CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Le 14 décembre 2012, la petite ville de Newtown, dans le Connecticut, est la scène d’un abominable massacre : Adam Lanza, jeune homme instable de 20 ans, pénètre dans l’école élémentaire de Sandy Hook armé de deux pistolets et d’un fusil semi-automatiques et massacre vingt jeunes enfants et six de leurs éducateurs. L’Amérique, pourtant coutumière de ce genre d’événements, est bouleversée. La presse française titre, comme à son habitude, « la tuerie relance le débat des armes à feu aux États-Unis », et cette fois les pouvoirs publics décident d’agir, alors qu’aucune législation en faveur d’une réduction de l’accès aux armes à feu n’est passée depuis dix-neuf ans. Une task force, commissionnée par le président Obama et présidée par le vice-président Joe Biden, propose un mois après la tuerie une série de mesures pour une réduction de la violence par les armes à feu : elle comprend l’interdiction des armes d’assaut et des chargeurs à haute capacité, un système national de vérification des antécédents criminels de l’acquéreur potentiel d’une arme à feu et le renforcement des services de soins psychiatriques. L’annonce est immédiatement suivie d’une contre-attaque de la National Rifle Association (NRA), puissant lobby des armes à feu. Reste à savoir si les stratégies électorales et territoriales qui ont fait la force de la NRA jusqu’ici suffiront à contrer la détermination du président face à l’horreur de cet ultime massacre.

La répétition des massacres

2 Les propositions de l’administration Obama sont une réponse rapide à un événement unique : Newtown se distinguait par son ampleur – elle est la deuxième plus grosse tuerie de l’histoire américaine après celle de Virginia Tech en 2007 avec trente-deux morts, par ses victimes – vingt enfants âgés de 6 à 7 ans – et par la vague d’émotion qu’elle a suscitée – le président Obama, qui ne cède pas facilement à l’émotion, a versé des larmes pendant la conférence de presse qui a suivi. Pourtant, la tragédie n’est pas un fait isolé. Depuis la fin des années 1970, l’Amérique est en proie à un mal tenace, celui des mass shootings (fusillades de masse) lors desquelles des anonymes, vaquant à leurs occupations quotidiennes, sont massacrés par un ou deux individus lourdement armés et en proie à la folie.

3 Si l’on semblait avoir atteint le comble de l’horreur avec la tuerie, passée à la postérité cinématographique, des deux adolescents de Columbine, dans le Colorado, en 1999 (quinze morts et vingt et un blessés), bien d’autres massacres à grande échelle ont marqué les années 2000, au premier rang desquels, bien sûr, celui de Virginia Tech. Depuis la prise de fonction de Barack Obama, la liste est longue et sanglante. Le 3 avril 2009, à Binghamton, dans l’État de New York, un Américain d’origine vietnamienne tue treize personnes et en blesse quatre autres dans un centre d’apprentissage des langues. À Fort Hood, au Texas, le 5 novembre 2009, un psychiatre tue treize personnes et en blesse vingt-neuf autres sur la base militaire où il exerçait. À Tucson, dans l’Arizona, en janvier 2011, quelques mois après les élections de mi-mandat, une fusillade dans un meeting politique fait six morts et quatorze blessés dont la représentante démocrate du district, Gabrielle Giffords, qui survit à la balle qu’elle reçoit en pleine tête.

4 2012, annus horribilis, a été marquée non seulement par le massacre des enfants de Newtown mais également par la tuerie dans le cinéma d’Aurora, dans le Colorado, avec douze personnes tuées et cinquante-huit blessées, et celle du temple sikh à Oak Creek dans le Wisconsin où sept personnes ont perdu la vie et quatre ont été blessées. Sans compter l’immense liste des fusillades qui ne fait pas la une de la presse nationale : en 2012, le Washington Post identifie au moins quatorze fusillades de masse (minimum deux morts – excluant les fusillades en marge d’activités criminelles) qui ont fait quatre-vingt-quatre morts et au moins quatre-vingt-onze blessés et pendant lesquelles dix des quatorze meurtriers ont été tués ou se sont suicidés [2].

