CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 – Introduction

1Cette contribution se propose d’explorer la manière dont l’arrivée du triporteur indien en Égypte contribue à l’établissement d’une filière transnationale, en donnant à voir des continuités et des connexions a priori improbables entre des réseaux de lieux et des réseaux de personnes. Nos observations portent sur de gros bourgs à la périphérie de Mansûra dans le delta du Nil, devenus en quelques années une plaque tournante internationale, marchande et logistique. Il s’agit de s’intéresser à la façon dont une localité, simple point sur la carte du monde, se connecte à d’autres points, dissemblables, villes, ateliers, usines, marchés de bords de route ou places marchandes internationales, qui deviennent alors autant de lieux de passage obligés ; ainsi qu’à la manière dont s’y construisent aujourd’hui des carrières commerciales transnationales.

2À Simbâlawayn ou Bilqâs, les Égyptiens engagés dans ce nouveau business forment avec leurs homologues indiens un cercle restreint de grands commerçants dont l’activité concerne autant l’approvisionnement que l’écoulement de la machine indienne et de ses composants. Ensemble, ils font des affaires, à l’import pour les premiers, à l’export pour les seconds, participant à la construction d’un débouché provincial. La distribution égyptienne de l’autorickshaw devenant rapidement l’objet d’un monopole [Tastevin, 2015], ces négociants s’emparent plus particulièrement du marché induit de la pièce détachée. Notre objectif est de reconstituer la création d’associations marchandes égypto-indiennes à l’origine des premières importations d’autorickshaw, au croisement de réseaux socio-techniques et de circuits d’échanges qui combinent savoir-faire et savoir-circuler.

3Des personnages singuliers y tiennent un rôle prépondérant, ceux qui précisément coordonnent la mise en relation de mondes économiques et culturels éloignés. Ces intermédiaires vont être ainsi au cœur de cet article qui, en remontant des chaînes relationnelles [Grossetti et al., 2011] non stabilisées, analyse des processus de mise en contact entre Inde et Égypte. Le récit pionnier de Nayan sera l’occasion d’amorcer une réflexion sur la genèse des liens économiques hors des cadres formels, tels qu’ils se peuvent se pratiquer dans les Suds [Berrou, Gondard-Delcroix, 2011]. Toutefois, en déplaçant la focale d’un cadre local ou national à un cadre d’échange transnational, de nouveaux problèmes méthodologiques surgissent, notamment une difficulté à saisir les modalités d’accès à une ressource distante et, plus globalement, les multiples questions que doit résoudre l’apprenti entrepreneur lorsqu’il se trouve confronté à la question du franchissement des frontières par des personnes et des marchandises. Il nous semble donc pertinent d’entrer dans le sujet en mobilisant les méthodes ethnographiques du « récit de pratiques [1] ». L’objectif est alors de s’intéresser non pas aux liens sociaux établis, mais aux liens en train de se faire, et ceci non pas pour analyser les liens eux-mêmes, mais plutôt les points qu’ils relient ou qui sont à relier, en les traçant dans un cadre géographique multisitué. La maîtrise de la territorialité du réseau se révèle ainsi un enjeu fondamental pour les personnes qui en sont partie prenante et, bien évidemment, méthodologique pour les chercheurs qui tentent d’en reconstituer la genèse. Le projet est heuristique, mais il s’avère délicat d’en saisir toutes les nuances, les soubresauts, les entrelacements. De ce point de vue, mener une authentique enquête multisituée reste une démarche stimulante, mais généralement incomplète, car elle est contrainte par la difficulté du chercheur à connaître avec autant de finesse les différents lieux de l’enquête et les contextes au sein desquels se déploient ces échanges économiques.

