CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La proportion de la vente de biens matériels diminue par rapport à la monétisation de l’accès à des services ou à des expériences [2]. Cette transformation modifie la nature même des rapports d’échange : le « marché » devient le « réseau » [3]. S’il est possible de voir dans cette mutation l’expression de la liquéfaction du désir souverain du consommateur [4] capable de soumettre de plus en plus instantanément les désirs subordonnés des producteurs, il est également intéressant d’analyser l’éventuelle nouveauté qu’elle introduit quant au droit de propriété et d’essayer, peut-être, de trouver un remède dans le mal.

2Dans ce nouveau cadre économique, le droit de propriété ne disparaît pas, il change simplement de fonction : il devient d’abord un droit d’administrer les accès aux ressources dès lors pensées comme des supports de biens dématérialisés : expériences ou fonctionnalités notamment. Il n’est donc plus nécessaire de s’approprier matériellement les ressources pour en jouir [5]. En outre, l’idée de penser une nouvelle économie non comme acquisition de ressources matérielles sur un marché, mais comme simple acquisition d’un accès aux expériences ou aux fonctionnalités dont elles sont vectrices, ouvre la possibilité d’un monde de partage susceptible d’être articulé avec l’utopie des communs. En effet, ce qui compte alors est la fourniture d’accès à des expériences souvent compatibles avec le partage des ressources qui en sont vectrices [6]. Indiquons d’emblée qu’il s’agit d’une hypothèse de travail et qu’il faut se méfier du commons washing, c’est-à-dire de l’idéalisation sociale de toute pratique fondée sur la mise en commun et le partage.

3L’idée qu’une chose est avant tout vectrice d’une expérience est ancienne et a depuis longtemps été instrumentalisée par la publicité et le marketing. Elle renvoie à une réalité phénoménologique essentielle du désir consumériste [7]. Deleuze le disait bien, le désir d’une jupe n’est pas le désir de la jupe seule, mais le désir d’un dispositif auquel elle appartient et dans lequel le désir trouve à circuler : le jour et les circonstances où elle sera portée, les regards qu’elle suscitera éventuellement, la promenade que l’on fera avec… Barthes avait, quant à lui, cerné l’usage des connotations dans la publicité : pour vendre son paquet de pâtes, le publicitaire vend l’italianité que ce produit alimentaire connote, de sorte que ce qui stimule l’achat est autant un désir d’Italie que la matérialité du produit. Tout un pan de l’économie a trouvé à s’appuyer uniquement sur le fonctionnement symbolique du désir consumériste, vendant l’expérience plutôt que la chose même. Si, dans la plupart des cas, c’est un bien matériel qui est l’objet de la transaction commerciale au nom, très souvent, de l’expérience dont il peut être vecteur, dans certains cas, le produit vendu se réduit à une pure expérience sans appropriation : un concert, un film, un morceau de musique, un voyage, un service de ménage à domicile, autant d’expériences ou de services que l’on achète sans rien acquérir.

4Cet état de fait, aussi banal qu’il soit dans une économie de services, peut néanmoins apparaître comme une voie d’analyse nouvelle du fonctionnement du droit de propriété dans une approche où ce n’est plus ce dernier qui est l’objet de la transaction commerciale, mais les droits d’accès à certaines ressources, ou à certains aspects de ces ressources irréductibles à des objets matériellement appropriables [8]. Si cette approche nouvelle ne met pas en cause l’existence du droit de propriété, elle nous amène à le repenser d’abord comme un droit d’administrer les accès à des expériences dont sont vecteurs les objets appropriés ou, ce qui est plus fécond d’un point de vue normatif, à des accomplissements, c’est-à-dire à des fonctionnements dont un humain a besoin pour se développer pleinement quant à lui-même et dans son environnement [9].

1 – Repenser la propriété…

5Pour la doctrine juridique française, le droit de propriété serait constitué antérieurement aux relations sociales par un titre sur une chose [10]. Corrélativement, elle a tendance à considérer que le droit de propriété ne relève pas de rapports personnels d’obligation à l’inverse du droit de créance qui résulte d’un contrat. D’ailleurs, la doctrine distingue les droits réels, dont fait partie le droit de propriété, qui seraient des droits directs des personnes sur les choses, et les droits personnels, qui relèveraient d’une relation d’obligation entre personnes. Pour le dire synthétiquement, le droit de propriété ne lui apparaît pas, d’abord et essentiellement, comme un rapport entre personnes [11].

6Cette conception du droit sur la chose, qui est supposé être un droit direct et indépendant de toute relation à autrui, façonne des pratiques sociales relevant notamment du marché. Elle participe du droit libéral qu’un individu a de se séparer des autres [12], d’entrer à égalité sur un marché pour vendre ce qu’il a (force de travail, biens) ou acheter avec ce qu’il a (capitaux) et de n’être tenu pour redevable, ni dépendant de rien ni de personne tant qu’aucun contrat n’est signé et d’être parfaitement libéré de toute obligation une fois la transaction réalisée et honorée.

7Le droit de propriété, comme droit absolu de l’individu antérieur aux relations sociales, est l’image de la liberté individuelle entendue négativement comme le droit de l’individu de se prémunir de toute interférence arbitraire d’autrui. La propriété conçue comme droit direct et absolu de la personne sur sa chose, droit compris comme capacité de contrôle et d’exclusion des tiers, serait l’image, quant aux choses, de la liberté quant à l’action individuelle : la liberté individuelle, comprise comme droit de contrôler sa personne et comme faculté d’exclure quiconque voudrait l’entraver tant qu’aucun engagement n’est volontairement pris, serait également réputée précéder les rapports sociaux. C’est une conception robinsonne de la liberté, comme le droit de propriété que nous avons décrit est une conception robinsonne du rapport aux biens dont tout rapport social serait dérivé [13].