CARTE 1

CARTE DES MORTS PAR ARMES À FEU PAR ÉTAT ET POURCENTAGE DE FOYER DISPOSANT D’ARMES

figure im1
GA
ARIZONA

CARTE DES MORTS PAR ARMES À FEU PAR ÉTAT ET POURCENTAGE DE FOYER DISPOSANT D’ARMES

5 Ces chiffres, et l’intense couverture de presse qui suit chaque tuerie, donnent l’impression d’une tendance qui se durcit. Toutefois, James Alan Fox, professeur de criminologie à l’université Northeastern, affirme le contraire : rien de particulier au cours des dernières années puisque, depuis la fin des années 1970, les États-Unis connaissent une moyenne de vingt « fusillades de masse » par an [3].

L’opportunité de Newtown

6 Si les massacres sont constants, l’indignation, elle, ne l’est pas. Au lendemain de la tuerie de Newtown, le statu quo en place depuis l’expiration en 2004 du Federal Assault Weapons Ban de 1994 interdisant les armes d’assaut est soudainement jugé insupportable par un public traumatisé qui attend une réaction de la puissance publique.

7 Post-Newtown, une fois n’est pas coutume, la conjoncture est favorable : beaucoup des partisans habituels du gun control (le maire de New York Michael Bloomberg, la représentante de New York Carolyn McCarthy ou encore la sénatrice de Californie Dianne Feinstein) se mobilisent rapidement pour exiger, a minima, de raviver la loi de 1994. Les sondages révèlent que les Américains sont très favorables aux réglementations proposées : 92 % des Américains soutiennent une vérification nationale des antécédents des acquéreurs d’armes à feu et 56 % soutiennent l’interdiction des armes d’assaut et des chargeurs à haute capacité [4]. Le président Barack Obama vient d’être réélu et semble disposé à dépenser un peu de son capital politique. Il a confié les rênes du dossier au vice-président, Joe Biden, qui camoufle à peine ses ambitions présidentielles et pourrait voir d’un œil favorable une réforme portée à son crédit.

8 Et pourtant, malgré ces conditions politiques favorables, la réforme tant attendue a peu de chances d’aboutir et, si elle passe, elle sera édulcorée au point que ses effets ne se feront que marginalement ressentir. Si certains aspects peuvent être adoptés rapidement, y compris sous la forme d’executive agreements comme s’y est engagé le président Obama, le combat politique s’annonce difficile pour le cœur de la réforme, en particulier l’interdiction des armes d’assaut et des chargeurs à haute capacité.

9 Pourquoi les législateurs américains tergiversent-ils pour bannir un matériel dont on peine à imaginer qu’il puisse servir à la chasse, qu’il soit indispensable au tir sportif ou qu’il soit nécessaire pour protéger ses biens et sa famille ?

Un lobby réputé puissant

10 Confrontés à une telle décorrélation entre intérêt général et politiques publiques, les partisans du contrôle des armes à feu ne tirent qu’une seule conclusion : les élus sont manipulés par les lobbies des armes à feu, au premier rang desquels la National Rifle Association, plus connue sous son acronyme NRA.

11 Fondée en 1871 dans le but d’encourager l’entraînement au tir, la National Rifle Association devient un organe politique en 1975 lorsque l’Institute for Legislative Action (NRA-ILA), branche lobbyiste de la NRA, est créé. Le groupe d’intérêt est aujourd’hui considéré comme l’un des plus puissants de Washington – avec AARP, le lobby des retraités ou AIPAC, le lobby pro-Israël. Le Center for Responsive Politics lui attribue le titre de « Heavy Hitter », attribué aux 150 donateurs financiers les plus importants de la politique américaine depuis 1989, et le classe cinquantième de cette liste.

12 Il existe bien d’autres lobbies pro-armes aux États-Unis (Safari Club International, National Association for Gun Rights, Gun Owners of America, National Shooting Sports Foundation, Ohio Gun Collectors Association, etc.) mais la NRA est incontournable. Preuve, s’il en faut, de son importance, c’est le P-DG et vice-président exécutif de la NRA, Wayne LaPierre, qui est auditionné par le Comité sur les affaires judiciaires du Sénat le 23 janvier 2013 [5] et dont chacun attend la réponse aux propositions de la task force de Joe Biden sur les armes, tant il est entendu que le pouvoir de nuisance et la capacité de blocage de la NRA sont grands.

13 L’influence d’un groupe d’intérêt domestique dépend de deux facteurs d’efficacité internes principaux : 1) les caractéristiques de la population que le groupe représente (taille, pouvoir socioéconomique, cohésion, choix électoraux) ; 2) la performance des organisations du groupe (structure de type business, réseau grass-roots, leaders influents, capacité à toucher de multiples points d’entrée, etc.) [Belin, 2007].