4Notre propos se limite à voir comment des processus relationnels interviennent dans le développement de liens commerciaux transnationaux. Ceux que nous observons s’inscrivent en creux dans les zones d’échanges internationales circonscrites par l’État égyptien depuis celle de Port-Saïd, dans le sillage de l’ouverture économique lancée par le président Sadate dans les années 1970, jusqu’aux dix zones franches portuaires ou urbaines désignées par son successeur, Hosni Moubarak. Ces processus remontent jusqu’en Inde. Entre les deux États, des associations discrètes d’importateurs, de courtiers, de revendeurs, de garagistes, de sous-traitants indiens, d’agents d’exportation, de transitaires, de grossistes, de détaillants, de chauffeurs développent une filière non stabilisée. Dans les petites villes, des espaces de chalandise constitués par des importateurs-commerçants prennent l’allure de nouvelles centralités commerçantes. La petite ville devient une scène commerciale attractive, un ancrage d’un dispositif à la fois local et transnational, elle-même reliée à d’autres places marchandes, du Caire à New Delhi. Des associations commerciales égypto-indiennes aménagent des espaces de choix locaux dans des espaces de concurrence infiniment ouverts. De cette collaboration internationale naît l’idée de simplifier l’offre indienne ; les intermédiaires essayent de négocier la fourniture exclusive pour l’Égypte de certaines pièces auprès de fabricants indiens, et de contractualiser leurs relations avec les fournisseurs, en regroupant sous une marque les composants génériques du rickshaw.

5En suivant précisément la trajectoire de Nayan, un courtier indien, entre l’Inde et l’Égypte, nous pourrons ensuite ouvrir le débat autour des enjeux soulevés par une rupture encore difficile à saisir, qui voit le passage d’une « mondialisation par le bas » [Portes, 1999 ; Tarrius, 2002], circonscrite à quelques régions du monde et animée par des entrepreneurs migrants pionniers, à une globalisation générale du cadre des échanges [Mathews et al., 2012]. Il s’agit ainsi de comprendre comment, en trois décennies, les modalités de l’échange transnational se sont émancipées des histoires de domination postcoloniale qui jouaient à plein aux interfaces Nord-Sud où ces échanges sont nés. Une nouvelle génération d’entrepreneurs s’est ainsi affranchie du lien entre migration et commerce pour investir une échelle pleinement globale de l’échange transnational.

2 – Nayan, un Indien en Égypte

6Par des navettes incessantes entre Mumbai et Le Caire, Nayan est toujours là quand on a besoin de lui. Par sa présence calculée en Égypte, il y revient toutes les trois semaines et capte le premier les commerçants novices comme les entrepreneurs chevronnés. Il attire à lui le nouveau venu. Nayan est en quelque sorte le cofondateur d’une filière bis de la pièce de rechange. Du textile en gros à la mécanique, Nayan, en se spécialisant, est devenu le pivot d’une chaîne logistico-commerciale transnationale, l’un de ses intermédiaires obligés pour entrer sur le marché de la pièce détachée. Lorsque de nouveaux commerçants s’intéressent à la technologie indienne, ils commencent par le rencontrer. En 2002, aux prémices de la déferlante, Nayan est un pourvoyeur de lettres d’invitation et organise déjà les premières visites en Inde de néo-importateurs égyptiens. Pourtant, il doit son entrée précoce dans le commerce international du rickshaw à moteur et de ses dérivés à un négociant en textile de Port-Saïd.

7Né en 1950, Nayan est diplômé de la faculté de commerce (Bachelor graduate) de l’Université de Bombay. À 21 ans, il arrêtait ses études pour travailler avec son père, propriétaire d’un magasin à NagDevi road : machines-outils et pièces détachées dessinaient alors son horizon. À ses débuts, il fournissait le nécessaire au démarrage et à la maintenance de petits ateliers mécaniques qui occupaient le sol de son quartier. Fort de cette première expérience, il suivit ensuite son oncle paternel quand celui se lança dans le commerce de tissus. Ils s’installèrent alors dans le plus vieux marché de textile d’Inde, le bazar de Mulji Jetha (MJ Market), fondé en 1874, et qui demeure la plus grande place marchande de tissus en Asie. À l’époque, Nayan, avec l’aide de son frère, commença par acheter et revendre au détail dans l’enceinte même du marché. Mais en 1974, dix-huit mois après son implantation, l’entreprise familiale implose, l’oncle ayant abusé de la naïveté de ses deux neveux. Novices, ceux-ci débutaient dans le métier et se perdaient facilement dans la comptabilité de caisse du magasin : entrées, sorties, avances en cash dans la colonne des clients ; délais de paiement et petits crédits dans la colonne des fournisseurs. Grossistes et demi-grossistes avançaient la marchandise, les clients effectuaient des dépôts, mais l’argent en liquide disparaissait. L’oncle ne livrait pas ses clients, ne réglait pas ses ardoises. Le passif accumulé discrètement auprès des uns et des autres plombait l’équilibre financier de l’établissement. La société au capital modeste vacille et frise la banqueroute. Il aura fallu à la fratrie six mois d’un travail acharné pour rembourser clients et fournisseurs floués et redresser l’affaire en perdant tout crédit sur le marché. C’était la fin des facilités de paiement, de ces petits délais qui maintenaient l’équilibre incertain de leur trésorerie et garantissaient la viabilité de leur petit commerce au détail.

