CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Yves Lacoste : L’Afrique du Sud est habituellement considérée comme anglophone, car elle est une ancienne colonie britannique. Mais dans ce pays il y a eu deux types de colonisateurs dont les relations ont été fort conflictuelles. Aussi peut-on se demander quelle est aujourd’hui la place de l’anglais, de l’afrikaans, la langue des descendants des colons hollandais, et de celles des différents peuples africains. C’est très intéressant du point de vue géopolitique, car l’usage de ces diverses langues traduit en fait des rivalités de pouvoir sur des territoires.

1 C’est effectivement une question intéressante et il n’est pas simple d’y répondre. Rappelons d’abord que sur une population de 45 millions d’habitants, les Noirs sont 35 millions, les Blancs 9 millions, les « coloured » (métis) 4 millions et les Indiens 1,5 million. D’après le dernier recensement ( 2001), il n’y a que 8,2 % de la population sud-africaine qui utilisent l’anglais comme langue première (maternelle), ce qui place l’anglais avec le tswana au 5e ou 6e rang des langues parlées en Afrique du Sud. Avec 24 %, le zoulou est de loin la première langue parlée, au deuxième rang le xhosa ( 17 %), puis l’afrikaans ( 13 %), puis le pédi ( 9 %) parlé dans la province du Limpopo. L’Afrique du Sud n’est donc pas un pays anglophone, même si on peut dire que l’anglais est la langue de communication la plus partagée. L’anglais est utilisé dans toutes les régions, alors que l’afrikaans est utilisé dans certaines régions.

2 Non seulement le pourcentage des anglophones est faible et ils sont très inégalement répartis. Ils se concentrent à 95 % dans trois provinces qui sont les plus peuplées : le Gauteng (centré sur la grande agglomération de Johannesburg), le Kwazulu-Natal et la province du Cap. Et dans ces provinces, les anglophones sont essentiellement des citadins. Dans les campagnes, c’est l’afrikaans qui est plutôt parlé, car les fermiers blancs parlent l’afrikaans et c’est l’afrikaans qui, à l’époque de l’apartheid, a été enseigné aux populations noires. Si l’afrikaans est autant parlé, c’est aussi parce que c’est la langue maternelle des « coloured », groupe complexe qui depuis le XVIIe siècle a une très longue pratique de l’afrikaans, bien avant l’arrivée des Britanniques.

Y. L. : On peut rappeler que celle-ci a commencé dans la région du Cap, au lendemain des guerres napoléoniennes et que la fameuse « guerre des Boers », cette terrible guerre entre Blancs pour les gisements d’or s’est déroulée sous le regard des Noirs, à l’extrême fin du XIXe siècle ( 1899-1902).

3 L’historiographie actuelle montre combien ils avaient été manipulés, victimes et acteurs de ce conflit.

4 La politique coloniale britannique était favorable à la diffusion de l’anglais. Certes les missions religieuses protestantes avaient traduit la Bible en de multiples langues africaines et c’est en ces langues que les missionnaires enseignaient et célébraient le culte. Ils ont même créé des nouvelles langues africaines à partir de parlers assez divers pour regrouper de petits groupes en de nouvelles ethnies. C’étaient surtout le cas des missions allemandes, suisses et hollandaises. En revanche les missions britanniques enseignaient davantage en anglais, car elles avaient aussi pour but de « civiliser » les indigènes et pour cela elles ont appris l’anglais à un petit nombre d’entre eux. Ils formeront une nouvelle élite africaine et leur rôle sera grand à la tête de l’ANC. Dans les années quarante, parmi les Blancs libéraux, on se disait qu’en enseignant aux Noirs des valeurs occidentales, alors que le système politique ne leur permettait pas d’en bénéficier, on fabriquait les opposants de demain.

5 La montée en puissance des Afrikaners et la victoire de leur parti, le Parti national, en 1948 ont entraîné un revirement complet en matière d’éducation. Le « native education system » des Britanniques a été remplacé par le « système d’éducation bantoue » des dirigeants de l’apartheid : limitation de l’enseignement de l’anglais et utilisation des langues locales dans l’enseignement primaire. Le premier ministre de l’Éducation de la période de l’apartheid fut Eiselen. Cet anthropologue d’origine germanique était né en Afrique du Sud où ses parents avaient été enseignants dans une mission berlinoise. C’était un bon spécialiste des langues africaines et selon ses écrits il avait le souci de faire respecter et protéger l’originalité des cultures africaines. Ceci montre l’ambiguïté des motivations intellectuelles de ceux qui furent les partisans de l’apartheid.

