus conventionnel (partis politiques, syndicats, associations, etc.). Des parcours de participation au sein du groupe ont émergé pour certains « talibé » qui ont choisi de prendre des responsabilités comme responsable de daara, comme dans le cas de M.B.D. et d’A.D. Pourtant, parce que les pratiques de participation sont très liées à l’appartenance au groupe et au charisme du cheikh, il semble difficile de voir émerger des formes de mobilité sociale et de professionnalisation à travers la mise en place de carrières participatives qui pourraient exister en dehors du groupe.

Conclusion

30Les élections de 2007 et de 2012 ont ainsi permis de routiniser la participation électorale des « talibés » tout en faisant émerger la figure d’un citoyen engagé et responsable. L’étude de la trajectoire d’un groupe comme celui de Cheikh Bethio et de ses disciples permet d’appréhender ces « mutations sociologiques profondes de la société, qui n’ont été perçues ni par le pouvoir ni par les marabouts grands électeurs qui n’ont pas vu la transmutation du « talibé » en citoyen. Cette prise en charge par lui-même de son propre choix est sans aucun doute l’innovation sociale la plus importante que l’alternance, en focalisant l’attention de tous sur le politique, ne permet pas d’évaluer à sa juste valeur »? [82]. D.B. Cruise O’Brien a montré depuis longtemps que « les disciples ou « talibé » n’ont jamais cessé de penser par eux-mêmes ni d’agir en fonction de leur propre intérêt. Suivant un calcul implicite, jamais avoué, les chefs religieux offraient la meilleure défense de leurs intérêts matériels? [83]. L’identification de la figure d’un « talibé-citoyen »? [84] permet de souligner sa capacité à s’engager dans l’espace politique et public en fonction des registres de justification? [85] qui articulent les registres du religieux, du spirituel, du moral et du familial. Le respect du ndigël donné par le Cheikh, ne remet pas en question le processus d’autonomisation et de reconstruction morale des « talibé » qui avait été constaté lors des élections historiques de 2000. Au contraire, il atteste de logiques de subjectivation et d’un processus d’« assujettissement-affranchissement »? [86] qui caractérisent le mode d’allégeance au marabout et les formes de participation au vivre ensemble sénégalais pour ces « talibé ».

31La défaite du Président Wade lors des élections politiques de 2012, ainsi que la mise à distance des chefs religieux par le nouveau pouvoir de Macky Sall? [87], a fortement remis en question la position de pouvoir que Cheikh Bethio avait su entretenir. Depuis, ses déboires avec la justice? [88] l’ont conduit à prendre ses distances avec la scène publique et politique. L’élection de son fils Serigne Khadim Thioune? [89] comme député lors des élections législatives de juillet 2012 laisse entrevoir des logiques de cooptation politiques et familiales qui permettent au Cheikh de conserver sa position de pouvoir sans pour autant menacer son autorité sur ses disciples. En effet, par un habile positionnement politique, Cheikh Bethio Thioune a toujours soigneusement évité le recours à un engagement formalisé dans le système stato-administratif par l’accès à une position publique (parti politique, haute administration, armée, secteur parapublic, structures politiques de l’État). Il a ainsi réussi à faire coexister deux types de légitimité qui se nourrissent l’une l’autre. Il dispose d’une légitimité spirituelle au sein de son groupe, qui vient de la reconnaissance de son leadership par ses disciples, et d’une légitimité temporelle que lui confère sa trajectoire biographique de ku jang ekool (« évolué » formé à l’école française) et d’ancien cadre de l’administration.

32Ces logiques endogènes de participation, où s’articulent le religieux et le politique, indiquent une permanence du « contrat social sénégalais » et la force que revêt l’« impératif religieux » dans la participation politique des « talibé ». La transformation du contexte politique, liée aux logiques de libéralisation imposées par les institutions financières internationales, engage l’État sur la voie d’une externalisation grandissante pour l’accès aux ressources qu’il peut mobiliser (programmes de développement, argent de la diaspora, etc.)? [90]. Ces évolutions ont permis l’émergence de figures intermédiaires dans différents espaces sociaux. C’est ce dont témoigne la figure du « courtier en développement », bien étudiée au Sénégal. G. Blundo? [91] identifie les trajectoires d’ascension d’une nouvelle élite rurale. Souvent située à la périphérie des chaînes d’autorité fondées sur les réseaux de parenté prédominants dans la région étudiée (bassin arachidier), elle tire profit de sa capacité à communiquer avec les acteurs du développement. En critiquant l’approche utilitariste du concept de « politique transactionnelle » utilisé par Blundo, T. Dahou? [92] souligne combien la compréhension du lien politique comme un simple échange de biens et de services contre de l’autorité, ne peut suffire à comprendre la formation des liens clientélistes entre élites et populations au sein des factions politiques? [93] au niveau local. Dahou montre que le calcul de l’intérêt dans la circulation des ressources ne saurait expliquer à lui seul les alliances politiques et leurs évolutions. L’intégration des factions repose davantage sur les liens affectifs comme la parenté ou l’amitié : la formation de l’ordre politique au niveau local amalgame ainsi parenté et politique se rejoignent dans la formation d’un ordre politique local, issu de la greffe d’un système politique étatique sur les systèmes politiques qui l’ont précédé et qui étaient eux-mêmes dotés de leur propre historicité.