8Le concept de droit de propriété ainsi pensé renvoie à une anthropologie de la robinsonnade contestable dont dérive la norme des relations sociales de droits individuels absolus de l’individu sur lui-même et sur ces biens et des engagements volontaires et intentionnels qu’il est alors en mesure de contracter [14]. Cette anthropologie robinsonne, sous-jacente à beaucoup de représentations normatives encore couramment admises aujourd’hui, peut être remise en cause à l’aune de l’idée selon laquelle nous dépendons les uns des autres pour être ce que nous sommes, avoir ce que nous avons et nous accomplir pleinement, et selon laquelle nous sommes d’ores et déjà engagés à l’égard des autres et pris dans des relations sociales qui nous obligent et règlent nos rapports. Ainsi, la liberté est d’abord et toujours une liberté en relation plutôt qu’une liberté séparée et il n’existe pas plus de liberté que de propriété sans relations sociales.

9Ainsi, la conception de la doctrine française du droit de propriété que nous venons de restituer rapidement est remise en cause par les théoriciens du droit, notamment par les juristes positivistes comme Kelsen et Hart ou, dans un autre domaine, par Hohfeld et Honoré, mais elle demeure très prégnante [15]. C’est pourquoi il pourrait être intéressant, dans notre approche, de décaler le point de vue de la doctrine juridique française en proposant de considérer le droit de propriété comme un droit qui règle les rapports sociaux quant aux choses [16].

10Il ne saurait, en effet, y avoir de droit, au sens strict, c’est-à-dire entendu comme relation juridique, entre une personne et une chose inerte. Un droit relie toujours deux personnes : l’une qui est la titulaire et les non-titulaires qui ont, à son égard, une obligation correspondante [17]. La relation sociale qui sous-tend le droit de propriété est une relation d’abstention [18] : si une personne dispose d’un droit de propriété sur un bien (par exemple, un droit de propriété sur un jardin), tout tiers doit s’abstenir de l’empêcher de l’exercer. Le titre de propriété règle donc les relations sociales sur le bien approprié en permettant au titulaire d’exclure par un quelconque moyen matériel ou symbolique (panneau « propriété privée » ou clôture) toute personne qu’il souhaitera : le droit de propriété émane des relations sociales qu’il règle d’une certaine manière quant à un bien donné.

2 – … par l’accès

11Le droit d’accès pour repenser certains aspects essentiels du droit de propriété permet de rendre compte, quant aux choses, d’un droit qui dépend de relations entre les individus. Ainsi, le droit d’accès dépend : (a) soit d’un accord par lequel le propriétaire accepte de ne pas s’opposer à l’accès à son bien et par lequel un tiers détient le droit de ne pas être exclu, (b) soit de l’obligation de ne pas nuire à l’accès à une chose ou de tout faire pour conserver certains aspects précis d’une chose, par exemple l’accès à un environnement sain en évitant de le polluer et en prenant toutes les mesures nécessaires à sa conservation. L’obtention d’un accès dépend d’un gatekeeper. Il s’agit d’emblée d’un rapport social de validation et de garantie. La distribution et la préservation des accès aux biens organisent positivement les relations sociales et les rapports de pouvoir sur les choses. Mettre au second plan la question de l’appropriation privative au profit de celle, plus structurelle, de la gestion et de la distribution des accès est en mesure d’éviter un tropisme trompeur sur la distribution des ressources au profit de la considération de la fourniture, au plus grand nombre, des accès aux biens d’accomplissement essentiels [19].

12En première analyse, cette approche ne semble pas amoindrir le rôle du propriétaire, car, loin de s’effacer, il devient le grand administrateur de l’accès. Mais, en contrepartie, elle donne un caractère éminemment social au droit de propriété et donne au propriétaire une responsabilité accrue en l’inscrivant dans un système de relations et d’obligations beaucoup plus grand que dans le modèle individualiste d’une propriété comme droit d’exclure les tiers. Insérer la propriété dans l’ordre des relations sociales qui déterminent l’accès aux ressources permet non pas forcément (dans un premier temps du moins) d’échapper au modèle capitaliste, mais de l’articuler avec une économie du partage [20].

13En outre, dans un second temps, reconnaître que l’accès aux ressources et aux jouissances essentielles dépend de rapports positifs entre les individus peut permettre d’encadrer ou de relativiser le pouvoir dont sont investis les propriétaires.

14Cette relativisation est rendue nécessaire par la fin impersonnelle fixée qu’est la fourniture des accès aux biens d’accomplissement pour le plus grand nombre (comme nous le développerons plus loin), car cette fin ne traduit pas nécessairement les aspirations personnelles des propriétaires bien qu’elle leur incombe en partie. On peut alors imaginer (a) des systèmes collectifs d’accès aux ressources sans appropriation au sens capitaliste (et donc création de marché) [21] ou encore (b) des droits d’accès individuels opposables aux tiers (y compris propriétaires dans le cas, par exemple, du logement) [22] permettant soit de s’affranchir de la figure du propriétaire, soit de diminuer son pouvoir d’inclure et d’exclure.

15Cette considération est susceptible de remettre en cause un des fondements du modèle capitaliste en tant que remise en cause de la figure du propriétaire absolu. Elle est décisive d’un point de vue normatif, car elle permet de relativiser la place du droit de propriété qui, dans beaucoup de cas, n’est pas seulement un droit individuel nécessaire à la protection des personnes, mais est aussi et surtout le fondement de multiples rapports de domination dans le domaine économique. Cette description du droit d’accès permet de constituer théoriquement le droit de propriété comme le support d’un réseau [23]. Le réseau décrit la dépendance mutuelle des agents pour l’accès aux ressources et aux jouissances essentielles. La notion d’accès témoigne alors de l’insertion de la propriété dans une réalité économique réticulaire.

3 – Le droit de propriété comme droit d’administrer les accès

16Réinterpréter le droit de propriété comme un droit d’administrer l’accès aux biens est, au fond, une traduction du droit que le propriétaire a de contrôler sa chose, droit vu comme une relation sociale plutôt que comme un simple droit de préserver son indépendance à l’égard des autres. Le pouvoir de contrôle du propriétaire donne certes le droit d’exclure quiconque, mais aussi d’inclure selon le même principe : il s’agit donc d’une relation sociale.

