CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Pour tout travail sur le cinéma de l’Occupation, l’ouvrage de J. Siclier [1] offre un double intérêt. Le témoignage d’un jeune cinéphile reconstitue à merveille l’atmosphère d’illusion des salles des « années noires ». Mais en contrepoint apparaît le jugement de l’adulte qui a médité sur la période, peut-être poussé par la volonté d’exorciser ses souvenirs. J. Siclier y développe sa thèse, l’inexistence d’un cinéma de Vichy, vitrine artistique de l’État français, 1940-1944 marquant la persistance de structures dans une nouvelle conjoncture politique. Mais, par là, il s’élève contre toute lecture rétroactive, téléologique, qui fausserait le sens de l’œuvre : « Un cinéma qui n’était pas ce que certains veulent nous faire accroire en appliquant sur les films des grilles à déchiffrer des messages codés qui ne s’y trouvaient pas. » [2] Et de rejeter la lecture allégorique des Visiteurs du soir, esquissée par J. Daniel et reprise par J.-P. Bertin-Maghit [3]. « Le film fut même crédité d’intentions politiques nées d’une rumeur dont j’ignore l’origine : le diable aurait été Hitler, le cœur des amants continuant à battre sous la pierre aurait été celui de la France opprimée... Il ne faut pas prendre ces billevesées au sérieux ! Jules Berry en Hitler, c’était vraiment du délire ! » [4]

2Car la perception d’un film tient compte des variations du public à son égard. Marc Ferro a souligné la différence de lecture du personnage de Rosenthal en 1937 et après guerre [5]. L’historien se penche sur le cinéma, témoin et jugement sur la société, média crucial par sa capacité d’incarnation, et l’identification spontanée, pour le spectateur, de l’image animée à la vérité objective [6]. C’est un défi à relever, puisque la caméra pour Marc Ferro « dévoile le secret, montre l’envers d’une société, ses lapsus » [7], jusqu’à révéler, au-delà du contenu apparent, une réalité latente. « Le cinéma n’a pas qu’un seul langage, mais au moins deux : l’un formel, intellectuellement élaboré, immédiatement perceptible, l’autre symbolique, plus confus et d’une action plus puissante sur les esprits. L’un qui correspond au désir de mettre en image des idées, l’autre qui est fait des mythes qui se dégagent finalement de ces images [8] ». Enfin, S. Kracauer note « des schémas psychologiques d’un peuple à un moment donné » [9] par la récurrence de motifs narratifs et visuels.

3Plutôt que d’âge d’or, il est plus juste de parler comme P. Darmon [10] de « temps héroïques », tout en notant, après F. Garçon [11], les avantages mis à profit par les réalisateurs français. La concurrence anglo-saxonne a cessé, et la production allemande s’avère incapable de la remplacer, faute de qualité. D’où un regain du cinéma français, sans pour autant compromission des nouveaux venus. Le désir de Goebbels de faire de Paris « le Luna-Park de l’Europe » échoua, Alfred Greven, directeur de la Continental, produisant 30 des 220 films français tournés de 1940 à 1944, contre 14 pour Pathé-Cinéma. Ces œuvres représentent un tiers du panel choisi [12]. Le plaisir pris à les revoir a joué, comme leur plus grande autonomie et leur potentiel suggestif, par rapport à des documentaires investis par l’idéologie de Vichy, et leur capacité à révéler des talents et renouveler les thématiques. La fille du puisatier, de M. Pagnol, ouvre la série pour 1940, 1941 y ajoute L’assassinat du Père Noël (Christian-Jaque*) et Les inconnus dans la maison (H. Decoin*) et 1942, L’assassin habite au 21 (H.-G. Clouzot*), Le baron fantôme (S. de Poligny), Goupi Mains rouges (J. Becker) ainsi que Les visiteurs du soir (M. Carné). Pour 1943, Le corbeau (H.-G. Clouzot*), Les enfants du paradis (M. Carné), L’éternel retour (J. Delannoy), et 1944, Les dames du bois de Boulogne (R. Bresson) et La fiancée des ténèbres (S. de Poligny). Les enfants du Paradis et Les dames du bois de Boulogne ne sont sortis qu’après la Libération. Ces films consacrèrent les débuts de cinéastes talentueux tels Clouzot et Bresson, et de futures vedettes, Jean Marais, Jany Holt, Suzy Delair, etc. Surtout, ils illustrent les genres préférés du public et imposés par la censure :

4— films policiers, utilisant la popularité de Simenon, Steeman, ou P. Véry, susceptibles d’intriguer le public par une série de coups de théâtre ;

5— adaptations littéraires, comme la transposition, par Cocteau, du mythe de Tristan et Yseult dans L’éternel retour, ou un récit de Diderot pour Bresson ;

6— des films en costumes, repliés dans le passé, malgré la pénurie de décors et d’accessoires, magistralement compensée par Carné avec Les enfants du Paradis ;

7— des films fantastiques, ceux de S. de Poligny et Les visiteurs du soir ;

8— des études de mœurs, soit insipides, flagornant le régime de Vichy, soit très irrespectueuses à son égard.

9Cet échantillon présente donc le double avantage d’être suffisamment représentatif et hétérodoxe, par son langage mythique et son contenu latent.

10Reste le problème de son exploitation, avec les contraintes du cinéma français, dans le temps long, comme dans l’épisode bref, mais capital de l’Occupation. Nombre d’historiens ont souligné le conformisme et le manque de conscience politique de la majorité des réalisateurs français, non sans rapports avec le mépris de l’intelligentsia pour un « spectacle d’ilotes » [13]. M. Ferro a montré l’absence d’antinazisme dans le cinéma de la « drôle de guerre », contrastant avec l’importance du phénomène à Hollywood, dès 1938 [14]. La conjoncture y a ajouté de nouvelles contraintes. D’abord, un désir accru d’évasion du public, mais surtout une volonté d’encadrement par l’État français qui a saisi, à la suite des régimes totalitaires, les potentialités du cinéma comme arme de propagande. Enfin, le traumatisme causé par l’ « étrange défaite » provoqua le retour d’une pensée mythique dont le cinéma constitue un vecteur privilégié. Notre analyse se place sur le terrain du mythe, dont R. Girardet a remarquablement analysé l’emploi politique [15], pour y déceler l’impact de la doctrine de Vichy et les tentatives de distanciation, voire de résistance à ses modèles normatifs. Dans quelle mesure le cinéma de l’Occupation a-t-il pu échapper à ses démons, comme à divers appareils de contrôle [16] ?