14 À ce titre, il est clair que la NRA dispose d’un certain nombre d’atouts : un réseau d’adhérents fort d’environ 4,3 millions d’Américains répartis sur l’ensemble du territoire ; un réseau de 14000 organisations « affiliées » à la NRA (clubs, associations, entreprises) ; une très large population de sympathisants – 34 % des Américains déclarent posséder une arme à feu, soit plus de 100 millions de personnes [6] ; des relais locaux à travers des « coordinateurs électoraux volontaires » et des « centres d’activistes du 2e amendement », présents dans les cinquante États ; des célébrités qui jouent un rôle de porte-parole (Charlton Heston, aujourd’hui disparu, mais aussi Tom Selleck ou Chuck Norris) ; et des organisations multiples et performantes [7] pouvant toucher plusieurs points d’entrée, du grand public (chasseurs, jeunes, étudiants, femmes) aux élus (locaux, nationaux).

Un contexte favorable

15 Au-delà des facteurs d’efficacité internes (masse, relais, organisations), plusieurs facteurs d’efficacité externes jouent un rôle fondamental dans la mesure de l’influence d’un lobby : 1) la résonance des intérêts défendus par le groupe avec l’idéologie générale américaine ; 2) la convergence entre les intérêts du groupe et celui des responsables politiques ; 3) la capacité du groupe à susciter un soutien bipartisan ou à créer des coalitions ; 4) l’absence (ou la faiblesse) de groupes présentant un avis contradictoire [Belin, 2007].

16 Les lobbies les plus influents de la scène politique américaine sont ceux qui ont su entrer en résonance avec l’idéologie dominante (pro-Israël, pro-militaire, pro-armes) et qui s’assurent ainsi une base de soutien populaire la plus large possible.

Ancrage constitutionnel et culturel

17 Fin janvier 2011, quelques semaines après la tuerie de Tucson, Sarah Palin, colistière de John McCain en 2008, met en garde l’auditoire du Safari Club International, association internationale de chasse : « Nous ne devons pas laisser cette tragédie réprimer nos droits protégés par la Constitution, [...] y compris nos droits qui procèdent du 2e amendement [8]. » Pour Sarah Palin, comme pour la NRA et les partisans des armes à feu, le 2e amendement de la Déclaration des droits (Bill of Rights) garantit le droit des citoyens à posséder une arme : « Une milice bien organisée étant nécessaire à la sécurité d’un État libre, le droit qu’a le peuple de détenir et de porter des armes ne sera pas transgressé [9]. »

18 Or, comme l’a montré Didier Combeau, le 2e amendement a été l’objet de deux interprétations : l’une, interprétation du « droit collectif », jugeant que l’amendement garantit aux États fédérés le droit d’organiser une force armée qui leur est propre, afin d’éviter une domination de l’État fédéral ; l’autre, l’interprétation « individualiste », garantissant le droit des individus à posséder une arme à feu pour se protéger des autres, d’un État tyrannique ou d’une agression étrangère [Combeau, 2002] – la NRA soutenant bien sûr cette seconde interprétation. Au fil du temps, c’est celle-ci qui se popularise : en 2008, dans sa décision District of Columbia v. Heller[10], la Cour suprême s’est rangée du côté de l’interprétation individualiste, pour la première fois de son histoire. Cette interprétation n’est pas non plus confinée aux rangs républicains, ni même d’ailleurs aux partisans des armes à feu les plus fervents, puisque le président Obama, qui enseignait le droit constitutionnel avant d’entamer sa carrière politique, a lui-même revendiqué son attachement à une interprétation individualiste du 2e amendement [11].

19 L’ancrage constitutionnel du droit de porter une arme, ancrage systématiquement invoqué par les partisans des armes à feu, renforce leur action et leur offre un argument marketing de premier choix : facile à comprendre, difficile à critiquer, immédiatement identifiable. Pour Didier Combeau, « ce qui importe ce n’est pas tant l’interprétation proprement juridique du 2e amendement que sa puissance symbolique » [Combeau, 2002], et c’est là que réside le cœur de la légitimité de l’action de la NRA.

