CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1« Qu’il relève du domaine de l’imaginaire ou de celui de la mémoire, ce roman est un chef-d’œuvre. » Ainsi débute la préface d’E. Wiesel au roman historique de F. Werfel, Les quarante jours du Musa Dagh (1933) racontant la farouche défense de quelques milliers d’Arméniens sur une montagne, un des rares épisodes « heureux » du génocide de 1915.

2Cet ouvrage tient une place cruciale dans la mémoire d’un peuple privé de patrie, voué à la diaspora et victime d’un génocide oublié, voire occulté, jusqu’à sa redécouverte par l’Europe, dans les années 1980. Il suffit d’évoquer, en parallèle, le rôle du sacrifice de Massada dans la préservation de l’identité juive. V. Dadrian [1] reconnaît y avoir trouvé l’origine de sa vocation. Les spécialistes paraissent, à l’instar d’Y. Ternon [2], considérer l’ouvrage de Werfel comme historique. Ils y renvoient le lecteur après un bref résumé, continuité des mouvements d’autodéfense de 1862, 1895 et 1909. Unique spécificité, l’intervention des belligérants européens : une escadre alliée libère les Arméniens, tandis qu’un officier allemand, le comte de Reichenberg, supervise le siège, du côté ottoman.

3Certes, une lecture attentive de Werfel permet de retrouver les échos des relations de Lepsius et Toynbee [3] et des archives anglaises et allemandes. Il convient toutefois de relativiser l’objectivité de ces sources : silences du pasteur Lepsius, disputes sur l’authenticité des télégrammes Andonian, aveu de Toynbee [4] d’avoir effectué un travail de contre-propagande, en réponse à l’exploitation allemande des pogroms russes de 1915 dans les États baltes et en Pologne. Le sujet est fertile en polémiques sur la nature des persécutions ottomanes : massacres traditionnels ou génocide. Ce dernier est nié par les historiens turcs [5] mais aussi par des chercheurs réputés comme B. Lewis et X. de Planhol [6].

4Un roman engagé qui fait autorité sur un élément secondaire d’un drame, utilisé par son auteur comme le révélateur d’une réalité effroyable, au nom du devoir de mémoire. Un récit épique construit comme une tragédie antique, où s’installe, dès les premières pages, l’attente de la catastrophe, régulièrement scandée par des versets de l’Apocalypse. Un roman historique posant l’ambiguïté d’un genre, dialectique entre recréation, restitution et fiction, que Lukács n’a que partialement défini [7]. Telles sont nos pistes de lecture. Nous envisagerons d’abord la mise en place du contexte, puis la structure du roman, composée de figures mythiques entrelacées. Enfin, nous serons à même d’éclairer les enjeux du choix de Werfel, dans son utilisation des sources dont il a pu disposer. La principale difficulté, à ce niveau, vient de son usage de citations indirectes, et de l’absence de l’appareil critique auquel nous sommes désormais habitués, chez R. Merle, P. Naudin, M. Peyramaure, pour s’en tenir à des exemples français.

Le génocide sous l’angle du roman historique

5Les quarante jours du Musa Dagh démontre un effort délibéré de réaliser un roman historique. Le récit de l’exploit des villageois arméniens n’est qu’un prétexte pour la mise en situation du génocide. Il ne concerne d’ailleurs que le livre II, après près de 350 pages d’exposition, et le livre III, sauf deux digressions – les efforts du pasteur Lepsius (chap. 1) et l’odyssée des messagers (chap. 2). Werfel joue constamment sur l’emploi de trois échelles pour mener sa narration :

6— le niveau international souligne l’ingérence étrangère dans l’Empire ottoman, comme l’une des raisons du génocide. La discussion (p. 628-630) explique l’altération des rapports entre Turcs et Arméniens suite au congrès de Berlin [8]. V. Dadrian insiste aussi sur l’ambiguïté de l’attitude des Européens, mêlant préoccupations humanitaires, rivalités économiques, oppositions politiques, et sur l’incapacité à faire respecter leurs beaux principes qui en résulte. Mais Werfel y trouve surtout l’occasion de dénoncer la Raison d’État, l’hypocrisie et la lâcheté des gouvernements. Les « monstres froids » jouent le rôle de la fatalité antique ; Werfel intitule « Intermède des Dieux » les deux chapitres qui voient les efforts de Lepsius pour sauver les Arméniens ruinés devant les intérêts conjugués des Turcs et des Allemands ;

7— nous voyons ensuite la Turquie en guerre [9]. Cette situation critique est mise à profit par les jeunes Turcs pour en finir avec les Arméniens ;

8— le dernier niveau correspond à la plaine d’Adana, avec les six villages arméniens, au Musa Dagh, et aux villes d’Antioche, siège du pouvoir répressif turc, et d’Alexandrette, dont le port et les consuls neutres incarnent l’espoir pour les assiégés.

9Ce jeu sur les échelles est une des ressources du roman historique, que R. Merle utilisera avec succès dans sa saga Fortune de France. Il permet d’intégrer les individus, leur environnement social et familial dans la trame des événements.

10Un autre intérêt de l’œuvre de Werfel réside dans sa capacité à fournir un modèle du génocide arménien propre à en dégager la spécificité. Selon V. Dadrian [10], « inaptes à gouverner mais adeptes de la violence dans sa forme la plus extrême, les autorités ottomanes développaient un mode de pouvoir qui visait toujours la collectivité entière, identifiée en son ensemble à ceux qui avaient eu recours à des actes de violence et de vengeance ». Werfel en fait une démonstration pertinente, à partir du cas de Zeïtoun [11]. Provocations turques, toujours croissantes / réactions arméniennes limitées / répression démesurée, avec tortures, recherche d’armes et de bombes, sous prétexte d’un complot / élimination discrète ou ostentatoire des notables, chefs potentiels de la résistance et désarmement des conscrits / déportations vers des lieux marécageux ou désertiques impropres à l’installation de citadins ou de paysans. Deux anecdotes illustrent la cruauté de ces mesures. Celle du fiancé déguisé en femme [12] pour rester avec sa bien-aimée, découvert et massacré devant elle (p. 188), est reprise du récit de deux infirmières, allemandes ou danoises, et elle est également citée par Lepsius. La seconde [13] traduit la détresse des déportés : à Deir es Zor, ils triaient les grains d’orge non digérés dans le crottin des chevaux. Ses personnages soulignent qu’il s’agit désormais d’une logique d’extermination : « Je comprends seulement que le gouvernement projette contre notre peuple un coup tel que même Abdul Hamid n’a pas osé en porter. » [14] Le prêtre Ter Haigasoun distingue les massacres, anarchiques, officieux, de la déportation planifiée, étatisée. Reste que ce procédé présidait déjà aux massacres, au point d’être intériorisé par la minorité arménienne dans le jeu de Khan Pacha, envisagé par A. Ter Minassian [15] comme rite de socialisation, mais qui devait aussi assumer un rôle de distanciation.