8Dans le récit de Nayan, l’épreuve (« bad time ») est fondatrice de sa carrière. La trahison d’un proche marque le basculement dans le monde marchand : « Apprendre à ne compter que sur soi quand on dépend de tout le monde. » Après l’effondrement de la firme familiale (et de son nom sur le marché), débute une ascension tâtonnante qui le mènera en Égypte. Dans l’intervalle, une quinzaine d’années, sa société grandit dans un marché du textile protégé par l’État. En 1990, il emploie vingt-deux personnes. Dans le contexte d’effervescence suscité par les premières réformes du ministre des Finances Manmohan Singh (en 1991), Nayan décide d’internationaliser son activité et tente l’aventure dubaïote, véritable plaque tournante du textile entre l’Asie et l’Afrique. L’ouverture commerciale de l’Inde sur le monde profite à l’Émirat. Dubaï se signale alors à la fois comme destination d’affaires, lieu de transit des marchandises et relais pour les grossistes ; c’est un point d’ancrage où les réseaux s’entrecroisent, une étape tout indiquée pour travailler à l’exportation de matières premières indiennes (chanvre, coton, jute, lin, raphia, sisal…).

3 – De Mumbai à Dubaï

9Les foires qui ont fait la réputation commerciale de Dubaï rassemblent chaque année les vendeurs « de premier plan » de la région et des milliers d’acheteurs. Depuis 1977, le Salon du textile « Motexha » est devenu au Moyen-Orient la plus grande exposition de textiles, de vêtements, de cuir et d’accessoires de mode. Les salons annuels de Dubaï servent de plate-forme à la mobilisation de commerçants qui veulent se faire connaître des marchés extérieurs. La place attire d’autant mieux ces nouveaux exportateurs qu’elle pallie, en partie, les effets d’une politique européenne très restrictive en matière de déplacement. Pour venir en Europe, les démarches sont en effet de plus en plus longues, coûteuses et incertaines. Rien de tel à Dubaï, hub aérien de rayonnement mondial où les mobilités urbaines sont aisées et le visa facile à obtenir.

10Cette fluidité proclamée contraste avec la difficulté à y trouver sa place. « No trust to new incomer » résume l’expérience dubaïote de Nayan. Pour ce voyage, Nayan qui ne connaissait personne, décide donc de se faire accompagner par un collègue qu’il défraie intégralement. Ils ne seraient pas trop de deux pour faire face à l’hostilité des commerçants en place et à la mauvaise réputation des produits indiens. Malgré l’absence de « sponsor », ils ont facilement obtenu un visa. L’hôtel qu’ils ont réservé leur a servi de garant, le parrainage n’étant qu’une prestation parmi d’autres. À leur arrivée, ils ont dû confier leur passeport à l’hôtel. Pendant dix jours, Nayan a prospecté les grossistes de la ville, déambulé dans le salon, cherché l’information, mais sans obtenir aucune commande. Un voyage pour rien, pensait-il. C’est finalement lors des trois derniers jours de la foire que les premiers contacts se sont noués. Il tente alors un galop d’essai avec un revendeur indien, bien ancré sur la place dubaïote, en lui concédant trois commandes à perte. Il posait ainsi les premiers jalons d’une stratégie consistant à s’introduire progressivement dans la filière d’exportation. Les capitaux et le savoir-faire développés aux Émirats arabes unis dans l’importation-réexportation depuis l’Asie ont déjà été largement analysés [Marchal, 2001 ; Battegay, 2005]. Ils ont conduit les entrepreneurs de Dubaï à « répondre au besoin des pays environnants de disposer d’un sas de communication avec le monde extérieur » [Lavergne, 2002] d’abord d’ampleur régionale (Golfe, Iran, Iraq notamment) puis d’échelle continentale (monde arabe et Afrique) [Pliez, 2010]. Dubaï, aussi importante soit-elle, n’est par conséquent qu’une étape sur les routes du textile et dans le parcours de Nayan. À défaut de pouvoir s’y faire une place parmi les nombreux négociants indiens qui y opèrent, il jouera, comme bien d’autres, de la faiblesse intrinsèque de Dubaï, qui est une plate-forme de rencontres et d’apprentissage du négoce transnational plus qu’un lieu de production.

