CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Sur cette terre, désormais porteuse du cri universel, du martyr incomparable, du tragique immémorial, je pense d’abord à ces femmes, ces enfants, ces hommes és à leur destin, à leur dignité, à leur humanité, et ainsi brisés, cassés, torturés, violés, gazés, par d’autres hommes.

2Ce cri, cette blessure et cette inhumanité, ce sont les nôtres.

3Leurs pleurs sont les nôtres.

4Leur mort est la nôtre.

5Leur courage est désormais notre exemple.

6Comment oublier le visage de cet enfant apeuré, isolé, séparé de père et mère, ce regard implorant tendresse, caresse et baisers et qui ne reçoit que coups, mépris et mort et dont la lumière vive, étincelante de ces jeunes yeux est alors recouverte de l’immondice de l’obscurantisme bestial. Tous ces enfants sont les nôtres et les pleurant, je pleure aussi la part d’humanité que tant d’hommes ont enfouie et ensevelie sous leur immense lâcheté.

7Je pense à ces femmes, marchant, marchant encore sous les aboiements des chiens, cadavres déjà. Si belles pourtant. Ces corps abîmés, cette féminité meurtrie, ces âmes salies. Je suis cette femme, et son souvenir s’imprimera, pour l’éternité, au fond de mon cœur.

8Je pense à ces hommes, parqués comme des bêtes, humiliés, assassinés, terrible figure de ces os décharnés s’avançant vers la mort, dignes, ces hommes, ces femmes, ces enfants, victimes du plus grand crime contre l’humanité jamais commis.

9Ces hommes, ces femmes, ces enfants, petites figures affaiblies, déshumanisées et pourtant aujourd’hui, témoins de leur propre grandeur, nous renvoyant à nos mémoires leur si noble et flamboyante humanité. Je pense aussi à tous ceux qui par esprit de système, par volonté, par manque de courage, par habitude ont laissé faire. Oui, tous ces préfets de France qui signèrent des décrets de rafle ou de déportation, comme s’ils signaient des arrêtés de voirie, certains ajoutant, sans qu’on ne leur demande rien, « avec les enfants ».

10Oui, tous ces braves Français, policiers ou gendarmes, qui n’hésitèrent pas sans état d’âme à exécuter les ordres parce que c’étaient les ordres.

11Oui, tous ces Français qui regardaient passer les convois et les trains sans rien dire. Oui à ces officiers de l’armée nazie, raffinés sans doute, qui, après leur immorale tâche, pouvaient sans frémir jouer du Mozart sur leur piano avec femmes et enfants.

12Terrible leçon : oui, des hommes furent capables de ceci. Oui, les hommes furent capables du pire. C’est le miroir de notre initiation : regardons nos visages. Le pire ennemi de l’homme, c’est lui-même. Le pire ennemi de l’humanité, c’est l’humanité elle-même.

13Nous sommes ici pour nous souvenir que parce que juifs, des hommes, des femmes, des enfants ici périrent dans d’atroces souffrances. Nous sommes ici pour nous rappeler le torturé, le supplicié. C’est désormais pour toujours, quelles que soient nos identités, nos croyances, nos singularités, notre regard, notre mémoire, notre Histoire.

14L’immensité du crime, l’inconcevable bourreau rendent, évidemment, dérisoire, partiel et parcellaire, le devoir qui est le nôtre de dire, de crier, de dénoncer. Pour autant, il faut rassembler nos forces, nos différences pour ouvrir les yeux du monde et faire cesser le temps des valets de la mort, des amoureux de la haine, des nécrophages de l’espérance.

15Sans doute l’histoire connut-elle avant Auschwitz tant d’atrocités et de crimes de masse, et je pense ici à la traite négrière ainsi qu’au génocide arménien. Mais la Shoah dépassa tout ce que le monde avait connu de barbarie. La découverte de l’univers concentrationnaire, la mise en œuvre de l’extermination industrielle, planifiée, organisée au service d’une idéologie purement antisémite, raciste, xénophobe, démontra l’impensable étendue du crime.

