CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Le 14 janvier 2014 marque très certainement la naissance de la géoeconomie de l’information. Ce jour-là, une cour d’appel du district de Columbia aux États-Unis a jugé inconstitutionnelle une loi encadrant la neutralité de l’Internet, pratique qui consiste à interdire aux fournisseurs d’accès Internet à haut débit de bloquer ou au contraire de favoriser certains services en ligne. Les juges ont accédé aux demandes des géants de l’Internet. Ceux-ci affirment qu’il n’a jamais été question que l’Internet soit un service public réglementé géré par les pouvoirs locaux. Pour eux, et donc pour les juges, Internet devient un espace libre pour le commerce. Ces opérateurs télécoms, qui ont déclenché le procès, deviennent donc autorisé à bloquer des services gratuits, comme YouTube, en mettant en avant les services de leurs partenaires.

2Les juges du district de Columbia mettent en cause ce qui semblait être une vérité ultime de l’Internet : sa neutralité. Cette philosophie postule qu’aucune autorité extérieure n’a le droit de décider qu’il existe des utilisateurs de premier rang avec des droits plus importants que d’autres, moins prestigieux. Cette philosophie se traduisait dans les technologies de base du réseau : la transmission par paquet et le protocole TCP (Transmission Control Protocol). Avec elles, toutes les données se valent, aucune application ne peut éclipser les autres. Le caractère non discriminatoire d’Internet est reconnu. « On préfère qu’une communication échoue car les réseaux sont surchargés plutôt que d’établir une hiérarchie formelle [1]. »

3Avec la décision du 14 janvier – sauf si elle est cassée par une juridiction supérieure –, les utopies égalitaires et libertaires d’Internet sont définitivement caduques. Avec cette décision, Internet, ce sixième continent, avec ses rêveurs et ses bandits, ses scientifiques et ses voyeurs, devient définitivement un espace marchand. Un sixième continent dans lequel n’existe qu’un seul bien. Et ce bien se nomme information – data, disent les anglo-saxons.

4C’est un bien intangible, virtuel, qui peut devenir marchandise à trois conditions : qu’elle recèle une valeur, et qu’elle soit à la fois produite et assimilable [2]. La plus grande partie de cette masse de données, connue sous le vocable de big data, est produite par les consommateurs qui surfent sur des sites marchands et laissent des informations. Ces informations ont une valeur croissante tant pour les entreprises que les services publics. L’information, la donnée, doit, pour devenir assimilable, être analysée, travaillée, traitée par des logiciels, et surtout de nouvelles applications informatiques, afin de produire de tout nouveaux services. Ce travail repose sur un mouvement de codification des textes, mais aussi des sons et des images à l’œuvre depuis dix ans, qui facilite gestion, transfert, échanges, stockage et accès aux data[3].

5La codification des données les transforme en un bien virtuel, devenu aujourd’hui une masse gigantesque. La quantité d’information disponible aujourd’hui défie l’imagination. En 2013, l’humanité a produit en communicant sur Internet plus de 2 000 milliards de gigaoctets de données numériques nouvelles. Désormais, avec la décision des juges du district de Columbia, cette masse d’informations, jusqu’à présent mal exploitée, est désormais disponible pour créer une nouvelle économie de l’information.

6Elle est aujourd’hui susceptible d’une analyse géoéconomique. Celle-ci s’interroge « sur les relations entre puissance et espace, mais un espace “virtuel” ou fluidifié au sens où ses limites bougent sans cesse, c’est-à-dire donc un espace affranchi des frontières territoriales et physiques caractéristiques de la géopolitique. [4] » Dans cet article nous tenterons de poser quelques bases de cette nouvelle géoéconomie de l’information. Et plutôt que de suivre les pistes tracées par Marshall McLuhan, postulant l’existence d’un village global créé par les médias [5], nous nous inspirons des travaux de Fernand Braudel qui permettent de faire émerger les ruptures, les conflits et indiquent les chapitres d’une analyse géoéonomique globale [6]. Nous nous intéresserons donc d’abord aux affrontements des pouvoirs, à l’évènementiel ; ensuite nous présenterons les caractéristiques de cette nouvelle économie ; enfin, nous tenterons de tracer son histoire et d’anticiper quelles en seront les prochaines évolutions.