11Explorer Dubaï lui fournit l’opportunité, à l’occasion de ses foires annuelles, d’accéder aux marchés de consommation de la sous-région et d’identifier une clientèle qui, ne connaissant pas l’Inde, s’en remet dans un premier temps à ses représentants exclusifs qui y sont installés de plus longue date. Rapidement, tout l’enjeu consiste à se dispenser des services onéreux de ces intermédiaires en contournant la plate-forme dubaïote, place centrale du négoce asiatico-arabe. C’est ainsi qu’à la fin des années 1990, de nouveaux entrepreneurs comme Nayan, encore très modestes, s’immiscent dans le négoce international à la faveur d’un rapprochement des intermédiaires en direction des lieux d’approvisionnement. Un double mouvement s’opère alors, sur fond de concurrence exacerbée, puisque d’un côté les importateurs d’Afrique et du Moyen-Orient se rapprochent des marchés de fournitures situés en Asie, et d’un autre côté s’observe la mise en place volontariste de dispositifs commerciaux à vocation mondiale, notamment en Chine [Sun, Perry, 2008 ; Pliez, 2010], mais aussi en Inde. Les chaînes d’importation vont alors rapidement se transformer car, en réduisant le nombre de commissions à verser, ces intermédiaires peuvent s’adresser à un nombre croissant de petites communautés marchandes qui saisissent l’opportunité pour tenter à leur tour leur chance dans le négoce transnational à petite échelle, souvent de manière ponctuelle.

12Ces connexions, très labiles, de lieux où l’on achète, où l’on vend, où l’on réceptionne, où l’on envoie des marchandises, consolident les routes commerciales transnationales et mènent Nayan en Égypte. S’il ne s’est pas installé à Dubaï, il y a rencontré un commerçant coréen qui l’a introduit auprès d’Hosni, un important négociant en textile de Port-Saïd, une des principales portes d’entrée de l’économie libérale égyptienne. Une première lettre d’invitation débouche en 1998 sur une visite de la plus importante zone franche portuaire égyptienne. Les négociations commencent par échouer. Du point de vue indien, les conditions d’achat de cette première commande d’une valeur de 100 000 $ étaient inacceptables (soit un dépôt de 25 000 $ et paiement à la livraison). Finalement, la transaction aboutit deux mois plus tard par téléphone, moyennant une inversion des modalités de règlement. C’est par conséquent Hosni, en payant aux trois quarts sa livraison, qui assume le risque de cette transaction avec un nouveau venu. Depuis, Nayan est toujours resté fidèle à Hosni. Et réciproquement. Entre l’Inde et l’Égypte, ils échangent par rouleaux des kilomètres de cotonnades et tissus synthétiques, inaugurant un circuit court d’importation.