20 Sur un plan culturel, c’est un poncif : mélange d’héritage pionnier, d’utilitarisme rural et de tradition de chasse, les Américains sont très attachés à leurs armes à feu. Cet attachement, bien réel, est stimulé, entretenu et glorifié par les groupes d’intérêt pro-armes. La NRA fait constamment appel aux mythes fondateurs des États-Unis, tant le mythe de la Frontière, avec des hommes se battant pour leur survie en milieu hostile, que celui la révolution, avec le fantasme de la résistance et de la libération des colonies face à la Couronne, mythes qui font la part belle aux armes à feu comme garanties de liberté et d’américanité [Combeau, 2002].

21 Or les tueries de masse ont tendance à camoufler le niveau quotidien de décès et de blessures par balles qui affectent l’ensemble des États-Unis, problème tant sécuritaire que sanitaire et économique (coût de la santé, impact sur la productivité). Les États-Unis restent le pays avec le plus grand nombre d’armes par habitants (88,8 armes à feu pour 100 habitants) [12], loin devant les deux suivants, le Yémen (54,8) et la Suisse (45,7). Le taux national d’homicides par armes à feu (3,21 pour 100000 habitants) aux États-Unis est d’ailleurs bien supérieur aux taux des autres pays développés (0,51 au Canada, 0,14 en Australie, 0,01 au Japon) [13].

22 Globalement, les statistiques État par État montrent que dans les États où une plus grande part de la population est armée, le taux de tués par armes à feu est plus élevé. En 2008, la moyenne nationale américaine était de 10,38 tués par balles (intentionnels et non intentionnels) pour 100 000 habitants – soit près de 30000 morts sur l’année. Dans les cinq États où le pourcentage de foyers possédant une arme à feu était le plus élevé [14], le taux de tués par balles était bien supérieur à la moyenne nationale (de 17 à 20 tués pour 100000 habitants) tandis que dans les cinq États avec le plus faible taux de possession d’armes à feu [15] le nombre de morts était bien plus faible (de 3 à 5 pour 100000).

23 Pourtant, les conversations sur la maîtrise de la vente et de la possession des armes à feu ne reviennent qu’après les grands massacres. En plaçant la discussion sur le terrain des valeurs (autodéfense, patriotisme, liberté), la NRA s’assure que les débats ne portent jamais sur les intérêts de sécurité ou de santé publiques. Même lorsque ces sujets sont abordés, la NRA détourne toujours la conversation de l’accès aux armes vers d’autres problématiques : l’insécurité dans les écoles [16], la violence des jeux vidéo, l’absence de mise en application des lois existantes (d’où la nécessité de ne pas en créer de nouvelles), l’accès aux soins pour les malades mentaux, etc.

Influence financière électorale

24 L’aspect le plus souvent médiatisé en matière d’influence des lobbies est celui des contributions de campagne. Ainsi, en observant les montants de contributions des lobbies et les résultats électoraux, les médias concluent souvent sur l’importance disproportionnée de tel ou tel lobby.

25 D’après le Center for Responsive Politics, au cours du cycle électoral 2011- 2012, la NRA a apporté plus de 1 million de dollars de contributions à des candidats, a dépensé plus de 5 millions de dollars de frais de lobbying (en particulier sur la loi H.R.615 Collectible Firearms Protection Act) et a contribué à dépenser plus de 19 millions de dollars en outside spending, dépenses faites dans le cadre d’un Super PAC [17]. C’est bien plus que l’American Israel Public Affairs Committee (AIPAC), célèbre lobby pro-Israël, qui n’a dépensé « que » 5,5 millions de dollars en frais de lobbying au cours de la même période [18].

26 Le lobby pro-armes soutient des candidats répartis sur l’ensemble du territoire. Il cible bien sûr en priorité les États du Sud et de l’Ouest intérieur des États-Unis, territoires de sympathisants « naturels ». Ces États correspondent peu ou prou à la « ceinture de la Bible » décrite par Sébastien Fath [Fath, 2004, p. 13-14], ou encore à l’Amérique jacksonienne de Walter Russel Mead [Mead, 2003, p. 238-252] où la prégnance des valeurs morales, une méfiance à l’égard des élites et du pouvoir fédéral et une culture libertaire, individualiste et militariste tendent à nourrir un attachement viscéral aux armes à feu comme garanties de liberté des citoyens ordinaires. Il faut y ajouter les « États du vide » intérieurs, où les Américains perçoivent les armes à feu comme des instruments nécessaires à leur protection face à l’omniprésence d’une nature hostile et à l’éloignement des hommes. En 2012, sur les seize candidats auxquels la NRA a fait les plus grandes contributions directes, douze étaient issus du Sud et de l’Ouest intérieur : Dakota du Nord, Iowa, Texas (2), Géorgie, Colorado (2), Tennessee, Nevada, Virginie et Wyoming [19]. Mais les quatre autres étaient issus des zones rurales du Midwest et de l’est des États-Unis où la NRA est également bien présente, du fait des traditions de chasse et de l’héritage révolutionnaire de ces territoires (États de Nouvelle-Angleterre, Ohio, Wisconsin et Michigan).

