CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Introduction

1 Le redécoupage électoral est un des moments les plus importants de l’élaboration du rapport de forces politique entre les deux grands partis américains. Tous les dix ans, cette grande messe des professionnels de la politique, très technique et assez méconnue du grand public, concentre toutes les tensions partisanes. À la suite du recensement, la plupart des assemblées législatives des États fédérés redécoupent les circonscriptions électorales de leur État ainsi que les circonscriptions de leur délégation à la Chambre des représentants afin de tenir compte des évolutions démographiques. Les modalités diffèrent selon les États : dans trente-sept d’entre eux, les assemblées législatives contrôlent directement le redécoupage des circonscriptions internes à leur État, soit les circonscriptions des élus à l’Assemblée et au Sénat de l’État. Dans les treize autres États, le redécoupage fédéral ou fédéré est fait par l’intermédiaire d’une commission plus ou moins indépendante. Puisque chaque État est souverain, en particulier en ce qui concerne son système électoral, chaque État représente une situation unique et il existe donc cinquante procédures électorales décrites, une pour chacune des cinquante constitutions des États fédérés.

2 On peut toutefois résumer la situation ainsi. Dans quarante-deux États, les assemblées législatives contrôlent le redécoupage des circonscriptions de leur délégation à la Chambre des représentants ; cinq d’entre eux n’ont toutefois qu’un seul représentant à la Chambre et donc une seule circonscription qui ne fait pas l’objet de découpage. Dans la plupart des cas, un projet de découpage électoral est validé comme tout projet de loi, c’est-à-dire à la majorité simple dans chaque chambre, et sujet au veto du gouverneur [2]. Sur ces quarante-deux États, certains ont recours à une commission consultative – qui n’est pas nécessairement bipartisane – et d’autres à une « commission de secours » en cas de blocage législatif. D’autres, toujours parmi ces quarante-deux États, utilisent les très mystérieuses « commissions politiciennes [3] ». Toutes ces commissions peuvent être chargées de redécouper les circonscriptions locales ou fédérales, ou les deux [4]. Seuls quatre États utilisent une commission indépendante pour tracer les limites des circonscriptions à la Chambre des représentants : la Californie, l’Arizona, l’Idaho et l’État de Washington. Ainsi, chaque État présente sa propre procédure pour redécouper les circonscriptions électorales mais doit tout de même tenir compte des lois fédérales en la matière, illustrant ainsi les tensions inhérentes au fédéralisme américain sur la question du vote.

3 Puisqu’il est très difficile, voire illusoire, d’éliminer le facteur partisan du découpage électoral, le contexte politique et le rapport de forces entre les différents groupes d’intérêt au sein de chaque État déterminent l’orientation partisane des nouvelles circonscriptions. L’enjeu est immense pour les élus qui, par ce procédé, « choisissent » leurs administrés et peuvent ainsi espérer influencer la longévité de leur carrière [Issacharoff, 2002]. Mais l’enjeu est crucial aussi pour les partis puisque ce processus influence plusieurs cycles électoraux et qu’un redécoupage habile peut permettre à un parti de rester au pouvoir ou de reconquérir la majorité dans son État ou au Congrès. Par conséquent, les compromis bipartisans sont difficiles à obtenir et, en cas de blocage, ce sont souvent les tribunaux administratifs qui tracent les nouvelles circonscriptions. Suite au redécoupage de 2011, ce ne sont pas moins de 154 procès qui furent intentés. Cependant, même lorsqu’un parti contrôle les deux chambres d’un État ainsi que le poste de gouverneur, un procès est toujours possible puisque le parti minoritaire, ou le plus souvent un groupe communautaire, peut se considérer lésé et porter plainte contre les pouvoirs publics. Toutefois, il se révèle très difficile, voire impossible, d’empêcher de mettre en place un plan de découpage des circonscriptions électorales pour des raisons partisanes, en particulier parce que la protection des candidats sortants n’est pas inconstitutionnelle et fait partie des « principes traditionnels » reconnus par la Cour suprême. Il est en revanche plus commode et donc plus courant de contester un projet de « charcutage électoral » pour des raisons ethnoraciales [Richomme, 2013]. Le « charcutage électoral » à visée ethnoraciale, qui est fondé sur la classification ethnoraciale, a pu apparaître aux États-Unis du fait qu’il n’est pas interdit aux pouvoirs publics américains de prendre en compte l’identité ethnoraciale des individus. Le 14e amendement de la Constitution, qui interdit aux États fédérés de priver quiconque de l’« égale protection des lois », ne connaît pas de norme de color-blindness. Cette dernière aurait eu pour conséquence l’abrogation des législations ségrégationnistes en vigueur dans de nombreux États. De même, aucune loi fédérale n’exclut la prise en compte de l’identité ethnoraciale des résidents des États-Unis dans le découpage électoral, bien au contraire. Cette pratique est jugée nécessaire puisqu’elle permet de corriger les discriminations institutionnalisées du passé.

4 On parle de « charcutage électoral » lorsque le découpage s’affranchit des principes traditionnels et crée des circonscriptions aux formes étranges dans le seul but de contenir un certain type de population. On différencie généralement le « charcutage électoral » à visée partisane du « charcutage électoral » à visée ethnoraciale. Un des exemples les plus célèbres est la fameuse 12e circonscription de Caroline du Nord qui fit l’objet de plusieurs procès dans les années 1990 et 2000. Cette circonscription à minorité majoritaire (c’est-à-dire dans laquelle un ou plusieurs groupes minoritaires représentent plus de 50 % de la population) a la particularité de relier deux communautés afro-américaines par un bras d’autoroute.