33Les liens de clientèle se sont progressivement modifiés sous l’effet des politiques de développement dans les années 1980 : d’une capture par l’élite bureaucratique, on est passé à une mainmise sur les ressources par des acteurs privés ou parapublics (notamment ONG) qui se sont multipliés depuis la mise en place des programmes d’ajustement structurels. Dans ce contexte, les acteurs religieux confrériques ont continué à jouer leur rôle de médiateur entre les autorités politiques et les populations. Néanmoins les confréries, elles-mêmes soumises à de fortes reconfigurations liées aux querelles intestines de succession, ont vu s’affirmer dans l’espace public et politique de nouvelles figures tutélaires comme Cheikh Bethio ou Cheikh Modou Kara.

34En suivant les analyses qui précèdent, il est essentiel de dépasser l’approche utilitariste pour comprendre les liens d’allégeance et de loyauté qui unissent le Cheikh et ses disciples. Les ressorts affectifs et matrimoniaux doivent être pris en compte pour comprendre comment le groupe mené par Cheikh Bethio forme les contours d’une véritable communauté à la fois spirituelle, familiale et politique. Ainsi la participation politique des disciples de Cheikh Bethio en faveur du Président Wade entre 2000 et 2012 relève-t-elle moins d’un projet contre-hégémonique dans l’espace du politique que dans celui du religieux. Le Cheikh a su négocier l’existence de sa communauté au sein de l’espace politique pour s’affirmer au sein de son espace religieux d’origine, témoignant ainsi du mouvement de renouvellement des figures de l’autorité légitime au Sénégal, à l’œuvre depuis la première alternance historique en 2000. La participation politique doit se penser dans une logique communautaire : le changement d’allégeance concerne le collectif et beaucoup plus rarement des individus atomisés (Dahou)? [94]. À ce titre, les démêlées du Cheikh avec la justice ont donné lieu à l’irruption massive et violente de ses « talibé » dans l’espace public entre avril et octobre 2012. Leurs manifestations d’opposition au nouveau pouvoir du Président Sall? [95] depuis le début de son mandat ont reposé avec force la question de l’émergence possible d’un « espace public religieux »? [96]. Ces logiques de formation des arènes publiques et politiques, corrélées à des politiques de libéralisation qui n’ont pas affaibli les logiques clientélistes, n’ont cessé d’être productrices d’une modernité politique? [97] bien éloignée des représentations de la participation comme consistant dans une délibération démocratique, telle qu’elle est pensée depuis l’extérieur par les bailleurs de fonds internationaux.

Notes

  • [1]
    EBOUSSI BOULAGA F., Les Conférences nationales en Afrique, Karthala, 1993 ; BANEGAS R., La démocratie à pas de caméléon. Transition et imaginaires politiques au Bénin, Karthala, 2003.
  • [2]
    Celles-ci reposent en général sur quatre composantes : l’ancrage des politiques économiques aux principes de l’économie de marché, la bonne gestion des affaires publiques, l’instauration d’un gouvernement démocratiquement élu, le respect de l’État de droit et des droits de l’homme.
  • [3]
    Le processus de décentralisation mis en place depuis les années 1990 (au Sénégal depuis 1973) avait pour objectif de créer une logique de proximité ancrée dans un contexte local pouvant répondre à des enjeux de gouvernance et investis par des acteurs locaux. Voir BIERSCHENK T., OLIVIER DE SARDAN J.P., « Les arènes locales face à la décentralisation et à la démocratisation : Analyses comparatives en milieu rural béninois », in BIERSCHENK T., OLIVIER DE SARDAN J.P., Les pouvoirs au village : Le Bénin rural entre démocratisation et décentralisation, Paris, Karthala, 1998.