REVENIR AU « PAYS », RETOURNER À LA TERRE

11La plupart des films choisis ont pour cadre le monde rural, sauf trois où l’action est située dans une ville mais focalisée sur un quartier, une rue, ou même un bâtiment, et respecte l’unité de lieu. Dans Les dames du bois de Boulogne, le parc n’est que le prétexte d’une rencontre machinée par Hélène (Maria Casarès) depuis son logis où elle tisse sa vengeance ; l’intrigue des Enfants du paradis se cristallise autour du Boulevard du Crime. L’assassin habite au 21 offre un cas extrême, un huis-clos dans la pension de famille abritant l’assassin. Il y a donc rupture avec la géographie urbaine, l’errance dans des quartiers ouvriers ou portuaires, du « réalisme poétique » d’avant guerre, même s’il s’agissait souvent de décors reconstitués en studio, pour Hôtel du Nord ou Le jour se lève (tous deux de 1938) de Carné.

12Au contraire, le cinéma de l’Occupation illustre le retour au pays d’anciens citadins. Ainsi, Le baron fantôme s’ouvre sur l’installation des Saint-Hélié dans le manoir familial, après la disparition mystérieuse du baron Carol. Dans La fiancée des ténèbres, le compositeur Samblanca, avec femme et enfant, retrouve sa ville natale, Carcassonne. Patricia Amoretti, La fille du puisatier, a été élevée à la ville avant de retrouver le foyer pour s’y occuper de son père et de ses cinq sœurs. Ce retour implique diffé-rentes significations :

13— Sur le plan psychologique, individuel, il peut correspondre à une nostalgie de l’enfance, du paradis des vacances, voire de l’état fœtal, à voir la fréquence des souterrains, chambres secrètes, escaliers dérobés dans les films de S. de Poligny. On est bien loin de la conception de l’enfance de Vichy, un « adulte miniature », participant au redressement national grâce aux chantiers de jeunesse.

14— Dans la longue durée, il nie la fin des terroirs. D’où l’importance de la maison familiale, manoir des Saint-Hélié, repaire des Goupi, délabrés, mais témoignant d’une construction autochtone, ancrée dans le paysage local. Pour C. Faure, « la maison vernaculaire est en effet un signe de la survivance d’un ordre traditionnel » [17], ce qui explique le projet de Vichy de restaurer l’habitat rural, promu objet du patrimoine. De même pour le trésor caché, cassette du baron Carol, poids en or de l’horloge de Goupi-Empereur, anneau de Saint-Nicolas dans L’assassinat du Père Noël. Amassé par les ancêtres, lien entre les générations, c’est un élément de prestige et le ciment de la communauté ; sa disparition met en péril l’équilibre social, provoquant une série de morts violentes.

15— Surtout, au niveau de l’histoire immédiate, il représente la conjuration de l’exode, de la défaite, en réaffirmant la nécessité de l’enracinement. Samblanca, en proie au manque d’inspiration, doit retrouver sa ville natale, pour recommencer à créer. Le retour au pays constitue donc une variation du mythe d’Antée.

16Mais c’est surtout le retour à la terre, d’inspiration très barrésienne. La ville est dénoncée comme lieu de corruption, de dissipation d’énergie et de tentation : pour Patricia, le voyage à Salon est l’occasion du péché, lors du meeting aérien où s’illustre son futur séducteur. Les ouvriers sont absents, à l’exception du garage de L’éternel retour, surtout allusion de Cocteau à son œuvre théâtrale. Autre exception, beaucoup plus significative, signalée par F. Garçon, et donnant lieu à une critique implicite de la violence patronale, le renvoi de la servante des Goupi poussant Goupi-Tonkin au meurtre. Le mobile est plus explicite dans le scénario de P. Véry que dans son roman. Mais il s’agit là d’un cas extrême. Généralement, le retour à la terre implique un choix existentiel, par opposition à la fuite sans avenir du « réalisme poétique », celle du déserteur de Quai des brumes. Lors de leur première rencontre, Patricia affirme à Jacques Mazel que la terre appartient à ceux qui la cultivent, et le film se clôt sur son plaidoyer en faveur du gentleman farmer moderne. Outre cette note technocrate, le film de Pagnol montre la convergence d’un courant régionaliste, attaché à la terre – Regain, inspiré par Giono date de 1937 – et des préoccupations rurales de Pétain. Car ce mélo, malgré quelques signes contraires [18], incarne les valeurs de Vichy. Son slogan de lancement fut d’ailleurs « le chef-d’œuvre de la France renaissante » [19]. Retour à la terre, exaltation du travail manuel face au négoce des Mazel, grandeur de la famille et natalisme, patriarcat et sens de l’honneur, tout se cristallise lors de l’écoute du Maréchal demandant l’armistice. La corruption du passé a entraîné la défaite. Seule une culture du sacrifice, celui du Père Amoretti qui « coupe le membre malade », de la souffrance acceptée – isolement quasi monacal de Patricia – pouvait restaurer l’équilibre. Rédemption de la fille mère, le mariage était la promesse de l’enracinement rural de la nouvelle famille.

17Pourtant un contre-exemple doit plus à Zola qu’à G. Sand : Goupi Mains rouges. Le monde rural s’y caractérise par l’ivrognerie, la cupidité, la méfiance envers l’étranger et les gendarmes. Becker et Véry ont systématiquement gommé la redécouverte de ses racines par Goupi-Monsieur et les accents champêtres du roman, et évacué sa morale conventionnelle. Une des séquences finales, analysée par J.-L. Vey [20], montre certes l’intégration de Monsieur au clan, lorsqu’il enlève sa cravate et retrousse ses manches, mais dans un sens bien différent de Pagnol. L’ouverture du champ de la caméra, qui embrasse l’horizon pour la première fois, montre que Monsieur va faire évoluer le clan vers la modernité socioculturelle, loin de l’archaïsme vichyste comme de sa modernité uniquement technique.

18Le cinéma d’alors identifie la province à la préservation, voire à la sacralisation de l’ordre social. C’est un milieu fermé, autarcique, à l’image du clan des Goupi ou du village montagnard de L’assassinat du Père Noël isolé par la neige. La réputation, dans cet univers restreint où tout le monde se connaît, joue un rôle majeur. La rumeur s’y développe vite : chez Christian-Jaque, le baron Roland, dont une main est gantée, et récemment revenu, est accusé d’avoir la lèpre. La calomnie se déchaîne dans L’éternel retour contre la jeune épouse du châtelain. La plus magnifique évocation en reste Le corbeau, où Clouzot montre l’opinion se dressant progressivement contre l’infirmière Marie Corbin, dans un long crescendo dramatique culminant lors de sa traque, avec les cris de la foule en fond sonore. Le conformisme y est une vertu ; l’honneur du puisatier fait « disparaître » l’objet du scandale.