17Le droit de propriété pensé comme droit de gérer les accès à un bien relève d’une logique instrumentale : le bien dont les accès sont gérés est pris comme vecteur de la réalisation des fins de celui qui en a le contrôle, ces fins engageant des relations sociales dont le bien est le lieu. Par exemple, la gestion des musées nationaux ou municipaux est faite de telle sorte que, par leur intermédiaire, l’accès à la culture du plus grand nombre soit possible ; la gestion qu’un propriétaire fait des accès à sa maison est réalisée, par lui, pour conserver sa tranquillité, inclure les amis, exclure ceux qui l’incommodent, par exemple ; la gestion qu’un propriétaire d’entreprise fait des accès à son établissement vise à son bon fonctionnement et à sa rentabilité économique… Cette manière de considérer le fonctionnement du droit de propriété en renouvelle la compréhension.

18Pour faire comprendre l’implication de notre hypothèse quant au fonctionnement de la propriété, nous nous proposons d’évoquer rapidement le cas du copyleft[24]. Le cas du copyleft, qui, en tant que type de licence, permet au détenteur du copyright d’ouvrir les accès d’une œuvre (notamment de l’utiliser, de l’étudier, de la modifier et de la diffuser) à la plus large communauté d’utilisateurs sans contrepartie financière, peut être interprété de plusieurs manières, en particulier comme une sorte de servitude que le titulaire des droits intellectuels d’une œuvre mettrait unilatéralement sur celle-ci. Mais cette interprétation est contestable parce qu’il y aurait une servitude sans titulaire. En réalité, la licence copyleft est un contrat entre l’auteur et l’utilisateur qui soumet l’utilisation de l’œuvre à des droits et des obligations précises [25].

19Celui qui utilise la technique du copyleft change la gestion habituelle des accès aux biens. Il ne veut plus en monopoliser les droits de copie en vue de leur exploitation économique directe, mais cherche à inclure la plus vaste communauté d’utilisateurs/producteurs afin, par exemple, de faciliter le développement collectif d’un logiciel ou la diffusion, l’utilisation la plus large d’une idée. Il y a donc deux idées dans l’usage habituel que l’on fait du droit de propriété, qui semblent remises en cause par le copyleft :

  1. la propriété est faite pour que le propriétaire puisse tirer un bénéfice économique direct de l’exploitation de son bien (droit d’exploitation privée) – marchandisation ;
  2. elle est faite pour que le propriétaire puisse exclure quiconque de son bien (droit de contrôle et d’exclusion) – propriétarisation.

20L’exploitation et l’exclusion nous apparaissent comme les deux caractères essentiels du droit de propriété et donc comme relevant du privilège du propriétaire. Or le copyleft prend une direction inverse dans la mesure où il ouvre un bénéfice pour les utilisateurs et ouvre les accès sans contrepartie financière. Il s’agit d’une expérience concrète du fait que la propriété n’est pas seulement un droit d’exclure en posant des barrières, mais qu’elle peut aussi être un droit d’inclure quiconque de la manière la plus ouverte [26]. In fine, le cas du copyleft nous apprend que le droit de propriété apparaît, plus essentiellement, comme un droit d’inclure ou d’exclure (sans que le droit d’exclusion ait quelque préséance que ce soit sur le droit d’inclusion), c’est-à-dire un droit d’administrer les accès aux ressources.

21Ainsi, le créateur, propriétaire d’une œuvre numérique, peut décider de donner accès à son œuvre sous condition de rémunération ou à titre gratuit (sans contrepartie) et d’exclure ceux qui n’auront pas payé de droits d’accès ou d’inclure tout utilisateur sous certaines conditions. Dans ce dernier cas, il fait un champ libre et sans clôture, mais cela ne signifie pas que l’accès à son bien n’est pas soumis à des conditions qui, in fine, ont été décidées par lui (en réalité, la plupart du temps, il utilise des modèles de licence déjà établis par des fondations, comme la licence Creative Commons[27]). Mais le champ libre ne signifie pas sans propriétaire, c’est d’ailleurs ce que nous apprennent les services publics comme les bibliothèques qui, pour la plupart, ne demandent aucun droit d’accès payant. En effet, l’utilisation des livres est laissée libre, mais est soumise aux conditions nécessaires à leur usage collectif. Pour cela, il faut que les droits de gestion soient établis : c’est le propriétaire qui, au moins à titre initial, détient le droit ou le pouvoir juridique d’établir les conditions de l’accès. Vu sous cet angle, en insistant sur le rapport personnel qui organise la distribution des accès, le propriétaire peut se trouver investi d’une responsabilité sociale à l’égard des tiers, surtout si l’accès à son bien représente, pour eux, une part essentielle de leur accomplissement, c’est-à-dire de l’effectuation d’une capacité d’exister dont la privation constituerait une altération sérieuse de la qualité de vie de l’agent.

22C’est cette perspective que nous nous proposons de généraliser au-delà même du numérique. Le cas, par exemple, des servitudes environnementales qui permettent au propriétaire d’ouvrir l’accès à son bien à des collectivités locales ou associations, notamment pour la défense de son bien à l’égard de toute intervention risquant de détériorer le paysage ou le contexte écologique [28]. Le tiers titulaire de la servitude se trouve alors investi du pouvoir de contrôler la compatibilité des transformations d’un bien foncier ne lui appartenant pas avec les exigences environnementales du milieu dans lequel il s’insère. Le propriétaire, de son côté, dispose d’un instrument non pas pour exclure autrui, mais pour l’inclure (et ce, d’une manière potentiellement perpétuelle en allant jusqu’à lui concéder un droit sur sa chose) en fonction des fins (parfois multiples – privées, environnementales, publiques, communales…) dont il considère que son bien est investi. Voici un usage du droit de propriété qui, apparemment contre-intuitif, permet de le repenser non comme un moyen de s’isoler et donc comme la marque d’une société individualiste, mais comme un fondement essentiel des relations sociales dès lors qu’il est pensé relativement aux finalités multiples qu’il peut incarner. En tout état de cause, à en rester à ce niveau d’analyse, la figure du propriétaire apparaît comme un médiateur pour la réalisation des fins dont son bien serait le vecteur puisqu’il est considéré comme celui qui a le pouvoir unilatéral d’en administrer les accès. C’est d’ailleurs une des faiblesses de la servitude environnementale : elle est contractuelle et donc entièrement subordonnée à l’appréciation du propriétaire.