  • [4]
    Ils concernent en général trois domaines d’action : l’élaboration des politiques locales dans le cadre de dispositifs délibératifs, la cogestion de la distribution des services de base et le contrôle de l’action publique, qui s’articulent selon une logique territoriale (à l’échelle d’un quartier, d’une commune) ou une logique sectorielle (eau, assainissement, transport, santé, etc.). Voir LAVIGNE-DELVILLE P., « Du nouveau dans la ‘participation’ ? Populisme bureaucratique, participation cachée, et impératif délibératif », in JUL-LARSEN E., LAURENT P.-J., LE MEUR P.-Y., LÉONARD E. (eds.), Une anthropologie entre pouvoirs et histoire. Conversations autour de l’œuvre de Jean-Pierre Chauveau, Paris/Marseille/Uppsala, Karthala-IRD-APAD, 2011, p. 160-187. Voir également LEGROS O. (dir.), Participations citadines et action publique, Dakar, Rabat, Cotonou, Tunis, Jérusalem, Sanaa, Adels/Yves Michel, avril 2008 ; ELLIS S., VAN KESSEL I. (ed.), Movers and Shakers. Social Movements in Africa, Leiden, Brill, 2009.
  • [5]
    OLIVIER DE SARDAN J.P., Les huit modes de gouvernance locale en Afrique de l’Ouest, Overseas Developpement Institute, Working Paper, n° 4, 2009.
  • [6]
    BAYART, J.-F. « La démocratie à l’épreuve de la tradition en Afrique subsaharienne », Pouvoirs, 2009, n° 129, p. 27-44.
  • [7]
    LAVIGNE DELVILLE P., op. cit., 2011, p. 167.
  • [8]
    BLANC-PAMARD C., FAUROUX E., « L’illusion participative. Exemples ouest-malgaches », in Autrepart, 2004, n° 31, p. 3-19.
  • [9]
    Sur les rapports de pouvoir entre aînés et cadets sociaux, voir notamment le débat sur ces deux notions entre J.F. Bayart et J. Copans dans « À livre ouvert », in Politique africaine, 1er janvier 1981, p. 120-139.
  • [10]
    DAHOU T., Entre parenté et politique : développement et clientélisme dans le Delta du Sénégal, Paris, Éd. Karthala, 2005
  • [11]
    HICKEY S., MOHAN G. (eds), Participation : From Tyranny to Transformation, London, Zed Books, 2004.
  • [12]
    BENIT-GBAFFOU C., GERVAIS-LAMBONY P. (éd.), « Les formes de la démocratie locale dans les villes sud-africaines », in Tiers Monde, n°196, 2008.
  • [13]
    M. Leclerc-Olive, dans sa recension du livre de BIERSCHENK T., OLIVIER DE SARDAN J.P., Les pouvoirs au village. op. cit. rappelle que : « On voit que la notion de démocratisation est prise dans deux registres différents au moins : dans un cas – et c’est le plus fréquent –, il s’agit de nommer une politique dont l’analyse révèle précisément les carences en matière de démocratie ; dans l’autre, elle est utilisée dans un dispositif critique pour évaluer les transformations politiques observées, mais ce qu’elle désigne alors paraît aller de soi. », dans « Lectures autour d’un livre », in Politique africaine, n° 74, 1999, p. 195.
  • [14]
    « L’assimilation réciproque des élites se caractérise en effet par le rassemblement, dans les instances du pouvoir des différentes élites, anciennes et nouvelles, par le biais d’alliances politiques » in BAYART J.F., « L’État », in COULON C., MARTIN D.C., Les Afrique Politiques, La Découverte, Paris, 1991, p. 221. Voir aussi BAYART J.F., L’État en Afrique : la politique du ventre, Paris, Fayard, 2006 [réed.]
  • [15]
    Sur l’approche et la définition du terme retenues par ce dossier, voir le texte de C. Goirand en introduction. Voir aussi BLONDIAUX L., SINTOMER Y., « L’impératif délibératif », in Politix, vol. 15, n° 57, 2002, p. 10.
  • [16]
    Voir BANEGAS R., « Marchandisation du vote, citoyenneté et consolidation démocratique au Bénin », Politique africaine, 1998, n° 69, p. 75-87 ; MEDARD J.F., « Le ‘Big Man’ en Afrique : esquisse d’analyse du politicien entrepreneur », in Année sociologique, n° 42, 1992, p. 167-192 ; BALDWIN K., « Why Vote with the Chief ? Political Connections and Public Goods Provision in Zambia », in American Journal of Political Science, vol. 57, n° 4, 2013, p. 1-16 et BALDWIN K., MVUKIYEHE E., « The Effects of Participatory Processes for Selecting Leaders: Evidence from Changes to Traditional Institutions in Liberia », Working paper University of Florida (under review), September 2011 (disponible : http://plaza.ufl.edu).