19En outre, l’ensemble est maintenu par la rigidité des structures sociales. La communauté se divise en castes nettement hiérarchisées. L’éternel retour propose une vision féodale des rapports entre l’île et le château, lorsque Patrice (Jean Marais), neveu du châtelain, va réclamer aux pêcheurs l’impôt et une épouse pour leur seigneur [21]. Mais la meilleure illustration en est fournie par Les inconnus dans la maison. Le plaidoyer final de Loursat [22] dénonce l’atmosphère délétère de la vie de province de la IIIe République, et prône implicitement une société inégalitaire et régénérée. D’ailleurs Loursat (Raimu), avocat déchu, alcoolique, est, à l’instar de Patricia Amoretti, un « miraculé de la Révolution nationale », dont les obligations familiales assurent la rédemption.

LES INCONNUS DANS LA MAISON, UNE SOCIÉTÉ DE CASTES

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20Cette société cloisonnée s’oppose au melting pot urbain, où les fron-tières sociales sont facilement détournées par la culture des apparences. Le citadin est perçu comme un imposteur potentiel. Goupi-Monsieur se fait passer pour le directeur d’un grand magasin parisien, dont il n’est qu’un employé. Chez Bresson, Agnès semble une jeune fille honorable, c’est une danseuse entretenue. Lacenaire, sous ses airs de dandy, n’est qu’un escroc et un assassin. Un dernier exemple, en sens inverse, le docteur Germain, héros du Corbeau (P. Fresnay) se donne pour un simple médecin, alors qu’il est un brillant gynécologue.

21Le retour à la terre, dans une majorité des films retenus, apparaît comme un acte émancipateur à l’égard des villes corruptrices. On attendait des campagnes une rénovation éthique et politique, par l’exaltation d’une race paysanne autarcique et sobre. Cet idéal de vie campagnard s’associe au mythe de Cincinnatus [23], modèle de la propagande pétainiste pour son image du Sauveur. Il fait de la maison un symbole d’enracinement, mais aussi un point fixe dans un univers chaotique, et donc, conformément aux analyses de Bachelard [24], le refuge par excellence : on rejoint ici Pétain « bouclier de la France ».

LE HORSAIN, L’ÉTRANGER... L’ENNEMI ?

22Pour F. Garçon [25], le cinéma de Vichy se montre particulièrement silencieux sur les étrangers, et il oppose l’omission de toute anglophobie dans L’assassin habite au 21 à la caricature de l’évêque puritain et hypocrite de Drôle de drame (1937). Pour confirmer la xénophobie du cinéma de l’avant-guerre, il suffit de penser aux films d’aventures de J. de Baroncelli [26], où le rôle du traître est systématiquement dévolu à un étranger typé. D’autres historiens se montrent plus réservés ; P. Darmon note l’antisémitisme virulent qui règne dans les milieux du cinéma, suite à la venue de réfugiés allemands, ou à la faillite de Pathé-Nathan en 1932. Il établit une continuité entre le pamphlet de Paul Morand, La doulce France de 1934, celui de Lucien Rebatet, Les tribus du cinéma et du théâtre (1941) et les mesures de Vichy pour épurer ce secteur stratégique. La désignation de l’ennemi étant un critère majeur du politique [27], cela nous permettra de sonder le cinéma de l’Occupation.

23Or, le horsain, l’intrus dans la communauté, tient une grande place dans notre corpus. Il apparaît quasiment toujours suspect, marginalisé. Le Dr Germain passe à la fois pour « avorteur » et séducteur. Lallah Poor, fakir de L’assassin habite au 21, est présenté comme un charlatan et un assassin possible ; Goupi-Monsieur est présumé de meurtre par sa parentèle rurale. Le cas des Visiteurs du soir confirme cette méfiance pour les étrangers, doublement déguisés, en ménestrels et en hommes, alors que Dominique (Arletty), nouvelle Ève, doit ruiner le château. Rôle similaire à celui, involontaire, de Nathalie la Blonde dans L’éternel retour. Ce horsain se révèle un parasite visant à spolier et trahir ses bienfaiteurs. Vision réactionnaire, contraire à celle du clochard anarchiste ruinant la morale bourgeoise de Boudu sauvé des eaux (Renoir, 1932), et reproduisant les figures de l’ « homme souterrain », de l’ « homme du ressentiment » de Dostoïevski et Nietzsche. Le meilleur exemple en est la tribu des Frossin de L’éternel retour. Composée d’une mégère hypocrite, d’un faux savant et d’un nain meurtrier, elle cherche à déposséder le châtelain, en utilisant des armes de lâche, calomnie, poison, fusil. L’image de l’étranger est donc négative, adoptant la forme du bouc émissaire [28], mais les traits habituels de la xénophobie ont disparu.

24Certes, ces films recèlent un refus de l’Autre, inassimilable, pouvant conduire au meurtre, ultime moyen de restaurer l’unité compromise [29]. On l’a vu avec L’auberge de l’abîme, dans une perspective historique autocensurée, et L’éternel retour en présente une version psychologique, autour des relations entre le nain Achille (Piéral) et Patrice, le jeune neveu du châtelain. Achille est difforme. Pauvre, infantilisé par sa mère, il jalouse et déteste Patrice pour sa position d’héritier, sa beauté et l’amour que lui porte Nathalie la Blonde. Il incarne l’homme du ressentiment face au noble guerrier. Car le personnage de Patrice cadre mal avec l’étiquette de « jeune homme doux » proposée par N. Burch et G. Sellier [30] pour caractériser la vision nouvelle de l’identité masculine. Malgré son côté rêveur, il est capable de violence, contre le Morholt [31] dans l’île, et surtout contre Achille, qu’il livre à son chien. Ce nouveau Siegfried, arrogant, inconscient de ses actes, montre que l’adaptation de Cocteau s’est plus nourrie de Wagner que de la traduction de Joseph Bédier, et la mort infamante, donnée par un nain, accroît la ressemblance. Cette incontestable inspiration germanique, d’ailleurs soulignée par un titre emprunté à Nietzsche, cette esthétique figée, ce contenu manichéen suscitent un certain malaise. La critique anglo-saxonne condamna le film à la Libération, comme empreint de sensibilité nazie [32]. Pourtant, il est établi que J. Delannoy fit partie, avec Becker et d’autres, de la section cinéma du Front national, nébuleuse de sympathisants de la Résistance. L’éternel retour montrerait alors l’existence d’un langage mythique échappant au contrôle du réalisateur. Reste cependant la coloration réactionnaire de l’adaptation de Cocteau, dégagée par J.-P. Bertin-Maghit : condamnation de l’adultère, préférence affichée de l’ordre, même dépassé et en déclin, sur l’anormal, le déviant.