27 Ce que les montants des contributions révèlent avant tout est la capacité de la NRA à lever des fonds et non pas tant celle d’orienter le résultat des élections. Il est en effet abusif de croire qu’il y a une corrélation directe entre contributions et influence. Cette corrélation est pourtant souvent revendiquée par les lobbies eux-mêmes qui se vantent d’avoir « fait battre » ou « fait gagner » tel ou tel candidat. En réalité, pour avoir un bon retour sur investissement (nombre de candidats soutenus effectivement élus), il suffit de parier sur le favori. À l’inverse, lorsque les lobbies jettent leur dévolu sur des candidats faibles, ils ont moins de chance de gagner.

28 C’est ainsi qu’en 2012 la NRA a été jugée moins influente car, malgré les fortes sommes dépensées, son retour sur investissement a été extrêmement faible : d’après la Sunlight Foundation, à peine 0,81 % des dépenses du trésor de campagne de l’American Political Victory Fund de la NRA a été dépensé en faveur de candidats gagnants [20]. Mais ce que ce chiffre camoufle, c’est que la part du lion des dépenses – 9 millions de dollars sur 19 millions – portait sur l’élection présidentielle, en faveur de Mitt Romney et contre Barack Obama. La réélection du président Obama, ainsi que quelques autres mauvais paris (contre Sherrod Brown dans l’Ohio, pour Richard Mourdock dans l’Indiana, contre Bill Nelson en Floride) ont plombé les statistiques. Ce que veulent dire de tels chiffres est avant tout que la NRA a fait en 2012 de mauvais paris, pas nécessairement que son influence est en recul.

Tactiques de lobbying

29 En réalité, au-delà de sa capacité à lever des fonds ou à bien les dépenser, l’influence d’un lobby se mesure plus volontiers sur sa capacité à identifier les élus qui lui sont favorables. La NRA a adopté un système de notation des élus, note de A à F, avec un A + pour les plus fervents. Cette technique a pour mérite une identification très rapide par les électeurs des élus qui soutiennent leurs positions. Elle simplifie leur choix, en particulier lorsque les fiches électorales sont très longues (jusqu’à parfois dix pages de choix) et les élus peu connus.

30 En outre, la NRA a développé un argumentaire choc au fil des ans pour museler l’opposition : en faisant appel à la Constitution et en assimilant armes à feu et « identité nationale », le lobby pro-armes bâillonne ses détracteurs, qui apparaissent étrangers, voire antiaméricains, presque des traîtres à la patrie. À chaque tentative de réforme de la part des antis, le lobby déploie ses arguments simplistes, populistes et efficaces : puisque les « méchants » arriveront toujours à s’armer – puisque, par définition, les « méchants » ne respectent pas les lois –, il ne faut pas faire de lois qui restreindraient l’accès aux armes aux « gentils » qui, eux, en ont besoin pour se défendre.

CARTE 3

DONS DE LA NATIONAL RIFLE ASSOCIATION AUX CANDIDATS À LA CHAMBRE DES REPRÉSENTANTS

figure im2
CAROLINE
DU SUD

DONS DE LA NATIONAL RIFLE ASSOCIATION AUX CANDIDATS À LA CHAMBRE DES REPRÉSENTANTS

31 L’échec des lobbies qui s’opposent à la NRA est flagrant. Ils lèvent bien moins de fonds que les pro-armes : le Center for Responsive Politics estime qu’en 2008 les groupes anti-armes (tel que Brady Campaign to Prevent Gun Violence) ont dépensé environ 75000 dollars en frais de lobbying tandis que, dans le même temps, les lobbies pro-armes, au premier rang desquels la NRA, en dépensaient 4 millions [21]. Les contrepoids à la NRA sont également modestes en taille – la NRA est un lobby de masse (4 millions d’adhérents), à la différence de Brady Campaign (30000 adhérents) – et en présence médiatique (hormis au lendemain des tueries de masse).