  • [17]
    L’auteur montre que le clientélisme électoral constitue une forme de « revanche des électeurs béninois » et par là-même un apprentissage de la citoyenneté et une expérimentation du pluralisme démocratique. BANEGAS R., « Marchandisation du vote et consolidation démocratique au Bénin », in Politique Africaine, n° 69, 1998, p. 75-88.
  • [18]
    MEDARD J.F., « L’État néopatrimonial en Afrique noire », in MEDARD J.F. (dir.), États d’Afrique noire : Formations, mécanismes et crises, Paris, Karthala, 1992, p. 323-353.
  • [19]
    Ces résultats sont issus d’une étude comparée menée auprès de trois organisations socioreligieuses au Sénégal : le groupe de Cheikh Thioune et de ses taalibe (islam confrérique), l’Association des Étudiants Musulmans de l’Université de Dakar (AEMUD, islam réformiste) et la Jeunesse Étudiante-Ouvrière Catholique (JEC/JOC). L’enquête de terrain ethnographique a été menée à Dakar au Sénégal entre 2004 et 2007 à partir d’entretiens semi-directifs (une trentaine pour le groupe de Cheikh Bethio Thioune), d’observations participantes lors des manifestations publiques (cérémonies religieuses, marches, bureaux de vote) et de la collecte de documents secondaires. Voir BROSSIER M., Quand la mobilisation produit de l’institution. Pratiques de la famille et organisations religieuses au Sénégal, Thèse de doctorat en science politique, Dir. Gilles Dorronsoro, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, novembre 2010, en cours de publication et disponible : http://www.fasopo.org/reasopo/jr/th_brossier.pdf.
  • [20]
    Le Sénégal est un pays à 95 % musulman et 5 % catholique. L’islam sénégalais est à très grande majorité confrérique, d’obédience soufie. Les quatre principales confréries sont les confréries mouride, tidiane, qadr et layène qui se sont développées au Sénégal dans la deuxième partie du XIXe siècle.
  • [21]
    CRUISE O’BRIEN D.B., « Le contrat social sénégalais à l’épreuve », in Politique africaine, n° 45, 1992, p. 9-20.
  • [22]
    Comme le souligne X. Audrain : « l’adjectif électoral est apparu au moment de la remise en cause relative de ce principe à la fin du XXe siècle, pour justement le distinguer du ndigël classique, et ainsi pouvoir ne pas respecter le ndigël électoral, sans mettre en question le principe même du ndigël, mais en déterminant un domaine de compétence. ». AUDRAIN X., « Des punks de dieu » aux « taalibe-citoyens ». Jeunesse, citoyenneté et mobilisation religieuse au Sénégal. Le mouvement mouride de Cheikh Modou Kara (1980-2007), dir. R. Banégas, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2013.
  • [23]
    La relation triptyque qui se noue entre autorités politiques, religieuses et disciples a ainsi permis aux autorités coloniales puis à l’État sénégalais de disposer d’une légitimité indirecte relayée par les structures confrériques. Pour D. B. Cruise O’Brien : « À l’origine de ce contrat est la confiance placée par le disciple soufi en son guide (homme ou femme) spirituel. Le « talibé » fait beaucoup plus confiance au marabout qu’au gouvernement et il est prêt à abandonner aux hommes de religion le soin de s’occuper des relations avec le gouvernement. En contrepartie, les marabouts font bénéficier le gouvernement de la loyauté de leurs disciples, ils lui promettent un minimum d‘obéissance, le paiement des impôts, quelques prestations en travail ainsi que – point de plus en plus important depuis l’indépendance – leurs bulletins de votes aux élections nationales. Le gouvernement récompense alors les marabouts sous diverses formes de parrainage officiel, y compris en leur octroyant des ressources matérielles, dont une partie est répartie parmi les – ou quelques – disciples », dans CRUISE O’BRIEN D.B., op. cit., 1992, p. 9. Sur son évolution voir CRUISE O’BRIEN D.B., « Les négociations du Contrat Social Sénégalais », in CRUISE O’BRIEN D.B., DIOP M.-C., DIOUF M. (dir.), La construction de l’État au Sénégal, Paris, Karthala, 2002, p. 83-94. Voir également AUDRAIN X., « Du ‘ndigël avorté’ au Parti de la Vérité », in Politique africaine, n° 96, 2004, p. 99-118.