5 La création de ce genre de circonscription aux formes tarabiscotées s’explique par le fait que la représentation politique des minorités ethnoraciales et, en particulier, la « non-dilution » de leur vote, sont protégées par le Civil Rights Act de 1965. Cette loi sur les droits électoraux (Voting Rights Act), votée un an après le Civil Rights Act de 1964, fut incontestablement l’avancée majeure dans le domaine des droits civiques. Elle visait à garantir le droit de vote, le droit d’être représenté politiquement et le droit pour chacun d’être libre d’élire le « représentant de son choix ». Pour que le droit de vote devienne une réalité, aucun citoyen ne pouvait se voir refuser ce droit pour une question de race ou de « couleur », même si la définition de ces termes est toujours restée implicite. C’est ce que contient la section 2 de cette loi, qui confirme ainsi le 15e amendement, déjà vieux de quatre-vingt-quinze ans. Le cœur de la loi de 1965 se trouve dans les sections 4 à 9 qui donnent autorité au ministère de la Justice (Justice Department) pour prendre des mesures en faveur des « Noirs » tenus à l’écart du système électoral et, pour ce faire, outrepasser les décisions de justice d’un État. Ces directives étaient de nature temporaire (durée de cinq ans) et applicables seulement pour certaines juridictions. En 1982, puis en 2007, le Voting Rights Act a été reconduit pour vingt-cinq ans.

CARTE 1

LA 12e CIRCONSCRIPTION DE CAROLINE DU NORD

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LA 12e CIRCONSCRIPTION DE CAROLINE DU NORD

6 Avant la révolution des droits civiques, le découpage des circonscriptions servait à empêcher l’élection de candidats issus des minorités ethnoraciales, notamment en répartissant les minorités dans plusieurs circonscriptions pour « diluer » leur pouvoir électoral et les empêcher d’acquérir un poids significatif. Aujourd’hui le découpage électoral poursuit le but inverse, il s’agit de permettre à ces minorités d’être en mesure d’élire un nombre minimum de représentants de leur choix. Cette forme, en somme, d’affirmative action dans le domaine électoral a l’avantage de redonner une certaine légitimité au système politique qui apparaît ainsi moins discriminant puisque les assemblées législatives et le Congrès « ressemblent » davantage à la population dans son ensemble. Toutefois, elle a pour conséquence de renforcer le lien entre affiliation partisane et affiliation ethnoraciale puisque l’une et l’autre sont susceptibles d’être instrumentalisées pour augmenter le nombre d’élus d’un parti, d’une communauté, ou les deux en même temps. De plus, cette politique publique qui est loin de faire l’unanimité semble aussi entraîner le pays vers l’établissement d’une norme de proportionnalité ethnoraciale dans la représentation politique. Enfin, à cause d’une polarisation ethnoraciale très forte, l’élection de ces candidats issus des minorités s’effectue au prix d’élections non compétitives. En effet, le découpage électoral est réalisé de façon que les minorités soient concentrées dans certaines circonscriptions pour compenser le vote de la majorité blanche. De par sa démographie, une circonscription est donc assurée d’élire un candidat avec un certain profil.

7 Les Afro-Américains et les Hispaniques, qui par leur nombre sont les deux groupes principalement concernés par cette politique, votent traditionnellement pour le Parti démocrate [5]. Finalement, la question des affiliations ethnoraciales est inséparable de la question des affiliations partisanes, ce qui rend les négociations politiques d’autant plus complexes. La distinction effectuée par la Cour suprême entre représentation partisane et représentation ethnoraciale n’est pas opérante dans la réalité [6]. Cette distinction résulte en fait de l’impossibilité dans laquelle se trouve la Cour suprême de réconcilier le « charcutage électoral » à visée ethnoraciale, qu’elle ne peut invalider pour des questions politiques, avec le reste de sa jurisprudence. Depuis la loi sur le droit de vote, le législateur a mis en exergue le facteur ethnoracial de façon positive, puis, à partir de l’arrêt Shaw[7], la Cour suprême a artificiellement isolé ce facteur du processus de découpage des circonscriptions électorales pour lui octroyer un statut spécial, « douteux ». Les politologues ont pourtant depuis longtemps avancé qu’il était extrêmement difficile de différencier l’affiliation partisane de l’identité ethnoraciale [Briffault, 1995]. Ce lien indissociable fait que la Cour suprême, qu’elle le reconnaisse ou non, s’est depuis longtemps immiscée dans la sphère du politique et du législatif. Dans les années 1990, le refus de la Cour suprême d’ériger une norme d’indifférence à l’identité ethnoraciale lors du découpage des circonscriptions électorales participa à un accroissement de l’ethnoracialisation des litiges liés à cette pratique. Le « charcutage électoral » à visée ethnoraciale était en effet le moyen le plus sûr de faire invalider un découpage électoral. Inversement, compte tenu de l’approche adoptée par la Cour suprême, dans l’esprit de l’arrêt Bakke[8] faisant de ce type de « charcutage électoral » le moyen privilégié pour garantir une certaine représentation politique visible des minorités, il est politiquement impossible à la Cour d’abandonner cet outil sans risquer de remettre en cause sa rhétorique de lutte contre la discrimination développée dans sa jurisprudence sur les politiques dites d’affirmative action [Richomme, 2013].

Impact de la vague républicaine de 2010

8 Suite à un mouvement populiste d’une ampleur sans précédent, les démocrates perdirent soixante-trois sièges à la Chambre des représentants lors des élections de mi-mandat de 2010, soit la plus large défaite électorale à la Chambre basse depuis 1938. Ce mouvement d’opposition à l’impôt et à l’État, qui allait rapidement se rebaptiser Tea Party, s’était construit dans un premier temps sur l’opposition au plan de sauvetage des banques (Troubled Asset Relief Program), négocié entre l’administration Bush et la future administration Obama, qui nationalisa les pertes des établissements financiers les plus exposés à la crise du crédit immobilier. Puis, dans un deuxième temps, c’est autour de la grande réforme de l’assurance maladie passée au printemps 2010 que vont se concentrer les crispations partisanes et en particulier l’instauration d’une pénalité financière imposée aux individus refusant de souscrire à une assurance santé. Différentes forces conservatrices s’unirent alors face à ce qui était perçu comme un abus de pouvoir du gouvernement fédéral et une atteinte aux libertés fondamentales du peuple américain [Sckopol et Willamson, 2012].