11Le roman établit également un schéma actantiel simple, proche des origines du genre, le roman de cape et d’épée ou d’aventures, au XIXe siècle. Les romans d’aventures de K. May et Bulwer Lytton étaient d’ailleurs très appréciés par le jeune Werfel. Ils avaient pour objectif de susciter la compréhension immédiate du lecteur et son empathie pour le héros. Werfel essaie cependant d’éviter tout excès de manichéisme.

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12Werfel peut élaborer une typologie des motifs du génocide, au-delà de l’alibi du complot arménien destiné à l’opinion internationale représentée sur place par les missionnaires, médecins, infirmières, consuls allemands ou neutres [16]. La volonté exterminatrice du Comité union et progrès est relayée et favorisée par une série d’éléments :

13— l’obéissance des fonctionnaires : « L’essence même du fonctionnaire amorphe consiste précisément à refléter le caractère de son supérieur du moment, sans en avoir un vraiment à lui. » Dans cette « liturgie de la soumission », selon la formule d’Y. Ternon [17], il y eut pourtant des cas de mutation, voire de destitution, causés par des attitudes trop bienveillantes. Werfel fournit comme exemple la mise à la retraite du wali d’Alep, Djélal Bey [18] ;

14— le mépris d’un peuple guerrier envers des marchands et des boutiquiers dont la richesse se ferait au détriment de l’Empire, d’où les accusations d’ « usuriers et de vampires » ;

15— la soif de pillage, dans une économie de razzia familière aux tribus arabes et kurdes ;

16— la violence sexuelle, contre des jeunes filles violées ou réservées aux harems des notables ;

17— enfin le fanatisme religieux expliquant la transformation des églises en mosquées et les conversions forcées ; alors que les Ottomans ont proclamé la guerre sainte contre l’Entente.

18Si le mot de génocide n’a évidemment pas encore d’existence juridique, Werfel décrit très lucidement les divers aspects du phénomène, en suivant Lepsius. Ses personnages arméniens soulignent la métamorphose des persécutions. Lepsius, durant son entrevue avec Enver, où il subit un véritable cours de Realpolitik, préfère insister sur la continuité : « Le champ des opérations militaires ! [...] Voilà la seule nuance nouvelle. Tout le reste, Zeitoun, la haute trahison, les menées secrètes, tout ça on l’avait déjà entendu. Abdul Hamid savait manier ces moyens avec une maîtrise incomparable quand les Arméniens, de temps en temps, devaient en passer par là. » [19] Mais l’opinion de Werfel ne fait aucun doute, même s’il n’a pas mentionné, en plus de la « purification », une autre composante essentielle du projet de l’Ittihad, le rêve expansionniste pantouranien visant à rassembler toutes les populations turcophones d’Asie centrale. Or, c’est une différence supplémentaire avec les pratiques d’Abdul Hamid, comme l’a établi B. Kiernan [20].

19De plus, cette œuvre représente un jalon essentiel dans l’élaboration du roman historique. Car s’il utilise les recettes du genre, surhomme, exploits, manichéisme, c’est pour mieux les détourner. À ses constants changements d’échelle, au lieu des simples déplacements, ses confrontations de points de vue (Arméniens résignés ou résistants / Européens et Turcs / Jeunes Turcs et Vieux Turcs / massacreurs et honnêtes gens), son érudition, son souci de la psychologie des personnages, on mesure le changement survenu. Seul Soljenitsyne fera preuve d’une ambition comparable, pour un résultat beaucoup moins maîtrisé. Si l’on reprend la typologie élaborée par M. Vanoosthuyse, l’œuvre de Werfel démontre sa richesse. Dans l’ensemble, elle s’apparente au roman « exemplaire » en jouant sur l’analogisme et l’abstraction par l’opposition de personnages symboliques. Une série d’indications orientent le lecteur vers une interprétation actuelle de l’intrigue. Par ailleurs, Werfel refuse toute perspective historiciste, en privilégiant le biais de l’épopée. Il s’inscrit donc dans une tradition représentée par L. Feuchtwanger ou H. Mann. Pourtant, la structure polyphonique du roman, par l’exposition de nombreux points de vue peut déboucher ponctuellement sur des séquences « délibératives », illustrant « la dissolution de toute certitude particulière », à l’instar du Novembre 1918 : une révolution allemande de Döblin. C’est le cas, en particulier, de l’entrevue de Lepsius et des Vieux Turcs, qui débouche sur une mise en cause des responsabilités de l’Occident dans la question arménienne. Il ne faudrait pas pour autant généraliser une telle démarche, elle témoigne surtout de la part de Werfel d’un sens de la nuance. Par sa volonté de dévoiler les racines du Mal, plutôt que d’imposer un impératif moral, on pourrait le rapprocher de Brecht. Ainsi, des passages confrontent le lecteur directement à la propagande turque, discussion de notables au hammam, arguments d’Enver adressés à Lepsius. Notons que Werfel n’exploite pourtant que très peu la distanciation ; il prend toujours soin de désamorcer aussitôt tout risque de confusion : ainsi, Gabriel Bagradian réfute immédiatement, au hammam, les allégations des chefs locaux de l’Ittihad. Il se montre par là porteur d’une vision traditionnelle de l’intellectuel engagé.

L’utilisation romanesque des mythes, vecteurs de mémoire

20Pour l’épisode du Musa Dagh, sa lecture par Werfel frappe par son originalité. Elle s’appuie sur une armature de mythes et de réminiscences, en filigrane, des lectures ayant marqué son adolescence comme des thèmes de la littérature fin XIXe - début XXe.

