CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1L’exercice politique repose tout entier sur la confiance. L’élection implique d’accorder sa confiance au candidat dans la réalisation du programme proposé, confiance qui, à la différence de la foi ou de la croyance, implique un pari sur la constance du comportement de l’autre. Cette prise de risque est susceptible d’être trahie en l’absence de moyens de contrôle ou de coercition autre que l’élection suivante, éloignée dans le temps. À la racine du désengagement actuel des citoyens, se trouve le sentiment de trahison entre les promesses formulées lors des campagnes électorales et l’exercice du pouvoir. L’absence de résultats nourrit la défiance. En miroir de l’intense frustration générée par des élections non suivies d’effets matériels, l’élection présidentielle de 2017 se gagnera sur des gages concrets de capacité à exécuter. Déclamer sa volonté n’est plus suffisant pour convaincre. Près de neuf Français sur dix estiment que les politiques passent davantage de temps à communiquer qu’à agir. Les recommandations sur le « quoi faire » abondent. Plus rares sont celles qui présentent le « pourquoi faire » et aucune ne traite du « comment faire ». Comment choisir les bons outils de la transformation et dans quel ordre les utiliser est pourtant le sujet prioritaire.

Un monde qui change

2L’injonction au changement nous renvoie tous à un sentiment diffus de l’accélération du temps. Chacun la ressent, du salarié qui connaîtra dans sa vie professionnelle huit emplois différents contre deux il y a trente ans, au chef d’entreprise qui doit présenter des plans stratégiques de plus en plus courts et réajustables sous la pression des analystes financiers. Après la Commune de Paris, l’historien Jules Michelet souligne que « l’allure du temps a tout à fait changé. Il a doublé le pas d’une manière étrange. Dans une simple vie d’homme, j’ai vu deux grandes révolutions, qui autrefois auraient peut-être mis entre elles deux mille ans d’intervalle » (Histoire du XIXe siècle, 1872). Que n’aurait-il dit aujourd’hui !

3Si ce sentiment s’empare de nous, c’est que notre environnement évolue brutalement sous les effets de la mondialisation, de la robonumérique et de l’individualisation des rapports sociaux. Citée dès 1959 dans le journal anglais The Economist, la mondialisation n’en finit pas de susciter des polémiques sur ses conséquences. Entendue comme l’interdépendance économique croissante de l’ensemble des pays du monde, la mondialisation se matérialise par la hausse des échanges de biens, des flux financiers, des flux d’informations et d’une mobilité plus forte de la main-d’œuvre. Elle amène à une plus forte concurrence entre les individus et les systèmes sociaux par leur rapprochement physique, grâce à l’amélioration des moyens de transport et de communication. Sur le plan technologique, une troisième révolution industrielle et économique est à l’œuvre. Celle-ci démarre au milieu du XXe siècle avec le développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication. Cette révolution robonumérique illustre comment de nouvelles entités physiques, les robots et autres objets intelligents, sont unis par un langage commun, le numérique. Enfin, l’individualisation remodèle elle aussi notre environnement. Elle devient de plus en plus une différenciation volontaire entre les individus en terme de modes de consommation, rapports familiaux et professionnels. Elle entraîne des exigences de personnalisation et rend obsolètes les approches massives tels qu’étaient pensés les services publics de la seconde moitié du XXe siècle. Cette fragmentation des pratiques et des comportements devient une donnée essentielle autant pour les entreprises, qui dépensent toujours plus pour connaître leurs clients, que pour les institutions publiques qui doivent adapter les appareils de régulation et de contrôle en conséquence.