16La barbarie nazie a ceci d’exemplaire au regard de l’Histoire, qu’elle voulait nier, disqualifier, éradiquer l’humanité du juif, et au-delà, du tzigane, de l’homosexuel, du résistant, du différent… Primo Levi l’avait bien compris, il ne put survivre, d’une part, au fait que l’homme fut capable de tant de haine, mais aussi au souvenir de ceux et celles qui périrent, sentant qu’il était impossible pour lui de continuer à vivre alors qu’il avait survécu. Son geste exprime alors l’éclatante victoire de l’incomparable émotion du partage de l’humain ainsi jeté à la figure sanguinaire des bourreaux.

17Écoutons Primo Levi répondre à la question : Comment vous expliquez-vous la haine antisémite ? :

18« Peut-être que ce qui s’est passé ne peut pas être compris, et même ne doit pas être compris dans la mesure où comprendre, c’est presque justifier. Aucun homme normal ne pourra jamais s’identifier à Hitler, à Himmler, à Goebbels, à Eichmann, à tant d’autres encore. Cela nous déroute et nous réconforte en même temps parce qu’il est peut-être souhaitable que ce qu’ils ont dit – et aussi, hélas, ce qu’ils ont fait – ne nous soit plus compréhensible. Ce sont là des paroles et des actions non humaines, ou plutôt antihumaines, sans précédents historiques et qu’on pourrait à grand-peine comparer aux épisodes les plus cruels de la lutte biologique pour l’existence. Si la guerre peut avoir un rapport avec ce genre de luttes, Auschwitz n’a rien à voir avec la guerre, elle n’en constitue pas une étape, elle n’en est pas une forme outrancière. La guerre est une réalité terrible qui existe depuis toujours : elle est regrettable, mais elle est en nous, elle a sa propre rationalité, nous la comprenons. Mais dans la haine nazie, il n’y a rien de rationnel : c’est une haine qui n’est pas en nous, qui est étrangère à l’homme, c’est un fruit vénéneux issu de la funeste souche du fascisme… Nous ne pouvons pas la comprendre ; mais nous devons et nous pouvons comprendre d’où elle est issue et nous tenir sur nos gardes. Si la comprendre est impossible, la connaître est nécessaire… »

19En effet, si l’on pense à ce crime, à ces autres crimes de masses, de génocides perpétués au cours de notre Histoire, et si l’on réfléchit pour savoir où les ranger dans notre mémoire, je ne trouve nulle place.

20Je veux dire simplement que ce n’est plus de l’humain et pourtant, tragique paradoxe, ce sont d’autres hommes qui se sont ainsi départis de leur part d’humanité.

21Si nous sommes rassemblés ici, c’est aussi pour dire, simplement, tranquillement, clairement : ne pardonnons pas. Il ne peut y avoir de pardon. Non au pardon.

22Il ne s’agit pas ici de haine. Primo Levi répond : « La haine est assez étrangère à mon tempérament. Elle me paraît un sentiment bestial et grossier. » et, en écho, Vladimir Jankélévitch écrit : « Pardonner, ce serait faire disparaître ceux dont on voulait déjà qu’ils n’existent plus, et donc que leur parole fût définitivement perdue. »

23Pardonner, ce serait oublier.

24Et notre rôle, à nous autres, qui connaissons l’importance du temps et constituons et reconstituons toujours cette chaîne de maillons réunis, c’est de porter notre idéal par-delà les contingences du Monde, par-devers les précarités des hommes. Francs-maçonnes, francs-maçons, humanistes, universalistes, à la fois acteurs et témoins de l’Histoire, nous prenons un peu de cette terre, un peu de cette mémoire, un peu de cette souffrance pour rejoindre, et nous confondre, humblement, avec cette humanité, avec cette humaine condition dont chaque homme doit être non seulement comptable, mais plus encore essentiellement responsable.

25Ce voyage vers l’enfer nous rend à la fois profondément bouleversés de tristesse et de révolte mais, puisant en nous la grandeur immense de tous les déportés, avec eux, pour eux, nous repartons avec nos convictions encore plus fortes : « Plus jamais ça ! »

26Écoutons le discours du Prix Nobel de littérature 2002, l’écrivain hongrois, ancien déporté, Imre Kertesz :

27« Dans l’Holocauste, j’ai découvert la condition humaine, le terminus d’une grande aventure où les Européens sont arrivés au bout de deux mille ans de culture et de morale. À présent, il faut réfléchir au moyen d’aller plus loin.

28Le problème d’Auschwitz n’est pas de savoir s’il faut tirer un trait dessus ou non, si nous devons en garder la mémoire ou plutôt le jeter dans le tiroir approprié de l’Histoire, s’il fait ériger des monuments aux millions de victimes et quel doit être ce monument.