25Faut-il voir pour autant, dans cette vision négative mais distanciée de l’étranger, le reflet de l’antisémitisme de Vichy ? Il n’y a guère qu’un film qui pose problème. Les inconnus dans la maison, à partir d’un roman antisémite de Simenon paru en 1940. Le fils Luska, joué par Mouloudji, donne lieu à un portrait ambigu ; l’impact du message était amplifié par le court métrage complétant la séance, Les corrupteurs de P. Ramelot, plagiat éhonté du cinéma nazi, qui montrait d’ignobles producteurs juifs réduisant des jeunes filles à la prostitution ou finançant des films de gangsters pour dévoyer la jeunesse française, écho d’un argument du plaidoyer de Loursat. F. Garçon signale pourtant, à juste titre, le souci d’édulcorer, voire de gommer toute notation antisémite dans le scénario, largement amendé par H. Decoin et H.-G. Clouzot, souci a fortiori d’autant plus louable dans une production allemande. Si le cinéma s’est tenu à l’écart du délire antisémite des autres médias, quelques signes montrent qu’il n’a pu totalement y échapper, y compris chez un réalisateur comme M. Carné qui a protégé et employé clandestinement des techniciens juifs, Kosma et Trauner. G. Sellier [33] illustre cette contagion par le Jéricho des Enfants du paradis, dont le surnom, le physique typé et son personnage de receleur avare et cupide sont très évocateurs.

26Ainsi, le cinéma français de 1940 à 1944 accorde une place indéniable aux thèmes xénophobes, notamment par la figure du horsain destructeur de la communauté. Cela ne va pas sans nuances, voire un basculement de la perspective, comme dans Le corbeau ou Goupi Mains rouges, où le docteur Germain et Goupi-Monsieur apparaissent en fait comme des révélateurs du malaise social. En outre, les ethnotypes récurrents du cinéma d’avant guerre, Anglais ploutocrates, bellicistes et perfides, Juifs radins et ignares, ont disparu, ce que souligne F. Garçon. Cette occultation de l’antisémitisme de Vichy dans les longs métrages est à relier à la priorité accordée, même par Greven, à la qualité des œuvres sur leur potentiel de propagande. Car il s’agissait d’abord de rentabilité, envers un public désireux d’évasion. La nouvelle génération de cinéastes cherchait également à faire carrière dans la durée, en évitant autant que possible toute compromission idéologique avec l’occupant. On peut y ajouter, dans une proportion difficile à estimer, les pressions morales du Front national, par la rumeur puis par le journal clandestin L’écran français, sur le milieu du cinéma.

27Faut-il en conclure, avec J.-P. Bertin-Maghit, que « 1940 souligne le divorce consommé entre l’offre culturelle d’un gouvernement qui voulait imposer les grands principes rénovateurs de la révolution nationale et l’attente de Français peu sensibles aux thèmes fascisants » ? [34] D’autres critères permettront de juger l’engagement du cinéma de l’époque ou son repli délibéré dans le « contemporain vague », selon la formule de J.-P. Jeancolas.

« PROMENADE AVEC L’AMOUR ET LA MORT »

28L’évocation liée de l’amour et de la mort fut un des moyens des cinéastes français de préserver leur neutralité, tout en intégrant, partiellement, l’héritage du réalisme poétique rejeté par les autorités, tant en 1939 qu’après 1940, comme trop pessimiste et démoralisateur. Mais le poids de la défaite et les impératifs de la révolution nationale exercèrent aussi leur influence dans la redéfinition des rapports entre les sexes et leur représentation à l’écran [35].

29N. Burch et G. Sellier insistent sur la rupture avec le « patriarcat incestueux » de règle avant guerre. La femme du boulanger (1938) montrait l’homme dominant, par opposition à une femme volage, superficielle, guère éloignée de l’animal auquel elle était explicitement comparée, la chatte Pomponnette. La défaite provoqua une dévirilisation, l’effondrement de cette image du patriarche. Raimu, qui l’avait souvent incarnée, fut un des premiers touchés. Les inconnus dans la maison le montrent en avocat déchu, ivrogne, marqué par la fuite de sa femme et redécouvrant douloureusement la paternité. On privilégie dans les rôles masculins les « jeunes hommes doux ». A. Cuny, dans Les visiteurs du soir et Le baron fantôme, ainsi que J.-L. Barrault, l’inoubliable mime des Enfants du paradis, en sont l’illustration. Parallèlement, se dessine une valorisation de l’image féminine, d’abord consacrée par la rédemption de la « garce », d’où l’évolution de Denise (Ginette Leclerc) dans Le corbeau, malgré la misogynie notoire de Clouzot. Mais c’est surtout flagrant dans Les dames du bois de Boulogne, où Agnès (E. Labourdette) apparaît en victime de sa mère et d’Hélène. Elle comprend le piège et essaie de le déjouer, même au prix de la perte de son amour. Le blanc éclatant de sa robe de mariée symbolisera son rachat. La femme est représentée active, autonome. Suzy Delair, dans L’assassin habite au 21, découvre intuitivement la vérité et sauve son amant, dans une inversion significative de la tradition romanesque. N. Burch et G. Sellier soulignent les personnages joués par Jany Holt. Dans Le baron fantôme, Anne, en trouvant la cachette du trésor et le testament, assume le rôle de dea ex machina. Et Sylvie, fiancée des ténèbres, échappe à ses pygmalions, l’évêque cathare et le musicien qui veut en faire sa muse. Son départ solitaire à la fin montre qu’elle a conquis son indépendance.

30Il y a là un décalage évident avec la féminité promue par Vichy, que La fille du puisatier traduit par contre parfaitement. Les filles sont élevées en futures mères, vouées au mariage, accomplies par la gestion du foyer. Gaby Morlay [36] fut l’interprète privilégiée de ces rôles, dans de sirupeux mélodrames, tel Le voile bleu, de J. Stelli (1942). « La philosophie politique de l’éternel féminin réalise ainsi un amalgame entre soumission sexuelle et soumission sociale et, en célébrant la maternité nationale, impose ses obsessions sur l’inassimilable. » [37] La mutation de l’image de la femme dans quelques films, rejoint l’absence d’antisémitisme : le cinéma français a pu éluder certains des impératifs de Vichy.

