CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Symbole fort de notre culture et de notre image dans le monde, le champagne fait indéniablement partie des industries pérennes et « indélocalisables » de notre pays. En 2014, il représente à lui seul près d’un quart (22 %) des exportations de la filière des vins et spiritueux française devant le Cognac (20 %) et les vins de Bordeaux (17 %). Cette même filière représente le troisième poste excédentaire du commerce extérieur français après l’aéronautique et les parfums et cosmétiques.

2Malgré les années de crise (2009-2013), à la fois en France et dans le monde, le champagne a su résister et s’adapter aux récents aléas économiques qui ont indéniablement freiné dans l’ensemble le développement de ses ventes, de sa consommation et plus important peut-être, de sa « conquête culturelle ».

3En 2014, il s’est vendu près de 308 millions de bouteilles, dont la moitié hors de notre pays. Un millésime très solide en valeur mais assez éloigné en volumes du pic de 2007 où 338 millions de bouteilles avaient été vendues en France et dans le monde.

4Pour la vingtaine de grandes marques qui représentent 70 % des volumes de ventes totales de la filière champagne, le défi « export », dans sa partie technique (sa distribution), n’existe théoriquement plus. Le champagne, présent et distribué dans la plupart des pays de la planète, a déjà techniquement conquis le monde. Un consommateur de champagne peut aujourd’hui trouver une belle marque dans un Duty Free au Lesotho ou dans un bel hôtel de sa capitale, Maseru.

5Bassins traditionnels et culturels du champagne, la France et les pays européens qui représentent en moyenne 75 % des ventes, ont tendanciellement acheté moins de champagne ces dernières années. Malgré le dynamisme stable ou retrouvé de pays importants tels que les États-Unis et le Japon, et le développement de grands marchés comme l’Australie, il n’y a pas eu de transfert massif de consommation vers les pays ou continents « neufs » aux économies plus « pétillantes » et encore moins vers les BRIC. Et ce malgré les efforts des très grandes marques qui ont considérablement investi en moyens marketing et commerciaux pour faire vivre le champagne et ses ventes et conquérir de nouveaux consommateurs.

6Plus généralement, cette débauche d’énergie et de moyens pour faire toujours de meilleurs vins, pour consolider notre appellation et développer nos marques respectives n’a pas permis à l’ensemble de la filière de croître ces dix dernières années, en France comme à l’export.

7En 2005, nous vendions 307 millions de cols. En 2014, exactement les mêmes quantités. Nous pourrions affiner et aller dans le détail des pays mais cela n’a que peu d’intérêt.

8Nous pourrions invoquer la crise, la concurrence d’autres vins mousseux ou encore d’autres vins et spiritueux, des prix de production et de ventes certes élevés et en quasi constante hausse, mais ces raisons n’effacent pas mon sentiment personnel que tous autant actifs que nous sommes, tout autant que les résultats individuels (par marque) et collectifs (filière champagne) ont été des résultats construits de haute lutte, le champagne ne progresse plus ou progresse peu.

Redonner du sens au champagne

9Je suis intimement convaincu que nous sommes aujourd’hui, producteurs de champagne, à un moment intéressant et stimulant de notre histoire et que nous devons nous poser de nouvelles questions qui ne sont pas des questions de moyens, ni de qualité mais des questions plus profondes, des questions de sens.

10Ce sont ces questions-là que nous avons partiellement négligé ces dernières années.

11Nous avons fait de meilleurs vins, développé les plus beaux packagings, sponsorisé les plus beaux évènements, investi des millions dans les réseaux sociaux… Bref, nous avons entouré nos produits et nos marques du plus grand soin, des plus beaux atours et des plus spectaculaires artifices, mais nous avons peut-être oublié ce qu’est notre produit : non pas un vin fait de chardonnay, de pinot noir, de pinot meunier, non pas seulement un joli cadeau à déguster pour quelques occasions spéciales, mais une valeur universelle de bonheur, un moyen de séduction, un mode de communication et l’expression de notre propre culture.

12La seule vraie crise qui touche le champagne est une crise culturelle. Si nous voulons franchir un vrai cap en France comme à l’export, un cap qui soit le fruit d’un souffle puissant, nous devons revenir à l’essentiel et refaire de notre vin non pas seulement un produit de consommation individuel, un produit de cérémonie temporaire, mais plutôt un symbole total de bonheur total !

13En clair, les perspectives à l’export sont infinies, mais pour cela il faut retravailler et vivre totalement le « mythe » champagne.

14Il n’existe pas de solutions mathématiques ou de modèles marketing à faire tourner dans le cas présent. Les diverses innovations à venir ne suffiront pas à elles seules à porter en profondeur le développement du champagne. À titre personnel, j’essaierai les recettes suivantes.

Faire de la France un pays Champagne !

15La France, profondément dépressive, a perdu de son éclat et son miroir ne renvoie plus aux autres citoyens du monde l’image d’un pays de liberté, de bonheur, de vie… Finis, le petit Paris, les fêtes de Saint-Tropez… Finie, l’extravagance !

16Or c’est cette image d’une France empreinte de culture, de folie, de liberté et de bonheur, qui a permis au champagne de devenir ce qu’il est devenu. C’est un des seuls héritages royaux qui demeurent. L’image du faste à la française.

17Du couronnement de Louis IX aux folies du Palais Royal sous Louis XV, du baptême du Concorde à celui du Tunnel sous la Manche, le champagne accompagne chacun des succès et des excès de la France et des Français. Il nous ressemble tellement qu’il est aussi le vin des défaites ou des coups durs. Napoléon disait : « Je ne peux vivre sans champagne : en cas de victoire, je le mérite ; en cas de défaite, j’en ai besoin ».