29Le véritable problème d’Auschwitz est qu’il a eu lieu, et avec la meilleure ou la plus méchante volonté du monde, nous ne pouvons rien y changer. La seule possibilité de survivre, de conserver des forces créatrices est de découvrir ce point zéro. Pourquoi cette lucidité ne serait-elle pas fertile ?… »

30Comment peut-on encore penser après Auschwitz ? Comment peut-on encore être heureux après Auschwitz ? Comment peut-on encore être un homme debout après Auschwitz ?

31Ces tueurs, ces assassins ont d’abord voulu faire disparaître tous les acquis de l’Europe des Lumières, ils ont voulu en finir avec ce vieil humanisme, cette certaine idée de l’homme pour laquelle nous avons tant combattu, ils l’ont violentée pour ainsi faire perdre à l’homme tout le sens et le poids de son être, de sa vie, ses sentiments et ses bonheurs.

32Mais le temps des barbares ne revient-il pas ? Au Rwanda, au Darfour, les attentats aveugles et sans pitié ? N’entend-on pas encore ici et là, des relents souterrains qui n’osent encore s’avancer à découvert, des antisémites, de cette odeur si caractéristique de ce vieux fantasme, de ce vieux mythe rassis de l’antisémitisme ? N’entendons-nous pas brayer, vulgaire, stupide et dangereux, clamer haut et fort qu’il faut anéantir l’État israélien et son peuple ?

33La bête immonde, ce monstre froid qui, comme dans la nouvelle de Kafka, se couche, se déploie et se déploie encore et prend une telle place qu’elle étouffe et très vite étrangle ; cette bête immonde est toujours prête à renaître.

34Ami, entends-tu le vol noir du corbeau sur nos plaines ?

35Ami, vois-tu dans le ciel noir, ces mains rouges de sang étrangler nos colombes ? Ami, écoute cette rumeur de ceux qui n’ont pas parlé sous la torture et surtout de ceux qui ont parlé. Entends la voix de ceux qui ont dit non et qui ont combattu et qui, finalement, ont vaincu la barbarie. Ici, nous marquons d’un signe ineffaçable, d’un signe qui résonnera encore de toutes ses forces tout au long de notre Histoire, le souvenir et la mémoire de ce qui s’est passé ici, mais ce signe nous appelle à nous relever, à nous souvenir pour porter l’espérance d’un Monde meilleur. Cette lumière qui nous vient des siècles passés, nous devons la transmettre pour toujours pour retrouver le sourire des enfants, la force, la sagesse et la beauté des femmes et des hommes pour la liberté, l’égalité et la fraternité.

36André Verdet écrivit entre le 30 avril et le 12 mai 1944 ici à Auschwitz ces quelques vers :

37

« Quand bien même tous les êtres que j’aime viendraient à mourir
Seraient morts me laissant seul à seul
Comme serait morte à jamais si grouillante la terre
Quand bien même éteints astres et foyers
Et de toi de mon amour éternité
Si la nuit des nuits écrasait le Monde
De son pampre touffu des ténèbres glacées
Quand bien même plus un souffle de vie
Hormis le mien
Plus solitaire que le néant
Et plus menacé encore
Quand bien même l’irrémédiable carcasse continuerait
Alors dans cet univers pétrifié
Mes lèvres forgeraient d’or le nom d’une aurore nouvelle… »

38Oui, terre de la nuit, terre de misère, mais terre d’espoir et de lumière. Nous sommes nés pour te nommer, pour t’arracher, pour te porter avec tous tes morts, avec les enfants, et les petits-enfants de tes morts, nous sommes nés pour te porter et dire alors : combattons pour l’espoir à tout prix.

Français

Le 18 février 2007, à l’initiative du Grand Orient de France, plusieurs délégations maçonniques se sont rendues à Auschwitz-Birkenau. Ce voyage de la mémoire a été l’occasion d’honorer les victimes de l’innommable. Retour sur cet événement, preuve d’un combat à poursuivre, avec l’allocution prononcée là-bas, sur cette terre de nuit et d’espoir, par le Grand Maître du Grand Orient de France.

Jean-Michel Quillardet
Grand Maître du Grand Orient de France
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/02/2021
https://doi.org/10.3917/huma.277.0005
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