4 – Déréification des biens, les biens pensés comme accomplissement

23L’idée de droit de gérer les accès, telle que nous venons de la décrire comme une manière alternative de penser la propriété, ne suffit pas à rendre compte de la richesse du concept. La notion d’accès agit aussi sur la théorisation des biens. Les biens auxquels on essaie d’avoir accès, en effet, ne relèvent pas exclusivement de ressources matérielles, mais peuvent aussi être des expériences ou des accomplissements compris comme des fonctionnements du sujet en lui-même et dans son environnement [29]. Prenons le cas de l’éducation : l’égal accès de tous à l’éducation n’est pas l’accès à une ressource matérielle simple (une école, par exemple), mais à un dispositif comprenant des ressources, des agents et des compétences fonctionnant de pair pour rendre possible l’éducation comme processus et fonctionnement de l’individu.

24Ainsi, la notion d’accès articulée à celle de bien d’expérience ou de bien d’accomplissement peut s’affranchir du concept étroit de bien compris comme ressource matérielle appropriable et échangeable. L’accomplissement ou l’expérience, même s’ils s’appuient sur des ressources matérielles et humaines qui en sont vectrices, peuvent en être séparés puisqu’ils relèvent d’un fonctionnement du sujet quant à lui-même ou dans son environnement plus que d’une caractéristique objective d’une ressource matérielle isolable. Le concept d’un accès non appropriatif à un bien pensé comme expérience ou accomplissement semble riche d’implications : ce qui compte, par exemple, pourrait être moins l’accès à telle ou telle ressource alimentaire que l’accès à une nutrition équilibrée, moins l’accès aux livres que l’accès à la lecture et moins l’accès à l’école que l’accès à l’éducation (ce qui ne passe pas forcément par l’école pour les personnes ayant un handicap qui peut les empêcher de fréquenter le même établissement que les autres).

25Cette idée de dissocier la ressource matérielle du service, de la fonction, de l’expérience ou de l’accomplissement dont elle est vectrice n’est pas neuve. Elle puise sa source dans l’économie de fonctionnalité qui théorise la substitution de la vente de l’usage d’un bien à la vente du bien lui-même [30]. L’expression « économie de fonctionnalité » et son équivalent anglais service economy sont apparus à l’initiative de W. Stahel et d’Orio Giariani en 1986. Le principe qui se cache derrière cette appellation est celui de vendre des services aux clients plutôt que des biens matériels. La transformation induite par la montée en flèche de cette nouvelle forme d’économie est très bien décrite par J. Rifkin dans L’Âge de l’accès et, avant cela, par C.B. Macpherson dans son ouvrage sur la démocratie [31].

26Mais notre proposition ne se réduit pas à constater l’existence d’un nouveau marché mis au jour par « l’économie de fonctionnalité », car elle a un caractère normatif. Il nous semble, en effet, nécessaire, parmi les « fonctionnalités » des biens, de distinguer entre les accomplissements et les expériences [32]. Le bien d’expérience se rapporte à un bien dont l’accès vise, au-delà de sa matérialité, à une expérience gustative, imaginaire, esthétique… On achète alors autant le produit alimentaire que l’ambiance qu’il connote, la sociabilité qu’il implique, le goût qu’il promet, voire la valeur énergétique (teneur en protéine, en sucres…)… Ce qui compte, dans l’expérience, c’est l’aliment non comme ressource matérielle, mais comme vecteur d’expérience. Or il ne s’agit pas d’accepter la souveraineté du désir consumériste d’une manière acritique et il est évident que les remarques de Baudrillard, Debord, Boltanski/Chiapello et plus récemment Lordon à son endroit, nous appellent à la plus grande circonspection [33]. Nous le verrons dans ce qui suit, il ne s’agit pas de donner une valeur normative aux expériences apparemment valorisées par les consommateurs, mais en réalité aussi largement produites par un système de production (secondé par le marketing) s’affranchissant d’une couche peut-être plus substantielle du fonctionnement de l’existence humaine pour laisser le consommateur sombrer, dans le temps libre qui lui est laissé par ce système même.

27La considération des biens premiers compris comme des vecteurs d’accomplissement relève d’une considération normative beaucoup plus fondamentale que celle de biens d’expérience qui tient moins d’une logique de satisfaction des fonctionnements essentiels d’un sujet en lui-même et dans son environnement que de la logique plus individuelle et contingente du désir. C’est la raison pour laquelle nous mobiliserons la catégorie de biens compris comme vecteurs d’accomplissement de l’homme plutôt que celle de biens d’expérience. Il s’agit également d’aller plus loin que l’économie de fonctionnalité en voyant, au-delà de la fonctionnalité, le fonctionnement réel de l’objet de consommation comme bien d’accomplissement humain [34].

5 – La priorité de l’accès aux biens d’accomplissement

28L’approche de l’accès, dans sa version maximale, s’articule avec la notion de biens d’accomplissement distingués des biens d’expérience. La notion de bien d’accomplissement, que nous mobilisons ici, puise sa source dans le concept de « capabilité » d’Amartya Sen. Martha Nussbaum définit la capabilité comme étant « ce que chacun est capable de faire et d’être » [35]. Cela signifie donc qu’il s’agit de viser plutôt un fonctionnement de la personne ou une liberté substantielle (comme capacité effective d’être de telle ou telle manière) que même le bonheur ou les ressources. Cela éclaire ce que l’on peut entendre par accomplissement.