9 Si la victoire des conservateurs a été éclatante à la Chambre des représentants, elle l’a également été dans les législatures des États fédérés et lors des élections des gouverneurs. Si le nombre de démocrates passa au Sénat de cinquante-sept à cinquante et un, et à la Chambre basse de 255 à 187, de nombreux États passèrent également sous le contrôle du Parti républicain, faisant des élections de 2010 un triomphe encore plus retentissant pour le Grand Old Party[9] que celui de 1994. À l’issue des élections de 2010, les républicains détenaient vingt-neuf postes de gouverneur contre dix-neuf pour les démocrates et deux indépendants. Et à l’intérieur des États, les rapports de forces au sein des assemblées législatives évoluèrent encore une fois en faveur des conservateurs. Au total, ce sont six postes de gouverneurs ainsi que 675 sièges dans les différentes assemblées législatives qui furent gagnés par les républicains, leur octroyant au plan national le plus gros avantage partisan en nombre de sièges depuis 1928 [Hansen, 2010]. Tous les changements de majorité au sein des États, soit dix-neuf au total, se firent à leur profit [10]. Les républicains prirent le contrôle de cinquante-cinq Assemblées ou Sénats d’État contre trente-sept pour les démocrates. Désormais, dix-huit des vingt-huit Chambres d’États du Sud (anciens États sécessionnistes) étaient à majorité républicaine et ces derniers détenaient aussi la majorité des sièges de cette région, ce qui représente une première depuis la Reconstruction, à l’issue de la guerre de Sécession. À titre de comparaison, en 1990 aucune chambre des États du Sud n’était sous contrôle républicain, le résultat de 2010 parachevant le succès de la « stratégie sudiste [11] » du parti conservateur, qui a conquis l’électorat du Sud par son opposition frontale à la politique pour les droits civiques de l’administration Johnson dans les années 1960. Par exemple dans le Midwest, les démocrates se retrouvèrent au plus bas en nombre de sièges depuis 1956, signe que la polarisation géographique entre démocrates et républicains observée au Congrès se retrouve dans les États fédérés.

Domination républicaine du « charcutage électoral »

10 Les conséquences d’une telle défaite des démocrates ne doivent pas se mesurer simplement en termes de perte de sièges au Congrès ou de perte de majorité dans les différents États de l’Union. En effet, une des répercussions majeures indirectes des élections de mi-mandat de 2010 est que le Parti républicain, fort de tant de victoires électorales à la veille du recensement décennal, était désormais en position d’influencer le découpage des circonscriptions électorales d’une façon historique. Dans les États dans lesquels ils contrôlaient une chambre, les républicains pouvaient contrecarrer les velléités partisanes des démocrates. Dans les États dans lesquels ils contrôlaient les deux chambres, les républicains étaient désormais en charge du découpage électoral et pouvaient tenter de produire des circonscriptions qui leur seraient favorables. Dans les États dans lesquels ils contrôlaient le poste de gouverneur, les républicains possédaient une arme de choix dans la négociation, notamment grâce au pouvoir de veto dont dispose le gouverneur. Enfin, dans les États dans lesquels les républicains contrôlaient le législatif et l’exécutif, les démocrates étaient réduits au rôle de faire-valoir. Au final, les républicains furent en position de découper quatre fois plus de circonscriptions électorales que les démocrates (213 contre 44) [12]. En 2011, les républicains avaient un contrôle total du processus de découpage des circonscriptions électorales (législatif et exécutif) dans vingt États (contre seulement neuf avant 2010). Les démocrates, quant à eux, avaient un contrôle total dans huit États (contre seize avant 2010) [13]. La plus grosse délégation, celle de Californie (cinquante-trois représentants), était, pour la première fois, aux mains d’une commission indépendante [14].

11 De plus, suite au reapportionment de 2010 [15], six États gagnèrent un ou plusieurs sièges : six sous contrôle républicain (le Texas, l’Arizona, la Floride, la Géorgie, l’Utah), ainsi que le Nevada dont la législature était contrôlée par les démocrates mais avec un gouverneur républicain. À l’inverse, sept États perdirent un siège : l’Iowa, la Louisiane, le Missouri et l’État de New York ainsi que le Massachussetts, sous contrôle démocrate, ainsi que l’Ohio et la Pennsylvanie, sous contrôle républicain.

12 Dans l’incapacité d’attaquer en justice les projets de « charcutage électoral » pour des raisons purement partisanes depuis l’arrêt Vieth c. Jubelirer de 2006 [16], les démocrates ne pouvaient s’en remettre qu’au Voting Rights Act de 1965 et attaquer les projets de lois républicains de « charcutage électoral » que dans la mesure où ceux-ci réduisaient ou diluaient l’impact du vote des minorités ethnoraciales, ce dont les républicains se sont bien gardés dans la plupart des cas.

Gains partisans supplémentaires limités

13 L’impact des élections de 2010 sur les bénéfices du redécoupage au profit des Républicains est cependant à relativiser. Soit les gains avaient déjà été maximisés dans les grands États sous contrôle républicain tels que la Floride et le Texas ou dans la plupart des États du Sud, soit ils furent plus ou moins compensés par des gains démocrates dans l’État de New York, en Californie ou dans l’Illinois.

Une maximisation antérieure

14 En 2010, sur les vingt-cinq sièges de la délégation de Floride au Congrès, six seulement furent gagnés par des démocrates, soit 25 % de la délégation dans un État pourtant bien connu pour son équilibre partisan presque parfait au moment de l’élection présidentielle. Ce déséquilibre est dû à une domination importante du Parti républicain dans les années 2000, domination telle qu’il réussit à maximiser ses gains partisans sans enfreindre le Voting Rights Act et avec l’aval du ministère de la Justice, cet État étant soumis en partie à la section 5 [17]. Toutefois, alors que, à l’image du parti dans le reste du pays, les démocrates perdirent quatre candidats sortants en Floride en 2010, ils pensaient pouvoir retrouver un certain équilibre partisan lors du processus de découpage des circonscriptions électorales grâce à un referendum d’initiative populaire. En effet, puisque les tribunaux ne leur donnaient pas satisfaction, et que le législatif et l’exécutif étaient aux mains des républicains, les démocrates en appelèrent à la démocratie directe afin de court-circuiter la voie législative. Mais, malgré l’adoption par le peuple floridien du référendum « Fair Districts Florida », les conservateurs réussirent à protéger les candidats sortants de dix-neuf circonscriptions. Ainsi, malgré l’augmentation du nombre de sièges en Floride suite à l’allocation des sièges (reapportionment de 2011), les démocrates ne furent en mesure de gagner que trois ou quatre sièges supplémentaires, ce qui maintint le ratio aux alentours de 30 %.