Pouvoirs

7L’espace économique de l’information se nomme Internet, ce sixième continent qui est désormais cet espace géoéconomique où les États, depuis peu, agissent afin de protéger leurs nouvelles économies nationales de l’information. Ce sont ces combats feutrés qui se déroulent dans des cénacles internationaux discrets qui forment l’histoire événementielle du cyberspace et les batailles engagées pour la conquête de ce bien qui s’appelle information.

8Les États-Unis d’Amérique détiennent un pouvoir sans partage sur Internet en raison de l’origine même de ce réseau, créé par leur armée en pleine Guerre froide, pour conserver intactes leurs infrastructures de communication militaires, après une éventuelle attaque nucléaire. Certes, aujourd’hui, la gestion du cyberspace relève de plusieurs structures composées d’informaticiens bénévoles (IAB, IETF, ISOC) ou d’universitaires (W3C, ISOC). Mais l’instance centrale de régulation est l’Internet Corporation for Assigned Names and Numbers (ICANN). Et l’ICANN est liée par contrat au département du Commerce des États-Unis depuis 1998.

9Plus important, l’infrastructure de base d’Internet repose sur treize serveurs racine, qui sont chargés de rediriger les requêtes des internautes vers les serveurs en charge des noms de domaines. L’un de ces serveurs-racine est installé à Tokyo, le deuxième à Londres, le troisième à Stockholm. Les dix autres résident aux États-Unis. Parmi eux, trois dépendent explicitement des autorités américaines : l’un de la NASA, le deuxième de l’US Army et le troisième du département de la Défense. Qu’est-ce que cela signifie ? Les pays disposant de serveurs-racine, peuvent, s’ils sont cyberattaqués, fonctionner en mode dégradé avec le reste de l’Internet mondial. Les pays qui ne disposent pas de ce type de serveur sur leur territoire doivent se couper du réseau mondial pendant un temps plus ou moins long. Ce fut le cas de l’Estonie, attaquée par déni de service, qui a été isolé du monde virtuel pendant 48 heures. Les dégâts économiques consécutifs à cet isolement sont évidemment considérables. Plus important encore, le serveur-racine A, qui enregistre le premier toutes les modifications introduites avant de les rediriger vers les douze autres est également installé aux États-Unis [7]. Ce pays abrite – et contrôle – le véritable cœur de l’architecture d’Internet. Au total, la domination des États-Unis sur le cyberspace est totale, écrasante.

10Aujourd’hui, les États-Unis veulent conserver leur pouvoir sans partage. Un document de réflexion du département d’État intitulé « stratégie internationale pour le cyberspace », présenté en mai 2011 par Hillary Clinton, définit la position de Washington en matière de cyberdiplomatie. Le document préconise une gouvernance technique et restreinte. Le futur du cyberspace repose sur quatre piliers : interopérabilité des systèmes et libre circulation de l’information, afin de favoriser les échanges ; respect de la vie privée et sécurité du cyberespace qui permet d’attirer et de conserver les clients. Ce document repose sur les fondamentaux de libre-échange constant pour la diplomatie américaine qui réussit si bien à ce pays.

11Cependant, cette domination, acceptée pendant de très nombreuses années, suscite désormais des réticences. Dès 2005, le sommet mondial sur la société de l’information affirme, dans une déclaration commune, que « l’Internet est devenu une ressource publique mondiale et [que] sa gouvernance devrait constituer l’une des priorités essentielles de la société de l’information. La gestion internationale de l’Internet devrait s’opérer de façon multilatérale, transparente et démocratique, avec la pleine participation des États, du secteur privé, de la société civile et des organisations internationales ». L’Union européenne s’est exprimée dans le même sens ainsi que le Brésil. Les pays développés comme les pays émergeants pèsent en faveur d’un desserrement de l’étreinte des États-Unis d’Amérique sur Internet.

