CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Humanisme : À la veille du prochain Convent de Lyon, quel est ton sentiment sur tes trois années de Grande Maîtrise ?

2Jean-Michel Quillardet : J’éprouve un sentiment mitigé. En ce qui me concerne, j’estime que ces années constituent une belle expérience qui forme un homme et forge des convictions. L’idée que le Grand Orient de France est un très bel instrument s’est en moi raffermie. Par notre histoire, par nos contacts, par la richesse d’un certain nombre de nos Frères et par le fait aussi, contrairement à ce qui est affirmé ici ou là, que nous sommes assez respectés et assez écoutés à l’extérieur du Grand Orient de France, je crois que nous avons un grand avenir. Mais mon sentiment est mitigé parce que notre tâche est difficile. Il y a beaucoup de pesanteurs, et l’on s’aperçoit que, finalement, 90 % des Frères ne s’intéressent pas vraiment à l’Obédience. Quant aux 10 % qui s’intéressent à elle, il y en a deux ou trois pour cent qui n’aspirent qu’à combattre le Grand Maître et le Conseil de l’Ordre, et ce quels qu’ils soient. C’est donc une tâche très difficile, parfois très rude, et très souvent j’en suis venu à me demander si toutes ces difficultés rencontrées en valaient la peine. En conclusion, j’estime que cela en vaut la peine, mais à présent, au gré de mes visites dans les Loges, dans les Congrès régionaux et je le répéterai sans doute au Convent, j’attire l’attention des Frères sur le fait que ce derniers doivent se soucier de ne pas scier la branche sur laquelle ils sont assis.

3Humanisme : Est-ce une manière de revoir la thèse du passé Grand Maître Alain Bauer ?

4Jean-Michel Quillardet : Oui. La thèse d’Alain Bauer sur le « crépuscule des Frères » consistait à dire qu’au fond, la Maçonnerie ne représente plus grand-chose parce que toute la richesse qui existe dans les loges n’est pas reprise par l’institution, celle-ci étant incapable de porter le Grand Orient de France. Je crois que c’est le contraire. Il y a certainement de grands travaux dans les loges, mais les loges les gardent pour elles-mêmes et ils ne sont pas transmis auprès du Conseil de l’Ordre. L’Obédience, en réalité, n’existe que par son institution : dans son histoire, elle n’existe que par son Grand Maître. Lorsqu’un Grand Maître dispose de temps devant lui, qu’il assume ses responsabilités, qu’il prend la parole et agit en conséquence, l’Obédience, elle, a une place dans la société. Si une crise survient au sein de l’exécutif ou si le Grand Maître n’assume pas ses responsabilités, l’Obédience n’existe plus et elle n’est pas relayée par les loges.

5Humanisme : Est-ce que tu as eu l’impression de disposer d’assez de temps ?

6Jean-Michel Quillardet : Trois ans, c’est trop court pour réaliser tout ce que l’on veut entreprendre. Incontestablement, il faudra un jour que les mandats soient d’une durée de trois ans, renouvelable une fois, ou de cinq ou six ans. Mais de tels mandats sont aussi très longs parce qu’on est confronté tous les jours à des questions administratives et financières ubuesques… Outre les attaques dont j’ai été victime. J’ai quand même été l’un des Grands Maîtres les plus attaqués, certes par une minorité de Frères qui, on le sait maintenant, ont lamentablement perdu sur le plan juridique et judiciaire. Je me suis quand même retrouvé en correctionnelle à cause de Frères de l’Obédience ! Cela m’a causé un préjudice considérable. Certes, mon honneur m’a été rendu, mais les médias se sont empressés de relayer l’affaire, et il n’y a eu d’article disant que j’avais été finalement relaxé, du reste pour de simples vétilles.

7Humanisme : Tu ne pouvais pas t’attendre à un tel comportement de la part de Frères.

8Jean-Michel Quillardet : Non, je m’y attendais pas. J’ai aujourd’hui 55 ans, 29 ans de carrière professionnelle au barreau et une vie comme tout un chacun. J’ai été confronté à une haine, à une espèce de guerre fratricide et ce, parce que je suis Grand Maître du Grand Orient de France. Indéniablement, cela laisse un goût d’amertume… Il reste qu’il s’agit là d’une situation exceptionnelle. Je crois que la durée du mandat pose un problème dans la mesure où l’on exerce une activité professionnelle. Cette charge prend un temps considérable et l’on doit faire des sacrifices sur le plan professionnel et personnel. Certes, il s’agit d’un choix et je ne me plains pas. Mais, sous cet angle, un triennat est trop long. Il convient donc de réfléchir à un système permettant au Grand Maître d’avoir une totale disponibilité. Le fait que le Grand Maître soit inactif ou retraité n’est pas non plus une solution. Le fait qu’il soit rémunéré par une indemnité non plus car, à ce moment-là, il ne dispose plus de la liberté nécessaire. Des Frères lui reprocheront d’être payé pour assumer sa charge… On se trouve donc face à une situation contradictoire.