13Cette confiance désormais éprouvée permet l’extension du réseau et sa structuration. À Simbâlawayn, où apparaît l’autorickshaw au tournant des années 2000, Ghazi vend du tissu en demi-gros et au détail. Commerçant sans envergure, il est respecté localement parce qu’associé à un grand négociant de Port-Saïd, alors point d’entrée de toutes les importations textiles du pays : Hosni. L’origine indienne de la nouveauté est une aubaine. Depuis trois ans déjà, son patron est directement en affaire avec l’Inde où il a un contact digne de confiance : Nayan. Ghazi veut parier sur l’autorickshaw. Il persuade Hosni d’avancer les fonds et de mobiliser son fournisseur à Mumbai. Hosni se retourne vers son « Indien », et pendant trois mois, il pèse de tout son poids – il est son plus gros client à l’export – pour le convaincre de lui envoyer ces nouvelles machines. Nayan hésite, puis cède à l’empressement d’Hosni. Dubitatif, mais surtout incompétent dans ce secteur, Nayan s’en remet dans l’urgence à une connaissance qui revend des rickshaws sur le marché indien et commence par acheminer huit engins en Égypte sans imaginer le succès qu’aura cette importation. Dans les rues de Simbâlawayn, là où tout a commencé, l’arrivée de l’autorickshaw est un événement. La rumeur enfle. D’autres commerçants saisissent l’occasion. L’innovation suscite une économie d’opportunités, du « coup » à réaliser et à renouveler [Manry, 2001, p. 287] qui se fonde sur l’identification et la localisation de fournisseurs potentiels en Asie. Ce qui donne un avantage aux importateurs déjà installés comme Hosni, qui activent leurs contacts outremer pour trouver des machines équivalentes et répondre à l’engouement égyptien pour l’objet indien.

Figure 1
Figure 1
Avec l’autorickshaw, plus rapide que la marche, plus performant que la calèche, l’innovation indienne débouche régulièrement au cœur de la circulation automobile, déstabilisant l’existant. L’autorickshaw s’incruste dans les petites logistiques du quotidien, au cœur de l’urbanisation égyptienne. Il répond à une demande de rapidité, un besoin de mobilité dans des petites villes qui constituent autant de points de rupture de charge dans les déplacements de ses habitants. Mode interstitiel, moyen de rabattement, sa prolifération s’organise dans les angles morts du système de transport. Le transfert rapide à trois roues d’un segment à l’autre des réseaux de communication combine un service innovant : le triporteur à moteur, en se démultipliant, compose enfin une offre automobile de transport urbain de point à point à tarif unique. L’autorickshaw répond à une demande immédiate de mobilité sur sa distance la plus avantageuse (> 5 km)
© Ferhat al-Yatim (01/2006)

14Simbâlawayn est une agglomération sans qualité de 100 000 habitants, donnant l’impression, comme d’autres petites villes de province, d’un développement à la marge. Bien dotée en services de proximité, elle reste démunie de tout service collectif. Crise profonde des infrastructures, manque chronique de moyens, les chefs-lieux de district demeurent structurellement sous-équipés. La prolifération de rickshaws à moteur à cet échelon délaissé compose un mode de transport qui répond de manière innovante à une demande muette de mobilité sur son segment le plus lucratif. À Simbâlawayn puis Bilqâs, le triporteur propose une prestation nouvelle à des citadins marginalisés et la dignité d’un travail à ceux qui l’exploitent. Les transporteurs, ces jeunes chauffeurs-pionniers de l’exploitation commerciale du mini-taxi, deviennent un maillon stratégique de la chaîne d’importation, le pivot de la demande locale. Cet investissement à la mesure des familles rend solvable une population jeune et pauvre. Service autoproduit et autonome, il intervient dans la vie d’une majorité de citadins des petites villes et des bourgs périurbains, à qui il offre la possibilité d’une mobilité jamais connue. L’innovation indienne intéresse d’emblée une foule de gens [Tastevin, 2007 ; 2012].