21Ainsi le personnage principal, Gabriel Bagradian, constitue une variation du Sauveur. Il évoque Gobineau par son caractère de « fils de roi », sa filiation avec la dynastie médiévale des Bagratides, symbolisée par la médaille d’argent, à l’effigie d’Achot Bagratouni qui lui servira de talisman. Il faut y ajouter sa conviction d’être investi d’une mission prédestinée, guider et protéger les siens. « J’ai acheté jadis ce traité de tactique sans le moindre pressentiment, parce que sa couverture me plaisait ou que cette matière inconnue m’attirait, bien que je ne me sois aucunement alors intéressé à la science militaire. Et pourtant à l’heure de cette emplette, mon destin indépendant de ma volonté a agi sagement par son intermédiaire. Oui, mon kismet semble vraiment terminé dans sa totalité, depuis a jusqu’à z. Car déjà en 1910, il m’a amené devant la vieille librairie du Quai Voltaire et m’y a arrêté, tout simplement parce que je devais avoir besoin plus tard de ce livre pour la réalisation de ses stades futurs. » [21] Ou : « Mais à présent, ce n’était plus lui qui parlait – et cette pensée lui conférait un grand calme – c’était la puissance mystérieuse qui l’avait amené là par les longs détours des siècles sans nombre et par le détour plus bref de sa courte vie. » [22] Bagradian révèle sa proximité du monde de Kipling : il accomplit en lui la jonction de l’Occident et de l’Orient. D’esthète décadent, oisif, immergé dans la vie parisienne, il se métamorphose en Arménien conscient, fier de ses racines retrouvées. Mais il conserve les qualités d’organisation, les connaissances techniques, la pensée rationnelle de l’Européen, qui le distinguent du fatalisme et de la résignation des paysans arméniens. C’est là que se manifeste sa grandeur tragique. Semblable au Lord Jim de Conrad, il se considère engagé envers une communauté et il ne peut faiblir, sous peine de l’anéantir, ni abolir la distance qui l’en sépare, d’où l’échec de sa relation amoureuse avec la sœur du pasteur. « L’avenir entier dépendait de l’état d’âme et d’esprit du chef militaire suprême. » [23] Gabriel le ressent dans sa chair : il sacrifie sa maison de famille devenue quartier général des assiégeants ; sa femme, une parisienne superficielle, le trompe avec un journaliste ; la découverte de l’adultère l’humilie ; son fils unique est victime d’un meurtre collectif. Il assume alors pleinement son statut christique : « Et pourtant, il s’était résolu à charger sur ses épaules blessées un monde en feu, le Damlajik entier. » [24] Rejetant l’idée de retrouver la normalité, d’affronter quarantaine et camps de réfugiés, il s’abstient d’accompagner les survivants sur les navires alliés, et meurt presque dans l’anonymat, sur la montagne qu’il a si bien défendue. P. S. Jungk peut établir une autre filiation du héros : « Gabriel Bagradian est élu comme chef par les rebelles, il conduit le peuple sur la montagne de Moïse – et comme Moïse lui-même, son modèle biblique, c’est un étranger, un marginal dans son propre pays ; et il ne lui sera même pas donné d’atteindre la Terre Promise en même temps que son peuple. » [25] D’ailleurs, de même que le souvenir de l’Exode est entretenu par les juifs grâce au pain azyme, une fête marquée par la consommation d’un grand ragoût de mouton, début septembre, rappelle aux Arméniens le Musa Dagh, où cette viande était bientôt devenue la principale nourriture. Ainsi s’articule autour du héros de Werfel la mémoire du Musa Dagh.

22Cette montagne est un protagoniste essentiel du roman. Il s’agit de l’extrémité occidentale de l’Amanus, d’une hauteur de 800 à 1 300 m, tombant à pic dans la mer et d’une étendue de plusieurs kilomètres carrés. Riche de nombreuses sources, elle sert d’estive aux troupeaux ; sur un de ses contreforts, se trouve le site antique de Séleucie de Piérie. Parcourue en tous sens par les Arméniens des six villages, elle incarne pour eux un refuge traditionnel, comme le rappelle l’un d’eux. « Rappelez-vous donc les anciennes histoires où nous voyons que le Damlajik servit de refuge et d’abri aux enfants persécutés de l’Arménie. » [26] De fait, il existe deux types de réduits défensifs pour des communautés désespérées. Les nids d’aigles, très fortifiés du fait de leur site comme des travaux de leurs occupants, à l’exemple de Massada, Alamut, Montségur d’une part, de l’autre, les forteresses improvisées, nées du désespoir, édifiées à la hâte, comme Saragosse (1808-1809), Alamo (1836), ou le quartier des jardins, à Van [27] en 1915. Le Musa Dagh relève de la première catégorie, protégé par son escarpement, les maquis recouvrant ses flancs, ainsi qu’un système de tranchées et de barricades. Cette « citadelle du vertige » bénéficie de sa réputation magique et semble, elle aussi, repousser les Turcs. « Même la vie secrète de la montagne arménienne paraissait prendre part à cette cruelle extermination. Le maquis se faisait toujours plus haut, plus hargneux, plus inextricable. Les arbres s’enflaient méchamment. Des rameaux et des plantes grimpantes venaient fouetter le visage des fils du prophète ; des lianes s’entortillaient autour d’eux et les faisaient tomber. » [28] « Et les djinns arméniens du Musa Dagh alliés aux saints de leur Église, Pierre, Paul et tous les autres, étaient venus en aide à leur peuple. » [29] « Ainsi le Musa Dagh forgeait une cuirasse de flammes et de décombres incandescents pour ses enfants. » [30] Belle façon également, pour Werfel, de suggérer l’osmose entre le combattant irrégulier et son milieu d’action. Par cette association intime avec la cause arménienne, le Musa Dagh apparaît comme un espace spécifique dont les fonctions dépassent la seule défense, et dont le nom s’avère singulièrement symbolique. Les réfugiés y expérimentent une communauté utopique, ce qui correspond à l’évolution notée par B. Baczko [31]. La collectivité s’organise, se soucie d’hygiène et de salubrité, partage les vivres et les tâches, délimite nettement les zones vouées à la défense, à l’habitat ou à la production (marais salants et installations de pêche, pâturages, terrains de cueillette et de chasse). Un service d’ordre est instauré, des jeux et des loisirs sont chargés de distraire les assiégés et de maintenir intacte leur cohésion. En outre, c’est un espace consacré, démarqué du chaos de la plaine par l’érection d’un autel, première tâche accomplie avant même les fortifications. Il reste cependant en contact, par de nombreux vecteurs, avec les sphères inférieures. Des sacs de terre ont été amenés du cimetière des villages, pour servir lors des funérailles ; de même pour les linceuls brodés. Des catégories sociales remplissent également un rôle de liaison : enfants promus au rang d’éclaireurs ou de ravitailleurs, déserteurs venant se joindre aux assiégés, sorciers et pleureuses rôdant autour de la montagne, et messagers chargés d’avertir l’extérieur. L’ensemble concorde parfaitement avec la « montagne cosmique » analysée par M. Eliade [32], le haut lieu reliant la Terre et le Ciel, tout en plongeant ses racines dans les espaces inférieurs, inconnus et périlleux. D’ailleurs des passages du roman semblent annoncer les réflexions de M. Eliade. « Au milieu de la cité se dressait l’autel [...] comme s’il eût été le centre et le nombril de l’univers. » [33] Le Musa Dagh est une nouvelle Petite Arménie, véritable défi pour les autorités ottomanes, pressées d’en venir à bout.