6 Dans le « système d’éducation bantou » qu’ils ont instauré, l’enseignement primaire de chaque peuple noir se fait dans sa propre langue. C’est encore le cas aujourd’hui où selon la Constitution chacun a le droit d’être enseigné dans sa langue maternelle. À l’époque de l’apartheid, l’enseignement en l’une des langues africaines fut aussi développé dans l’enseignement secondaire et dans des universités pour Noirs. Mais à ces niveaux subsistait un enseignement en anglais, qui perdit alors beaucoup de son importance. Dans les années 1970, le gouvernement voulut développer l’enseignement en afrikaans dans de nombreuses matières de l’enseignement secondaire.

Y. L. : Ce fut une des causes de la révolte de Soweto en 1976.

7 Effectivement, pour une grande part. Mais les causes sont plus complexes. Le paradoxe du développement de la politique d’apartheid dans l’enseignement fut qu’elle scolarisa un bien plus grand nombre d’Africains que ne l’avaient fait les missions qui enseignaient en anglais. Elle a été un succès quantitatif. La révolte de Soweto résulte aussi de l’augmentation soudaine et considérable du nombre des élèves dans les établissements d’enseignement secondaire auxquels le gouvernement ne donnait cependant pas des moyens suffisants. Les enseignants africains qui devaient enseigner en afrikaans, ne parlaient guère cette langue et les élèves ne comprenaient pas les manuels scolaires rédigés en afrikaans.

8 En fait dans le secondaire, auquel n’accédait qu’une minorité de la population noire, l’enseignement a continué de se faire, dans la plupart des cas, en anglais. Mais au-delà du secondaire, une minorité encore plus petite pouvait continuer dans des universités en langue africaine ou en afrikaans. Il y a eu une dizaine d’universités de langue africaine dont le développement n’a pas été très grand, à l’exception de celle en langue zoulou. Les universités en afrikaans à l’époque de l’apartheid ont connu un développement important, celles de langue anglaise restant toutefois les plus prestigieuses.

9 Avant l’instauration de l’apartheid les jeunes Blancs de langue anglaise et de langue afrikaans étaient dans les mêmes collèges. Ils furent séparés à partir de 1948, mais l’enseignement de l’afrikaans fut rendu obligatoire comme seconde langue dans les collèges anglophones et de nombreux Blancs anglophones gardent un mauvais souvenir de leur apprentissage en afrikaans qu’ils n’aiment toujours pas parler. En revanche de nombreux Blancs ne sont à l’aise qu’en afrikaans. Aussi ce n’est pas dans le groupe « racial » des Blancs que la proportion des anglophones est la plus forte.

10 Le groupe « racial » le plus anglophone est celui des Indiens qui à 95% parlent anglais comme langue maternelle. Hindouistes ou musulmans, ils sont venus de différentes parties de l’Inde où leurs parents parlaient des langues très différentes. La politique d’apartheid, les classant en un seul groupe, ils ont continué de parler la langue du colonisateur de leur pays d’origine. Depuis la fin de l’apartheid, les Indiens ont tiré un grand avantage de ne pas être blancs et d’avoir fait de bonnes études en anglais. En Afrique du Sud, nombre de nouveaux cadres et hommes d’affaires sont des Indiens anglophones.

11 Depuis la fin de l’apartheid, la plupart des langues parlées en Afrique du Sud sont reconnues par la loi. La Constitution de 1996 reconnaît onze langues officielles nationales, mais elle accorde aux provinces de faire des choix linguistiques différents; la seule condition étant que chaque province ait au moins deux langues officielles. À l’époque de l’apartheid, les deux langues officielles étaient l’afrikaans et l’anglais, la plupart des fonctionnaires parlait alors surtout afrikaans. Aujourd’hui les onze langues sont officiellement reconnues à égalité. L’image est celle du grand fleuve que serait la nation sud-africaine qui recevrait de nombreux affluents correspondant aux diverses identités culturelles.

12 Dans chaque province, il y a donc eu choix des deux langues officielles. Dans la plupart des cas, l’une d’entre elles est l’anglais, mais dans les provinces de l’Ouest Cap-Ouest et Cap-Nord, c’est aussi l’afrikaans, car les « coloured » y sont particulièrement nombreux. Dans le Cap-Est, les langues officielles sont le xhosa et l’anglais. Dans le Gauteng, le zoulou est langue officielle, avec l’anglais qui est nécessaire à tous.