15 Le cas du Texas est encore plus emblématique puisqu’en 2003, forts d’une nouvelle majorité républicaine et dans un effort coordonné avec la Maison-Blanche de maintenir la courte avance du parti au Congrès, les conservateurs entamèrent un nouveau redécoupage électoral quelques mois seulement après celui imposé par les juges suite au blocage de 2001 [Bickerstaff, 2007]. Grâce à ce « charcutage électoral » à visée partisane et après de nombreux rebondissements comme seule la politique texane en connaît [18], les républicains virent la répartition de leur délégation à la Chambre des représentants passer de quinze à vingt et un sièges (sur trente-deux), démontrant ainsi, s’il en était besoin, le pouvoir du redécoupage électoral [19]. Le seul frein institutionnel viendra encore une fois des tribunaux et de l’application du Voting Rights Act dans l’arrêt LULAC c. Perry de 2006. En effet, la population hispanique – nombreuse au Texas – représente la majorité de la croissance de la population de l’État. Par conséquent, limiter le pouvoir du Parti démocrate pour lequel les Hispaniques votent à 65 % au Texas, en particulier à cause de l’instrumentalisation par le Parti républicain de la peur de l’immigration illégale, se révèle plus compliqué s’il est interdit de « diluer » le vote des minorités ethnoraciales. Cependant, malgré l’intervention de la Cour suprême et la création de circonscriptions dans lesquelles les communautés hispaniques pouvaient espérer élire un « candidat de leur choix », le déséquilibre partisan au sein de la délégation resta criant avec neuf élus démocrates sur trente-deux en 2010, soit moins de 30 %. En dix ans, le nombre de démocrates est donc passé de dix-sept à neuf.

16 De même, dans l’Ohio, à la suite des élections de 2010, le nombre de démocrates passa à cinq sur dix-huit. Forts de leur nouvelle majorité au sein de l’Assemblée législative, les républicains tentèrent d’imputer au Parti démocrate la perte d’un siège suite au reapportionment de 2011 (comme ils l’ont fait en Pennsylvanie) mais, compte tenu de la concentration géographique des démocrates dans les centres urbains, et compte tenu aussi du nombre de minorités dans certaines de ces circonscriptions, il fut impossible de descendre à moins de quatre circonscriptions sur les seize que compte désormais l’État. Toutefois, l’État comptait dix élus démocrates sur une délégation totale de dix-huit en 2008. Le redécoupage de l’Ohio a donc servi à consolider les gains de 2010 afin d’éviter de revenir aux ratios de 2008. De même, dans l’Indiana, seuls trois des cinq élus démocrates de 2008 survécurent à la vague de 2010. Toutefois, suite au redécoupage de 2011, ce chiffre passa à deux (sur onze) en 2012 puisque le démocrate Donnelly, se trouvant dans une circonscription défavorable, décida de se présenter au Sénat.

L’avènement de la « stratégie sudiste »

17 Toutefois, ces États ne sont pas les seuls dans lesquels les gains partisans républicains avaient déjà été plus ou moins maximisés grâce notamment à la stratégie républicaine de reconquête du Sud, appelée la « stratégie sudiste », qui consistait à utiliser la résistance sudiste face la révolution des droits civiques, ainsi que les crispations autour des questions sociales issues des années 1960 et 1970, pour y renverser le rapport de forces partisan. Tant et si bien qu’en 2012 les démocrates issus des États du Sud ont pratiquement disparu du Congrès. De la Caroline du Sud à la Louisiane, les élus démocrates ne sont plus que des représentants issus des grandes métropoles ou bien de la communauté afro-américaine, et élus dans des circonscriptions à minorité majoritaire protégées par le Voting Rights Act. Une seule circonscription démocrate sur une délégation de sept représentants en Caroline du Sud fut conservée après le redécoupage de 2011 (celle du légendaire Jim Clayburn [20] dans la 6e circonscription), quatre circonscriptions sur quatorze en Géorgie (suite au redécoupage favorable au républicain nouvellement élu Austin Scott – 8e circonscription – et du redécoupage défavorable au démocrate John Barrow dans la 12e circonscription) et une circonscription sur sept dans l’Alabama (suite à la protection de la nouvelle élue républicaine Martha Roby dans la 2e circonscription). De même, le Mississippi et la Louisiane ne comptent plus qu’une seule circonscription démocrate en 2012, alors qu’ils en comptaient chacun trois en 2008. Et dans le Missouri et le Tennessee, les perspectives de victoire des démocrates ne dépassent pas les deux sièges dans chaque État, alors qu’en 2008 les représentants démocrates étaient respectivement au nombre de quatre et cinq dans ces deux États.

18 Les circonscriptions démocrates restantes, celles à majorité minoritaire, sont d’ailleurs controversées car, bien qu’elles semblent favoriser l’élection des candidats issus des minorités, elles concentrent un tel pourcentage de démocrates et progressistes que les circonscriptions adjacentes se radicalisent dans les mêmes proportions en faveur des républicains. Il n’est par conséquent pas évident que l’élection de candidats noirs ou hispaniques par le biais de ces circonscriptions aide la cause progressiste et, par là même, les communautés historiquement victimes de discriminations institutionnalisées. De plus, ces circonscriptions qui sont désormais les seules circonscriptions démocrates du Sud produisent, de par l’absence d’enjeu qui les caractérise, des élus souvent peu enclins au compromis et donc potentiellement marginalisés lors des négociations du Congrès.