Jean-Michel Quillardet, Grand Maître du Grand Orient de France.

figure im1

Jean-Michel Quillardet, Grand Maître du Grand Orient de France.

© DR

9Humanisme : Bien sûr, il n’y a pas eu que des nuages. Quels sont pour toi les principaux acquis de ces trois années ?

10Jean-Michel Quillardet : En trois ans, nous avons en effet accompli énormément de choses. Rappelons que j’ai accédé à la Grande Maîtrise au moment d’une crise. Nous avons d’abord rétabli l’unité, le calme et la sérénité, du moins au sein de l’exécutif. Sur le plan de la politique d’extériorisation et de communication, nous avons obtenu de brillants résultats. J’ai fait des conférences publiques un peu partout. Je suis intervenu dans les universités, dans les grandes écoles, les instituts politiques… J’ai été appelé à intervenir devant de nombreuses associations, devant des commissions parlementaires pour donner notre avis : nous avons ainsi retrouvé une véritable place. Ensuite, nous avons une action décisive quant à la défense de la laïcité. En juin 2005 par exemple, Le Nouvel Observateur présentait un article sur l’influence des associations en France : le Grand Orient de France était considéré alors comme une association n’ayant plus de grande influence. Trois ans plus tard, c’est-à-dire en janvier dernier, ce même hebdomadaire estime que le Grand Orient de France fait partie des principaux gardiens du pacte républicain. A titre personnel, c’est flatteur et pour tous les Frères une source de satisfaction. Nous avons par ailleurs organisé de grands colloques, par exemple sur les crimes contre l’humanité ou sur la réforme des institutions, et ce bien avant le comité Balladur. Et, en octobre dernier, nous avons lancé ce grand programme sur deux ans portant sur l’École de la République. Autant de réflexions importantes engagées par le Grand Orient de France.

11Humanisme : Y a-t-il des domaines sur lesquels tu aurais dû souhaiter voir le travail se poursuivre ?

12Jean-Michel Quillardet : J’ai deux regrets. Nous nous sommes engagés dans le domaine de la solidarité, de la lutte contre la pauvreté. Nous avons eu des réunions avec la fondation Emmaüs, ATD-Quart Monde, la fondation Abbé Pierre, les Restaurants du Cœur, Les Enfants de Don Quichotte, etc. Mais, malgré ce ciment que constitue pour nous la fraternité, la fondation du Grand Orient de France n’est pas suffisamment reconnue comme une association de référence en matière de réflexion et d’aide aux plus démunis. Incontestablement, il faudrait prolonger cet élan : à ce titre, je me réjouis d’avoir inauguré notre participation à la Journée internationale de lutte contre la misère, tous les ans au mois d’octobre au Trocadéro et sous l’égide des Nations unies. Je nourris un autre regret. Autant je pense avoir eu raison de mettre un terme à EDIMAF, autant nous avons voulu avoir un partenariat avec un éditeur mais cela n’a pas marché avec celui que nous avions trouvé. Il faudra donc que mon successeur trouve un véritable éditeur pour que le Grand Orient de France puisse, au-delà de nos sites Internet et Intranet qui fonctionnent à merveille, disposer de publications largement accessibles dans la plupart des librairies, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Voilà mes deux regrets, puisque nous nous avons engagé le travail sur ces deux points sans réussir à lever des obstacles plus ardus que prévu.

13Humanisme : Tu souhaitais qu’un débat s’ouvre sur la mixité au sein de l’Obédience pour aboutir à une solution. Que penses-tu de la situation actuelle ?

14Jean-Michel Quillardet : L’année dernière, j’ai voulu en effet qu’il y ait un débat sur la mixité et il a été organisé. Au mois d’avril 2007, il y a eu un colloque avec les autres Obédiences maçonniques. Au Convent 2007, j’avais également souhaité qu’il y ait un grand débat sur la mixité, mais ce débat n’a pas pu avoir à cause de l’opposition de certains. Par ailleurs, ce Convent s’est prononcé à 57 % contre la possibilité pour les loges d’initier des femmes. Cette année, les loges favorables à la mixité sont revenues à la charge. Je les ai écoutées. Je leur ai dit que, de mon point de vue, elles avaient raison sur le principe : je pense en effet qu’au regard de tout ce que le Grand Orient de France représente, il est difficile d’exclure les femmes de la vie de notre Obédience, même si beaucoup d’entre elles, venues d’autres Obédiences, participent à nos travaux. Nous sommes là en contradiction avec notre idéal. Il faut donc faire évoluer le Grand Orient de France. Il y a actuellement une prise de conscience, mais j’estime qu’il fallait continuer à débattre, à faire partager des convictions dans le respect de ce qu’est la Maçonnerie. Passer en force comme la Loge Combats vient de le faire en initiant une femme, ce n’est rien de moins que faire reculer leur thèse [1]. Ces Frères ont irrité tout le monde et, dans ce domaine, ils jouent contre le Grand Orient. Moi, je ne suis pas favorable à un passage en force. Je suis favorable ce que le Convent, notre assemblée souveraine, demande aux loges de se prononcer.