  • [24]
    Voir notamment VILLALON L.A., Islamic Society and State Power in Senegal : Disciples and Citizens in Fatick, New York, Cambridge Books, 2006.
  • [25]
    CRUISE O’BRIEN D.B., « Senegal », in DUNN J. (ed.), West African States. Failure and Promise, Cambridge, Cambridge University Press, 1978, p. 187.
  • [26]
    CRUISE O’BRIEN D.B., DIOP M.-C., DIOUF M. (dir.), La construction de l’État au Sénégal, Paris, Karthala, 2002, p. 9.
  • [27]
    Voir GUÈYE C., Touba. La capitale des mourides, Paris, Dakar, Karthala, IRD, Enda, 2002.
  • [28]
    Sous le Khalifat du successeur de Serin Fallou, Serin Abdoul Ahad Mbacké (1968-1989) qui a appelé explicitement à voter Diouf (1980-2000) en 1983 et en 1988 lors des élections présidentielles et législatives.
  • [29]
    À la suite du khalifat très court de Serin Abdou Khadre interrompu par sa mort (juin 1989-mai 1990)
  • [30]
    GELLAR S., Le climat politique et la volonté de réforme politique et économique au Sénégal, Dakar, Usaid-Sénégal, 1997, miméo, cité par AUDRAIN X., op. cit., 2004, p. 105.
  • [31]
    C. Guèye appelle à minimiser l’importance du ndigël dans la relation marabout-disciple, voir GUÈYE C., Touba. La capitale des mourides, Paris, Dakar, Karthala, IRD, Enda, 2002, p. 280. Voir également Groupe d’études et de recherches constitutionnelles et politiques (GERCOP), Étude sur le comportement électoral dans les régions de Thiès et Diourbel, Saint-Louis, Université Gaston-Berger, Département de sciences juridiques et politiques, mai 1999.
  • [32]
    Sur les rapports de pouvoir entretenus entre chefs religieux au sein de la confrérie mouride, et sur la façon dont ils reposent sur les relations de parenté et de génération, voir AUDRAIN X., Des « punks de dieu »… op. cit. et BROSSIER M., op. cit., 2010.
  • [33]
    GUÈYE C., op. cit., 2002, p. 280-281.
  • [34]
    Voir BROSSIER M., Les débats sur le Code de la famille au Sénégal : la redéfinition de la laïcité comme enjeu du processus démocratisation, Mémoire de DEA, dir. BANÉGAS R., Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, septembre 2004.
  • [35]
    À la tête du pays depuis 1981 et dauphin du « père de l’indépendance », Léopold S. Senghor, lui-même au pouvoir entre 1960 et 1981.
  • [36]
    Depuis les années 1970, les observateurs de la vie politique sénégalaise annoncent son « effritement ». Pour Cruise O’Brien, c’est sous la présidence de Léopolod S. Senghor que ce système clientéliste a le mieux fonctionné ; in O’BRIEN C., op. cit., 1992, p. 10.
  • [37]
    CRUISE O’ BRIEN D., The Mourides of Senegal. The Political and Economical Organisation of an Islamic Brotherhood, Oxford Clarendon Press, 1971 ; COPANS J., Les marabouts de l’arachide. La confrérie mouride et les paysans du Sénégal, Paris, Le Sycomore, 1980 ; COULON C., Le marabout et le prince. Islam et pouvoir au Sénégal, Paris, Pédone, 1981.
  • [38]
    DIOUF M., « Le clientélisme, la technocratie et après ? », in DIOP M.-C. (éd.), Sénégal Trajectoires d’un état, Dakar CODESRIA, 1990, p. 233-278 ; DAHOU T., op. cit., 2005.
  • [39]
    DIOUF M., « La crise de l’ajustement », in Politique africaine, n° 45, 1992, p. 62-85.
  • [40]
    LEGROS O., « Les tendances du jeu politique à Yeumbeul (banlieue est de Dakar) depuis l’alternance », in Politique africaine, n° 96, 2004, p. 76.
  • [41]
    DAHOU T., FOUCHER V., « Le Sénégal, entre changement politique et révolution passive. ‘Sopi’ or not ‘sopi’ ? », in Politique africaine, 2004, n° 96, p. 5-22.
  • [42]
    BANEGAS R., WARNIER J.-P., « Nouvelles figures de la réussite et du pouvoir », in Politique africaine, n°82, 2001, p. 5-21.
  • [43]
    La réflexion sur l’« exportabilité » des concepts a été engagée lors d’une discussion collective : voir BROSSIER M., BOUILLY E., « L’hybridation de la figure du notable : la redéfinition des pratiques clientélistes et des modèles d’autorité dans l’Afrique contemporaine », panel organisé au 2e congrès du Réseau des Études africaines en France (CNRS), septembre 2010, CEAN – IEP de Bordeaux.