19 Les États dans lesquels les gains furent les plus importants sont la Caroline du Nord et la Virginie. En Caroline du Nord, État gagné en 2008 par Obama, les républicains, forts de leur nouvelle majorité, réussirent à réduire le nombre de circonscriptions démocrates de sept sur treize en 2010 (et même huit en 2008) à trois sur treize, alignant ainsi l’État sur le reste du Sud. En fait, seules deux circonscriptions sont solidement démocrates. Le candidat sortant démocrate de la 7e circonscription, Mike McIntyre, en sursis puisqu’il avait déjà difficilement résisté à la vague conservatrice de 2010, gagna en 2012 avec la plus courte victoire possible (50,1 %) et sera donc une cible de choix pour 2014. En Virginie, après les élections de 2010, il ne restait que trois démocrates sur onze représentants, alors qu’ils étaient six en 2008, dans un État pourtant remporté par Barack Obama en 2008 et 2012. La délégation de Virginie compte donc, en 2012, moins de 30 % de démocrates. Mais les républicains, non satisfaits d’avoir entériné au Congrès cette situation de déséquilibre partisan, ont tenté en janvier 2013 un nouveau « charcutage électoral » visant la Chambre haute de l’État [Vozzella et Haines, 2013] [21].

Compensations démocrates

20 Cependant, ces gains républicains furent compensés en 2012, au moins en partie, par les gains effectués par les démocrates dans l’État de New York, dans l’Illinois et en Californie. Dans l’État de New York, face à la déferlante de nouveaux élus républicains, la législature tenta de rétablir l’équilibre par un redécoupage agressif menaçant six élus conservateurs et créant trois circonscriptions avec des rapports de forces proches de 50 %, ne laissant ainsi que quatre circonscriptions solidement républicaines sur une délégation de vingt-neuf [22]. Il en est de même dans l’Illinois où ce ne sont pas moins de cinq sièges républicains qui furent attaqués par le découpage démocrate. C’est d’autant plus remarquable puisque l’État avait perdu un siège suite au reapportionment de 2011. Ce tour de force a été possible grâce à la dispersion du vote hispanique au sein de nombreuses circonscriptions démocrates. Paradoxalement, les démocrates réclament des circonscriptions à minorité majoritaire dans le Texas dans l’espoir d’obtenir plus de sièges démocrates mais, lorsqu’ils sont en charge du processus, ils préfèrent disperser les voix hispaniques (comme dans l’Illinois et le Nevada) afin de maximiser les gains pour le parti et non pas d’augmenter le nombre d’élus hispaniques à la Chambre des représentants. La population hispanique est un enjeu de taille car, dans la plupart des États qui voient leur population augmenter, les Hispaniques représentent la majorité de ces gains. Un autre État à forte population hispanique qui permit de compenser la perte de sièges est la Californie. Mais en Californie le résultat favorable aux démocrates (passant de trente-quatre à trente-sept sièges sur cinquante-trois) résulte plus de l’évolution démographique et géographique de l’État que d’un processus contrôlé par les démocrates. En effet, dans les années 2000, suite à un découpage des moins propice à la compétition électorale, c’est-à-dire protégeant les candidats sortants et maintenant le statu quo durant une décennie, les forces conservatrices tentèrent à plusieurs reprises de faire passer, par l’intermédiaire d’un référendum d’initiative populaire, le projet d’une commission indépendante chargée du découpage des circonscriptions. Ce fut chose faite finalement en 2008. Pourtant, cette commission n’apporta pas les gains escomptés par les conservateurs. En effet, même si la commission composée de citoyens novices en la matière engagea les services d’une firme d’experts proches des démocrates, la réalité démographique et ethnoraciale de la Californie donne à observer une segmentation partisane de l’État entre les côtes et la vallée [Douzet, Kousser et Miller, 2008]. L’ironie de cette commission est que, bien qu’elle fût le produit des républicains, le résultat favorisa le Parti démocrate [23].

21 Au final, le gain net du nombre de circonscriptions favorables aux républicains se révéla très limité. Mais cela ne veut pas dire pour autant que le « charcutage électoral » établi par les républicains n’a pas eu, et n’aura pas, un impact important et de long terme sur la capacité des démocrates à retrouver une majorité durable à la Chambre basse.

2010 gravé dans le marbre : absence de compétition et protection des candidats sortants

22 Après l’élection de 2010, les républicains avaient maximisé leur avantage partisan. Le but du redécoupage ne pouvait donc pas être d’augmenter de façon significative le nombre de circonscriptions républicaines. En fait, le Parti républicain n’était pas en mesure de maintenir une telle majorité avant le redécoupage électoral. David Wasserman, du Cook Political Report, estime que les républicains ont sauvé une douzaine de sièges que, sans ce redécoupage favorable, ils auraient perdus en 2012 [Pergram, 2012]. Avec une majorité de 240 sièges en 2010, et compte tenu du nombre très élevé de nouveaux élus (quatre-vingt-neuf au total), la simple protection des candidats sortants, et en particulier les élus proches du Tea Party qui bénéficièrent d’un contexte favorable en 2010, permit de maintenir une majorité durable à la Chambre des représentants. D’après l’analyse du Brennan Center, suite au découpage de 2010, les républicains pouvaient compter en 2012 sur 241 circonscriptions favorables (contre 230 en 2010) [Iyer et Gaskins, 2012]. Sur ces 241 sièges, 218 étaient imprenables pour les démocrates.

23 Les cartes 1 et 2 montrent l’impact partisan de la défaite démocrate de 2010. La carte 3 montre qu’en 2012 la répartition des élus des deux partis est quasiment identique à 2010.

24 L’analyse du découpage électoral d’États comme le Wisconsin ou le Michigan montre que la protection des candidats sortants ultraconservateurs élus en 2010 (Sean Duffy et Reid Ribble qui représentent respectivement la 7e et la 8e circonscription du Wisconsin ; Tim Walberg et Dan Benishek qui représentent respectivement la 7e et la 1re circonscriptions du Michigan) suffit à maintenir un déséquilibre partisan significatif (trois élus démocrates sur huit dans le Wisconsin et cinq démocrates sur quatorze dans le Michigan) dans des États à tendance démocrate lors des élections présidentielles (53 % et 54 % en 2012 pour Obama). Le Wisconsin est un cas d’école concernant la guerre partisane puisque les républicains décidèrent de faire passer en urgence leur redécoupage électoral, juste avant les référendums de destitution [24] de 2011, de peur de perdre leur majorité. Mais puisque les statuts de l’État indiquaient que les circonscriptions électorales devaient s’adapter aux sous-divisions administratives (comtés, villes, arrondissements...), les républicains adoptèrent un nouveau projet de loi forçant les municipalités à changer les frontières des sous-divisions administratives afin que ces dernières épousent la forme des nouvelles circonscriptions électorales.