15Humanisme : Les difficultés actuelles ne peuvent-elles pas jouer en faveur d’une décision conventuelle historique, pour la cause de la mixité ?

16Jean-Michel Quillardet : Malheureusement, je crains que l’initiation récente d’une femme par la Loge Combats, ainsi que celle d’autres femmes que d’autres Loges ont déjà annoncée, ne radicalisent les positions. Alors que le Convent 2008 aurait pu marquer une très nette avancée vers la liberté des loges d’initier ou de ne pas initier des femmes, je pense qu’on va assister à l’effet contraire : nous aurons un Convent qui va se refermer sur lui-même et qui va refuser encore plus majoritairement cette liberté.

17Humanisme : L’expérience mitigée que tu as eue en tant que Grand Maître te porte-t-elle à croire à une solitude inéluctable dans l’exercice de cette charge ?

18Jean-Michel Quillardet : Il y a une certaine solitude du pouvoir, mais n’exagérons rien : j’ai eu une très bonne équipe autour de moi. Mais tant que nous aurons au sein de l’Obédience des Frères qui croient que nous sommes un syndicat ou un parti, tant que nous aurons cette démagogie qui consiste à dire que les Frères composant le Conseil de l’Ordre ne peuvent être que nuls, médiocres, pourris et gaspilleurs, tant que nous aurons des Frères faisant preuve d’une attitude aussi antimaçonnique, il y aura des Grands Maîtres qui, à partir d’un certain moment, n’en pourront plus. Moi, on m’aurait proposé de faire une quatrième année, je n’aurais pas accepté. Si, en revanche, on respecte nos rituels, le sens de l’initiation et notre serment, bref si on se comporte en francs-maçons, il n’y aura pas de problème. Il n’est pas question de faire l’unanimité : on peut critiquer, mais dans la fraternité… Tel a été d’ailleurs très majoritairement le cas.

19Humanisme : La fin de ton triennat correspond au départ d’un nombre important de Frères, notamment de Conseillers de l’Ordre, qui ont largement contribué aux acquis de ta Grande Maîtrise. Quel vœu formules-tu pour l’équipe, en grande partie donc nouvelle, qui entrera en fonction au sortir de l’été ?

20Jean-Michel Quillardet : Il est vrai que de nombreux Frères qui m’ont aidé de manière décisive sont aussi sur le départ. Mon vœu, c’est que la continuité soit assurée et que l’unité du Conseil de l’Ordre soit préservée. C’est que nous allions dans le sens du renforcement du rayonnement de l’Obédience.

figure im2

Notes

  • [1]
    NDLR : La Loge Combats du Grand Orient de France, à l’Orient de Paris, a pris l’initiative d’initier une femme en mai dernier. En application du Règlement général actuel, elle encourt une suspension, la Justice Maçonnique ayant été saisie à la demande du Conseil de l’Ordre.
Français

Lors du prochain Convent de Lyon, en septembre, un nouveau Grand Maître sera élu. Le Frère Jean-Michel Quillardet achève en effet son triennat. Une réussite, si l’on en juge précisément par cette longévité : il faut remonter au moins au temps des Frères Alain Bauer (2000-2003) et Jean-Robert Ragache (1989-1992), sans parler du Frère Roger Leray (1979-1981 et 1984-1987), pour connaître un telle durée. Mais ces trois années n’ont pas été sans heurts : elles ont même été marquées par des attaques qui, si elles n’étaient pas venues de l’intérieur, ne trouveraient d’écho qu’aux heures du plus noir antimaçonnisme. Années de contraste donc, qui ont permis d’ouvrir des chantiers sur le long terme et de faire rayonner l’Obédience, tout en entrouvrant parfois la boîte de Pandore. Avant de laisser en héritage les fruits de son travail, le Grand Maître d’aujourd’hui a tenu à dresser un bilan dans Humanisme. Une exclusivité qui livre certains enseignements et réserve plus d’une surprise.

Entretien avec
Jean-Michel Quillardet
Grand Maître du Grand Orient de France
Propos recueillis par
Bertrand Levergeois
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/02/2021
https://doi.org/10.3917/huma.281.0005
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Grand Orient de France © Grand Orient de France. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...