23En effet, autour de cette citadelle du vertige se déchaînent les forces maléfiques. Cette lutte acharnée emprunte deux formes différentes mais complémentaires, car elles traduisent à la fois le sursaut victorieux des Arméniens refusant la déportation, et la menace d’un écrasement inéluctable. Tout d’abord, l’énorme supériorité des Turcs, tant en hommes qu’en matériel, s’accompagne chez eux d’arrogance et d’une totale imprudence. Elle ne peut rien contre les ruses d’Arméniens connaissant bien le terrain, adroits au tir, ayant de bonnes dispositions pour la guérilla. Revit ainsi le combat de David et de Goliath [34], un des mythes forts de la mentalité sémitique. Mais c’est aussi un siège étroit autour de la montagne. « Or, rien n’est plus propice à frapper les imaginations que les mythologies de sièges. Ils ont l’air de suspendre le déroulement des guerres de mouvement, de solenniser l’affrontement en prenant, depuis la guerre de Troie, tous les dieux à témoin, et apparaissent comme des moments plus intenses où le Destin hésite à choisir le vainqueur. » [35] Werfel décrit la sensation de vide des assiégés et les ravages de la faim et des épidémies parmi eux.

24Werfel entend perpétuer le souvenir d’une minorité qui a préféré « une mort d’hommes libres et indépendants » [36] à la déportation. D’où l’accord avec l’analyse de M. Ferro : « La vision que les Arméniens ont de leur histoire est simple, pure, avec des bons, des méchants, des traîtres et des courageux [...]. Elle a tendance ainsi à se constituer une histoire qui, par compensation, confine à la légende dorée. » [37] L’œuvre de Werfel participe donc d’un devoir de mémoire, focalisé par le jour de recueillement du 24 avril, mais aussi, autre élément de ressemblance avec le cas d’Israël, sur l’idée de châtiment. Ainsi l’épidémie de typhoïde en Syrie en 1915 est attribuée aux charniers arméniens. Les principaux organisateurs du génocide furent victimes de l’opération Némésis, de 1919 à 1922, comme l’a révélé J. Dérogy [38]. La publicité donnée en Allemagne, où ils s’étaient réfugiés, aux exécutions de Talaat, du Dr Chakir, théoricien du Comité union et progrès, et de Djemal Azmi, a pu contribuer à éveiller l’intérêt de Werfel pour le drame arménien.

Vision romanesque et/ou réalité ?

25L’idée du roman remonte à son voyage en Syrie de janvier-février 1930, et jusqu’à sa parution en novembre 1933, il n’a cessé d’accumuler de la documentation, en particulier auprès de l’archevêque arménien de Vienne, Mesrop Habozian. Il s’est aussi adressé au comte Clauzel, ambassadeur de France en Autriche et a utilisé les services d’un journaliste [39].

26Nous confronterons sa version avec les chroniques des réfugiés du Livre bleu [40], principalement le récit du pasteur Andréassian (Aram Tomasian dans le roman). J. Lepsius n’évoque que très brièvement le Djebel Moussa [41], précisant toutefois le nombre des réfugiés, 4 058, dont 3 004 femmes et enfants. Concision similaire chez A. Toynbee : « Par exemple, il y a les 4 200 Arméniens, hommes, femmes et enfants, venus de Selefkeh, le port d’Antioche, que l’escadre de croiseurs français a débarqués à Port-Said, à la fin de septembre. Pendant sept semaines, ils avaient combattu dans les montagnes, vendant chèrement leur vie et luttant avec des fusils démodés et des munitions insuffisantes, acculés à la mer. » [42] Le récent et remarquable ouvrage de V. Dadrian présente des caractéristiques comparables : il étudie en profondeur la genèse de l’autodéfense arménienne, depuis la révolte de Zeïtoun, mais il ne parle qu’indirectement du Musa Dagh. Les archives du Quai d’Orsay [43] s’intéressent surtout au sort des rescapés en Égypte, 3 450, et à leur utilisation éventuelle pour « provoquer un soulèvement arménien en Cilicie » ou participer à une expédition alliée en Syrie. Le Service historique de la marine [44] conserve, parmi les dossiers relatifs à l’activité de la 3e escadre de Syrie, basée à Famagouste, sous l’amiral Dartige du Fournet, des documents portant sur l’évacuation des assiégés. Y participèrent les croiseurs cuirassés, hybrides et surclassés, Guichen, Jeanne d’Arc, D’Estrées et Desaix, ainsi que La Foudre, transformée en 1912 en transport d’hydravions. Les sources concernant la défense du Musa Dagh sont fragmentées et lacunaires. Mais il faut y ajouter l’important fonds conservé au couvent méchitariste de San Lazzaro degli Armeni, à Venise, non traduit et que nous n’avons pu consulter. Les archives turques envisagent l’événement comme une rébellion dirigée par les prêtres et les enseignants des comités politiques arméniens, en liaison avec la flotte alliée [45].

27Les villages arméniens proches du Musa Dagh, Yoghonoluk, Azir, Hadji Habibli, Wakef, Bitias, Kheder Beg et Keboussijé, sont paisibles au début de 1915, du fait de leur isolement, et relativement opulents. Leurs habitants s’occupent de cultures spéculatives : vigne, fruits destinés à être séchés, élevage de vers à soie et apiculture. Leur artisanat est également réputé : soie, dentelle, ébénisterie. L’ensemble se différencie de la polyculture vivrière des paysans ottomans, malgré la présence de troupeaux ovins et caprins, et recèle une considérable carence, l’absence de céréales, généralement achetées aux Turcs. La plupart des jeunes gens ont acquitté une taxe, le bédel, pour échapper à la conscription. Les villages ne semblent pas autrement affectés par la guerre. Des rumeurs alarmantes circulent cependant, espionnage, désertions, intrigues avec la flotte alliée, et Gabriel mûrit ses plans de défense. En fait, le témoignage du pasteur Andréassian permet d’affirmer que le personnage du Sauveur est imaginaire, même si on peut avancer que Werfel s’est partiellement inspiré de Rouben, organisateur de la défense de Sassoun. Werfel pensait initialement nommer son héros Grigor Bagratian, pour Jungk, à partir des archives arméniennes de Venise, il s’inspire du chef réel des réfugiés, en l’enrichissant, Moïse Ter Kaloustian. À cela près, Werfel suit le récit du pasteur de Zeïtoun, que la déportation a conduit à retourner, avec sa femme, à Yoghonoluk, son village natal. Il peut alors y confirmer la sinistre véracité des rumeurs, le 1er juillet. Le 13, des affiches annoncent le bannissement, sous huit jours, de la population. Selon Werfel [46], d’après une source que nous n’avons pu identifier, elle comprenait alors :

28— 583 nourrissons et petits enfants (en dessous de 4 ans) ;

29— 579 fillettes (de 4 à 12 ans) ;

30— 823 garçonnets (de 4 à 14 ans) ;

31— 2 074 femmes (plus de 12 ans) ;

32— 1 550 hommes (plus de 14 ans), soit 5 609 âmes.