CARTE 2

AFFILIATION PARTISANE À DES CIRCONSCRIPTIONS

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AFFILIATION PARTISANE À DES CIRCONSCRIPTIONS

25 Il apparaît même que la protection des candidats sortants équivaut dans les faits à un « charcutage électoral » à visée partisane puisqu’il entérine une situation de déséquilibre entre les partis, due soit à un « charcutage électoral » partisan antérieur, soit à la vague républicaine de 2010 rendue permanente par le « charcutage » de 2011. Le cas du Texas est éclairant à cet égard. Malgré un gain pour cet État de quatre sièges suite au reapportionment de 2011, les démocrates passèrent de neuf circonscriptions sur trente-deux à douze sur trente-six (soit une augmentation du ratio de 28 % à 30 %). Ces gains extrêmement modestes furent arrachés par les minorités hispaniques, grâce à l’application du Voting Rights Act et au prix de procès coûteux (toujours en cours), devenus systématiques dans cet État. Or le rapport de forces entre les deux partis est tout autre puisque le Texas, notamment de par son évolution démographique récente, pourrait redevenir un État indécis lors de l’élection présidentielle de 2016.

26 Toutefois, il nous faut préciser que la protection des candidats sortants n’est pas chose aisée. En effet, afin de ne pas « gâcher » des voix républicaines, il convient de ne pas concentrer trop d’électeurs conservateurs dans la même circonscription afin de pouvoir les répartir dans les autres et ainsi maximiser leur impact pour le parti. De plus, une circonscription trop « sûre » attire les convoitises et, lorsqu’un élu ne craint pas de faire face à un élu du parti opposé lors d’une élection générale, le danger peut venir de son propre camp lors des primaires. Le but de la protection d’un candidat sortant pour le parti, comme pour l’élu, est de lui donner un avantage limité, mais souvent décisif, lors de l’élection générale.

27 Enfin, la protection des candidats sortants, bien qu’elle ait été validée par la Cour suprême (et apparaît parfois dans les Constitutions des États fédérés), n’en soulève pas moins des questions épineuses car elle est directement à l’origine de l’absence de compétition lors des élections au Congrès. Sur les dix dernières années, le taux de réélection des candidats sortants en lice était de 96 % en 2002, 98 % en 2004, 94 % en 2006, 94 % en 2008, 85 % 2010 et 91 % en 2012 [25]. En définitive, même une vague républicaine comme celle de 2010 ne change pas fondamentalement ce taux de réélection très élevé.

28 Les élections se jouent en fait sur une poignée de sièges. Environ 10 % des sièges à la Chambre des représentants (soit une quarantaine de sièges) sont réellement incertains quant au résultat à chaque élection, c’est-à-dire avec un écart de moins de 4 % entre les deux partis [26] La conséquence de cette absence de compétition est triple. Premièrement, le public se détourne de ces élections jouées d’avance et c’est l’ensemble du processus électoral qui perd de sa légitimité puisque ce sont les élus qui « choisissent » leurs administrés. Deuxièmement, le nombre réduit de sièges compétitifs a pour conséquence que l’argent s’y concentre naturellement, accentuant le besoin de lever des fonds pour ces candidats, et effectue ainsi une sélection naturelle entre les candidats qui ne peuvent se permettre de ne pas exceller dans ce domaine [27]. Ainsi, les écarts de coûts de campagne suivant l’État et suivant la compétitivité de la circonscription sont énormes. Troisièmement, une des conséquences les plus flagrantes de cette absence de compétitivité est que l’élection se joue vraiment lors des primaires qui, surtout lorsqu’elles sont fermées aux électeurs non affiliés au parti en question, font émerger des candidats aux positions les plus extrêmes. Ces élus, de par leurs positions politiques, mais aussi de par le fait qu’ils sont dans des circonscriptions dans lesquelles ils sont sûrs d’être réélus, sont très peu enclins à négocier et à se rapprocher du centre de l’échiquier politique comme c’est généralement le cas lors des négociations au Congrès. Par ce mécanisme, la polarisation partisane du Congrès se trouve accentuée, rendant toute gouvernance ou création de coalition d’autant plus ardue. Toutefois, si le découpage des circonscriptions électorales peut expliquer en partie l’absence de compétition, il ne peut expliquer à lui seul la polarisation partisane du Congrès observée depuis deux décennies. Le Sénat américain, dont les circonscriptions ne varient pas, est aujourd’hui aussi polarisé que la Chambre des représentants.

Le rêve d’une majorité permanente à la Chambre des représentants

29 Le découpage des circonscriptions électorales qui permit l’élimination, entamée en 2010 et parachevée en 2012, des démocrates les plus conservateurs, c’est-à-dire les plus vulnérables électoralement, n’est pas la seule raison expliquant le maintien d’une majorité républicaine à la Chambre basse [28]. Il faut saluer le travail des leaders conservateurs – Pete Sessions en est un bon exemple – qui, ayant compris que la Chambre était le seul point d’ancrage du pouvoir conservateur, ont réussi à convaincre nombre de candidats sortants de ne pas prendre leur retraite en 2012, contrairement aux démocrates qui virent beaucoup de leurs candidats les plus expérimentés se retirer de la course à la Chambre des représentants.

30 Toutefois, quelles que soient ses qualités tactiques, le leadership républicain doit sur le long terme faire face à un réel défi. L’évolution démographique du pays semble suggérer que les démocrates devraient dans un avenir proche être en capacité de contrôler de nouveau le Congrès. L’électorat républicain est de plus majoritairement blanc, vieillissant et rural, alors que la population est de plus en plus diverse et urbaine. Le parti conservateur devrait bientôt faire face à une réduction de son influence électorale qui ne pourra être compensée que par une redéfinition de l’agenda conservateur et la création d’une nouvelle forme de coalition conservatrice ; coalition qui semble pour l’instant tout hypothétique puisque le groupe démographique dont la croissance est la plus forte et représente le plus gros vivier de voix des décennies à venir n’est autre que le groupe hispanique qui n’a cessé d’être instrumentalisé depuis une vingtaine d’années par les républicains en jouant sur la peur de l’immigration et la « disparition » de l’Amérique blanche.