32 Ainsi, lorsque la majorité est passive et que l’élu n’a pas d’opinion tranchée, il est toujours plus facile de suivre les recommandations du lobby. Pour les élus républicains, par exemple, la question des armes à feu est un « no brainer » : il suffit d’être pro-armes pour qu’au mieux la NRA vous soutienne, au pire qu’elle soit indifférente. La NRA se flatte de suivre une politique bipartisane, capable de soutenir des candidats démocrates pro-armes et d’attaquer des candidats républicains anti-armes (plus rare). Sa base politique reste toutefois largement à droite, comme le montre le graphique ci-après.

figure im3
Extrait de « The myth Of NRA dominance Part II : Overrated endorsements », blog « Think Progress », 13 février 2012, <http://thinkprogress.org/justice/2012/02/13/424213/the-myth-of-nra-dominance-part-ii-overrated-endorsements/>. Le graphique révèle également une tactique bien connue des groupes d’intérêt aux États-Unis : favoriser de préférence le candidat sortant – garantie de stabilité pour les lobbies et d’immobilisme pour le système.

Au sommet de sa puissance, mais en équilibre fragile

33 Au-delà de ses atouts objectifs (taille, financement), la force de la NRA procède du fait que les intérêts du groupe sont ancrés dans la Constitution et la culture américaine, que le groupe a su s’assurer un soutien politique bipartisan (même s’il est fortement ancré à droite) et que les points de vue contradictoires peinent à être entendus. Ce triple ancrage, constitutionnel, culturel et électoral, a permis une mainmise totale de la NRA sur les conversations autour des armes à feu : sa rhétorique fait aujourd’hui partie intégrante du dogme républicain, au même titre que les positions anti-avortement ou pro-Israël. La NRA a su rendre le soutien aux armes à feu juridiquement imparable, culturellement acceptable et politiquement rémunérateur. Toutefois, si l’influence de la NRA est incontestable, la toute-puissance du lobby connaît des failles.

34 Tout d’abord, le traumatisme de Newtown pourrait s’avérer durable. Cette tuerie de trop a déclenché une colère suffisante dans l’opinion pour faire avancer la thèse du gun control. Malgré ses difficultés pour s’exprimer, Gabrielle Giffords, l’ancienne représentante touchée à la tête en janvier 2011, est devenue, en compagnie de son mari astronaute Mark Kelly, l’égérie de la lutte contre les armes à feu. Le maire de New York, Michael Bloomberg, convaincu à titre personnel de la nécessité de contrôler les ventes d’armes, est décidé à engager son capital politique et financier dans la bataille. Ainsi, le camp des anti-armes est renforcé, soudé, et déterminé à contraindre le président Obama à l’action durant son second mandat. Pour la première fois depuis vingt ans, le microcosme de Washington est convaincu qu’il existe une « fenêtre de tir » pour faire évoluer la législation. Ce sentiment d’urgence pourrait entretenir une prophétie autoréalisatrice.

35 Ensuite, le champ d’action de la NRA est en évolution : de moins en moins d’Américains possèdent une arme, mais ceux qui en possèdent en amassent davantage [22]. Ce fait tend à affaiblir le camp pro-armes, qui se positionne traditionnellement comme le défenseur des intérêts des Américains.

36 En outre, à mesure que la proportion de propriétaires d’armes recule, le discours de la NRA et du camp pro-armes tend à se durcir. L’équilibre est délicat à trouver pour les lobbies, qui peuvent soit se reposer sur un noyau dur, soit s’appuyer sur un socle le plus large possible [23]. Avec le temps, les lobbies ont naturellement tendance à renforcer leurs positions extrémistes puisque ces stratégies de communication directe auprès de leurs membres « rapportent gros », permettant aux lobbies de lever plus d’argent [Hrebenar, 1997, p. 164-168]. La NRA ne fait pas exception et ses positions sur le contrôle des armes à feu s’avèrent de plus en plus intransigeantes. Le P-DG de la NRA, Wayne LaPierre, a même été forcé d’admettre lors de son audition au Congrès le 23 janvier 2013 que la NRA ne soutenait plus la mise en place d’un système universel de vérification des antécédents, position que LaPierre lui-même avait soutenue lors d’une précédente audition en 1999.