33Le recensement des survivants à Port Saïd [47] en dénombre 4 058, chiffre repris par Lepsius :

34— enfants en dessous de 4 ans : 427 ;

35— fillettes de 4 à 14 ans : 508 ;

36— garçons de 4 à 14 ans : 628 ;

37— femmes (plus de 14 ans) : 1 441 ;

38— hommes (plus de 14 ans) : 1 054.

39La différence de 1 551 personnes ne représente pas les pertes du siège, et il ne saurait être question de comparer, les deux tableaux, d’autant plus que le chiffre initial ne peut être vérifié. En outre, les calculs du nombre des survivants diffèrent : 4 058 constitue, en quelque sorte, l’hypothèse moyenne, entre l’estimation du Quai d’Orsay [48], 3 450, et celle des autorités anglo-égyptiennes, 4 200. Il faut aussi tenir compte du fait que tous les habitants n’ont pas résisté. À Bitias, 60 familles selon Andréassian (322 au total pour Mgr Thorgom, évêque de la communauté arménienne d’Égypte), ont suivi leur pasteur, Haroutioun Nokhoudian, en déportation. Enfin, nuance négligeable, il y eut quelques naissances sur le Musa Dagh, durant le siège. Tout cela explique l’incertitude régnant sur les pertes, dans une fourchette allant d’évaluations optimistes, 17 tués et 12 blessés ou 20 tués et 18 blessés, à celle de F. Werfel, dont nous n’avons pu trouver l’origine, de 432 morts. Même si les témoignages des Arméniens de Port Saïd ne sont que partiellement fiables, l’estimation de Werfel semble exagérée. De même pour les dommages infligés aux Ottomans, considérables mais imprécis pour Werfel [49], réduits à 8 tués, quelques blessés et un village rasé selon les historiens turcs [50].

40Cette exagération est encore plus flagrante pour l’armement des assiégés : 50 fusils Mauser, 250 fusils Kara, distribués en 1908 par les Jeunes Turcs à leurs alliés arméniens, et soigneusement cachés depuis, en plus des quelques centaines de carabines à pierre, propriété des chasseurs, sont énumérés par Werfel. Les trois sources directes divergent, y compris sur la marque des armes modernes, Gras ou Martini. En fait, les Arméniens devaient disposer de 120 à 150 fusils modernes, soit, dans la meilleure hypothèse, moitié moins que le compte de Werfel, et de 300 à 450 fusils et pistolets à pierre dépassés et de faible portée. Les munitions étaient rationnées, même si les non-combattants fabriquèrent des cartouches. Pourtant l’essentiel des armes et des munitions avait été pris à l’ennemi, lors des défaites turques ; une fois, le butin fut de 7 mausers et 15 000 cartouches. Là encore, exagération de Werfel, qui déforme délibérément une anecdote d’Andréassian. À l’exploit d’un jeune homme qui décima les artilleurs d’une pièce de montagne et contraignit l’officier à la replier et à cesser le tir, il substitue l’attaque d’un commando de garçonnets s’emparant de deux obusiers de 100 mm après avoir tué les sentinelles. Liée à la légende des Bagradian, le fils dirigeant l’attaque et le père seul à savoir manier les canons, elle doit être envisagée comme une variation du mythe de David et Goliath. Par contre, l’auteur autrichien a rigoureusement suivi les chroniqueurs du siège pour la description de l’organisation défensive et la division des combattants en tirailleurs, éclaireurs et messagers. Seule différence, elle n’est pas le produit d’un démiurge, mais d’une décision démocratique détaillée par Andréassian. Il y eut élection d’un comité de défense qui devait comprendre, outre le pasteur, les notables présents sur la montagne : cinq prêtres, trois instituteurs, les maires des villages et sans doute quelques vétérans.

41Autre problème posé par le caractère romanesque de l’œuvre de Werfel, la chronologie à reconstruire, puis vérifier. Le calendrier de Werfel mentionne :

42— 31 juillet : exode et installation sur le Musa Dagh ;

43— 4 août : 1re attaque turque conçue comme une simple opération de police, repoussée ;

44— 14 août : 2e attaque turque, cette fois planifiée, avec préparation d’artillerie. Échec ;

45— 23 août : 3e attaque turque, avec 5 000 hommes, entre soldats de la garnison d’Antioche, policiers, irréguliers et paysans armés. Difficile victoire des Arméniens ;

46— 25 août : départ des messagers ;

47— 4 au 8 septembre : préparatifs turcs pour un assaut général, avec artillerie et mitrailleuses / début de la famine pour les civils du Musa Dagh ;

48— 8 septembre (40e jour) : rébellion des déserteurs / incendie du camp / implantation des Turcs sur le Musa Dagh ;

49— 9 septembre : 4e attaque, décisive, brisée par l’intervention de l’escadre française.

50Cette chronologie traduit un choix délibéré : ignorer le récit d’Andréassian, pourtant le plus direct et le plus fidèle, qui situe la 1re attaque le 21 juillet et l’installation des Arméniens sur la montagne au moins deux jours avant. Le pasteur conclut sa relation ainsi : « Après les premières menaces des Turcs, le 13 juillet, nous avions eu huit jours de pourparlers et de préparatifs ; nous nous étions défendus sur la montagne de Moussa Dagh pendant cinquante-trois jours et nous arrivâmes à Port-Saïd après un voyage de deux jours. » [51] Le calendrier de Werfel correspond davantage à la datation brève, début août - 10 septembre, de Mgr Thorgom, sauf pour les combats qui eurent lieu, selon cette dernière, les 8, 12, 16 et 17 août et le 7 septembre. Comment expliquer l’option cette fois minimale de l’Autrichien ? La seule réponse possible tient à la priorité accordée par Werfel au chiffre 40, mentionné dès le titre. Or, ce chiffre falsifié ne peut constituer qu’un symbole lié à la tradition biblique de numérologie. Car il évoque [52] un temps d’épreuve, de maturation nécessaire pour tremper sa foi et se soumettre à la volonté divine, dans un milieu dur, hostile, une étape obligée vers la délivrance. Werfel, malgré une éducation religieuse juive peu poussée, était cependant devenu un lecteur passionné de la Bible. Le procédé est d’autant plus efficace que le siège est baigné d’une ambiance millénariste. La communauté s’installe dans l’attente des secours, comme le montre Werfel à partir de détails avérés, l’emploi d’un immense drapeau blanc frappé d’une croix rouge, l’envoi de messagers. Espoir et angoisse eschatologiques sont mêlés. Werfel fait de la pluie du premier jour, qui effectivement réduisit en bouillie une grande part du pain, une manifestation de la punition divine. De même avec l’incendie, imaginaire, du camp par les déserteurs révoltés. Ce fut pourtant une felix culpa, les croyants en proie au doute découvrant que c’était la fumée dégagée qui avait attiré l’escadre alliée. D’où la description rapide du sauvetage, qui dura en réalité deux jours, pour rendre manifeste la rédemption des survivants et l’intervention miraculeuse des secours.