12En 2011, lors de la 66e Assemblée générale de l’ONU, la Chine, la Russie, le Tadjikistan et l’Ouzbékistan ont demandé que l’ONU adopte un « code de bonne conduite sur Internet », conduisant à « réguler » l’activité sur le réseau numérique. Même si cet appel, venant de régimes, ô combien démocratiques, relève d’une volonté de contrôler l’Internet national et de le déconnecter du réseau mondial, il pèse lourdement, de par la puissance des deux premiers signataires, dans le sens d’une réduction du pouvoir des États-Unis.

13Signe que la pression devient forte, le Président de l’ICANN, lui-même, Fadi Chehadé reconnaît que la multipolarisation d’Internet est en marche. L’ICANN, indique-t-il, a déjà validé un plan en cinq étapes pour se globaliser. « On doit reconnaître, affirme-t-il le rôle qu’ont joué les États-Unis dans le développement d’Internet. Mais nous sommes à un point où il faut avancer, sans perturber la stabilité d’Internet. Je pense que les États-Unis vont transmettre leur rôle d’intendant d’Internet à l’ensemble du monde. Et l’ICANN devra évoluer, passer d’une société californienne à une société internationale, peut-être basée à Genève [8]. »

14Cependant, ce débat, stratégique pour la maîtrise de ce bien précieux qu’est l’information, risque de s’engager dans un tout autre contexte que d’autres débats diplomatiques. Les États ne peuvent, en effet, pas demeurer les seules parties prenantes. « Le fonctionnement des réseaux dépend de la définition de normes et les grandes firmes de la communication participent à cette définition aux cotés des États au sein d’organismes internationaux [9]. » Les citoyens exigeront également de devenir participants à ce débat au travers d’associations et organisations non-gouvernementales. Ces citoyens, ces associations disposent d’un grand pouvoir. La quantité d’informations disponibles, accessibles depuis un simple ordinateur, et qui peuvent être traitées par des bases de données au coût relativement modeste permet l’irruption sur la scène mondiale de nouveaux pouvoirs qui ne sont ni États ni entreprises mais citoyens [10].

15Il semblerait donc probable que les États-Unis soient contraints de desserrer leur étreinte sur Internet – la question étant de savoir comment ils vont s’y prendre et quand. Mais ne peuvent-ils pas se le permettre dans la mesure où leurs entreprises sont largement dominantes aujourd’hui dans l’économie de l’information ?

Économie

16Cette puissance de l’économie de l’information américaine s’est développée en bien peu d’années, accompagnant l’explosion de l’économie de l’information elle-même. En simplement vingt ans, entre 1994 et 2014, l’industrie de l’information a totalement changé de nature. En 1994, elle se chiffrait en Europe à 2,8 milliards de dollars et ses produits étaient des vidéo-textes, des banques de données et des CD-ROM. Aujourd’hui, au-delà des infrastructures physiques de la société l’information – systèmes de télécommunications centres de stockage et de traitement de données –, l’économie de l’information repose sur les données elles-mêmes.

17La masse de données produites explose littéralement année après année. Que l’on en juge : 150 exabytes de données ont été produites au cours de la seule année 2005 ; 1 200 en 2010 et 35 000 exabytes devraient l’être en 2020, soit l’équivalent de 9 000 milliards de DVD [11].

18Cette explosion date du début des années 2 000, depuis que M. Tout le monde tient son blog, rédige des messages sur les réseaux sociaux et surfe sur des sites commerciaux. En 1986, 41 % des données produites l’étaient par des super-ordinateurs et 17 % par des systèmes informatiques centralisés. En 2007, près de 99 % des données produites le sont par des matériels électroniques à la disposition de tout le monde : ordinateur individuel (66 %), jeux vidéo (24 %), téléphones mobiles de plus en plus perfectionnés (9 %) [12]. Les données produites changent ainsi de nature. Elles deviennent non structurées, produites en temps réel. Elles arrivent en flots continus, de sources très disparates, de façon désordonnée et non prédictible. Les outils inventés depuis la création de l’informatique ne peuvent plus les traiter. Les ordinateurs les plus puissants au monde sont désarmés devant ce flux de données. Les data ne servent à rien.