31L’évocation de l’amour n’est qu’une métaphore platonique, l’enlèvement d’Anne par Hervé somnambule dans Le baron fantôme. Les scènes semi-oniriques de rencontres dans des jardins exubérants, tant dans Les visiteurs du soir, que dans La fiancée des ténèbres ou L’éternel retour, font une allusion évidente à l’Éden. Plutôt qu’un repli dans le fantastique, elles dénoncent l’aspect illusoire de l’évasion, l’éphémère de la relation. Elles contiennent leur propre négation, à l’instar du bassin révélateur du futur, des Visiteurs du soir. L’amour ne peut conduire qu’à l’oubli (La fiancée des ténèbres, Les enfants du paradis) ou à la mort (L’éternel retour, Les visiteurs du soir, et avant l’épilogue heureux, Les dames du bois de Boulogne). Cette vision tragique de l’amour se marque par la récurrence des gisants. L’image de Patrice et de Nathalie la Blonde étendus côte à côte dans la mort fait écho à celle des amants des Visiteurs du soir figés dans la pierre. Le baiser de Garance et de Baptiste, dévoilé par Lacenaire au comte, semble transformer les amants en statues. Dans L’assassinat du Père Noël, le conte de la princesse endormie : Catherine, la fille du conteur, sera réveillée d’une vie irréelle par l’amour du baron Roland. Cette figure littéraire n’est pas sans rapport avec l’imaginaire politique, et notamment le mythe du souverain enseveli ou endormi, qui reviendra au moment des pires malheurs pour sauver son peuple [38]. Peut-on pour autant y voir une parabole de la France occupée ? J. Daniel voyait dans l’évocation du prince charmant une métaphore du gaullisme. J.-P. Bertin-Maghit interprète Les visiteurs du soir comme une allégorie politique. Le film décrit une société inconsciente du danger, s’épuisant en fêtes, incapable de résister à l’invasion, et bientôt en proie à une guerre civile, jusqu’à la victoire finale, induite par le revirement de Gilles. Certes, il peut s’agir là d’une relecture orientée du film, d’autant plus que M. Carné ne mentionne pas cette intention dans ses mémoires. Elle n’en reste pas moins intéressante. Les cœurs qui continuent à battre sous la pierre indiquent le maintien d’une résistance. De même, Le silence de la mer (1946), d’après le roman de Vercors paru clandestinement, témoignait de la préservation d’une sphère de liberté intime, par le refus de tout contact avec l’occupant. G. Sellier la discerne dans Les enfants du paradis, où Garance serait une métaphore de la France, attachée à sa liberté, mais pouvant partager temporairement la vie du comte, par opposition à la révolte brutale et stérile de Lacenaire. Cette résistance morale ne représente qu’un espoir millénariste intériorisé, une volonté de mépriser l’occupant, et une attente de la libération [39].

32L’examen du contenu latent de notre panel nous a fait passer de thèmes reproduits, retour à la terre, à une indifférence certaine aux thèses antisémites et misogynes de Vichy, puis à l’affirmation, négative, d’une volonté de résistance. Cela semble traduire les aspirations d’une majorité de Français, rapidement critiques envers Vichy, mais privilégiant la survie et l’attentisme à l’engagement dans la Résistance. Pourtant, une minorité a fait ce choix : ne peut-il être rendu perceptible à l’écran ?

« LE COMBAT AVEC LE DÉMON »

33L’étrange défaite, l’exode, le sabordage du régime, l’Occupation ont nourri le choc psychologique de 1940. On devait trouver une explication. L’époque était traversée de pulsions millénaristes. Vichy sut les détourner, en les transformant en avertissement providentiel, et découvrir des responsables. Or, la présence du Mal n’avait cessé de susciter fascination et curiosité mal déguisées. Le cinéma des années 1930 avait été fécond en personnages maléfiques, le brocanteur de Quai des brumes ou le dresseur de chiens du Jour se lève. Car le cinéma, plus que la littérature, peut jouer sur la fascination exercée par le Mal, en poussant le spectateur au voyeurisme, ou plutôt à assumer ce statut latent, tout en le déculpabilisant grâce aux alibis de la fiction et de l’art [40]. La représentation du Mal, de la violence à l’écran, dans un but d’endoctrinement, dépend de la capacité de distanciation permise au spectateur [41]. Il va de soi qu’elle est fortement amoindrie dans une période de crise, caractérisée par le retour de l’irrationnel, des explications mythiques.

34Vichy va utiliser la force d’évocation et le potentiel cathartique du cinéma pour dévoiler les causes de la déchéance du pays, dissimuler ses responsabilités et légitimer la révolution nationale. La dénonciation de la France d’avant guerre des Inconnus dans la maison s’achève logiquement par un procès, où deux coupables sont désignés à l’opinion par l’avocat Loursat, Raimu. D’abord, comme à Riom, l’esprit de jouissance de la IIIe République, loisirs avilissants, promiscuité des classes, carences de l’éducation et de la famille. Déchéance due à la démocratie et à ses prétentions égalitaires. Vichy va incarner l’antidote. Ensuite l’anti-France. Le mythe du complot universel sert à désigner la causalité diabolique du chaos, trahissant les desseins autoritaires, voire totalitaires de l’État français [42]. D’autres films présentent des éléments comparables. Organisation du crime de L’assassin habite au 21, possible souvenir pour Clouzot de sa formation outre-Rhin [43] et de l’expressionnisme allemand. Mise à jour, dans L’éternel retour, du complot des Frossin contre le châtelain, ou dans L’assassinat du Père Noël, de criminels dans la communauté villageoise. Phénomène similaire dans Goupi Mains rouges.

35Pourtant ce dernier film discréditait ce processus, en montrant l’étranger comme une proie facile face à la rumeur et aux accusations incontrôlées. Le cas du Corbeau est encore plus flagrant. Dès sa sortie, il suscita la polémique. Vichy voulut en refuser les droits d’exportation à la Continental, en vain. C’est donc par le choix de l’occupant qu’il ne fut pas diffusé en Allemagne et dans ses conquêtes, de peur sans doute de rapprochements avec la situation. La Centrale catholique du cinéma y vit « un film pénible et dur, constamment morbide dans sa complexité » et le classa dans son « enfer », la 6e catégorie : « À rejeter, film essentiellement pernicieux au point de vue social, moral, et/ou religieux. » La Résistance, elle aussi, condamna le film dans L’écran français [44] comme propagande nazie. Pourtant le film connut un succès public, dont témoigne l’enthousiasme de J. Siclier [45].

36Pour N. Burch et G. Sellier, ce ne serait qu’un mélo pétainiste, œuvre d’un anarchiste de droite. Et de souligner le discours moralisateur : dénonciation de l’adultère et de l’avortement au profit d’une doctrine nataliste, revirement du Dr Germain sur son refus des enfants, rejet du « patriarcat incestueux » stérile (le couple Vorzet), rédemption de Denise par l’amour. Or, tous ces éléments y figurent bien, mais piégés. Ainsi la dénonciation du patriarcat incestueux vient du Dr Vorzet, ce qui lui enlève une bonne part de sa vraisemblance. L’avortement montre la névrose de Germain, tout en étant à l’origine des rumeurs contre lui... C’est plutôt l’exemple type du cinéma dérangeant. Son réalisme noir en fait l’antithèse des bluettes pétainistes, comme l’illustre la comparaison avec un film traitant aussi des lettres anonymes, Signé illisible, de C. Chamborand (1942). À cette conjuration salvatrice de jeunes filles contre les séducteurs et le marché noir, ayant pour devise : « Il y a quelque chose de changé », Clouzot oppose une vision sans concessions des valeurs de Vichy. Le travail y est peu honoré, le héros ayant des doutes sur son métier, la famille dédaignée, avec une image fort peu exemplaire de la jeunesse, Rolande. La patrie connaît une crise profonde, en proie à la haine et à la délation. Certes, il s’agit d’un rappel de l’affaire de Tulle (1922) et le scénario était prêt dès 1937, mais le film ne pouvait manquer d’évoquer l’actualité. De 1940 à 1944, environ trois millions de lettres anonymes furent adressées aux autorités allemandes. La description de cette société, affolée, réagissant par la rumeur et le lynchage, est terrible.