51Exagération épique, déformation symbolique, extrapolations sont donc les procédés utilisés pour dynamiser son récit et témoigner de la réalité du drame et en perpétuer le souvenir.

Le roman historique aux prises avec l’actualité

52Les quarante jours du Musa Dagh mérite d’être placé au premier rang des romans historiques, il ne se borne pas à ressusciter des événements passés, mais les retraduise en fonction des besoins du présent [53]. Werfel ne recherche ni l’évasion exotique, ni l’érudition, comme le Flaubert de Salammbô, ni même la quête de racines réelles ou inventées dans une période fertile en revendications nationalistes. Comme ses contemporains L. Feuchtwanger et V. Bartol [54], il attribue au roman historique une valeur de parabole, voire d’exorcisme. Cela s’inscrivait dans sa conscience du Temps, déjà présente dans sa traduction actualisée des Troyennes, en 1913 : « L’histoire humaine est cyclique et passe aujourd’hui de nouveau par ce point d’où est issue la pièce d’Euripide. » [55]

53Ainsi, la fin du roman, à travers la dégradation et la destruction de la communauté utopique des Arméniens, évoque l’agonie de la république de Weimar, livrée à la crise, à la faillite des classes dirigeantes, à l’essor des solutions extrémistes et démagogiques. « Lorsque quelqu’un est hanté par une idée fixe, il a par ce fait même le pouvoir de la transmettre à d’autres et aussi à des assemblées considérables. C’est là que réside la force d’influence des meneurs politiques, lesquels possèdent tout simplement un choix restreint de phrases et une conviction démoniaque dans la voix. » [56] Le personnage en question est l’instituteur Oskanian, aigri et bon connaisseur de la psychologie des masses : « Un raisonnement vigoureux exige des efforts, et c’est précisément une chose que personne n’aime faire. Mais si l’on arrive à rendre méprisable son adversaire, cela éveille dans une assemblée des sentiments de joie satisfaisants, et ce sont ces sentiments-là qui constituent l’essentiel du succès. » [57] Instigateur de la fronde contre le comité de défense, de la révolte des déserteurs, responsable de l’abandon d’un poste stratégique aux Ottomans et de l’incendie du camp, il finit par se suicider. Son évolution psychologique mérite d’être soulignée : faux intellectuel, faux héros et soldat fanfaron, pitoyable « chef charismatique » réduit à prêcher le suicide à une poignée d’adeptes. Comme Feuchtwanger en 1936, avec le potier Terenz, éphémère faux Néron, Werfel emploie ici une copie, détournée par le grotesque, de l’expérience contemporaine.

54Mais au-delà de cette représentation caricaturale, peut-être inefficace, voire nuisible, du dictateur, c’est aussi l’occasion d’une réflexion historique sur la crise allemande. « En effet, la même foule qui en des temps ordinaires, sait dépister les fausses valeurs et ne se laisse pas leurrer par des mots creux, peut parfaitement devenir leur victime à certains moments catastrophiques. Dans ces cas-là, ce sont les termes les plus vagues, les plus flous, qui produisent le plus d’effet. Le mot “trahison” était justement l’un de ceux-ci. » [58] Allusion à l’exploitation, par les nazis, du « coup de poignard dans le dos » de 1918, thème privilégié de la propagande hitlérienne. Il est fort possible que l’incendie catastrophique du camp renvoie à celui du Reichstag, tout aussi désastreux pour l’Allemagne.

55De plus, le dialogue opposant Lepsius à Enver, recréé par Werfel, est axé sur la dénonciation de toute ségrégation à l’intérieur d’un État [59]. Son actualité est manifeste par un argument d’Enver : l’Allemagne ne pourrait-elle pas éliminer son ennemi intérieur, les juifs ; et il qualifie au passage les Arméniens de « microbe de la peste »... La réaction indignée de Lepsius illustre les sentiments humanistes de Werfel. D’ailleurs, ce dernier fit des lectures publiques de ce chapitre dans plusieurs grandes villes allemandes courant 1932, en particulier à Berlin et à Breslau, au moment d’une violente manifestation nazie. Hitler parvint légalement au pouvoir le 30 janvier, et les premières mesures antisémites ne tardèrent pas. Dès le 1er avril 1933, un boycott généralisé des magasins juifs avait été tenté, et le 7, la première loi aryenne écartait les juifs de la fonction publique, de l’Université, des professions libérales, des médias. Des livres de Werfel furent brûlés lors de l’autodafé du 10 mai 1933 ; Les quarante jours du Musa Dagh subirent le déchaînement de la presse officielle et le livre fut saisi en Allemagne, début février 1934.

56On mesure la lucidité et le courage de Werfel qui devra, devant la réalisation de ce qu’il avait si violemment dénoncé, s’expatrier en France, puis gagner les États-Unis en 1940, par la filière de Varian Fry [60]. « Werfel lui avait confié [à un ami viennois de Dadrian] que la raison principale pour laquelle il avait écrit ce roman était la nécessité de signaler au reste du monde, et en particulier aux juifs, l’effroyable augure que représentait l’extermination des Arméniens. » [61] P. S. Jungk nuance l’engagement de Werfel, en révélant que, par tactique, aveuglement, il a prêté serment, le 19 mars 1933, à l’Académie de poésie de Berlin, déjà noyautée par les nazis. Sa femme Alma, la veuve de Malher, éprouvait une certaine fascination pour les régimes totalitaires... Reste que cette œuvre fait honneur au talent littéraire de Werfel, et à ses prises de position explicites tant en faveur de la cause arménienne que contre le régime nazi.

Conclusion

57Cette grande fresque impressionniste dépasse donc le récit purement historique, en lui insufflant une âme. Ses héros sont profondément humains dans leur grandeur comme dans leurs faiblesses, et jamais des stéréotypes asservis à la démonstration d’une thèse. L’intérêt de l’œuvre littéraire réside dans cette osmose poétique entre personnages fictifs et phénomènes politiques. Werfel parvient à restituer le « tremblement de la vie » recherché par E. Le Roy Ladurie [62], dans la mesure, par exemple, où la structure mythique du roman reproduit les modes de penser arméniens. Certes, se présente alors le risque, souligné par G. Veinstein [63], d’en faire « une scène mythologique, un assaut des forces du mal contre les forces du bien, hors de tout temps et de tout espace ». Chez Werfel, les deux tendances sont présentes et s’équilibrent ; l’élaboration mythique ne s’exerce généralement pas aux dépens du contexte.