Le changement ne se décrète pas mais se prépare

4Si le changement n’est pas toujours accepté c’est parce qu’il crée des gagnants et des perdants. Les individus dont la situation matérielle se détériore suite à un changement de l’environnement économique, réglementaire ou technologique peuvent considérer cela comme une injustice. Le changement ne peut aller à l’encontre d’une culture qui y serait fermement hostile tant celle-ci est un élément de stabilisation de l’individu et lui sert de référentiel pour décrypter l’environnement dans lequel il évolue. Le grand stratège d’entreprise Peter Drucker avait eu cette formule remarquable : « Culture eats strategy for breakfast », (La culture dévore la stratégie au petit-déjeuner), reprise en 2006 par Mark Fields, président d’un groupe Ford dont la décadence s’annonçait. Parce qu’il doit faire face à des résistances fortes, passives ou actives, fruit d’une inévitable rigidité organisationnelle et d’une certaine inertie individuelle, le changement des organisations, grandes ou petites, se construit. Il ne se décrète pas mais se prépare. Michel Crozier avait analysé les échecs de réformes administratives en affirmant dès 1970 « qu’on ne gouverne pas la société par décret », insistant sur l’importance de penser le changement comme un processus de création collective impliquant de faire travailler des acteurs différents autour d’objectifs communs.

Les Français sont prêts

5J’ai la conviction profonde qu’aujourd’hui les Français sont majoritairement favorables au changement. Il n’y a aucune raison qui les rendrait plus allergiques au changement et à la réforme que leurs voisins. Évidemment, la France n’est pas dépourvue de rentiers, gros et petits, attachés à leurs privilèges, statuts et avantages. Évidemment on sait ce qu’on perd, on ne sait pas ce qu’on gagne. Évidemment, des pilotes d’avions aux professions réglementées des notaires ou des huissiers, les exemples de résistance de certains groupes organisés ne manquent pas. Évidemment, personne n’est exempt de conservatisme individuel quand ses conditions matérielles sont remises en question.

6Mais ces frictions montrent que le système global est en mouvement. Car la France bouge et change. Face à la transformation des conditions de marché, les entreprises françaises, grandes comme petites, s’adaptent, entraînant avec elles leurs salariés, leurs fournisseurs, leurs clients. Pas un jour ne passe sans qu’une entreprise annonce des plans de réorganisation de son activité, de licenciement et de fermeture de sites mais aussi d’investissement et d’embauche. Chaque année, la France détruit 15 % de ses emplois pour en recréer à peu près autant. Le CAC40 sert de tête d’affiche mais le mouvement est identique dans les entreprises de taille intermédiaire (ETI) et les petites et moyennes entreprises (PME). « Tout change chez nous, rien ne bouge chez vous », voilà comment récemment un grand patron exprimait son étonnement lors d’un déjeuner avec des députés.

7Les transformations réussies ne se limitent pas aux entreprises privées. Les anciens établissements publics en fournissent également de bons exemples. Prenons celui de La Poste. En moins d’une décennie, cette organisation a considérablement évolué avec la montée en puissance d’Internet et des réseaux de communication mobiles. La chute de l’envoi de courrier a débuté au début des années 2000 sous l’effet de la digitalisation des échanges, cartes postales, publicités ou factures. Entre 2008 et 2015, le volume de courriers a reculé de 30 %. D’ici 2020, il diminuera encore de moitié. Pour compenser cette perte, le groupe a développé des activités complémentaires comme le courrier express, la banque ou la téléphonie mobile et capitalisé sur le trafic des petits colis en hausse grâce au commerce en ligne. Devenue entreprise à capitaux publics en 2010, La Poste réalise dorénavant les trois-quarts de son activité sur un marché ouvert à la concurrence, et un sixième à l’international. Quel contraste avec le rapport parlementaire La Poste : le temps de la dernière chance en juin 2003 !

8À titre individuel, les Français ont accepté des changements massifs bouleversant les rapports sociaux traditionnels. Sur le marché du travail, la flexibilisation a été intégrée. Une étude de l’INSEE [1] montre que sur trente ans, dans le privé, la mobilité a augmenté de 25 %, la part des contrats autres que le contrat à durée indéterminée de 150 % et surtout que le taux de rotation a été multiplié par 3,5. Certaines formes d’emplois comme les missions d’intérim et des Contrats à durée déterminée (CDD) se sont durablement installées. Ceux-ci représentent aujourd’hui 84 % des entrées dans le monde du travail quand ce chiffre n’était que de 67 % en 2001. Ce basculement des modèles de représentation de l’emploi, stable, unique et linéaire dans une même entreprise, vers des représentations plus heurtées, multiples et aléatoires a été intégré par une proportion grandissante de la population. Le renouvellement des conceptions ne se limite pas aux nouveaux arrivants sur le marché de l’emploi mais concerne tous les participants. Le sociologue Christophe Guilluy s’étonne ainsi que « La France d’en bas bouge énormément, celle d’en haut, en revanche, ne change pas, toute occupée à cultiver la reproduction sociale. Dans le secteur privé, [les classes populaires] acceptent la très grande flexibilité du marché du travail » [2].