  • [44]
    BIERSCHENK T., CHAUVEAU T., OLIVIER DE SARDAN J.-P., Courtiers en développement. Les villages africains en quête de projets, Paris, Karthala, 2000. Le terme courtier vient de celui de broker, définit par J. Boissevain, comme « un manipulateur de personnes et d’informations qui crée de la communication en vue d’un profit » dont le « capital consiste en son réseau de relations personnelles », in BOISSEVAIN J., Friends of Friends: Networks, Manipulators and Coalitions, Oxford, Blackwell, 1974, p. 148, p. 158. En proposant une lecture des dispositifs de développement en termes de relations de dépendance et de clientèle, Blundo réintroduit la dimension politique souvent occultée par les acteurs du développement, voir BLUNDO G., « Les courtiers du développement en milieu rural sénégalais », in Cahiers d’études africaines, 1995, n°137, p. 73-99.
  • [45]
    DIOP M.-C., DIOUF M., « Léopold Sédar Senghor, Abdou Diouf, Abdoulaye Wade, et après ? », in CRUISE O’BRIEN D., DIOP M.-C., DIOUF M. (dir.), La Construction de l’État au Sénégal, Paris, Karthala, 2002, p. 101-141 ; DIOUF M., « L’échec du modèle démocratique au Sénégal, 1981-1993 », in Afrika Spectrum, n° 1, 1994, p. 47-64.
  • [46]
    DIAW A., DIOP M.-C., DIOUF M., « Le baobab a été déraciné. L’alternance au Sénégal », in Politique africaine, n° 78, juin 2000, p. 167. Cheikh Bethio n’est pas le seul « marabout des jeunes » à « moderniser » la confrérie mouride. C’est également le cas de Cheikh Modou Kara Mbacké Noreyni, Président du Mouvement Mondial pour l’Unicité de Dieu (MMUD) et du Parti pour la Vérité et le développement (PVD), voir AUDRAIN X., op. cit., 2004. L’expression de « marabouts mondains » a le mérite de catégoriser un nouveau type de marabout, mais elle n’en reste pas moins floue et semble évoquer la figure de marabouts évoluant dans les sphères de l’élite plus étatique que confrérique, sans prendre en compte la dimension de masse des mouvements dont ils sont à la tête.
  • [47]
    ZEILIG L., « En quête de changement politique : la mobilisation étudiante au Sénégal, 2000?2004 », Politique Africaine, 2004, n° 96, p. 39-58.
  • [48]
    DIAW A., DIOP M.-C., DIOUF M., op. cit., 2000.
  • [49]
    BANEGAS R., WARNIER J. P., op. cit., 2001.
  • [50]
    Le Khalife général occupe la place du guide spirituel de la confrérie. La désignation du nouveau Khalife intervient au moment du décès du précédent selon la logique héréditaire et celle de primogéniture, avec des modalités qui diffèrent selon les confréries. Serin Saliou Mbacké a été Khalife général de 1990 à 2007, suivi par Serin Bara Mbacké (2007-2010), puis Serigne Cheikh Maty Lèye Mbacké (2010-). Voir BROSSIER M., op. cit., 2010.
  • [51]
    Ibid.
  • [52]
    Ibid.
  • [53]
    Le Bethio ou « petit pagne » désigne un accessoire de séduction utilisé par un couple pendant les rapports sexuels.
  • [54]
    Il totalise un nombre de sept épouses (le dernier mariage a été célébré en avril 2012) suite à des mariages religieux, contrairement à ce que permet le Code de la famille sénégalais qui autorise un maximum de 4 femmes conformément à la loi coranique. Voir BROSSIER M., op. cit., 2004.
  • [55]
    Voir BROSSIER M., op. cit., 2010.
  • [56]
    Dont Cheikh Bethio est lui-même le disciple.
  • [57]
    Des rumeurs essaient d’expliquer son audience auprès des jeunes par le fait que des drogues seraient introduites dans la nourriture distribuée aux disciples lors des thiant (cérémonies religieuses).
  • [58]
    FILLIEULE O., Stratégies de la rue : les manifestations en France, Paris, Presses de Sciences Po, 1997, chap. 3.
  • [59]
    Notamment à Thiès, fief du Cheikh qui essaie ainsi de contester la mainmise de l’ancien dauphin et ex-Premier ministre de Wade, Idrissa Seck, devenu, depuis sa répudiation en 2004, un challenger notoire du pouvoir.