37Mais le film s’avère plus dérangeant encore, pour nous, depuis son noyau, la relation complexe unissant les Drs Germain (P. Fresnay) et Vorzet (P. Larquey). Leur face-à-face fait l’objet de plusieurs séquences clés du film, dont celle de la lampe.

38Leur relation mêle estime réciproque, initiation paternelle et également manipulation, lorsque Vorzet oriente les soupçons de Germain vers les infirmes complexés, et donc vers Denise, sa maîtresse. Germain est fasciné par Vorzet [46], par son non-conformisme supérieur, tout en marquant des réticences. La révélation finale entraîne une relecture du film, et l’on s’aperçoit que Vorzet n’a cessé de manipuler les gens, de multiplier fausses pistes et germes de discorde, poussé par l’orgueil, la passion du jeu et l’assurance de l’impunité. Clouzot ne s’est pas contenté de reprendre les apparences de l’expressionnisme, mouvements de foule, jeux d’ombre et de lumière, décor subjectif, mais en a aussi adapté les thèmes à la situation française. Vorzet n’a cessé de tenter, de déstabiliser Germain ; mais ce dernier a fini par le démasquer et s’affranchir de son emprise. Son sourire à l’écoute des cris d’enfants montre sa victoire. La fin ne doit pas être envisagée comme le triomphe de la doctrine vichyste, mais comme une solution à l’impossible choix entre tyrannie et chaos, dilemme repris d’un cinéma allemand exprimant lui aussi le désarroi d’un peuple vaincu, humilié, à la recherche d’une solution politique. Clouzot, en dévoilant le chaos comme une arme privilégiée de la tyrannie spirituelle exercée par Vorzet, fait l’éloge de l’esprit critique. Il illustre sa victoire sur une opinion en état de choc, sur les forces obscures présentes en nous (le passé de Germain), et sur les manipulations d’un maître ès propagande, flagrantes durant la terrible scène de la dictée. Telle est la « leçon » du film : l’exemple d’un acte de résistance, si l’on ne s’arrête pas aux apparences d’un film complexe. Certes, cette interprétation du Corbeau peut paraître subjective, mais on peut rapprocher son happy end de celle de l’autre film dérangeant, Goupi Mains rouges, analysée par J.-L. Vey. L’optimisme triomphe, car « seulement où sont des tombes, là sont aussi des résurrections ! » [47]

Image 2

39Nous souscrivons donc à la thèse de J. Siclier : il n’existe pas de cinéma de Vichy. Notre approche, limitée à un panel représentatif et au déchiffrement des figures mythiques qui s’y trouvaient inscrites, rejoint donc les conclusions de J.-P. Bertin-Maghit, qui avait privilégié une lecture sémiologique, de F. Garçon et d’une étude quantitative, et de P. Darmon, qui s’était penché sur le milieu du cinéma. Autant de perspectives illustrant l’existence d’un débat sur le cinéma des années noires, débat très bien évoqué par S. Lindeperg [48].

40Reste que l’État français a échoué dans sa tentative d’imposer un cinéma officiel. M. L’Herbier en avait établi les règles : « Le sujet du film doit être grand pour servir la publicité de la nation, édifiant par quelque côté pour contribuer à la mobilisation de la foule, de bonne tenue artistique pour ne pas nuire à la marque France, d’accès facile pour plaire à tous. » [49] Les réalisateurs n’en ont retenu que ce qui les arrangeait, le style édifiant servant d’alibi à des œuvres sans intérêt : sur les 220 films, J. Siclier et P. Darmon n’en « sauvent » qu’une trentaine. Certains ont très mal vieilli, comme L’éternel retour. En fait, des thèmes sont passés dans le langage cinématographique, en particulier le retour à la terre, avec cependant sa version sarcastique par J. Becker. Les mythes d’Antée et de Cincinnatus s’y rejoignaient, montrant que le nouveau régime avait su récupérer un courant régionaliste. La tradition de xénophobie aurait pu servir les desseins de Vichy, mais s’est cantonnée dans la représentation négative du horsain, échappatoire commode ou transfert inconscient. Car l’antisémitisme est pratiquement absent, la féminité renouvelée par l’écran, très éloignée des impératifs moraux et natalistes du pouvoir. L’image obsédante de l’amour pétrifié suggérait une exaltation de la résistance, de la préservation de l’essence nationale, qui pouvait se confondre avec le pathos patriotique de Vichy dans des films ambivalents, Le ciel est à vous (J. Grémillon, 1943) ou Pontcarral, colonel d’Empire (J. Delannoy, 1942). Enfin, le problème du Mal montrait deux films bafouant les principes vichystes, Goupi Mains rouges et Le corbeau en confrontant les mythes du Complot et du Savant fou.

41J. Daniel a élaboré une typologie ternaire du cinéma de l’Occupation [50]. Il distinguait les films exaltant la foi pétainiste par un moralisme pesant, comme La fille du puisatier, des films suggérant la tentation de la collaboration. Ici, nous affinerons son analyse en distinguant la contamination antisémite, indirecte des Inconnus dans la maison, et toute relative par rapport à son court métrage d’introduction, et la dérive esthétisante montrant l’influence de la culture allemande, pourtant mobilisée au service du IIIe Reich. L’éternel retour illustre cette forme de collaboration. D’un côté, didactisme appuyé, de l’autre, emprise de l’onirisme, de la suggestion. Le troisième type dégagé par J. Daniel développait une résistance par allusions. Là encore, deux choix s’opposent, la voie allégorique, celle de Carné, et la dénonciation virulente, par Becker et Clouzot, des idéaux de la période. Dans une quatrième catégorie, les films retenant une partie, la plus inoffensive, des idées de Vichy, tout en s’en démarquant par l’originalité et la qualité de leur mise en scène, ceux de Bresson et de S. de Poligny. Ces quatre sortes de films nous semblent caractériser les choix politiques du cinéma de l’Occupation et de l’opinion publique française.