19Sauf si de nouvelles manières de traiter ces données permettent d’en tirer une ressource. C’est ce challenge qu’ont relevé les géants de l’Internet américains. Plus de cinquante applications inventées aux États-Unis permettant de traiter ces données hétérogènes sont actuellement en cours d’utilisation dans ce pays [13]. Plusieurs de ces méthodes relèvent du calcul probabiliste [14]. Elle permettent l’analyse efficace de ces données et la possibilité de créer des services qui seront proposés à d’éventuels acheteurs. Et de développer une économie florissante.

20Ces nouvelles techniques permettent la création d’une économie des data. L’analyse des données permet aux services marketing de mieux cibler des clients, de leur envoyer des messages en fonction de leurs besoins ou envies et d’imaginer de nouvelles stratégies publicitaires. L’analyse des data est également utilisée en matière financière. Le Hedge Fund Derwent Capital Market investit en Bourse en analysant les émotions exprimées par les individus sur le réseau Twitter. Cette analyse permet, à 87 %, de déterminer à l’avance les mouvements de la bourse de New York et de prendre des décisions d’investissement avantageuses. Une nouvelle médecine, fondée sur l’analyse des données, permet d’adapter des traitements, de les personnaliser. Les gains seraient de 300 milliards de dollars par an aux États-Unis [15]. Les services publics en bénéficient également. L’analyse des data permet de prévoir à l’avance les embouteillages, d’adapter l’enseignement à chaque élève et de mieux assurer la sécurité publique. La police de Memphis, aidée par IBM, est parvenue à réduire les crimes de 30 % entre 2006 et 2011.

21C’est en inventant et en développant cette économie que les États-Unis et leurs entreprises ont acquis une position dominante. En 2013, les quatre groupes majeurs de l’industrie de l’information, les fameux GAFA (pour Google, Apple, Facebook, Amazon) ont réalisé un chiffre d’affaires de 266,22 milliards de dollars et un bénéfice de 41,57 milliards de dollars. La croissance n’est pas finie. Les opérateurs de télécommunication pourraient engranger 79 milliards d’euros de revenus supplémentaires dans les dix prochaines années grâce à l’utilisation des seules données de géolocalisation.

22Les États-Unis maintiennent leur avance, en développant de nouvelles applications. C’est notamment le projet lancé par Google en recrutant le prospectiviste Ray Kurzweill, héraut du transhumanisme, de la fusion homme-machine et de réalité augmentée. Ce qui se traduit très directement par la création des Google-Glass, et, à terme, d’autres objets qui permettront à Google de recueillir encore plus de données sur ses clients pour développer d’autres services.

23Si les États-Unis dominent aujourd’hui l’économie de l’information, qu’en est-il des autres zones géographiques ? L’Europe se retrouve dans une situation bien précaire. Elle représente plus d’un quart du marché mondial des produits et services technologiques, mais elle est devenue totalement absente de l’industrie des données et, plus globalement, poursuit un lent déclin dans l’industrie du high tech[16]. Cependant, les Européens produisent de la donnée… en allant massivement sur des sites américains. En France, Google détient l’une de ses plus grosses parts de marché mondial (92 %) et il en va de même pour Facebook.

24Cette analyse globale de la faiblesse de l’Europe ne doit pas nous interdire de trouver des éléments qui permettraient d’établir une hiérarchie, à l’intérieur du continent, dans le domaine de l’économie de l’information. Cet indice, il existe : il s’agit des noms de domaines déposés. L’Allemagne arrive largement en tête, suivie par les Pays-Bas, puis la Grande-Bretagne et la France [17].

25D’autres pays visent, en revanche, à bousculer l’hégémonie américaine. En Chine, le nombre d’internautes a augmenté de 41 % entre 2006 et 2009 supportant une forte croissance de l’économie de l’information. Ainsi, depuis 2009, la part des technologies de l’information et de la communication dans le produit intérieur brut chinois dépasse 10 %. La Chine détient 16 % des cinquantes premiers sites mondiaux, dont Baidu, premier moteur de recherche en Chine, qui a presque autant d’utilisateurs que Google au niveau mondial, tandis que Tencent, qui propose des réseaux sociaux, des portails Web, de e-commerces et des jeux, est devenu la troisième capitalisation boursière Internet au monde.