9En corollaire de ce changement des formes de l’emploi, il faut souligner la nouvelle appétence des Français pour l’indépendance. Ce désir explique que ces nouvelles formes d’emplois aient pu prendre greffe. Interrogés sur le choix entre le statut de salarié et celui de travailleur indépendant, les Français sont 40 % à plébisciter la voie de l’indépendance [3], un chiffre bien supérieur aux pays d’Europe du Nord, Suède (22 %), Allemagne (29 %), Pays-Bas (31 %), Royaume-Uni (33 %). Et encore, avant la crise, ce taux s’établissait à 51 %, faisant de la France un des rares pays européens où une majorité de la population préférerait le statut d’indépendant à celui de salarié. Alors que les jeunes Français sont encore caricaturés comme rêvant majoritairement de devenir fonctionnaires, les concours de la fonction publique n’ont jamais été aussi désertés. Un jeune sur deux entre 18 et 24 ans déclare avoir envie d’entreprendre et un sur six a un projet concret d’entreprise [4]. La France se distingue par de très fortes intentions entrepreneuriales, parmi les plus hautes des pays développés. En 2013, 14 % des Français de 18 à 64 ans déclarent vouloir créer une entreprise dans les trois prochaines années, soit plus que les Américains (12 %), les Britanniques (7 %) et les Allemands (6 %). Il s’agit d’un renversement total puisqu’en 2002, les Français occupaient la dernière place de ce classement avec seulement 3 % d’entre eux exprimant des intentions entrepreneuriales. La hausse de ces intentions a été continue en France, en dépit des périodes de crise économique qui se traduisent par un fléchissement du taux dans les autres pays.

10Cette volonté entrepreneuriale figure un changement de conception du monde. Cette transformation rapide montre que le rapport à l’échec a été nécessairement réévalué. Le trait culturel d’une aversion à l’échec ne peut plus être invoqué. La peur d’échouer en tant que frein à la création d’entreprise est à peine plus présente en France qu’aux États-Unis ou au Royaume-Uni et même inférieure à ce qui prévaut en Israël, pays pourtant souvent vanté pour ses capacités entrepreneuriales. Le fait qu’une possibilité d’échec se matérialise lors du processus de création d’entreprise n’est pas de nature à effrayer les Français qui considèrent à 55 % qu’il faut continuer [5], se plaçant parmi les pays les plus persévérants.

11Cette volonté d’indépendance, qui va au-delà des populations urbaines, les plus jeunes et les plus diplômées, se double d’une réduction de l’inquiétude face aux risques économiques, technologiques ou sociaux. Le chômage ne fait pas peur en lui-même mais parce que les Français savent combien il est difficile de retrouver un emploi ensuite. Pour les risques collectifs, écologiques ou industriels, sur lesquels les pouvoirs publics peuvent agir, la prétendue aversion des Français n’est pas non plus fondée. Sur une trentaine de risques aussi divers que les accidents de la route, le virus du sida, la pollution atmosphérique, les organismes génétiquement modifiés, les pesticides ou les centrales nucléaires, la perception n’a pas évolué depuis quinze ans.

12Enfin la plasticité nouvelle des individus et ce rapport positif au changement se traduisent par la mobilité géographique d’un nombre croissant de Français. En nombre absolu, la population inscrite au registre des Français de l’étranger, procédure non obligatoire, s’est accrue de 60 % depuis 2000, passant de 1 à 1,6 million. Au-delà des seuls inscrits au registre des Français hors de France, le nombre de Français expatriés serait proche de 2,5 millions [6]. D’après les estimations de l’ONU [7], des grands pays européens, la France est celui qui a connu le taux de croissance le plus élevé de sa population expatriée entre 1990 et 2013, (+53 %), ce qui représente le triple du Royaume-Uni et le double de l’Allemagne.