31 Ces efforts dans le domaine du découpage des circonscriptions électorales à des fins partisanes peuvent donc être compris comme une forme de compensation tactique perçue comme nécessaire par les leaders du Parti républicain face à une évolution démographique qui leur apparaît défavorable. Cette tactique semble payante sur le court terme puisqu’en 2012 les républicains ont aisément maintenu leur majorité de 218 sièges. Les démocrates n’ont récupéré que huit sièges, loin des vingt-cinq nécessaires à une courte majorité. D’autant plus qu’un découpage habile, c’est-à-dire prenant en compte l’évolution démographique probable de certaines régions du pays, assurerait que ces chiffres restent proches pour les élections de mi-mandat de 2014, préservant une majorité républicaine à la Chambre lors du 114e Congrès. Dès l’investiture de Barack Obama pour un nouveau mandat, le Republican Congressional Committee a d’ailleurs fait circuler un mémo identifiant les sept cibles prioritaires des élections de mi-mandat de 2014. Ces sept élus démocrates sont ceux qui se trouvent dans une circonscription remportée par Mitt Romney en 2012 [29]. Ce dernier, bien qu’ayant perdu le vote populaire, a tout de même remporté 227 des circonscriptions de la Chambre des représentants. Il ne serait donc pas du tout surprenant que les républicains gardent le contrôle de la Chambre basse en 2014, voire au-delà, et ce malgré l’évolution démographique du pays. D’ailleurs, le fait que le candidat républicain, qui était loin d’être le candidat idéal pour ce parti conservateur, ait remporté tant de circonscriptions, grâce notamment au « charcutage électoral », donne de fausses bonnes idées à certains républicains. Ainsi, certains élus en Pennsylvanie, Virginie, Floride, Michigan et Ohio ont tenté de profiter de ce redécoupage favorable pour réformer la répartition des votes des grands électeurs lors des élections présidentielles [Reeve, 2013]. En allouant un vote de grand électeur par circonscription gagnée (comme c’est déjà le cas dans le Maine et le Nebraska), les républicains espèrent influencer l’élection présidentielle en leur faveur et montrent ainsi qu’ils sont bien conscients du fait qu’au cours des vingt dernières années ils n’ont gagné le vote populaire qu’une seule fois. Ces tentatives de réforme du système de répartition du vote des grands électeurs n’ont que peu de chances d’aboutir puisqu’elles se révèlent très risquées politiquement dans la mesure où une telle remise en cause des traditions électorales américaines serait sûrement perçue par l’électorat comme une atteinte au régime démocratique. Pourtant, elles soulignent l’inquiétude des républicains face à l’avenir de leur parti, et l’importance tactique que peut représenter le découpage des circonscriptions électorales.

32 Cependant, cette tentation de l’utilisation stratégique des règles électorales, même si elle n’aboutit pas, n’est pas de bon augure pour la gouvernance du pays. En effet, au vu des résultats électoraux et de l’évolution démographique de l’électorat, le Parti républicain doit faire son aggiornamento et réalise qu’il est à la croisée des chemins et qu’une nouvelle coalition doit naître de la désagrégation de la coalition conservatrice mise en place par Reagan et maintenue, tant bien que mal, par George W. Bush. Or sa conservation du pouvoir par des biais tels que le « charcutage électoral » freine cette prise de conscience puisqu’elle repousse la sanction électorale que les Pères fondateurs avaient pourtant voulue extrêmement rapide puisque possible tous les deux ans. De plus, elle maintient au pouvoir des élus ultraconservateurs dont les débordements et les positionnements extrêmes coûtent cher au parti en termes d’image. Les conséquences sur la gouvernance du pays sont importantes puisque l’interlocuteur du président Obama dépend directement de la teneur idéologique de cette coalition républicaine. La difficulté de Barack Obama lors de ces négociations avec le Congrès ne réside pas tant dans le fait qu’il doive discuter avec le parti adverse mais plutôt qu’il soit face à un parti divisé, sans direction et sans réelle identité, au sein duquel l’obstruction est devenue le seul vecteur commun, faute de mieux. Le maintien de cette majorité à la Chambre basse représente donc un double inconvénient pour le Parti démocrate qui a perdu une chambre avec laquelle la négociation est presque impossible. Car la large majorité républicaine à la Chambre des représentants s’accompagne d’une forte hétérogénéité plaçant John Boehner dans une situation précaire. Paradoxalement, une gouvernance saine nécessite un parti d’opposition qui ne soit ni en pleine implosion, ni en pleine mutation. Ainsi, l’impact du découpage des circonscriptions électorales est très profond puisqu’il influence la réactivité des élus et donc la nature même du rapport de forces entre les deux partis et, in fine, le rythme de leur évolution idéologique.