26Toujours en Asie, la Corée du Sud, d’où est originaire le groupe Samsung, champion mondial du high tech et premier déposant mondial de brevets dans son domaine, vise également une place importante dans l’économie des données. Pour cela, elle s’appuie sur une consommation intérieure importante et qui se dirige, pour un tiers, vers des sites nationaux. Les deux autres tiers de la consommation internet utilisant des sites non coréens – un tiers est américaine, et, notons le fortement, l’autre tiers est chinoise.

27Ainsi, apparaissent deux blocs dominants de l’économie de l’information, un ensemble État-Unis-Europe et un ensemble asiatique. Une géoéconomie de l’information s’esquisse. Pour en fixer plus précisément les traits, nous devons nous intéresser à la longue durée historique.

Histoire

28L’économie de l’information nous semble nouvelle, totalement nouvelle. Cependant, sa géoéconomie repose sur des socles historiques construits sur une longue période, aussi bien en terme de stocks, que de flux et, éventuellement, de développement.

29Les stocks d’information sont structurés par des registres régionaux qui ont pour fonction d’allouer et d’enregistrer les adresses IP dans une base mondiale, de s’assurer que ces adresses sont correctement annoncées et joignables sur Internet et de relier chaque adresse IP à un nom de domaine. Ils sont au nombre de cinq et dessinent les grands blocs de la géoéconomie de l’information. L’un, RIPENCC, traite de l’Europe, de la Russie et du Moyen-Orient. APNIC s’occupe de l’Asie-Pacifique. ARIN travaille pour l’Amérique du Nord et LACNIC de l’Amérique du Sud. Et enfin, AfriNIC alloue pour l’Afrique. Cette carte, qui structure le monde de l’information en cinq zones, est édifiante tant elle représente les zones géoéconomiques organisant le monde depuis la révolution industrielle, même si elle doit être sérieusement amendée par endroit. Ainsi, l’Australie ne peut appartenir à l’espace économique asiatique et se rapprocherait plutôt de l’espace anglo-saxon.

30Les stocks de la puissance dans cette géoéconomie de l’information se mesure d’abord par le nombre d’internautes. Selon les statistiques de l’Union internationale des télécommunications (UIT) de 2012, 34,7 % des habitants de cette Terre sont des usagers d’Internet. 45 % sont en Asie-Océanie-Australie, 26 % en Europe-Moyen-Orient, 12 % en Amérique du Nord, 10 % en Amérique latine-Caraïbes, 7 % en Afrique.

31Cependant, ce chiffre doit être corrigé par la masse des données utilisées par chaque pays ou groupe de pays. Une statistique, établie par l’institut spécialisé en technologies IDC et le McKinsey Global Institute [18], distingue trois ensembles :

  • les superpuissances du Big Data : les États-Unis-Canada, qui utilisent 3 500 petabytes de données et l’Europe (2 000 petabytes) [19] ;
  • les petites puissances : le Japon (400 petabytes), la Chine (250 petabytes), la zone Moyen-Orient-Afrique (200 petabytes) et un ensemble composite de pays asiatiques – moins la Chine, l’Inde et le Japon – (300 petabytes),
  • les zones en voie de développement : l’Inde (50 petabytes) et l’Amérique latine (50 petabytes).

32Ces chiffres dessinent une nouvelle réalité géoéconomique où la domination des États-Unis paraît moins écrasante. Le poids de ce pays est sérieusement contrebalancé par celui de l’Europe qui dispose de plus d’internautes et d’un stock de données du même ordre de grandeur. L’Asie paraît seconde à l’aune de ces chiffres. Là encore, cette analyse des stocks prolonge la situation économique connue depuis plus d’un siècle.