13Cette capacité d’évolution de la société contraste avec la lenteur du changement en politique. Le prétendu conservatisme de la société française, hostile à la mondialisation, critique sur la création de richesses, attendant tout de l’État, fournit en effet la meilleure des protections à ceux qui ne veulent rien changer. Alors qu’une partie de la classe politique, de droite, de gauche et d’extrême-droite est tentée de se laisser bercer par la mélodie du retour de la croissance, en espérant qu’elle nous ramène dans les territoires connus des –3 % de déficit et de la gestion sans choix, les Français font un diagnostic sombre de la situation actuelle. Près des deux tiers d’entre eux pensent que le pire reste à venir, soit la position la plus pessimiste d’Europe, n’étant dépassée en ce sens que par Chypre. Dans ce contexte, le chômage cristallise les inquiétudes de deux-tiers des Français contre 16 % des Allemands et 22 % des Britanniques. La situation de l’emploi en France, jugée mauvaise par 96 % des Français, place le pays en troisième position selon ce critère, derrière la Grèce et l’Espagne. Alors qu’elle occupe une partie importante des débats nationaux, l’immigration est trois fois moins citée en France que dans les pays voisins [8]. Sondage après sondage, le désir de changement des Français s’exprime de plus en plus fortement. Aujourd’hui, ils sont 89 % à approuver l’idée selon laquelle la France a besoin de réformes pour faire face au futur, et près de la moitié d’entre eux sont tout à fait d’accord avec cette proposition. Parmi les mesures à engager, plus des trois-quarts plébiscitent la réduction du déficit public et de la dette.

Le changement par la violence ou par la politique

14En critiquant l’inefficacité de la réforme à la française, une certaine école intellectuelle voudrait même faire de la France un pays ne changeant que par la révolution. Du « Nous ne parvenons pas à accomplir des réformes autrement qu’en faisant semblant de faire des révolutions » de Jacques Chaban-Delmas à l’Assemblée nationale, en 1969, à la phrase attribuée à Raymond Aron à destination du Général de Gaulle « Les Français font de temps en temps une révolution mais jamais de réformes », cette idée-là n’est pas neuve et continue de faire des émules. Le parallèle est régulièrement dressé entre 1785-1789 et notre époque sur fond de difficultés économiques et sociales, endettement public excessif, hausse de l’inactivité, conservation des rentes et privilèges, complexité législative et d’une incapacité du pouvoir à réformer en profondeur. Les autres exemples régulièrement avancés sont les convulsions de 1815, 1830, 1870, et plus encore, 1958 qui a permis l’instauration de la Ve République et l’ouverture de ce qui est de plus en plus mythifié comme un âge d’or français des années 1960 et 1970.

15Il est vrai que l’absence de changement alors qu’on le sent impérieux est éminemment anxiogène. La dissonance provoque une tension telle que certains préfèrent la réalisation du pire annoncé dans une logique de purge. C’est ainsi que les milieux économiques, qui désespèrent de l’absence de réforme, en viennent à attendre un changement violent et désordonné malgré son lot d’incertitudes. Paul Valéry écrit qu’« une révolution est produite par la sensation de lenteur d’une évolution. Si les choses changent assez vite, pas de révolution » (Suite, 1934, p. 69). Que les choses n’aillent pas assez vite est sans doute l’angoisse d’un nombre croissant de Français. Et le recours au vote Front National ou à l’abstention pour sanctionner les partis dits traditionnels de gauche et de droite est loin d’être allé à son terme.

16Le problème est que la France n’a pas connu sa crise, à l’inverse d’autres pays qui se sont réformés, de la Suède de 1991 à l’Espagne de 2011. Les conditions économiques se sont dégradées, la richesse par habitant a stagné, le déclin a été acté mais la crise, celle qui passe au révélateur, n’est pas encore survenue. La notion de changement d’une organisation renvoie immanquablement à l’idée de passage d’une situation à une autre en transitant par un état de crise dans lequel des choix sont formulés. Si, aujourd’hui le mot crise est synonyme d’une période de difficultés, dans son sens étymologique il signifie faire un choix, décider. En grec ancien, krisis recouvrait l’action ou la faculté de distinguer, quand en latin crisis signifiait un assaut. La racine indo-européenne krei correspondait à l’action de juger, distinguer, passer au crible. Nous n’avons pas encore rencontré notre crise, l’instant où se révélera l’ambivalence de vivre dans un monde de concurrence en étant non compétitif, de maintenir un fort niveau de protection sociale sans s’en donner les moyens, le moment où il faudra faire des choix. Si la France n’a pas connu sa crise, c’est parce qu’elle était un des pays les plus riches du monde et qu’elle parvient encore à financer un système fondamentalement déséquilibré par la liquidation progressive du patrimoine national. Le politique peut donc encore se satisfaire de la posture de gestionnaire du passé, de rond-de-cuir qui essaye de maintenir un modèle dont le dernier grand choix est le passage aux 35 heures il y a presque vingt ans, le reste n’étant que déplacement de curseurs à la marge.