29Amartya Sen a commencé sa carrière d’économiste en travaillant en économie du développement sur les famines. Dans ce cadre, il a insisté sur le fait que la question des ressources essentielles ne doit pas simplement être posée en termes d’échanges libres sur un marché (qui peut produire des biais et ne garantit pas, en lui-même, une distribution optimale des biens), mais en termes de capacité de l’économie à distribuer les biens disponibles de manière à minimiser les cas de privation ou encore à favoriser l’effectivité de certains fonctionnements essentiels à l’existence humaine. Le problème n’est donc pas l’abondance des ressources alimentaires sur un territoire, mais la nutrition des individus. Ainsi, il y a deux manières d’analyser les famines : (a) soit dans les termes de la richesse et de la pauvreté, en étudiant la production globale de ressources dans un pays pour voir si elle correspond au standard ou si elle est en deçà des standards de richesse, c’est-à-dire d’évaluer la disponibilité des ressources ; (b) soit en termes d’accès ou de privation, en considérant la possibilité que les individus ont chacun d’accéder effectivement à l’avantage que constitue l’alimentation, c’est-à-dire de convertir la disponibilité des denrées sur le marché en un accès effectif à la consommation de celles-ci. Ainsi, il ne suffirait pas d’assurer une production suffisante de biens alimentaires, le principal consisterait dans le taux de nutrition des habitants. En ce sens, l’accès à la nutrition serait bien plus essentiel que l’accès aux aliments, bien que l’une dépende de l’autre.

30Sen développe cette thèse en 1981 avant de la prolonger dans sa théorie des capacités ou des capabilités [36]. Ce qui le frappe, dans le cas des famines qu’il observe, c’est qu’elles ne correspondent pas nécessairement à une baisse de la disponibilité globale de denrées sur le marché, mais au changement du rapport entre le revenu d’une certaine classe de travailleurs et le prix des denrées. Tout cela peut faire que, malgré une quantité globalement suffisante de denrées, certains en soient privés. C’est ce qui fait dire à Amartya Sen que la question posée par les famines n’est pas tant celle de la pauvreté que celle de la possibilité réelle dont les individus disposent d’accéder effectivement aux denrées :

31

« La capacité d’une personne de jouir des denrées – en fait, de jouir de tous les avantages qu’elle souhaite acquérir ou préserver – dépend des relations d’admissibilité (entitlement relations) qui président à la possession et à l’utilisation dans cette société. Cela dépend de ce qui lui appartient, des possibilités d’échange qui s’offrent à elle, de ce qui lui est donné gratuitement, et de ce qui est tenu à l’écart [37]. »

32Les marchandises et les possessions sont, dans cette approche, moins comprises comme des choses appropriables que comme des vecteurs d’accomplissement dont l’accès est nécessaire. Là où l’appropriation des choses s’apparente à une réification de l’activité économique, Sen met davantage l’accent sur l’activité de l’agent économique : ses relations aux autres en vue de l’obtention des accès et de l’accomplissement de soi qu’il recherche. L’accès s’insère dans l’agencement des accomplissements possibles pour réaliser un certain projet de vie. Ce qui semble particulièrement intéressant dans cette analyse est que Sen ne pense pas le marché sur le seul mode de l’échange de propriétés, mais plutôt sur celui des droits d’accès dans un réseau de dépendance (que constitue le marché), dont le changement des conditions peut affecter drastiquement la qualité de vie de ceux qui y participent et donc leur liberté comprise comme possibilité de s’accomplir. L’économie serait alors plutôt affaire d’accès et de maximisation de l’accès aux fonctionnements essentiels à une vie humaine accomplie. C’est à cette idée que participe l’approche de l’accès par comparaison à l’approche propriétaire standard.

6 – Trois voies possibles

33Le premier résultat de cette analyse tient au fait que penser la propriété comme un droit d’administrer les accès aux choses, c’est-à-dire comme le fondement de multiples relations sociales, permet de limiter la capacité potentiellement arbitraire du propriétaire d’administrer les accès à ses biens qui, au-delà de lui appartenir, peuvent représenter des ressources essentielles à l’accomplissement humain et, corrélativement, d’investir les non-propriétaires d’une capacité d’accéder aux biens d’accomplissement. Le deuxième point relève du fait qu’une telle approche permet aussi de poser non seulement la liberté des propriétaires, mais aussi leur responsabilité sociale, car l’exclusion des tiers de leur bien (en cas de licenciement par exemple) s’inscrit toujours sur le fond d’une inclusion possible qui engage le destin des tiers en question. La loi dite « Florange » permettant d’établir des sanctions à l’égard des sociétés ne cherchant pas de repreneur à la suite d’une fermeture de site aurait pu aller dans le sens d’une responsabilisation sociale des sociétés détentrices de capitaux à l’égard du droit que leurs salariés ont de conserver leur travail [38]. Notre approche permet donc de penser autrement la responsabilité sociale des propriétaires. On voit donc bien comment faire usage de ce concept renouvelé de propriété pour repenser les rapports de domination fondés sur elle. Enfin, l’approche de l’accès permet de récuser l’appropriation en tant que fin en soi pour considérer les ressources plutôt comme des vecteurs d’accomplissement : il s’agit donc de regarder l’accès aux dispositifs fournissant des biens d’accomplissement sans appropriation nécessaire comme ayant pour objectif un accès plus fondamental aux éléments essentiels de l’accomplissement humain dans le cadre d’une économie du partage des ressources.

34Les perspectives pratiques qui s’ouvrent peuvent emprunter trois voies qui sont déjà en partie explorées :