Notes

  • [1]
    Maître de conférences à l’université Lyon-2.
  • [2]
    Le Connecticut et le Maine requièrent une majorité des deux tiers dans chaque chambre, et dans le Connecticut, la Floride, le Maryland, le Mississippi et la Caroline du Nord le gouverneur ne peut apposer son veto puisque le projet de loi est présenté sous la forme d’une résolution conjointe.
  • [3]
    En général, ces commissions sont composées d’un nombre pair d’élus choisis par les présidents des deux groupes parlementaires. Pour les départager, un dernier membre est désigné par la Cour suprême de l’État.
  • [4]
    Pour les circonscriptions au Congrès en 2011 : l’Arizona, la Californie, l’État de Washington et l’Idaho utilisaient des commissions indépendantes ; le New Jersey et Hawaii utilisaient une commission politicienne ; le Connecticut et l’Indiana utilisaient une commission de secours ; l’Iowa, l’Ohio, la Virginie, l’État de New York et le Maine utilisaient une commission consultative. Tous les autres laissaient aux élus de leur État le soin de tracer les circonscriptions – en sachant que sept d’entre eux (le Delaware, le Vermont, le Montana, le Wyoming, l’Alaska, le Dakota du Nord et le Dakota du Sud) n’ont qu’un seul représentant.
  • [5]
    La question amérindienne est une question plus locale mais aussi plus complexe puisque l’affiliation à une tribu reconnue par le gouvernement fédéral donne non seulement un statut de minorité ethnoraciale mais aussi un statut politique [Mcdonald, 2012].
  • [6]
    Malgré l’incapacité de la Cour à établir une norme appropriée, le « charcutage électoral » à visée partisane reste, dans la pratique, et pour l’instant, constitutionnel. Les règles que la Cour semblerait prête à mettre en place valideraient cette pratique ou bien la limiteraient si peu que l’effet serait sensiblement le même.
  • [7]
    Shaw v. Reno, 509 U.S. 630 (1993).
  • [8]
    Regents of the University of California v. Bakke, 438 U.S. 265 (1978).
  • [9]
    Autre nom du Parti républicain.
  • [10]
    Par comparaison, ce chiffre était de vingt en 1994.
  • [11]
    Voir infra.
  • [12]
    Les législatures du Texas et du Kansas contrôlaient initialement le redécoupage électoral mais les tribunaux sont finalement intervenus pour établir un découpage plus juste.
  • [13]
    Ces chiffres comptent les États avec une seule circonscription à la Chambre des représentants. Quatre États aux législatures divisées n’avaient pas d’élections en 2010.
  • [14]
    En 2011, 78 circonscriptions furent redécoupées par une commission indépendante et 62 furent redécoupées par les tribunaux.
  • [15]
    Calcul d’allocation des 435 sièges de la Chambre des représentants en fonction de la population de chaque État.
  • [16]
    Vieth c. Jubelirer, 541 U.S. 267 (2004).
  • [17]
    La section 5 du Voting Rights Act de 1965 charge le ministère de la Justice, ou la Cour fédérale des districts pour le district de Columbia, d’approuver tout nouveau changement électoral affectant l’accès aux urnes dans chaque circonscription dans les États qui ont une histoire ségrégationniste importante. Ces restrictions peuvent être limitées à certains comtés ou bien couvrir un État entier. Cette autorisation s’appelle « preclearance ».
  • [18]
    Les élus démocrates ont fui l’État pendant plusieurs semaines afin d’essayer d’empêcher la majorité républicaine de voter son projet de loi.
  • [19]
    Pour la première fois depuis la Reconstruction, les républicains étaient majoritaires dans la délégation au Congrès.
  • [20]
    Figure incontournable de la lutte pour les droits civiques en Caroline du Sud, Jim Clayburn fut notamment le premier président de la commission des affaires humaines créée dans cet État après le « massacre d’Orangeburg ».
  • [21]
    Puisque le Sénat de Virginie est à égalité partisane, les républicains ont profité de l’absence d’un démocrate pour faire passer leur projet de loi. Henry L. Marsh III, ancien avocat des droits civiques et premier maire afro-américain de la ville de Richmond, commit l’erreur d’aller à Washington pour célébrer la seconde investiture de Barack Obama le jour de l’anniversaire de la naissance de Martin Luther King Jr. L’anecdote en dit long sur les méthodes et les tensions politiques générées par le « charcutage électoral».
  • [22]
    Les législateurs démocrates se lamentaient même avant l’élection que le gouverneur Cuomo ait refusé la première mouture du plan de découpage encore plus défavorable aux républicains.
  • [23]
    Et non pas les élus individuellement car le nouveau plan élimina 9 sièges non compétitifs et força des candidats sortants à se présenter l’un contre l’autre, luttant ainsi contre la protection systématique des candidats sortants, ce qui était son but premier officiel.
  • [24]
    Procédure de démocratie directe en vigueur dans certains États américains grâce à laquelle un nombre précis de citoyens peut exiger un vote de l’électorat pour déterminer si un représentant élu devrait être relevé de ses fonctions avant la fin de son mandat. Deux élus du Wisconsin ont ainsi perdu leur poste en 2011. En 2012, le gouverneur ultraconservateur Scott Walker a fait l’objet d’un tel référendum mais a été réélu.
  • [25]
    En 2012, sur les 435 sièges en compétition, quarante-deux candidats sortants avaient pris leur retraite, 358 furent réélus sur les 393 en lice. Sur les trente-cinq candidats sortants non reconduits, treize ont perdu lors des élections primaires et vingt-deux lors des élections générales (dix démocrates et douze républicains) ; < www.opensecrets.org/bigpicture/reelect.php>.
  • [26]
    Entre 1990 et 2002, le découpage des circonscriptions aurait été à l’origine de la disparition de dix-huit des quarante-deux circonscriptions pour lesquelles la répartition du vote entre les deux grands partis était 45 %/55 %, et ving et une des vingt-six circonscriptions pour lesquelles la répartition du vote était 48 %/52 % [Cain, MacDonald et McDonald, 2005, p. 22].
  • [27]
    Au grand bonheur de certaines industries. Pour les élections de 2012, le Congrès a donné du travail à plus de 800 agences publicitaires.
  • [28]
    En 2008, cette coalition de démocrates conservateurs, appelés parfois Blue Dogs, comptait cinquante-quatre membres. En 2010, elle en perdit vingt-neuf pour n’en compter plus que quatorze en 2012.
  • [29]
    Ces démocrates sont : Ron Barber et Ann Kirkpatrick en Arizona, John Barrow en Géorgie, Jim Matheson dans l’Utah, Mike McIntyre en Caroline du Nord, Collin Peterson dans le Minnesota et Nick Rahall en Virginie-Occidentale.
Français

Le résultat des élections de mi-mandat de 2010 eut des conséquences retentissantes. Une des plus importantes fut d’offrir au Parti républicain une opportunité historique d’influencer par le découpage électoral les chances de réélection de ses élus au sein de la Chambre des représentants, et ce pour plusieurs cycles électoraux. Toutefois, une majorité en nombre ne garantit pas une assise politique plus robuste. Car, paradoxalement, cette tentative de créer une majorité permanente pourrait freiner l’émergence d’une nouvelle coalition conservatrice rendue pourtant urgente par l’évolution démographique du pays. L’impact du découpage électoral est donc très profond puisqu’il influence la nature même du rapport de forces entre les deux partis et, in fine, le rythme de leur évolution idéologique.

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Olivier Richomme [1]
  • [1]
    Maître de conférences à l’université Lyon-2.
Mis en ligne sur Cairn.info le 11/06/2013
https://doi.org/10.3917/her.149.0129
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