Y. L. : Quelles langues sont utilisées dans l’armée ?

13 À l’époque de l’apartheid, l’armée était constituée de Blancs et ils parlaient afrikaans. Après la fin de l’apartheid, la branche armée de l’ANC a été intégrée dans l’armée et il s’agissait surtout de Noirs qui parlaient anglais, car ils avaient été formés en Angleterre et dans des pays voisins de l’Afrique du Sud, comme la Zambie ou la Tanzanie. Si ce sont désormais des Noirs qui forment les cadres supérieurs de l’armée, les Blancs, bien que nombre d’entre eux aient quitté l’armée, forment encore la majeure partie des cadres moyens et il en résulte un certain nombre de tensions.

Y. L. : Comment cette grande diversité linguistique est-elle pratiquée dans le débat politique ?

14 La Constitution déclare, et c’est tout à fait respecté, que dans n’importe quelle assemblée publique on peut s’exprimer dans la langue de son choix. Quand on assiste, comme cela m’arrive souvent, à une réunion de comité de quartier ou à une réunion d’information organisée par une municipalité, on est frappé par le fait que l’on change constamment de langue. Si le conseiller municipal qui vous parle s’exprime en zoulou, dans la région de Johannesburg il va parler par exemple un peu sotho pour faire plaisir aux Sotho dans l’assistance et il va même mettre un peu d’anglais si des Blancs sont là. Quand la salle va poser des questions, chacun va se lever à son tour et parler dans sa langue et, dans la plupart des cas, cela ne pose pas de problème. En fait, les gens comprennent plus ou moins cinq ou six langues dont l’anglais et l’afrikaans. S’il y a officiellement onze langues, il y a deux principales familles linguistiques : celle des langues nguni qui comprend notamment le zoulou et le xhosa et les langues de la famille sotho, qui sont compréhensibles par les locuteurs des unes et des autres. Un Zoulou n’a aucun mal à comprendre un Xhosa.

15 Ce n’est que dans certains territoires locaux où les gens sont racialement très mélangés qu’il faut des traducteurs par exemple entre des Blancs afrikaners et des Noirs sotho. La meilleure image de l’Afrique du Sud est celle du multilinguisme.

16 Les gens parlent plusieurs langues, mais les deux langues européennes, l’anglais et l’afrikaans, ont un statut nettement différent. Ce multilinguisme explique pour une grande part le bon fonctionnement de la vie politique locale et le respect mutuel.

Y. L. : Qu’en est-il pour les dirigeants du pays ?

17 Ils s’expriment, selon leurs auditoires, dans différentes langues ou sinon en anglais. Les Xhosa sont nombreux dans les milieux dirigeants. Une grande partie de l’élite politique et culturelle de l’ANC était plutôt xhosa et elle a eu un rôle important. Nelson Mandela, Tabo Mbeki sont xhosa.

18 Mais le plus important est la capacité des leaders politiques à changer de langue selon le contexte. Je voudrais surtout souligner, pour conclure, le passage à l’anglais non seulement dans les milieux officiels, mais aussi chez les jeunes citadins. Ceux-ci ont une culture très anglophone, ils s’habillent à la mode américaine sous l’influence des chanteurs américains et des sentiments d’admiration pour les Noirs d’Amérique. Cette jeunesse, surtout en ville, va de moins en moins parler les langues africaines et il en est sans doute de même pour la bourgeoisie, ce qui renforce la différence avec les zones rurales où l’anglicisation est encore très faible.

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8,2% de la population sud-africaine a l’anglais comme langue maternelle, ce qui place l’anglais au 5e ou 6e rang. Les anglophones se concentrent à 95% dans les villes de trois provinces le Gauteng (la grande agglomération de Johannesbourg), le Kwazulu-Natal et la province du Cap. Les missions britanniques ont formé une élite africaine dont le rôle sera grand à la tête de l’ANC. Mais sous l’apartheid, on utilise les langues locales dans l’enseignement primaire sous couvert de protéger les cultures africaines. Aujourd’hui, le groupe « racial» le plus anglophone est celui des Indiens qui à 95% parlent anglais comme langue maternelle Depuis la fin de l’apartheid, ils ont tiré un grand avantage de ne pas être blancs et d’avoir fait de bonnes études en anglais, et nombre de nouveaux cadres et hommes d’affaires sont des Indiens anglophones.

Philippe Gervais-Lambony [*]
  • [*]
    Géographe, laboratoire Géotropiques, université Paris-X et Institut universitaire de France.
Mis en ligne sur Cairn.info le 30/11/-0001
https://doi.org/10.3917/her.115.0119
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