37 En se radicalisant, la NRA court le risque de perdre sa précieuse influence. À l’instar du Parti républicain, la NRA doit s’interroger sur le bien-fondé d’une opposition systématique à toute avancée réglementaire ou législative, ce qui pourrait précipiter son déclin. L’organisation est bien sûr critiquée par ses opposants habituels, comme le Violence Policy Center, qui dénonce sa rhétorique incendiaire [24], mais elle subit également les assauts répétés d’une partie de la gauche américaine, habituellement silencieuse et passive sur ce sujet, qui souhaite désormais « purger » son camp. Les démocrates pro-armes, souvent élus de la ruralité, à l’exemple de Joe Manchin, sénateur de Virginie-Occidentale, ressentent le besoin de se prononcer en faveur d’une meilleure maîtrise des armes à feu [25]. Dans l’Illinois, sous l’effet d’un important financement de Michael Bloomberg, le sujet des armes à feu s’est même immiscé dans les primaires démocrates pour le siège de représentant du deuxième district, où la favorite des sondages pourrait être victime de sa note «A» par la NRA [26].

38 Mais tout cela ne pourrait être qu’effet de conjoncture, sans conséquence à long terme. Si la NRA perd du terrain à gauche, elle reste solidement implantée dans la droite républicaine et n’attend qu’un retour aux affaires des républicains pour retrouver sa superbe. Et tant que ses raisonnements par l’absurde – il faut armer les « gentils » pour se protéger des « méchants » – trouveront une résonance dans le public américain, la NRA dominera le paysage politique.

Notes

  • [1]
    Chercheur associée au Centre Thucydide, université Panthéon-Assas (Paris-2).
  • [2]
    « US mass shootings in 2012 », liste non exhaustive établie par le Washington Post, 14 décembre 2012, < www.washingtonpost.com/wp-srv/special/nation/us-mass-shootings-2012/>.
  • [3]
    James Alan Fox, « Mass shootings not trending », Boston.com, blog « Crime & Punishment », 23 janvier 2013, < http://boston.com/community/blogs/crime_punishment/2013/01/mass_shootings_not_trending.html>.
  • [4]
    « Support for universal gun background checks is 92 % », communiqué de presse du 7 février 2013, Quinnipiac University National Poll, < www.quinnipiac.edu/institutes-centers/polling-institute/national/release-detail/?ReleaseID=1847>.
  • [5]
    Gayle Trotter, de Independent Women’s Forum, autre partisane des armes à feu, était également présente.
  • [6]
    Sondage Gallup du 6-9 octobre 2011, < www.gallup.com/poll/150353/self-reported-gun-ownership-highest-1993.aspx>.
  • [7]
    NRA, NRA-ILA, NRA Sports, NRA Women’s Network, NRA Youth Programs, NRA Digital Network, NRA Business Alliance, American Hunter (publication), NRA University, NRA Political Victory Fund, etc.
  • [8]
    « We must not allow this tragedy to stifle our constitutionally protected rights [...] including our Second Amendment rights », citation de Sarah Palin dans « Sarah Palin’s Safari Club speech addresses Second Amendment rights », HuffingtonPost.com, 30 janvier 2011.
  • [9]
    Texte original : «A well regulated militia, being necessary to the security of a free state, the right of the people to keep and bear arms shall not be infringed. »
  • [10]
    District of Columbia v. Heller, 554 U.S. 570 (2008).
  • [11]
    «As a general principle, I believe that the Constitution confers an individual right to bear arms. But just because you have an individual right does not mean that the state or local government can’t constrain the exercise of that right », citation du sénateur Obama, débat des primaires démocrates Clinton-Obama, Philadelphie, 16 avril 2008.
  • [12]
    « Gun homicides and gun ownership by country », tableau du Washington Post, chiffres de 2007, < www.washingtonpost.com/wp-srv/special/nation/gun-homicides-ownership/table/>.
  • [13]
    Jonathan Masters, « U.S. gun policy : global comparisons », Cfr.org, 21 décembre 2012, < www.cfr.org/united-states/us-gun-policy-global-comparisons/p29735>.
  • [14]
    Wyoming (62,8 %), Alaska (60,6 %), Alabama (57,2 %), Mississippi (54,3 %), Louisiane (45,6 %). Analyse du Violence Policy Center basée sur les chiffres de 2008 du Center for Disease Control, 24 octobre 2011, < www.vpc.org/press/1110gundeath.htm>.
  • [15]
    Hawaii (9,7 %), New Jersey (11,3 %), Massachusetts (12,8 %), Rhode Island (13,3 %), New York (18,1 %), ibid.
  • [16]
    Une semaine après la tragédie de Sandy Hook, la NRA suggérait la nécessité d’avoir des gardes armés dans les écoles.
  • [17]
    NRA Organization profile, cycle 2012, Center for Responsive Politics, < www.opensecrets.org/orgs/summary.php?id=D000000082>.
  • [18]
    AIPAC Organization profile, 2011 et 2012, Center for Responsive Politics, < www.opensecrets.org/lobby/clientsum.php?id=D000046963&cycle=2011>.
  • [19]
    National Rifle Association, «All recipients among federal candidates », 2012 Cycle, Center for Responsive Politics, < www.opensecrets.org/orgs/recips.php?cycle=2012&id=D000000082>.
  • [20]
    Lindsay Young, « Outside spenders’ return on investment », 17 décembre 2012, Sunlight Foundation Reporting Group, <http://reporting.sunlightfoundation.com/2012/return_on_investment/>.
  • [21]
    « Gun control : background », Center for Responsive Politics, janvier 2011, < www.opensecrets.org/industries/background.php?cycle=2012&ind=Q12>.
  • [22]
    Allison Brennan, «Analysis : fewer U.S. gun owners own more guns », CNN.com, 1er août 2012, < http://edition.cnn.com/2012/07/31/politics/gun-ownership-declining>.
  • [23]
    Les groupes d’intérêt dont la force vient du nombre s’alignent sur le plus petit dénominateur commun. C’est le cas d’AARP, le lobby des retraités, qui revendique 40 millions de membres mais dont les positions politiques sont les plus consensuelles possible [Viriot Durandal, 2003].
  • [24]
    « Lessons unlearned, the gun lobby and the siren song of anti-government rhetoric », Violence Policy Center, avril 2010.
  • [25]
    Kevin Robillard, « Pro-gun sen. Joe Manchin : time to act », Politico.com, 17 décembre 2012, < www.politico.com/story/2012/12/gun-control-nra-joe-manchin-time-to-act-85162.html>.
  • [26]
    « Bloomberg defends super PAC anti-gun ads in IL », Associated Press, 19 février 2013.
Français