  • [60]
    Voir BROSSIER M., op. cit., 2010.
  • [61]
    Le daara désigne l’unité de vie religieuse organisée par quartier qui regroupe les disciples.
  • [62]
    Ces mets seront par la suite acheminés dans la nuit en camions chez le Khalife général de mourides, Serin Saliou Mbacké dans la ville de Touba, capitale de la confrérie mouride située à 200 km à l’est de Dakar.
  • [63]
    A. D., Diawrin (responsable) du daara Liberté 6, entretien réalisé par l’auteur à son bureau Santati Communication, quartier du Jet-d’eau, Dakar, 18/10/2006.
  • [64]
    Le ndogou est le repas de rupture du jeûne quotidien lors du mois de Ramadan.
  • [65]
    Cheikh Bethio reçoit le ndogou du Leylatoul Khadry : « À eux seuls mes talibés sont en mesure de réélire Wade », in Le Soleil, le 21/10/2006.
  • [66]
    RFI, « Le chef religieux mouride Cheikh Bethio réitère son appel à voter Wade à la présidentielle », 18/03/2012.
  • [67]
    Voir également dans ce sens les travaux de X. Audrain qui travaille un autre « marabout des jeunes », Cheikh Modou Kara Mbacké, dont l’audience et la popularité rejoignent celles de Cheikh Bethio : AUDRAIN X., op. cit., 2004.
  • [68]
    Après l’introduction de l’isoloir lors de la réforme constitutionnelle de 1978, les débats sur le secret du vote ont alimenté la problématique des citoyens « sous influence » confrérique. Voir HESSELING G., Histoire politique du Sénégal, Karthala, 1985, p. 280-286. Voir également BERTRAND R., BRIQUET J.-L., PELS P.J., Cultures of Voting: The Hidden History of the Secret Ballot, London/Bloomington, Hurst & Co./Indiana University Press. 2007.
  • [69]
    Le Président Wade a rendu visite à Cheikh Bethio pour le « remercier de ses soutiens durant la Présidentielle passée » (voir « Hôtel du Magal de Touba : Wade reçu aujourd’hui par Cheikh Bethio Thioune », in L’Office, 07/03/2007).
  • [70]
    En juin 2011, le Président Wade a tenté de faire passer une réforme de la Constitution autour d’un « ticket présidentiel » qui devait permettre de faire élire un Président et un Vice-Président avec seulement 25 % des voix. Les mobilisations contre ce projet ont dénoncé la volonté de créer le cadre institutionnel à une dévolution monarchique du pouvoir entre le Président Wade et son fils Karim. Devant l’ampleur de la contestation, le Président a reculé et abandonné le projet.
  • [71]
    Voir notamment « 2007-2012 : Péripéties d’un revirement pour un ndiguël à Abdoulaye Wade : Les dessous du grand écart de Béthio », Dackaractu.com, 4/03/2012.
  • [72]
    « ‘Ndiguel’ en faveur de Wade : Les petits-fils de Bamba recadrent Cheikh Béthio », in Walfadjri, 16/03/2012.
  • [73]
    Pour le dernier recensement, voir : http://siteresources.worldbank.org ; pour le corps électoral, voir : http://www.afp-senegal.org.
  • [74]
    « Cheikh Bethio, après l’échec cuisant de son ‘ndiguel’, ‘je n’ai pas honte’ », in Galsentv.com, avril 2012.
  • [75]
    Mame Diarra, 25 ans, « talibé » de Cheikh Bethio, entretien réalisé au daara du lycée Galanda Diouf, quartier Mermoz, Dakar, 24/10/2006.
  • [76]
    I.D., taalibe de Cheikh Bethio, étudiant qui travaille la nuit pour payer ses études, entretien réalisé chez lui à HLM 4, Dakar, le 21/10/2006.
  • [77]
    En référence aux travaux de J. Lonsdale sur « l’architecture intérieure de la vertu civique », voir LONSDALE J., « The Moral Economy of Mau-Mau :Wealth, Poverty and Civic Virtue in Kikuyu Political Thought », in BERMAN B., LONSDALE J., Unhappy Valley. Conflict in Kenya and Africa, Londres, James Currey, 1992, p. 330.
  • [78]
    BANEGAS R, op. cit., 1998, p. 78. Voir aussi WANTCHEKON L., « Clientelism and Voting Behavior: Evidence from a Field Experiment in Benin », in World Politics, vol. 55, n°3, 2003, p. 399-422. Sur un terrain non africain, on peut aussi voir DELOYE Y., Les voix de Dieu. Pour une autre histoire du suffrage électoral : le clergé catholique français et le vote. XIXe-XXe siècle, Paris, Fayard, 2006.