42Le cinéma, objet historique, est susceptible aussi bien d’embrigadement en tant qu’art officiel, que d’émancipation, promotion d’une contre-culture. Cette ambivalence rejoint celle du mythe, auquel le cinéma ne cesse de recourir pour réaliser ses ambitions artistiques et rendre compte de la société dans laquelle il s’inscrit. Nous avouons préférer le cinéma « de Vichy » au cinéma sur Vichy. La représentation de la France de Vichy après 1944 nous paraît écartelée entre deux tendances tout aussi néfastes. D’une part, le fantasme gaulliste et communiste d’un unanimisme résistant, manifeste dans La bataille du rail (R. Clément, 1944-1946), les outrances du Père tranquille (Noël-Noël, 1946), ou les retouches sur Nuit et brouillard (A. Resnais, 1955) et qui est loin d’avoir disparu, la description de Paris occupé [51], fade et académique, du Dernier métro (F. Truffaut, 1980). De l’autre, on peut déceler l’émergence du nouveau discours sur le nazisme [52], avec l’amoralisme nihiliste de Lacombe Lucien (L. Malle, 1974). Ce dernier devient milicien par hasard, sa destinée sordide semblant renvoyer Résistance et collaboration dos à dos.

Notes

  • [1]
    La France de Pétain et son cinéma, Éditions Henri Veyrier, 1981. F. Truffaut apporte un autre regard juvénile dans sa préface aux chroniques d’A. Bazin, Le cinéma de l’Occupation et de la Résistance, Union générale d’éditions, 1975 ; A. Bazin et J. Audiberti, Le mur du fond, Cahiers du Cinéma, 1996, sont, eux, des critiques confirmés de la « génération précédente ».
  • [2]
    J. Siclier, op. cit., p. 24.
  • [3]
    Cf. J. Daniel, Guerre et cinéma, grandes illusions et petits soldats, Paris, Armand Colin, 1972, et J.-P. Bertin-Maghit, Le cinéma sous l’Occupation, Paris, Olivier Orban, 1989, ainsi que Le cinéma français sous l’Occupation, Paris, PUF, 1994.
  • [4]
    J. Siclier, op. cit., p. 144.
  • [5]
    Voir M. Ferro, « Double accueil à la Grande Illusion », Cinéma et Histoire, Gallimard, 1993.
  • [6]
    Sur la critique historique des films, voir J.-R. Louvet, « Les images animées : des images d’histoire ? », Débuter dans la recherche historique, Publications de la Sorbonne, 1990 ; M. Lagny, De l’histoire du cinéma, méthode historique et histoire du cinéma, A. Colin, 1992 ; et R. C. Allen et D. Gomery, Faire l’histoire du cinéma, les modèles américains, 1985, 1re trad. franç. chez Nathan, 1993.
  • [7]
    M. Ferro, « Le film, une contre-analyse de la société ? », op. cit.
  • [8]
    J. Daniel, op. cit., p. 398.
  • [9]
    Dans De Caligari à Hitler, 1947, Flammarion, 1973, p. 9.
  • [10]
    Cf. Le monde du cinéma sous l’Occupation, Paris, Stock, 1997.
  • [11]
    Cf. « Ce curieux âge d’or des cinéastes français », La vie culturelle sous Vichy, s.d., J.-P. Rioux, Bruxelles, Complexe, 1990.
  • [12]
    Elles sont signalées dans la liste par un astérisque.
  • [13]
    Voir J. Daniel, op. cit., p. 202-203, et C. Gaston-Mathé, La société française au miroir de son cinéma, Panoramiques Corlet, 1996.
  • [14]
    M. Ferro, « Sur l’antinazisme américain (1939-1943) », op. cit., et R. Pithon, « Opinions publiques et représentations culturelles face au problème de la puissance. Le témoignage du cinéma français (1938-1939) », Relations internationales, 33, 1983. Cependant des films français de l’immédiate avant-guerre ont donné une lecture aiguë du politique, sous-emploi, menace de guerre, crise des valeurs républicaines ; cf. S. Dallet, « L’année 1939, promenade entre le désenchantement de quelques films de fiction et le volontarisme des activités filmées », L’homme et la société. Cinéma engagé, cinéma enragé, L’Harmattan, 127-128, 1998.
  • [15]
    Mythes et mythologies politiques, Le Seuil, 1986.
  • [16]
    Selon R. Chirat, Le cinéma français des années de guerre, Hatier, 1983, ou P. Darmon, op. cit., les agents de la censure sont multiples, leurs impératifs divers, parfois contradictoires, et leurs moyens d’action inégaux. L’occupant impose sa production, rationne la pellicule aux firmes françaises et censure leurs œuvres. L’État français prétend imposer son credo dans des films de tradition nationale, souvent tournés en dérision par les milieux parisiens de la collaboration. Il moralise et organise la profession de façon corporatiste, en épurant très tôt ce secteur névralgique. La Centrale catholique du cinéma, dans l’esprit de l’encyclique Vigilanti Cura, publie des cotations sur la valeur morale des films. Cf. J. Siclier, op. cit., annexe II.
  • [17]
    Cf. C. Faure, Le projet culturel de Vichy, Lyon, Éditions du CNRS, 1989, p. 51-52, avec la création du musée des Arts et Traditions populaires, et des entreprises architecturales de style régionaliste, souvent archaïsant.
  • [18]
    Par exemple, J. Siclier insiste sur la réponse de Patricia à Mme Mazel : « Non, madame, non, ce n’est pas vrai... Si tous nos hommes revenaient demain, tous sans exception, s’ils revenaient vaincus, joyeux et bien portants, en chantant des chansons de route, il n’y aurait plus de France, et même on pourrait dire que la France n’était pas une patrie. Ils n’ont pas sauvé la France, mais ils l’ont prouvée : les morts des batailles sont la raison de vivre des vaincus. » Outre sa dignité, cette tirade est intéressante par sa référence à la saignée de 1918 et au traumatisme qui en a résulté, récupéré par le régime de Vichy (cf. P. Laborie, « La mémoire de 1914-1918 et Vichy », Traces de 14-18, Carcassonne, Les Audois, 1997).
  • [19]
    Voir F. Courtade, Les malédictions du cinéma français, Paris, A. Moreau, 1978, p. 203.
  • [20]
    Cf. J.-L. Vey, Jacques Becker ou la fausse évidence, Lyon, Aléas Éditeur, 1995.
  • [21]
    Significativement, on retrouve le même schéma narratif dans une évocation hollywoodienne du haut Moyen Âge, Le seigneur de la guerre, de F. J. Schaffner (1965).
  • [22]
    Repris par R. Chirat, op. cit. Le parallèle entre l’absence d’installations sportives, nécessaires à une jeunesse saine, et la surabondance des bistrots, cafés et bordels, parle de lui-même, ainsi que la dénonciation des mauvais exemples proposés par le cinéma.
