CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 La vente du Financial Times, en juillet 2015, pour la somme colossale de 1,19 milliard d’euros, le prouve : les médias économiques font preuve de vitalité et d’influence. Mais les journalistes qui produisent l’information économique sont-ils pour autant influents ? Plus précisément, engendrent-ils, par eux-mêmes, des modifications de perception chez leurs lecteurs/auditeurs/téléspectateurs ? Pour répondre à cette question, nous avons réalisé une revue de littérature puis une enquête de terrain auprès d’un échantillon de 14 journalistes représentatifs des différentes formes de presse (écrite quotidienne et magazine, agences de presse, radio, télévision, Internet) avec qui nous avons mené des entretiens semi-directifs. Cette recherche met en évidence l’existence forte d’une influence subordonnée qui laisse malgré tout place à de vastes espaces d’autonomie.

Les facteurs d’autonomie du journaliste

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Les facteurs d’autonomie du journaliste

Source : P. Junghans

Propriétaires et services de communication limitent l’influence

2 L’influence des journalistes économiques semble subordonnée d’abord en raison de facteurs économiques. Certains journalistes de notre échantillon ont spontanément cité le poids des propriétaires des médias qui font passer les choix économiques de leurs groupes avant la mission d’informer. Ils ont également souligné le rôle des directeurs de la rédaction, souvent membres des comités exécutifs des entreprises de presse, qui prennent en compte d’autres éléments, notamment économiques, que ceux strictement liés à la production d’information. De cette nouvelle position des directeurs de rédaction, les journalistes de l’échantillon soulignent la grande solitude dans laquelle ils se trouvent, l’absence des hiérarchies pour les protéger ou discuter avec eux. Ils se retrouvent seuls face à leurs responsabilités, sans la force du groupe de travail et le poids du média, réduisant ainsi leur influence. En revanche, la publicité ne semble pas tellement peser, comme le confirme une étude comparative entre les situations américaine et française [1].

3 La subordination du journaliste tient également à la puissance des services de communication des entreprises. En apparence très respectueux de la liberté de la presse, ils favorisent l’accès des journalistes à l’entreprise et à la parole du dirigeant ». Mais, en réalité, les journalistes sont confrontés à une opacité croissante des entreprises [2]. Plus subtilement, les journalistes sont menacés, si leur attitude est jugée négative, de ne plus obtenir d’informations, ce qui conduit à la « mort professionnelle » [3]. L’influence du journaliste est mise au service de l’entreprise. Notre recherche de terrain confirme le pouvoir essentiel des services de communication.

4 Le temps et les moyens consacrés au traitement des sources se réduisent drastiquement pour amoindrir la capacité des journalistes à produire une information de qualité et indépendante [4]. Les journalistes interrogés soulignent qu’ils ne peuvent acquérir une influence autonome que s’ils parviennent à développer leur réseau de sources. Or, cela demande du temps qui devient rare. Aussi, les journalistes dépendent de plus en plus de leurs sources qui décryptent pour eux les informations.

L’autonomie du journaliste dépend de lui-même

5 Cependant, le journaliste économique dispose toujours d’importants espaces d’autonomie. Cela tient d’abord à l’existence d’une ligne éditoriale forte [5] qui participe à la crédibilité des articles et donc à l’influence du média, en ce que les lecteurs peuvent déterminer comment l’information est recueillie et traitée. La résistance aux pressions des propriétaires et des services de communication est possible dans des rédactions structurées.

6 Surtout, l’influence du journaliste repose d’abord sur lui-même, par la conscience qu’il a de son rôle. Les journalistes sont convaincus que leurs articles ont une influence sur leurs lecteurs par leur effet pédagogique. Ils affirment qu’ils disposent d’un vrai pouvoir. Ceux travaillant en télévision et en presse quotidienne ou en agence soulignent qu’un « papier » négatif déclenche une chute ou une hausse immédiate du cours de bourse ou des réactions gouvernementales.

7 C’est le journaliste qui, seul, décide de publier certains faits qu’il pense mériter d’être portés à la connaissance du public même s’ils mettent en cause certains pouvoirs [6]. Tout dépend alors de sa déontologie. Dans notre enquête, nous avons décidé de tester le facteur essentiel de l’indépendance et du respect de l’autonomie par deux questions. En ce qui concerne l’acceptation de cadeaux coûteux, les journalistes de l’échantillon affirment qu’ils n’en reçoivent pas. En effet, les entreprises ont moins d’argent pour en distribuer. Surtout, leur acceptation est de plus en plus déconsidérée dans les rédactions.

8 En ce qui concerne la publication d’articles, tous affirment qu’il faut publier une information même si elle a des conséquences dommageables pour l’entreprise. Confrontés à cette situation, ils seraient toutefois incités à travailler encore plus pour vérifier cette information. Le facteur négatif « temps de travail » peut être contrebalancé par une activité accrue des journalistes, notamment des jeunes et des membres de rédaction à ligne éditoriale forte, comme l’ont indiqué certains membres de notre échantillon [7], citant à plusieurs reprises le site Mediapart.