33L’analyse des flux de données, lui, permet de mettre en lumière les liens existant entre les cinq grands ensembles géoéconomiques que nous venons de construire. Prenons les flux de données transmises par câbles sous-marins – un bon indice même s’il est incomplet, il faudrait y ajouter les flux transmis par satellite. Les flux entre l’Europe et les États-Unis-Canada se chiffrent à 4 972 gigabits par seconde (GBPS), contre 2 946 entre les États-Unis-Canada et l’Amérique latine-Caraïbes, 2 721 GBPS entre les États-Unis-Canada et l’Asie-Pacifique et 1 334 entre l’Europe et l’Asie-Pacifique [20]. Là encore, les liens transatlantiques perdurent, lient les deux ensembles par delà l’océan et marquent cette prééminence de l’ensemble Europe-Amérique du Nord dans l’économie de l’information qui prolonge la prééminence économique de cet ensemble depuis deux siècles.

34Reste à savoir si cette prééminence restera durable. Pour répondre à cette question, il convient d’abord de s’interroger sur les ressources humaines nécessaires à l’économie de l’information. Elle repose sur le traitement d’un objet virtuel, les données. Ce traitement exige de grands nombres de spécialistes mettant en œuvre des techniques de l’informatique et de la statistique. Les États-Unis auraient besoin, par exemple, de 1,5 million de ces spécialistes [21]. Or, il semble très difficile de les former rapidement pour répondre aux besoins d’une économie lancée à pleine vitesse. La domination de l’univers géoéconomique de l’information sera à l’ensemble géoéconomique qui pourra y parvenir.

35Il convient également de s’interroger sur l’attitude du consommateur-citoyen face aux données. Cela relève d’une analyse psycho-historique par grande région qu’il est impossible de dresser ici. Esquissons quelques pistes tout de même. La faiblesse – pour ne pas dire l’inexistence – de l’industrie européenne des données ne s’explique-t-elle pas par l’attitude des citoyens européens, traumatisés par l’histoire et la peur du recueil des données, assimilé à un fichage de sinistre mémoire ? De là, la puissance en Europe des autorités indépendantes de protection des données nationales, comme la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) en France. De la même manière, il serait intéressant de vérifier l’attitude des autorités et des internautes chinois face aux données. De quelles manières les considèrent-ils ? Est-ce des données d’ordre politique, commercial ? Les citoyens sont-ils réticents à les communiquer ? Ces questions méritent d’être posées.

36Si l’histoire économique des deux siècles passés se retrouve encore dans la géoéconomie de l’information, des questions restent présentes pour penser son devenir, même si il est probable que cette économie fondée intrinsèquement sur des notions de liberté et de confiance risque de perpétuer la domination des pays occidentaux. Cependant, il est fort possible qu’une économie de l’information, reposant sur de tout autres présupposés philosophiques – car c’est bien de cela dont il s’agit – naisse en Orient.

Conclusion

37Nous avons tenté de poser quelques bases d’une géoéconomie de l’information. Elle repose sur des pouvoirs dont l’équilibre est en passe de basculer d’un monde dominé par un pays, les États-Unis, vers un monde multipolaire, organisé autour de deux grands blocs, un bloc Europe-États-Unis et un bloc Asie, auquel il convient d’ajouter les grandes entreprises de l’information et une forte présence citoyenne. Cette vision s’appuie sur une analyse de l’économie de l’information où les entreprises des États-Unis dominent non seulement leur pays mais également les pays européens, tandis qu’une économie de l’information semble émerger en Asie.

38Ces premières d’analyses rendent possible la construction d’une géoéconomie de l’information que nous appelons de nos vœux. Elle devra certainement travailler à mettre en évidence les politiques des États envers la plus grande ouverture ou fermeture d’Internet. Elle devra également s’appuyer sur de nouvelles recherches sur les lieux où s’inventent les nouveaux outils de traitement des données – ils ne sont pas tous en Californie. Elle devra enfin analyser les réactions psychologiques des citoyens-consommateurs face aux données – intimité ? Bien négociable ? Fiche de police ? – qui conditionne en grande partie le développement de cette nouvelle économie.