58Werfel entendait entretenir la mémoire du premier génocide du XXe siècle. Insistons sur ce mot, car sa perspective cyclique de l’histoire n’empêcha pas sa prise de conscience de la radicale nouveauté de l’événement dont il analysa minutieusement le processus. Simultanément, en introduisant divers éléments d’identification avec la situation allemande, il portait un regard lucide sur l’agonie de la république de Weimar et les débuts au pouvoir de Hitler. La fin du roman est transparente ; l’instituteur Oskanian est une parodie de Sauveur et aurait pu servir de modèle au Dictateur de Chaplin. Surtout, il met à jour le principe fondateur du national-socialisme, sa conception raciale de la Nation, et en dénonce l’antisémitisme. Le roman nous semble, dans son âpreté, sa cruauté, prémonitoire.

59Comment expliquer cette dimension visionnaire ? Sans doute sa profonde compassion pour un peuple apatride s’associait chez lui à une réflexion identitaire. Il y retrouvait l’atmosphère fébrile et féconde de la Mitteleuropa, en proie aux pogroms et aux campagnes antisémites, comme à un bouillonnement intellectuel et artistique. Il en emprunta la richesse des symboles et des mythes, la capacité d’instrospection et la subtilité de l’analyse de la modernité. Intuition, mais laborieusement travaillée, il ne fallut pas moins de quatre versions avant que le roman trouve sa forme définitive.

60« La parole du passé est toujours parole d’oracle. Vous ne l’entendrez que si vous êtes les constructeurs de l’avenir et les interprètes du présent. » [64]