  • [23]
    Voir R. Girardet, op. cit., p. 74.
  • [24]
    Cf. G. Bachelard, La terre et les rêveries du repos, Paris, Librairie José Corti, 1968.
  • [25]
    De Blum à Pétain, cinéma et société française (1936-1944), Paris, Le Cerf, 1984, et la thèse de R. Schor, L’opinion française et les étrangers en France de 1919 à 1939, Paris, Sorbonne, 1985.
  • [26]
    Par exemple, Nitchevo (1926) ou Feu ! (1927).
  • [27]
    Voir C. Schmitt, La notion de politique, 1927, Flammarion, 1992, p. 64-66.
  • [28]
    L’auberge de l’abîme de W. Rozier (1942) constitue un cas limite, en adaptant un roman d’A. Chamson de 1933. Il occulte son contexte, chute du Premier Empire, terreur blanche dans les Cévennes, au profit de l’éloge du monde rural et de la réconciliation nationale, par l’ajout d’un happy end que s’était refusé l’écrivain.
  • [29]
    Voir R. Girardet, op. cit., p. 143.
  • [30]
    Cf. N. Burch et G. Sellier, La drôle de guerre des sexes du cinéma français (1930-1956), Paris, Nathan, 1996.
  • [31]
    La fin du film révèle que cette brute n’était qu’un ivrogne, et que loin de terroriser les pêcheurs, il leur servait de distraction, de bouffon...
  • [32]
    J. Siclier le signale, en rejetant l’accusation, op. cit., p. 150. J. Cocteau, d’ailleurs maltraité par les milieux de la collaboration, s’en défend : « Les époques de primauté politique (les époques partisanes) sont impropres à la critique. Celle de l’Occupation décidait d’avance que j’étais ignoble et ignobles mes entreprises. Celle de l’Angleterre de 1946 accuse L’éternel retour, légende galloise, d’être d’inspiration allemande, parce que les héros y sont blonds » (cité par R. Gilson, Jean Cocteau cinéaste, Paris, Édition des Quatre Vents, 1988, p. 23) ; et J.-P. Bertin-Maghit, « L’éternel retour : un choix idéologique », Cinem Action, Corlet Télérama, 65, 1992.
  • [33]
    Cf. G. Sellier, Les enfants du paradis, Nathan, Synopsis, 1992.
  • [34]
    J.-P. Bertin-Maghit, Le cinéma français sous l’Occupation, op. cit. Sur cette question, dénonçant la légende des « quarante millions de pétainistes », voir P. Laborie, L’opinion française sous Vichy, Le Seuil, 1990.
  • [35]
    Cf. N. Burch et G. Sellier, op. cit., et F. Muel-Dreyfus, Vichy et l’éternel féminin, Le Seuil, 1996.
  • [36]
    J. Siclier évoque non sans humour sa métamorphose, suite aux exigences de l’ordre moral, op. cit., p. 97 à 107.
  • [37]
    F. Muel-Dreyfus, op. cit., p. 371.
  • [38]
    Voir la remarquable analyse de Y.-M. Bercé, Le roi caché, Fayard, 1990.
  • [39]
    Attitude d’ailleurs prônée par Vichy « À travers la mémoire de la guerre, Vichy installe ainsi les Français dans le confort paresseux d’un imaginaire de l’attente, dans ses illusions et ses malen-tendus » (P. Laborie, « La mémoire de 1914-1918 et Vichy », op. cit., p. 227).
  • [40]
    La dénonciation de cette perversité potentielle est manifeste chez Hitchcock, dans Fenêtre sur cour (1954), mais aussi Vertigo (1958) ou Frenzy (1972), et dans Le voyeur de M. Powell (1960), avec la caméra-épée filmant l’agonie des victimes du tueur, lui-même victime durant son enfance de la caméra de son père.
  • [41]
    Orange mécanique de S. Kubrick (1971) en constitue une illustration exemplaire, en opposant la violence détournée et sublimée par l’art (ballet, musique...) du début, à la violence brute, subie par Alex dans son programme de régénération psychique.
  • [42]
    Là encore, nous nous référons aux analyses très denses de R. Girardet sur la conspiration, op. cit., p. 25 à 60.
  • [43]
    Cf. J.-L. Bocquet, H.-G. Clouzot cinéaste, Sèvres, La Sirène, 1993, et R. Pithon, « Cinéma français et cinéma allemand des années 1930 : de l’échange à l’exil », Entre Locarno et Vichy. Les relations culturelles franco-allemandes dans les années 1930, s.d., H. M. Bock, R. Meyer-Kalkus et M. Trebitsch, CNRS Éditions, 1993.
  • [44]
    Voir O. Barrot, L’écran français, 1943-1953, Les Éditeurs français réunis, 1979.
  • [45]
    Cf. J. Siclier, op. cit., p. 63.
  • [46]
    Relation identique de fascination/répulsion entre Charlie et son oncle, dans L’ombre d’un doute, œuvre préférée de Hitchcock, sortie en 1942, même si Clouzot n’a pu, bien sûr, en avoir connaissance.
  • [47]
    F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, le chant des tombes, p. 145 dans l’édition Folio de 1985.
  • [48]
    S. Lindeperg, Les écrans de l’ombre. La 2e Guerre mondiale dans le cinéma français (1944-1969), Paris, CNRS Éditions, 1997, p. 32 à 40.
  • [49]
    Cité par R Chirat, op. cit., p. 24.
  • [50]
    Cf. J. Daniel, Guerre et cinéma, op. cit., p. 187 et s.
  • [51]
    Cf. F. Garçon, « Le retour d’une inquiétante imposture : Lili Marleen et Le dernier métro », Les Temps modernes, 422, 1981.
  • [52]
    Cf. S. Friedländer, Reflets du nazisme, Paris, Le Seuil, 1982. L’analyse du film de L. Malle se trouve p. 101-102.
Français

Au-delà de l’écran : quelques films français et Vichy (1940-1944)

Le cinéma de Vichy sert-il les idéaux de la Révolution nationale ? 12 films montrent l’emprise inégale de la mythologie politique hostile à l’héritage de la Révolution française, l’impact du retour à la terre, associé au mythe d’Antée, et le prix attaché à la maison familiale, parallèlement au développement du folklore et du régionalisme par l’État français. S’il véhicule une image négative du « horsain », le cinéma s’avère beaucoup moins perméable que les autres médias à l’antisémitisme et à l’anglophobie. Il confirme son autonomie par rapport au régime, en promouvant une image nouvelle, émancipée, de la condition féminine et peut aussi développer des métaphores d’une résistance morale à l’Occupant. Enfin, deux films, Goupi Mains rouges et surtout Le Corbeau sont des dénonciations critiques et des appels à résister.

Mis en ligne sur Cairn.info le 01/12/2008
https://doi.org/10.3917/gmcc.204.0067
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