  • [79]
    A.D., Diawrin du daara Liberté 6, entretien réalisé à son bureau Santati Communication, quartier du Jet-d’eau, Dakar, 19/02/2007.
  • [80]
    Dans ce sens, il serait intéressant de mener une enquête quantitative et qualitative sur les « talibé » disposant de leur carte de militant au PDS, mais elle se heurte notamment au nombre indéterminé de « talibé » du Cheikh.
  • [81]
    Ibid.
  • [82]
    DIAW A., DIOP M.-C., DIOUF M., op. cit., 2000, p. 170.
  • [83]
    CRUISE O’BRIEN D.B., op. cit., 1992, p. 12.
  • [84]
    AUDRAIN X., op. cit., 2004.
  • [85]
    BOLTANSKI L., THEVENOT L., De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991.
  • [86]
    AUDRAIN X., « Devenir ‘baay-fall’ pour être soi. Le religieux comme vecteur d’émancipation individuelle au Sénégal », in Politique africaine, n° 94 juin 2004 : « Par un assujettissement à un marabout, le « talibé » trouve en définitive un affranchissement individuel lui permettant de s’arracher de soumissions prédéterminées » (p. 163).
  • [87]
    Comme en atteste par exemple le débat sur le blocage des passeports diplomatiques accordés à un certain nombre de chefs religieux en mai et juin 2013.
  • [88]
    Cheikh Bethio a été arrêté et mis en prison le 23 avril 2012, après le décès de deux de ses « talibé » morts lors d’un affrontement devant son domicile de Madinatou Salam. Les chefs d’accusation sont la complicité d’homicide, le recel, l’inhumation de cadavres sans autorisation, la détention d’armes sans autorisation et l’association de malfaiteurs. Il a été mis en liberté provisoire pour raison médicale en avril 2013. Il réside depuis en France.
  • [89]
    Entretien réalisé à son domicile, Dakar, 20/juin/2013.
  • [90]
    Voir DAHOU T., FOUCHER V., op. cit., 2004.
  • [91]
    BLUNDO G., op. cit., 1995.
  • [92]
    DAHOU T., op. cit., 2005.
  • [93]
    Voir Les travaux précurseurs de F. Barth et V.W. Turner sur la formation des coalitions politiques.
  • [94]
    DAHOU T., « Entre engagement et allégeance », in Cahiers d’études africaines, n° 167, 2002, p. 514.
  • [95]
    « Sénégal : Les partisans de Cheikh Bethio Thioune manifestent violemment à Dakar », in Jeune Afrique, 22/10/2012.
  • [96]
    HOLDER G. (dir.), Islam, nouvel espace public en Afrique, Paris, Karthala, 2009.
  • [97]
    Dans ce sens, voir le récent dossier publié par BANEGAS R., BRISSET-FOUCAULT F., CUTOLO A. (dir.), « Espaces publics de la parole et pratiques de la citoyenneté en Afrique », in Politique africaine, n° 127, oct. 2012.
Français

Cet article souligne l’importance de restituer les modalités endogènes de participation dans une société africaine comme le Sénégal qui ne sont pas solubles dans les dispositifs participatifs mis en place par les bailleurs internationaux. En retraçant la grande variété des pratiques de participation politique de jeunes musulmans d’obédience soufie menés par Cheikh Bethio Thioune, un chef religieux charismatique controversé, il s’agit de questionner l’existence d’un « impératif religieux » qui explique le continuum de participation entre espaces du religieux et du politique au sein desquels le groupe évolue. L’engagement dans l’espace public de ces jeunes disciples sur la recommandation de leur chef religieux, favorise paradoxalement la requalification de la leur participation en engagement citoyen.

Marie Brossier
Marie Brossier est professeure adjointe au département de science politique de l’Université Laval au Canada depuis 2012. Ses travaux portent principalement sur les reconfigurations des pratiques de la citoyenneté au Sénégal. Ils s’articulent autour de la sociologie des mouvements sociaux, la sociologie des institutions et de la politique comparée. Sa thèse de doctorat (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2010) intitulée Quand la mobilisation produit de l’institution. Pratiques de la famille et organisations religieuses au Sénégal est en cours de publication aux éditions Karthala (collection Les Afriques). Elle développe désormais un projet de recherche sur la transmission familiale du pouvoir politique en Afrique sub-saharienne.
Mis en ligne sur Cairn.info le 02/04/2014
https://doi.org/10.3917/ripc.204.0189
Pour citer cet article
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