18En achetant du champagne, les consommateurs étrangers n’ont ni plus ni moins acheté « la France », son histoire et ses valeurs pendant des années.

19En renvoyant l’image d’un pays à bout de souffle, où il ne fait même plus bon s’amuser et où il se consomme plus d’antidépresseurs que dans n’importe quel autre pays au monde, nous allons avoir du mal à mieux exporter ce « bonheur » et ce « rêve » que l’on prétend fabriquer et vendre en bouteilles.

20Dans cette période compliquée, je pense qu’il faut que nous investissions plus de temps, plus de moyens pour refaire de la France et des Français une grande nation du champagne. Créer un climat de fête, aller vers une communication plus libre, investir sur la création et la participation à plus d’évènements… Bien évidemment nous ne pouvons pas porter à nous seuls l’effort de recréation d’un bonheur national de façon artificielle mais nous pouvons y contribuer. Cela devrait être une mission collective et donc portée par les instances du champagne, et une mission individuelle, portée par chaque grande marque.

21Il faut ré-ancrer le champagne et son symbole dans la culture des Français, que la France pétille à nouveau, vive de nouveau et que son miroir projette une image positive pour que le champagne se développe encore plus fortement.

Une communication axée sur le symbole et moins sur le produit et ses « clichés »

22À la lecture de l’évolution du marché du champagne ses dix dernières années, années d’intense création marketing, d’investissements conséquents dans des campagnes publicitaires presque toutes aussi vides de sens les unes que les autres, il faut se rendre à l’évidence que cela fonctionne, dans le cadre collectif, de façon très réduite.

23Je suis persuadé que si communication il doit y avoir, elle doit se faire sur les effets du champagne, en tant que créateur de bonheur, plus que sur le produit.

24Je suis également convaincu que nous devons réduire le niveau d’investissements dans les effets spéciaux (packaging et surtout objets publicitaires en tout genre) et investir plus dans la culture du champagne.

25En France, le champagne Taittinger a des partenariats solides avec des lieux, des organismes prestigieux, des prix, des évènements renommés comme la coupe du Monde de football, le Montreux Jazz Festival, les British Academy Film & Television Awards, l’Opera de Paris, l’Académie Nobel ou encore le Prix Taittinger (un des plus grands prix culinaire au monde depuis cinquante ans). Nous essayons de faire vivre nos marques à travers ces moments « champagne », ces partages culturels.

26Je crois également qu’il faut absolument éviter de rattacher, dans les actes et les paroles, le champagne à l’argent. Le succès global du champagne est moins lié à un niveau de richesse économique quelconque qu’à un niveau de richesse de cœur et d’esprit. Je crois vraiment que le champagne n’est pas un symbole qui traduit un niveau de richesse économique mais avant tout un symbole qui traduit un état d’esprit, une générosité, un amour d’une personne envers une autre ou amour d’une personne pour la vie. C’est une attitude.

La Chine pour boire le champagne !

27Bien qu’à peine plus gros en volume que le marché guadeloupéen aujourd’hui, la Chine, je le pense, deviendra l’un des plus gros pays du champagne dans les vingt prochaines années. Peut-être même le premier après la France.

28Aujourd’hui, il se vend ou s’exporte près de 2 millions de cols par an en Chine. À supposer que le marché soit multiplié par vingt dans les dix ou vingt prochaines années, cela ne constituerait pas en soi un choc commercial assez fort pour faire franchir au champagne un vrai cap.

29En définitive, en France comme à l’export, je crois que le succès à venir repose plus sur la réaffirmation de notre identité culturelle que sur des coups de bistouri régulièrement donnés à nos marques et notre appellation.

30Ce sont ces fondamentaux culturels qu’il faut protéger, réinventer, faire vivre. À nous de faire évoluer nos marques, nos visions et nos pratiques en ce sens.

31J’espère que dans trente ans les générations futures feront la fête, trouveront ou célèbreront toujours leur bonheur et leur amour autour d’un verre de champagne.

32Charge à nous de reconstruire et de leur transmettre cet esprit de fête, cette culture de la vie et notre culture de l’aventure, de l’amour. Une culture qui ne se pianoterait pas sur Tinder, mais naîtrait toujours dans les fines bulles de champagne éclairant les nuits et les cœurs de chaque habitant de cette planète !

Français

Le champagne fait indéniablement partie des industries pérennes et « indélocalisables » de notre pays. Présent et distribué dans la plupart des pays de la planète, il a déjà techniquement conquis le monde. Cependant les ventes stagnent depuis dix ans, car le champagne est touché par une crise culturelle. Si les perspectives à l’export sont infinies, il faut retravailler et vivre totalement le « mythe » Champagne et l’image de la France qui lui est étroitement liée.

English

Champagne is undeniably part of our country’s sustainable and « un-relocatable » industries. Accessible and distributed in most countries around the globe, it has technically already conquered the world. However, sales have been flat for ten years, because the champagne market suffers from a cultural crisis. If export prospects are endless, the champagne « myth » and France’s image abroad should be reshaped and achieved.

Clovis Taittinger
Clovis Taittinger est directeur export et directeur général adjoint en charge des questions commerciales, marketing et communication pour le champagne Taittinger.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 09/03/2016
https://doi.org/10.3917/geoec.078.0167
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