  1. L’une est fondée sur le fait d’investir les non-propriétaires d’un pouvoir contre le droit unilatéral des propriétaires à les exclure (c’est une histoire assez ancienne, car elle est sans doute présente de manière sous-jacente dans le droit de voler par nécessité, qui était un cas d’école dans la philosophie scolastique [39]), mais également d’un droit d’accès à des biens non appropriés au nom du fait que la capacité d’exclusion du propriétaire les prive, sans nécessité, des moyens essentiels de s’accomplir. Il s’agirait, dans ce cas, de penser des droits d’accès opposables (à un logement contre un propriétaire laissant son logement vacant ; à un environnement sain contre une usine polluante ; au travail contre un employeur qui délocaliserait une entreprise bénéficiaire sans nécessité économique [40]…). Dans ce cas, la question de l’accès relèverait, a priori, du droit privé, d’un rapport entre des personnes investies de pouvoirs par le droit et qui ont chacune des voies pour agir contre les autres. Cette voie est particulièrement utile pour les outsiders a priori démunis de tout accès aux biens d’accomplissement (notamment de logement, voire d’alimentation) et dénués de pouvoirs pour cela.
  2. L’autre voie serait fondée sur la propriété sociale et les services publics. Les instruments, jusqu’à présent les plus utilisés pour offrir un égal accès à tous à certains biens d’accomplissement, comme l’éducation, la santé, la justice, la culture (en partie au moins), sont les services publics. Il s’agit de ressources mises en commun en vue d’assurer l’accès à certains biens d’accomplissement pour l’intégralité de la population. Dans ce cas, les accès sont administrés par une agence centrale suivant le modèle de l’État social. Cette voie, ouverte au XIXe siècle en Allemagne par Bismarck, puis en France par les radicaux et les républicains dès Jules Ferry et l’école publique et obligatoire, ne fait, évidemment, aucun outsider, mais ne saurait en rien donner accès à tous les biens d’accomplissement essentiels. Même si elle semble parfois incontournable, elle présente surtout le risque de livrer à une administration le soin de déterminer les priorités pour le collectif, pouvant ainsi faire passer l’intérêt de l’institution pour le bien commun.
  3. La dernière voie relève de l’administration commune des accès, à l’image de celle proposée par Elinor Ostrom [41]. Dans ce cas, un collectif détenteur du droit d’administrer l’accès à un pool commun de ressources (CPR), pour reprendre l’expression d’Ostrom, en gère les accès et les conditions d’accès afin de gouverner ensemble le prélèvement des unités de ressources partagées entre tous. On peut également penser aux modèles (plus ou moins réussis) de remunicipalisation des eaux [42]. La question se pose de savoir si cette approche est généralisable aux entreprises [43] et si la notion de commun elle-même peut être introduite d’une manière innovante et utile dans la loi. Les expérimentations pour introduire la notion de commun dans la législation existent [44] et ont existé [45]. Cette dernière option pourrait servir de base, dans certains cas, pour l’accès à un travail non aliéné, c’est-à-dire dont les conditions mêmes dépendent de soi et dont la gouvernance repose sur des pratiques de délibération collectives, ainsi que pour éviter la subordination de certains biens aux logiques potentiellement prédatrices d’un marché qui échoue à faire accéder le plus grand nombre de bénéficiaires à certains biens d’accomplissement et qui produit, dans certains domaines de la vie économique, un nombre très grand d’outsiders. Si la récente loi sur l’ESS fait une percée dans ce sens, elle se restreint à certains domaines de l’économie et se concentre sur la rénovation du statut des coopératives, c’est-à-dire sur une technique spécifique pour mettre en commun des capitaux, des moyens de production et des bénéfices [46].

35Rappelons, en conclusion de notre parcours, que le paradigme de l’accès repose sur six assertions fondamentales :

  1. Le rapport de l’individu aux ressources diverses relève essentiellement d’une question d’accès à certains de leurs aspects plutôt que de leur appropriation substantielle.
  2. L’accès sans pour autant faire nécessairement fi de la propriété (qui devient alors le droit d’administrer les accès aux biens) permet aussi de penser des biens d’accomplissement sans appropriation.
  3. L’accès est une fin en soi quand il s’articule à des biens vecteurs de l’accomplissement humain (accès à la nutrition, au logement, à l’éducation, à la santé…).
  4. Le fondement de l’accès aux biens n’est pas tant le travail ou les décisions strictement individuelles que le droit de propriété pensé comme droit d’administrer les accès aux choses.
  5. Le droit d’administrer les accès (auquel le droit d’aliéner n’est pas nécessaire) doit être encadré et subordonné à la fourniture de l’accès aux biens d’accomplissement au plus grand nombre.
  6. Le droit d’administrer les accès n’a pas vocation à dépendre simplement de personnes privées, mais peut dépendre également ou de l’État ou de collectifs de travailleurs.