4 – Du textile en gros à la pièce mécanique

15À Mumbai, l’apprentissage par Nayan de ce nouveau créneau commercial commence dans les rues spécialisées de la ville. Dans un premier temps, comme à Dubaï, il suit les chemins balisés de l’approvisionnement. Il achète pour Hosni, chez un distributeur agréé, les pièces originales du constructeur Bajaj [2] et se permet quelques incursions hasardeuses sur le « marché local » du bas de gamme et de la copie. Cette incompétence initiale profite à la filière standard de Bajaj. Les pièces de qualité abondent à Simbâlawayn, comme jamais plus de mémoire de mécaniciens, qui s’emparent de la machine indienne en la désossant. Mise en pièces du véhicule donc, et abondance originelle de pièces originales participent de la construction d’un savoir-faire égyptien. Une expertise en mécanique, dont la pièce genuine devient l’étalon d’un « travail bien fait ». Mais la qualité a un prix, et l’usage un coût. L’autorickshaw est depuis sa première importation une source de revenus qu’il faut optimiser en réduisant les dépenses de maintenance. Entre arrivage massif de rickshaw et pénurie de pièces, les tenants locaux de la bicyclette se sont ralliés à l’innovation en investissant à coup de bricolages le créneau de son entretien. Alors que l’usinage de certaines pièces intègre la boucle locale de la maintenance, les tentatives d’une production de substitution des pièces, même les plus simples, échouent dans de petites manufactures de cycles et précipitent les importations. Réparations et remodelage ont préfiguré en quelque sorte toute une économie de la maintenance, un marché de la pièce dont les mécaniciens seraient les experts de la qualité. À l’effort coûteux de remise en état doit se substituer un travail lucratif d’échange de pièces qui implique une répartition nouvelle des activités.

16Peu après les premières livraisons, Nayan délaisse rapidement les pièces originales du constructeur, chères et aux marges étroites, au profit de fournisseurs locaux beaucoup plus intéressants. « Bajaj original reste cher, trop cher. Comment fournir de la qualité à bas prix ? Entre la qualité et le prix il faut choisir, faire des compromis [3]. » En s’émancipant de la tutelle commerciale du constructeur, Nayan suscite la mise en place d’une filière parallèle qui entraîne une démultiplication des intermédiaires, mais aussi des gains. Il s’agit alors d’habituer rapidement les consommateurs à une offre diversifiée et concurrentielle. Minimiser la dépense d’entretien pour répondre à la demande des transporteurs commande toute cette chaîne commerciale parallèle. Le principe d’une gestion juste-à-temps, aussi artisanale soit-elle, est ainsi « tiré » par la demande et non par l’offre : il faut s’approvisionner puis livrer (dans un temps très court) ce qui est demandé « instantanément » par le client. Il faut, en somme, être en mesure de livrer les pièces non seulement à tout moment, mais aussi au meilleur prix. La fixation des prix est un élément déterminant dans des marchés à faible solvabilité comme l’est l’Égypte du delta du Nil. Il s’agit de vendre moins cher davantage de pièces pour finalement gagner plus. Cette rationalité est au fondement de la filière. Or, si la quantité de produits vendus compense la faiblesse des bénéfices, cette stratégie impose la nécessité d’élargir en permanence le marché d’écoulement des produits. De plus, fournir des petites pièces pour une maintenance au moindre coût et s’adapter à la demande de petits entrepreneurs tout en essayant de l’orienter consacre l’intervention irréductible du « mécano du coin ». À l’échange standard de blocs « prêts à changer » de Bajaj, les mécaniciens préfèrent le remplacement de la pièce défectueuse. Pour autant, les techniques de réparation s’intègrent dans des réseaux mettant en relation le constructeur, ses équipementiers et ses intermédiaires locaux. La fourniture dépend de dispositifs de coordination qui se mettent seulement en place.

17S’approvisionner sur le marché local a un coût : les ratés du tout début sont à la charge de Nayan qui se spécialise progressivement, toujours en train d’apprendre et de se faire la main. Ses quatre premières commandes cumulent les pièces inadéquates, inadaptées, obsolètes, défectueuses, ou celles qui n’ont rien à voir avec le triporteur. Dès les premières livraisons, se constitue un stock « flottant » d’invendables qui parcourent les différentes étapes de la filière de débutants en débutants, chacun profitant de l’incompétence de l’autre pour rétrocéder les mauvaises pièces à l’occasion des premières transactions. En creux de la filière naissante, les échanges liminaires organisent la mise en circulation et la répartition de l’inutilité, soit tous les restes d’un apprentissage collectif, établissant le prix d’un ticket d’entrée dans le commerce transnational des pièces. Entre prise de risque et minimisation des pertes, les professionnels assument largement dans cette période initiale les fameux 5 % de perte par container qui accompagnent toute transaction.