17Malheureusement le contexte mondial semble pouvoir laisser perdurer cette situation de non-choix quelques années encore. Les immenses liquidités émises par les banques centrales ne vont pas disparaître du jour au lendemain et les investisseurs doivent trouver des placements sûrs. Au fur et à mesure que des grands pays, à la recherche de l’équilibre budgétaire, réduisent leurs programmes d’émissions de dette souveraine, la dette française devient une destination refuge avec l’émission prévue de plus de 200 milliards d’euros en 2016. Elle reste une signature de qualité pour les investisseurs qui l’arbitrent face à des pays émergents, offrant au gouvernement l’opportunité d’emprunter encore quelques temps à taux bas. La remontée des taux d’intérêt des banques centrales, la Federal Reserve dès la fin d’année 2015 et la Banque Centrale Européenne fin 2016, ne marquera donc pas le début de la crise. La France doit donc réaliser son changement de l’intérieur, comme l’Allemagne de 2002.

L’échec de la méthode de la réforme

18La réforme est là partout, tout le temps. Tout est réforme dans l’action quotidienne des responsables politiques. Pourtant, elle n’a jamais semblé produire aussi peu d’effets. Les commentateurs ne manquent pas de distinguer les « vraies » et « fausses » réformes ou d’utiliser le péjoratif de « réformettes ». Dans le même temps, chaque mandat est marqué par sa balafre, sa grande réforme inachevée, fille de l’impréparation ou du manque de doigté. Reviennent en tête l’enterrement du projet de loi Savary en 1984, le plan Juppé en 1995, l’échec de la réforme du Ministère des Finances en 2000, le retrait du Contrat première embauche de Dominique de Villepin en 2005, l’abandon précoce de la TVA sociale en 2007, sans oublier le sacrifice propitiatoire de l’écotaxe en 2013. L’impuissance du politique se mesure à l’aune des boucs-émissaires qu’il désigne. Le pouvoir technocratique imposé par Bruxelles, la mondialisation inarrêtable qui balaie les peuples, les leviers de la politique monétaire cédés font que l’État ne pouvait pas tout en 1997 [9] et ne peut plus rien vingt ans plus tard. Pourtant, le politique s’est lui-même privé de marges de manœuvre. Il a patiemment mais sûrement créé la prison dans laquelle il se plaint aujourd’hui d’être enfermé. Les différents partis pratiquent la même politique, celle de la facilité. D’États généraux en conférences sociales, d’assises en Grenelles, de pactes en accords, c’est l’heure de la délégation, le règne de la codécision. Le droit mou voire flou prédomine, sacrifiant la verticalité du pouvoir au profit d’une horizontalité vécue comme une échappatoire à l’inaction.

19Les Français incriminent les responsables politiques car ceux-ci ne jouent plus leur rôle de courroie de transmission naturelle entre les changements individuels et les institutions. Cette inexécution peut trouver sa source dans plusieurs explications mais écartons d’emblée la malhonnêteté. Les propositions inscrites dans les programmes ne sont pas les fruits d’un absolu cynisme. Si elles ne sont pas appliquées, il s’agit plus certainement d’un manque de capacité dans l’exécution du projet politique, l’art de gouverner dont parle Guy de Maupassant. Les politiques sont paralysés, paralysés de ne pas réussir, d’échouer dans l’exercice du pouvoir. Ils sont conscients de la nécessité du changement d’ampleur. Ils ne sont pas, par nature, hostiles au changement mais ils ne sont pas prêts. Ils ne sont pas prêts car ils pensent qu’un gouvernement réformiste ne sera pas élu et encore moins réélu. Ils ne sont pas prêts car ils jugent, à tort, que leur concitoyens ne le sont pas. Le jugement sur les Français non prêts aux réformes n’est que le reflet d’une pratique politique qui pousse à voir les citoyens les plus désespérés et à être influencés par des intermédiaires dépassés qui ne représentent plus que des minorités. Jacques Attali confiait récemment au journal Le Monde « […] Ils sont convaincus que le public n’acceptera pas les réformes. Vous vous rappelez l’image du DRH d’Air France escaladant le grillage ? C’est l’image qu’ils ont tous d’eux-mêmes s’ils se prenaient à agir. »