Chaque fusillade de masse aux États-Unis, telle que celle de Newtown, en décembre 2012, où vingt jeunes enfants ont péri, interpelle l’opinion publique et suscite chez les élus des déclarations de solidarité et d’affection exacerbées. Pourtant, la législation sur la maîtrise de la vente et de la possession des armes à feu n’a pas évolué depuis dix-neuf ans. Un tel statu quo sur une grave problématique de santé et de sécurité publiques s’explique par l’attachement culturel profond des Américains à leurs armes, conforté par une interprétation individualiste de la Constitution américaine, mais aussi par l’action de la National Rifle Association (NRA), grand lobby américain des armes à feu. La NRA est au sommet de sa puissance, avec un solide ancrage territorial et des techniques de lobbying rodées qui en font un acteur incontournable du processus de législation au Congrès. Mais cette toute-puissance pourrait être remise en question par des évolutions récentes : la part des Américains qui possèdent une arme est en diminution tandis que la rhétorique de la NRA se radicalise. En se positionnant de plus en plus sur une législation de niche, soutenue par les irréductibles, la NRA risque de perdre de son influence.

Bibliographie

  • BELIN C. (2007), « Place et légitimité des groupes d’intérêt ethniques aux États-Unis après le 11 septembre 2001 », Annuaire français des Relations internationales, vol. 8, La Documentation française, Paris.
  • En ligne COMBEAU D. (2002), « Les Américains et leurs armes : droit inaliénable ou maladie du corps social ? », Revue française d’études américaines, n°93, p. 95-109.
  • FATH S. (2004), Militants de la Bible aux États-Unis : évangéliques et fondamentalistes du Sud, Éditions Autrement, Paris.
  • HREBENAR R. J. (1997), Interest Groups Politics in America, M. E. Sharpe, Armonk (3e édition).
  • MEAD W. R. (2003), Sous le signe de la Providence, Odile Jacob, Paris.
  • VIRIOT DURANDAL J.-P. (2003), « Le lobby gris aux États-Unis », Futuribles, n°283, p. 5-26.
Célia Belin [1]
  • [1]
    Chercheur associée au Centre Thucydide, université Panthéon-Assas (Paris-2).
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 11/06/2013
https://doi.org/10.3917/her.149.0115
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour La Découverte © La Découverte. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...