9 Enfin, l’influence du journaliste repose sur sa crédibilité auprès de ses confrères. Elle dépend d’abord de sa formation en économie. Si elle est solide, elle permet de mieux décrypter les informations et d’échapper au pouvoir des sources. Si les journalistes les plus anciens de notre échantillon se sont formés par le « compagnonnage », traditionnel dans la profession, les plus jeunes disposent d’une solide formation initiale [8]. L’influence dépend également de l’importance de son « carnet d’adresses », de son « capital journalistique ». Ces deux facteurs accroissent sa crédibilité et donc la probabilité de voir les informations originales qu’il publie fréquemment citées (reprises) par d’autres médias, ce qui lui permet d’accroître son influence dans le public et auprès de ses sources.

10 La réponse à notre question de départ ne semble donc pas binaire mais, à partir des situations concrètes que nous venons de lister, relève de l’existence de trois rapports qui peuvent s’entrelacer.

Rapports de force, d’échange et d’ambigüité

11 On notera d’abord un rapport de force. Alors que le journaliste avance le respect du « droit à l’information », de la « transparence » ou par toutes les autres valeurs que l’idéologie journalistique qualifie de démocratique, il est douteux que les entreprises soient motivées par les mêmes valeurs [9]. Le combat est alors inhérent à la rencontre entre les deux acteurs.

12 Il y a, ensuite, un rapport d’échange qui relève de l’image de la chute d’eau, développée par Couldry et Curran [10]. Certes, le journaliste (la chute d’eau) est alimenté par les sources et services de communication (les rivières et ruisseaux), mais la force donnée par la chute d’eau à partir du matériel transmis par d’autres dépend d’abord de la puissance intrinsèque du journaliste et est créée par lui-même.

13 On soulignera, enfin, un rapport d’ambiguïté [11]. Le journaliste entre dans un rapport direct avec le dirigeant d’entreprise. Même dans un entretien organisé par le service de communication, il se crée une relation intime. Ce rapport ne peut s’expliquer que par des concepts relevant de la psychologie pour caractériser le moment où le journaliste entre en relation avec un dirigeant d’entreprise. C’est dans cette relation, qui se joue dans les tréfonds de l’âme humaine, que se joue l’influence mutuelle aboutissant à une construction de sens partagée. Elle relève de l’ordre psychologique et non plus organisationnel.

Notes

  • [1]
    R. BENSON. « Comparative news media systems : new direction in research ». In : S. Allan (ed.) The Routledge companion to news and journalism. Routledge, 2010
  • [2]
    50 ans d’information économique. Et demain ? Association des journalistes économiques et financiers (AJEF), 2007 http://ajef.net/qui-sommes-nous/le-cinquantenaire-de-lajef
  • [3]
    Les atteintes à la liberté des journalistes. Livre blanc. Association des journalistes économiques et financiers (AJEF), 1972
  • [4]
    J.-M. CHARON. La fabrique de l’information économique. Rapport. Institut pour le développement de l’information économique et sociale, 2013
  • [5]
    La ligne éditoriale est « le contrat par lequel une équipe rédactionnelle explicite auprès de ses lecteurs ses choix éditoriaux, c’est-à-dire les conditions dans lesquelles les journalistes vont rechercher et rendre compte des faits ou des grands sujets de l’actualité et faire ainsi du journal une œuvre collective » (AJEF).
  • [6]
    J. ETTEMA, T. L. GLASSER. Custodian of Conscience : investigative journalism and public virtue. Columbia University Press, 1998
  • [7]
    Cet item n’a pas été pris en compte dans notre questionnaire. Il est apparu spontanément au cours de nos entretiens.
  • [8]
    Ceux que nous avons interrogés sont diplômés d’une école de management, dont HEC Paris pour l’un d’entre eux.
  • [9]
    J. DUVAL. Critique de la raison journalistique, les transformations de la presse économique en France. Seuil, 2004
  • [10]
    N. COULDRY, J. CURRAM. « The paradox of media power ». In : N. COULDRY, J. CURRAN. (ed.). Contesting media power : Alternative media in a networked world. Rowman and Littlefield, 2003
  • [11]
    P. JUNGHANS. « Ambiguous Relations Between the Journalist and the Corporate Executive ». In : F. BOURNOIS, J. DUVAL-HAMEL, S. ROUSSILLON, J.L. SCARINGELLA (dir). Handbook of Top Management Team. Palgrave, 2010
Français

[éclairage] Plusieurs facteurs contraignent les journalistes économiques ; d’autres leur permettent de maintenir leur indépendance. Au-delà de ce rapport binaire, les relations entre ces professionnels de l’information et les entreprises relèvent de trois rapports. Un article qui représente une analyse intéressante sur l’information.

Pascal Junghans
Enseignant à l’Université de technologie de Troyes
Chercheur-associé au CEREGE (CNRS EA 1722)
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/04/2016
https://doi.org/10.3917/i2d.161.0007
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