Notes

  • [1]
    Agrégé de philosophie, ATER à l’Université François Rabelais de Tours, chercheur associé au Sophiapol (Laboratoire de philosophie et de sociologie de Paris Ouest)
  • [2]
    Qu’il me soit permis de remercier Sébastien Broca, Naël Desaldeleer, Caroline Guibet-Lafaye, Stéphane Haber et Christian Lazzeri de m’avoir aidé, par leurs remarques, dans l’élaboration de ce texte (souvent dans des versions antérieures dont il s’est passablement éloigné).
  • [3]
    Nous empruntons cette intuition à J. Rifkin, L’Âge de l’accès, trad. M. Saint-Upéry, Paris, La Découverte, 2005. Nous généraliserons et tenterons de donner une portée normative au paradigme de l’accès au sein de cet article. Rifkin généralise lui-même ces considérations dans son dernier ouvrage La nouvelle société du coût marginal zéro, Paris, Les liens qui libèrent, 2014. Notre approche est plus proche de ce qu’écrit J. Rochfeld, « Entre propriété et accès : le retour du commun », in F. Bellivier et Ch. Noiville (dir.), La bioéquité, Paris, Autrement, 2009, pp. 69-87.
  • [4]
    F. Lordon, Capitalisme, désir et servitude, Paris, La Fabrique, 2010.
  • [5]
    Emmanuel Picavet évoque l’approche de l’accès comme alternative à l’anthropologie sociale propriétariste, E. Picavet, La revendication des droits, Paris, Classiques Garnier, 2011, pp. 74 et 93.
  • [6]
    Nombreuses sont les initiatives qui vont dans ce sens : des jardins partagés au covoiturage ou encore au partage de machine à laver ou aux Fab Labs et même au partage de locaux professionnels (coworking). Se réserver la possibilité de jouir de la fonctionnalité d’une ressource compte plus que d’acquérir la ressource elle-même. http://ouishare.net/en (dernière consultation le 13 août 2014).
  • [7]
    Cf. R. Barthes, « Rhétorique de l’image », in Communications, n° 4, Paris, Seuil, 1964, pp. 41-42. Cf. aussi « Désir et plaisir », Magazine littéraire, octobre 1994, n° 325, pp. 60-63. Texte publié par François Ewald, comprenant une série de notes rédigées par Deleuze à l’attention de Foucault en 1977.
  • [8]
    J.S. Coleman, Foundations of Social Theory, Cambridge (Mass.) & London, The Belknap Press of Harvard University Press, 1990, p. 29 (notamment).
  • [9]
    Nous mobiliserons, en particulier, la notion de capabilité empruntée à Amartya Sen et celle de développements plus contemporains de Martha Nussbaum pour éclairer cette notion de « bien d’accomplissement ».
  • [10]
    Voir, à ce sujet, ce qu’en disent F. Zenati-Castaing et Th. Revet, Les biens, Paris, PUF, 2008, p. 254 et s. C’est cette conception d’une propriété antérieure aux rapports sociaux et pensée comme droit de contrôle et d’exclusion que le paradigme de l’accès permet de prendre à contre-pied. L’économiste physiocrate, Grivel (XVIIIe siècle) écrivait d’ailleurs au sujet de la propriété : « Les bornes ne sont, s’il est permis de le dire, que les vedettes de la propriété. L’enclos quelconque en est le premier corps », G. Grivel, « Enclos », dans J.-N. Démeunier, Encyclopédie méthodique, Économie politique et diplomatique, vol. III, Paris, Panckoucke, 1788, p. 276.
  • [11]
    Sur ces points, nous renvoyons également à M. Xifaras, La propriété. Étude de philosophie du droit, Paris, PUF, 2004.
  • [12]
    L’expression « droit de se séparer » est de M. Walzer, « The Communitarian Critique of Liberalism », Political Theory, vol. 18, n° 1, 1990, pp. 6-23.En ligne
  • [13]
    Voir K. Marx, Introduction générale à la critique de l’économie politique (1857), dans K. Marx, Œuvres, Économie, t. I, M. Rubel (éd.), Paris, Gallimard, 1963, p. 236. Cf. R. Chappé et P. Crétois (dir.), L’homme présupposé, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2014.
  • [14]
    C’est une approche que Macpherson a appelée, avec bonheur, l’« individualisme possessif », C.B. Macpherson, La théorie politique de l’individualisme possessif. De Hobbes à Locke, trad. M. Fuchs, Paris, Gallimard, 2004.
  • [15]
    Références citées note 6.
  • [16]
    Sur ces questions de technique juridique auquel fait obstacle la summa divisio entre droit réel et droit personnel, je me permets de renvoyer à la position des théoriciens du droit comme Kelsen ou bien, plus spécifiquement, à la thèse de W.N. Hohfeld, « Some Fundamental Legal Conceptions as Applied in Judicial Reasoning », The Yale Law Journal, vol. 23, n° 1 (nov. 1913), pp. 16-59. Dans le même esprit, voir A.M. Honore, « Ownership », in A.G. Guest (dir.), Oxford Essays in Jurisprudence, Oxford, Oxford University Press, 1961. Nous pouvons aussi citer Emmanuel Picavet : « Notre rapport politique aux droits est social de part en part ; aussi devons-nous rapporter les conditions de la concurrence entre les droits aux formes générales de la coopération sociale », E. Picavet, La revendication des droits, op. cit., p. 67.
  • [17]
    H. Kelsen, Théorie pure du droit, trad. C. Eisenmann, Paris, Dalloz, 1962, pp. 104 et 176.
  • [18]
    Ch. Demolombe, Cours de Code Napoléon, t. IX et X, Titre deuxième : De la propriété, Paris, Auguste Durand, 1852, pp. 354-355. Voir aussi la restitution du débat par Mikhail Xifaras à ce sujet dans La Propriété. Étude de philosophie du droit, op. cit., pp. 32 et s. Évidemment, cette approche est contestée, notamment par les défenseurs de la propriété bundle of rights.
  • [19]
    Il ne s’agit pas seulement d’opposer théorie individualiste et théorie structurelle de la distribution des ressources, mais d’affronter le problème de la propriété privée (que l’approche de niveau économique ne suffit pas à régler) et l’articulation éventuelle des deux paradigmes. Dans ce cadre, la notion de droit d’accès semble une hypothèse de travail fructueuse.
  • [20]
    Voir des exemples d’économie collaborative comme OuiShare : http://ouishare.net/en (dernière consultation le 10 août 2014).
  • [21]
    V. les travaux d’Elinor Ostrom, notamment Gouvernance des biens communs, Bruxelles, De Boeck, 2010. On peut se référer, pour des cas d’application concrets, au modèle mexicain des ejidos. Au sujet du fonctionnement des ejidos, voir J.C. Morett Sanchez, Reforma agraria del latifundio al neoliberalismo, Chapingo, Bibliotheca Luiz Gonzales, El colegio de Michoacan, 2008 ; A. Yunez (dir.), Los grandes problemas de Mexico, vol. XI, Economia rural, Mexico, El colegio de Mexico, 2010.
  • [22]
    Cette idée de droit d’accès opposable est notamment évoquée par J. Rochfeld, Les grandes notions du droit privé, Paris, PUF, 2013, p. 310.
  • [23]
    Au sein d’un réseau, les droits de chacun dépendent de relations aux autres, notamment d’autorisations. Au sens informatique, un réseau est l’accès que plusieurs ordinateurs ont sur les données des autres en conséquence d’autorisations gérées par l’administrateur du réseau, le gatekeeper.
  • [24]