Notes

  • [1]
    Cf. V. Dadrian, Histoire du génocide des Arméniens, Paris, Stock, 1996, traduction de M. Nichanian, préface p. 11.
  • [2]
    Voir Y. Ternon, Les Arméniens, Paris, Points-Seuil, 1986, p. 286.
  • [3]
    J. Lepsius, Rapport secret sur les massacres d’Arménie (1915-1916), Paris, Payot, 1987, et A. Toynbee, Les massacres des Arméniens (1915-1916), Paris, Payot, 1987.
  • [4]
    Dans Acquaintances, Oxford University Press, 1967, p. 103.
  • [5]
    Cf. E. Uras, The Armenians in History and the Armenian Question, Istanbul, Documentary Publications, 1988. Sur l’historiographie turque, consulter les travaux d’E. Copeaux, L’invention de l’Histoire, Les Turcs, Paris, Autrement, 1994, et surtout Espace et temps de la maison turque, analyse d’une historiographie nationaliste (1931-1993), Paris, Éditions du CNRS, 1997.
  • [6]
    Les convictions (controversées) de B. Lewis figurent dans Le Monde, 16 novembre 1993 et 1er janvier 1994. X. de Planhol les suit partiellement : « Lorsque, devant l’état insurrectionnel de la population et l’assistance qu’elle apportait aux troupes russes, le gouvernement ottoman ordonna sa déportation en masse dans les provinces méridionales, provoquant la mort d’au minimum plusieurs centaines de milliers de personnes à la suite de massacres et de mauvais traitements » (Minorités en Islam, géographie politique et sociale, Paris, Flammarion, 1997, p. 395).
  • [7]
    Le roman historique, Moscou, 1937, traduction française chez Payot, 1965. Pour un jugement critique sur Lukács et une réflexion élargie sur ce genre littéraire, débouchant sur une typologie, voir M. Vanoosthuyse, Le roman historique : Mann, Brecht, Döblin, Paris, PUF, 1996.
  • [8]
    Le nationalisme européen a déteint sur les jeunes Turcs, en leur proposant une conception raciale de la nation ; d’où le discours secret de Talaat lors du Congrès de l’Ittihad de 1910, à Salonique : l’égalité entres musulmans et autres confessions est jugée irréalisable, au profit de l’ « ottomanisation ».
  • [9]
    On ne saurait sous-estimer les difficultés de l’Empire durant la guerre : déficit financier, manque de cadres, instruction sommaire des troupes, défaillances des réseaux de transport... Voir O. Moreau, L’effondrement germano-turc, vu par un officier allemand, Revue historique des armées, 3, 1998.
  • [10]
    Histoire du génocide des Arméniens, op. cit., p. 220.
  • [11]
    Le récit de Werfel, Paris, Livre de poche, 1989, p. 106 à 119, suit de très près celui de Lepsius, op. cit, p. 10 à 17. Le système du faux complot est dénoncé par Lepsius p. 32, 66, 68, 136, 138, 142, etc., et les documents 24, 31, 38 et 53 du Livre bleu du gouvernement britannique concernant le traitement des Arméniens dans l’Empire ottoman (1915-1916), Paris, Payot, 1987.
  • [12]
    Cf. Livre bleu, op. cit., document 21, et J. Lepsius, op. cit., p. 51.
  • [13]
    Cf. Livre bleu, op. cit., document 73, p. 520, repris par Werfel, p. 635-636.
  • [14]
    Cf. Werfel, op. cit., p. 99 et 242. Voir aussi p. 141, 165, 303.
  • [15]
    Cf. A. Ter Minassian, Les jeux des adolescents arméniens de l’Empire ottoman, Vivre dans l’Empire ottoman, sociabilités et relations intercommunautaires, XVIII-XX, s.d., F. Georgeon et P. Dumont, Paris, L’Harmattan, 1997.
  • [16]
    Voir H. L. Kiesen, Le petit monde autour d’un hôpital missionnaire : Urfa (1807-1922), Vivre dans l’Empire ottoman, op. cit.
  • [17]
    Y. Ternon, L’État criminel, les génocides au XXe siècle, Paris, Seuil, 1995.
  • [18]
    F. Werfel, op. cit., p. 150.
  • [19]
    Ibid., p. 165.
  • [20]
    Dans Génocide et massacre de masse, Le Débat, 104, 1999.
  • [21]
    F. Werfel, op. cit., p. 407.
  • [22]
    Ibid., p. 245.
  • [23]
    Ibid., p. 681.
  • [24]
    Ibid., p. 719.
  • [25]
    P. S. Jungk, Franz Werfel, une vie de Prague à Hollywood, Paris, Albin Michel, 1990, p. 176.
  • [26]
    F. Werfel, op. cit., p. 246.
  • [27]
    Voir A. Ter Minassian, Van, 1915, Guerres mondiales et conflits contemporains, 153, janvier 1989.
  • [28]
    F. Werfel, op. cit., p. 543.
  • [29]
    Ibid., p. 545.
  • [30]
    Ibid., p. 550.
  • [31]
    « L’ailleurs de l’altérité sociale s’installe au centre même du champ des attentes ; il est de plus en plus conçu comme possibilité latente des expériences à faire » (Lumières de l’utopie, Paris, Payot, 1978, p. 409-410).
  • [32]
    Cf. M. Eliade, Le mythe de l’éternel retour, 1949, Paris, Gallimard, 1969, p. 24 à 30, et Le sacré et le profane, 1957, Paris, Gallimard, 1965, p. 39-42, ainsi que J.-P. Rioux, Montagnes sacrées, montagnes mythiques, Paris, Fayard, 1999.
  • [33]
    F. Werfel, op. cit., p. 414-415.
  • [34]
    Cf. C. Lalouette, Sagesse sémitique, de l’Égypte ancienne à l’Islam, Paris, Albin Michel, 1998, p. 242-244.
  • [35]
    M. Oms, Le mythe de Numance dans la Guerre d’Espagne, La Guerre d’Espagne au cinéma, mythes et réalités, Paris, Éditions du Cerf, 1986.
  • [36]
    F. Werfel, op. cit., p. 454.
  • [37]
    Cf. M. Ferro, L’histoire, sauvegarde de l’identité nationale arménienne, Comment on raconte l’histoire aux enfants, Paris, Payot, 4e éd., 1992.
  • [38]
    J. Dérogy, L’opération Némésis, Paris, Fayard, 1987.
  • [39]
    P.-S. Jungk, op. cit., p. 163-165, et G. Schultz Behrend, Sources and background of Werfel’s novel, Die Vierzig Tage des Musa Dagh, The Germanic Review, XXVI, 2, 1951.
  • [40]
    Op. cit., documents 59, 60 et 61, p. 445 à 460.
  • [41]
    J. Lepsius, Rapport secret, op. cit., p. 156.
  • [42]
    A. Toynbee, op. cit., p. 29.
  • [43]
    Archives du ministère des Affaires étrangères, Série Guerre 1914-1918, vol. 887, f. 188, 190-196 bis, 219, 231, 233-240, 254.
  • [44]
    Service historique de la marine, SS S : 1,4 à 7,9, 11 à 13.
  • [45]
    Voir A. Süslü, F. Kirzioglu, R. Yinanç et Y. Hallaçoglu, Armenians in the History of Turks, Rectorate of the Kars Kafkas University, publication 22, Ankara, 1995, p. 161-162 et 230-232.
  • [46]
    F. Werfel, op. cit., p. 200.
  • [47]
    Cf. Livre bleu, op. cit., document 59 (récit du pasteur Andreassian) p. 453.
  • [48]
    Archives du Quai d’Orsay, op. cit., f. 188.
  • [49]
    Par exemple, Le kaimakam, profondément troublé par le nombre énorme des morts du côté turc, p. 534.
  • [50]
    Cf. Armenians in the History of Turks, op. cit., p. 162.
  • [51]
    Livre bleu, op. cit., document 59, p. 453.
  • [52]
    Le jeûne de quarante jours effectué par Moïse avant l’escalade du mont Sinaï, Deutéronome, 9, 9-18, ou du prophète Élie, 1er Livre des Rois, 19, 8, en plus des épisodes du Déluge et du séjour des Hébreux dans le désert avant d’entrer dans la Terre Promise et dans le Nouveau Testament, les tentations du Christ, Mathieu, 4, 1-11, ou la préparation des Apôtres à la Pentecôte, Actes des Apôtres, 1, 3.
  • [53]
    Nous rejoignons là les analyses de P. Sorlin, Clio à l’écran, ou l’historien dans le noir, Revue d’histoire moderne et contemporaine, t. XXI, avril-juin 1974. Voir également M. Vanoosthuyse, L’histoire dans le roman : à partir du roman historique antinazi, Nazisme et antinazisme dans la littérature et l’art allemand (1920-1945), Lille, PUL, 1986, et Le roman historique : Mann, Brecht, Döblin, op. cit.
  • [54]
    Le premier en évoquant diverses crises d’antisémitisme, sous Néron comme à l’époque moderne, le second par une analyse implacable du totalitarisme, à travers l’exemple des Assassins, dans Alamut (1938).
  • [55]
    Cité par P. S. Jungk, op. cit., p. 51.
  • [56]
    F. Werfel, op. cit., p. 726-727.
  • [57]
    Ibid., p. 729.
  • [58]
    Ibid., p. 736.
  • [59]
    F. Werfel, op. cit., I, 5. La métaphore bactériologique, classique des théories racistes, se trouve p. 169.
  • [60]
    Cf. V. Fry, La liste noire, 1945, traduction française chez Plon, en 1999, p. 17 à 20 et 70 et s.
  • [61]
    V. Dadrian, op. cit., avant-propos, p. 22-23.
  • [62]
    Cf. Montaillou, village occitan de 1294 à 1324, Paris, Gallimard, 2e éd., 1982, p. 625.
  • [63]
    G. Veinstein, Trois questions sur un massacre, L’Histoire, 187, 1995, p. 41.
  • [64]
    F. Nietzsche, Seconde Considération intempestive, 1874, I, 6, p. 131, dans l’édition Flammarion de 1988.
Français

Roman, histoire et mémoire : Un épisode méconnu du génocide arménien : la résistance du Musa Dagh

Paru en 1933, un roman historique autrichien, Les quarante jours du Musa Dagh, de Franz Werfel, évoque un épisode peu connu du génocide arménien de 1915 : la résistance acharnée de quelques milliers d’Arméniens refusant la déportation et réfugiés sur une montagne proche du golfe d’Alexandrette, le Musa Dagh, et leur sauvetage inespéré par une escadre française. Devenu alors lieu de mémoire pour la communauté arménienne, ce roman y répond de différentes façons. D’abord, en soulignant très intelligemment la radicale nouveauté de l’événement, volonté exterminatrice planifiée, ce qui le différencie des massacres de masse alors répandus. Ensuite, en y développant une mythologie politisée autour de trois figures marquantes : le Sauveur, la Montagne comme refuge, collectivité utopique et haut lieu, et le Duel inégal. Une confrontation avec les documents et les archives montre les altérations romanesques et épiques de Werfel à l’encontre de la réalité, afin de dramatiser son récit et d’en universaliser la portée. Car son roman répond aussi à une utilisation polémique de l’Histoire, fonctionnant par la parabole et l’analogie, et mérite d’être rangé dans la littérature antinazie de langue allemande, par sa critique lucide et prémonitoire du régime hitlérien.

Mis en ligne sur Cairn.info le 01/12/2008
https://doi.org/10.3917/gmcc.202.0137
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