20Il ne fait nul doute qu’une réflexion poussée sur la méthode de la part des responsables politiques permettrait de remédier aux erreurs les plus fréquentes, qui ont sapé la confiance dans les institutions. Pour rétablir celle-ci, des réponses claires sont aujourd’hui attendues par les Français : où en sommes-nous ? Où voulez-vous collectivement nous emmener ? Comment comptez-vous faire ? Renvoyant en creux à l’exigence d’un diagnostic, d’une vision collective de l’avenir, d’un programme stratégique de mesures et d’un plan d’exécution précis. À ce moment-là, l’irréalisable s’effacera devant le possible.

Notes

  • [1]
    C. Picart, Une rotation de la main d’œuvre presque quintuplée en 30 ans, INSEE Références Emploi et salaires, INSEE, édition 2014.
  • [2]
    F. Dedieu, B. Mathieu, « Pour en finir avec le masochisme français », L’Express, 2014 : http://lexpansion.lexpress.fr/actualite-economique/pour-en-finir-avec-le-masochisme-francais_1619145.html
  • [3]
    Eurobaromètre n°354, Entrepreneurship in the EU and beyond, février 2013.
  • [4]
    Indice « Envie d’Entreprendre », IDInvest, 13 avril 2015.
  • [5]
    Eurobaromètre n°354, février 2013, op. cit.
  • [6]
    H. Conway-Mouret, Retour en France des Français de l’étranger, Rapport au Premier Ministre, Juillet 2015, p.8.
  • [7]
    United Nations, International migrant stock, 2013.
  • [8]
    Eurobaromètre standard 82, novembre 2014.
  • [9]
    Réagissant à la suppression de 7 500 postes chez Michelin en 1999, Lionel Jospin, alors Premier ministre, déclare au JT de France 2 : « Il ne faut pas tout attendre de l’État […]. Je ne crois pas qu’on puisse administrer désormais l’économie. […] Tout le monde admet le marché. »
Français

La politique, c’est l’art de mener le changement à l’échelle de la plus vaste des organisations humaines, la Nation. Une grande partie des Français ressent le besoin d’un changement d’ampleur à l’échelle du pays et de l’État, à la lumière de ce qu’ils acceptent dans leur vie quotidienne et ce qu’ils voient de l’étranger. L’absence de changement alors que nous le sentons impérieux provoque une tension telle que la purge parait salutaire. Les hommes politiques nous disent que la réforme est là partout, tout le temps. Pourtant, elle n’a jamais semblé produire aussi peu d’effets. La cause principale est à rechercher dans l’absence de méthode qui explique comment utiliser la boîte à outils de la transformation : diagnostic, ambition, stratégie et plan d’exécution.

English

Political leaders have to carry out the change within the largest, most complex organization, the Nation. Most French people feel the need to change the way the country is run. They accept massive changes in their daily life and see how fast other countries are developing. Failure to manage change increases stress. And so on, elections are used by people to blow off steam and express their disappointment. Politicians stated that reforms are everywhere. And yet, reforms seemingly have so little effect on economy and employment. The reason is clear : transformational change often fails because French political leaders underinvest to prepare it.

Robin Rivaton
Robin Rivaton est conseiller de plusieurs dirigeants d’entreprise et de responsables politiques. Il est chroniqueur pour plusieurs médias en tant qu’économiste. Il a récemment publié La France est prête (éditions Les Belles Lettres, 2014).
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 09/03/2016
https://doi.org/10.3917/geoec.078.0021
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