    Voir l’analyse de M. Xifaras, « Le copyleft et la théorie de la propriété », Multitudes, 2010, n° 41.
  • [25]
    Pour qu’une licence puisse être dite « copyleft », il faut qu’elle autorise l’utilisation, l’étude, la modification et la diffusion de l’œuvre, tout en imposant le maintien de ces conditions sur toutes les versions dérivées de l’œuvre. Ainsi, parmi les licences Creative Commons, seule la BY-SA est « copyleft », les autres sont des licences « ouvertes » ou « de libre diffusion », mais pas des licences copyleft.
  • [26]
    Séverine Dussollier a, notamment, beaucoup travaillé sur cette notion d’accès. Voir, par exemple, S. Dussollier, « Sharing Access to Intellectual Property through Private Ordering », Chicago-Kent Law Review, pp. 1391-1435.
  • [27]
    Les informations sur la licence Creative Commons sont trouvables sur le web : http://creativecommons.fr/licences/ (dernière consultation le 10 août 2014).
  • [28]
    Voir, à ce sujet, l’exposé de Gilles Martin dans ce volume.
  • [29]
    Une idée similaire est développée par J. Coleman, Foundation of Social Theory, Cambridge (MA), Harvard University Press, 1990. Voir aussi E. Picavet, La revendication des droits, éd. cit., pp. 84 et s.
  • [30]
    Voir D. Bourg, N. Buclet, « L’économie de fonctionnalité. Changer la consommation dans le sens du développement durable », Futuribles, novembre 2005, n° 313, pp. 27-37.
  • [31]
    J. Rifkin, L’Âge de l’accès, op. cit. ; C.B. Macpherson, Principes et limites de la démocratie libérale, Paris, La Découverte, 1985.
  • [32]
    Au sujet des biens d’expérience dans le nouveau luxe, voir Y. Michaud, Le nouveau luxe : Expériences, arrogance, authenticité, Paris, Stock, 2013. Ses développements témoignent bien du règne du désir maître dans ce cadre.
  • [33]
    Voir aussi J. Baudrillard, Le système des objets, Paris, Gallimard, 1978 ou du même auteur, La société de consommation, avec une préface de J.-P. Mayer, rééd., Paris, Gallimard, 1996 ; L. Boltanski et È. Chiapello, Le nouvel esprit capitaliste, rééd., Paris, Gallimard, 2010 ; ou encore G. Debord, La société du spectacle, rééd., Paris, Gallimard, 1996.
  • [34]
    Évidemment, notre argumentation devrait s’appuyer sur une clarification du contenu de cette notion d’accomplissement (ce que nous ferons, en partie, un peu plus loin) afin de préciser comment s’opère la partition entre les biens d’accomplissement et les biens d’expérience. C’est la question de l’aliénation produite par le capitalisme qui est sous-jacente. Or, bien souvent, ce problème est tranché en référence par une référence, implicite ou explicite, à une conception substantielle de la nature humaine aliénée. C’est ce que nous essayons d’éviter ici en parlant de fonctionnement du sujet quant à lui-même et quant à son environnement. Il est alors possible de donner un contenu non substantiel, mais relationnel et opératoire à la notion d’accomplissement. Ce sont des questions importantes, mais elles ne sauraient donner lieu aux développements nécessaires dans le cadre de cet article.
  • [35]
    M. Nussbaum, Capabilités, comment créer les conditions d’un monde plus juste ?, trad. S. Chavel, Paris, Climats, 2012.
  • [36]
    Voir, par exemple, A. Sen, Poverty and Famines. An Essay on Entitlement and Deprivation, Oxford, Oxford University Press, 1981.
  • [37]
    Ibid., pp. 154-155.
  • [38]
    Voir la loi du 24 février 2014 sur la reconquête de l’économie réelle, retoquée par le Conseil constitutionnel, le 27 mars 2014, qui allait dans ce sens. À ce sujet, voir l’article de J.-P. Chazal, « Propriété et entreprise : le Conseil constitutionnel, le droit et la démocratie », D. 2014, p. 1101, et la réponse de L. d’Avout, « La liberté d’entreprendre au bûcher ? Retour sur une critique récente de la jurisprudence du Conseil constitutionnel », D. 2014, p. 1287.
  • [39]
    Sur le « vol par nécessité », voir Thomas d’Aquin, Somme théologique, Secunda secundae, qu. 66 : « Le vol et la rapine », art. 7 : « Est-il permis de voler en cas de nécessité ? ». Il existe une jurisprudence portant sur le vol en état de nécessité fondée sur l’article 122-7 du Code pénal. Voir notamment Cour d’Amiens, Dame Ménard, 22 avril 1898.
  • [40]
    Sur les droits d’accès opposables, voir J. Rochfeld, Les grandes notions du droit privé, op. cit.
  • [41]
    E. Ostrom, Gouvernance des biens communs, op. cit.
  • [42]
    Naples ou Paris ; sur l’expérience de la municipalisation des eaux à Naples, voir A. Lucarelli, La democrazia dei beni communi, Roma, Laterza, 2013.
  • [43]
    Un séminaire organisé à ce sujet par Benjamin Coriat et Fabienne Orsi, « Droits de propriété, communs et entreprises », dans le cadre de l’IFRIS à l’ISC.
  • [44]
    Voir la tentative faite par la commission Rodotta en 2007 en Italie ainsi que les expérimentations napolitaines pour donner une existence juridique à la notion de bien commun. V. A. Lucarelli, La democrazia dei beni comuni, op. cit.
  • [45]
    Voir notamment, mais pas seulement, le système de l’ejidal au Mexique, références citées.
  • [46]
    Loi adoptée le 21 juillet 2014, JOFR 1er août 2014, consultable sur le site de l’Assemblée nationale : http://www.assemblee-nationale.fr/14/ta/ta0338.asp (dernière consultation le 10 août 2014). Des ressources portant sur l’Économie sociale et solidaire sont consultables en ligne : http://www.avise.org/ (dernière consultation le 10 août 2010).
Français

Dans les nouveaux cadres de l’échange économique (Internet, achat de services, partage...), le droit de propriété ne disparaît pas, il change de fonction : il devient d’abord un droit d’administrer les accès aux ressources dès lors pensées comme des supports de biens dématérialisés : expériences ou fonctionnalités notamment. Il n’est donc plus nécessaire de s’approprier matériellement les ressources pour en jouir. Ainsi, l’idée de penser une nouvelle économie non comme acquisition de ressources matérielles sur un marché, mais comme ouverture au plus vaste groupe de l’accès aux « biens d’accomplissement » en particulier (éducation, nutrition, socialisation...) dont les ressources sont les supports (sans être en elles-mêmes ces biens d’accomplissement), ouvre la possibilité d’un monde de partage susceptible d’être articulé avec l’utopie des communs.

Mots-clés

  • communs
  • propriété
  • accès
  • économie du développement
Pierre Crétois [1]
  • [1]
    Agrégé de philosophie, ATER à l’Université François Rabelais de Tours, chercheur associé au Sophiapol (Laboratoire de philosophie et de sociologie de Paris Ouest)
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 19/02/2015
https://doi.org/10.3917/ride.283.0319
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Association internationale de droit économique © Association internationale de droit économique. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...