Notes

  • [1]
    S. Godeluck, Géopolitique de l’Internet, La Découverte, Paris, 2002.
  • [2]
    P. Petit, « L’économie de l’information en question », in P. Petit (dir.) L’économie de l’information, les enseignements des théories économiques, La Découverte, Paris, 1998.
  • [3]
    R. Cowan, D. Foray, « Économie de la codification et de la diffusion des connaissances » in P. Petit (dir.), L’économie de l’information, les enseignements des théories économiques, La Découverte, Paris, 1998.
  • [4]
    P. Lorot, « La Géoéconomie, nouvelle grammaire des rivalités internationales », in Géoéconomie, n°1, Choiseul, mars 1997.
  • [5]
    M. McLuhan, The Global Village, Transformations in World Life and Media in the 21th Century, avec Bruce R. Powers, Oxford University Press, New-York, 1989.
  • [6]
    F. Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Armand Colin, Paris, 1966.
  • [7]
    S. Bachollet, « Les racines du web », Société de l’information, n° 20, octobre 2005.
  • [8]
    N. Rauline, « Fadi Chehade : La gouvernance d’Internet doit s’inspirer de ce qu’est Internet », Les Échos, 21 février 2014.
  • [9]
    H. Bakis, Géopolitique de l’information, PUF, Paris, 1987.
  • [10]
    S. Parasie, « Des machines à scandale », Éléments pour une sociologie morale des bases de données, Réseaux n°178-179, 2e trimestre 2013.
  • [11]
    Pour donner un ordre d’idée, un exabyte équivaut à 4 000 fois les données stockées dans la bibliothèque du Congrès, à Washington, la bibliothèque la plus importante du monde.
  • [12]
    M. Hilbert, P. López, “The world’s technological capacity to store, communicate, and compute information”, Science, 10 février 2011.
  • [13]
    J. Manyika, M. Chui, B. Brown, J. Bughin, R. Dobbs, C. Roxburgh, A. Byers, Big Data : The next frontier for innovation, competition, and productivity, McKinsey, May 2011.
  • [14]
    V. Blondel, « Nous étudions de nouveaux objets scienti ques », La Recherche, no 482, décembre 2013.
  • [15]
    cf. note 13.
  • [16]
    R. Gueugneau, « La high tech européenne poursuit son lent déclin », Les Échos, 20 février 2014.
  • [17]
  • [18]
    cf. note 13
  • [19]
    1 petabyte = 500 milliards de pages de texte
  • [20]
    Source : telegeography, 2011
  • [21]
    cf. note13.
Français

Internet devient un sixième continent où le seul bien produit est l’information. Les données que chacun produit - quelques 35 000 exabytes en 2020, soit l’équivalent de 9 000 milliards de DVD - en visitant des sites se transforment en une ressource de première importance. Elle est susceptible d’une analyse géoéconomique reposant sur trois piliers. D’abord, l’analyse des pouvoirs. Ils basculent peu à peu vers un monde multipolaire. Ensuite, la mise en évidence d’une nouvelle économie qui, à partir de l’analyse des données, permet de mieux cibler ses clients, de mieux investir, de mieux enseigner. Enfin, le temps long. Il permet de tracer l’histoire de cette nouvelle économie qui repose sur des structures anciennes notamment psychologiques. C’est dans ces fondamentaux qu’il faut chercher le devenir de l’économie de l’information.

English

Internet becomes the sixth continent where the information is the only good produced. The data which each produces by visiting sites – 35 000 exabytes more or less in 2020, that is the equivalent of 9 000 billion DVDs – are transformed into a resource of first importance. A geoeconomic approach, based on three points, may draw a future. First, the powers. They fall over little by little towards a multipolar world. Then, the new economy which, from the data analysis, allows to target better the customers, to invest and teach better. And, finally, the long time. He allows to draw the history of this new economy which is rested on old structures, in particular psychological. It is in these fundamental that it is necessary to look for the future of the economy of the information.

Pascal Junghans
Professeur à l’International University of Monaco, chargé de cours à l’université de Technologie de Troyes et à l’université de Poitiers, Pascal Junghans est Docteur en sciences de gestion, membre du conseil scientifique du Conseil supérieur de la formation et de la recherche stratégique (CSFRS). Il est l’auteur de huit livres et de plusieurs articles et chapitres d’ouvrages académiques.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 15/07/2014
https://doi.org/10.3917/geoec.070.0179
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