18Nayan est commerçant, il l’a toujours été. Avec l’autorickshaw, il change de branche tout en conservant sa première activité. Après les premiers tâtonnements sur le marché de Bombay, quelques commandes, autant de livraisons et de commissions misérables, Nayan se professionnalise en se spécialisant. Il se doit de développer de nouvelles sources d’approvisionnement (sourcing), loin, très loin du « MJ Market » où il a fait ses classes de marchand. Concentration des fournisseurs et proximité des intermédiaires, interconnaissance et régime de présence continue caractérisaient ses relations d’affaires dans le textile. Avec le commerce des pièces détachées, tout est à refaire ; il s’agit prioritairement de structurer de façon pérenne la chaîne de fournitures pour éviter les pénuries de pièces. Ni la taille de l’échoppe ni les capacités financières de l’entreprise ne permettant la constitution de stocks importants, Nayan travaille à flux tendu : « Une rupture de bielle sur le marché, c’est tout le bloc qu’il faut changer. Je dois être en mesure de fournir, tout le temps, les pièces à l’unité [4]. »

Figure 2
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Croquis de Nayan illustrant le marché indien de la fourniture de pièces détachées. Nayan distingue (en bleu) Bajaj et ses sous-traitants de premier ordre (vendor). Équipementiers et fabricants de composants se répartissent principalement dans les zones industrielles du Maharashtra (Pune et Aurangabad) et de Delhi. 60 % des références de son catalogue sont des pièces originales certifiées par le constructeur (OE), 30 % proviennent des principaux sous-traitants, les 10 % issues du « local market », représentent des accessoires simples ou des pièces de seconde qualité de petits fabricants locaux. Il détaille enfin les différentes taxes commerciales. Les ajouts (en rouge) sont des notes de l’ethnographe

19L’éclatement des intermédiaires, l’éloignement des fournisseurs et un régime de présence par éclipses imposent de nouvelles compétences et, de ce fait, de nouveaux liens. La fonction logistique repose sur des flux d’informations associés, dont la gestion entre l’Inde et l’Égypte se fait par l’usage intensif du téléphone portable, de sms et de courriels. Flexibilité des ressources et de l’organisation : il s’agit d’être présent sans être là. Nayan est un entrepreneur de relations, aussi redéploie-t-il son savoir-faire en amont de la filière en tissant des liens avec les acteurs du secteur : les fabricants, des prestataires de services ou encore commissionnaires de transport. Pendant plus d’une année, il écume le marché indien de la fourniture entre Pune, Nagpur et New Delhi. Il découvre l’émergence d’une industrie de la pièce détachée exportatrice. Il explore les espaces d’un secteur en pleine expansion.

5 – La mécanique de l’échange entre l’Inde et l’Égypte

20Si 6 000 petites et très petites entreprises composent une offre moins réglementée et autant de points d’entrée pour Nayan sur le marché de la maintenance, l’essentiel – entre 80 et 90 % de la production de composants – est l’affaire de 400 fournisseurs. Informé par ses grossistes, Nayan parcourt les zones industrielles, visitant usines et petites manufactures, pour sélectionner un panel de fournisseurs et composer un panier de pièces et d’accessoires à l’export. Savant équilibre des qualités entre les différentes catégories de composants : des pièces d’origines « Bajaj » pour les éléments du bloc-moteur, des pièces originaires de ses équipementiers pour les autres pièces maîtresses du rickshaw (soit 60 %), enfin des pièces de troisième catégorie, génériques ou contrefaites, pour tout le reste.

21Delhi regroupe la majeure partie des sous-traitants du constructeur (sub-contractors). La réduction des coûts de production reste le credo et l’avantage comparatif de Bajaj [Rarick, 2004]. À la fin des années 1990, sous l’impulsion du fils, Bajaj restructure, délègue et aligne sa production sur des standards internationaux. Le constructeur automobile devient un assembleur qui ne fabrique plus que 15 % de ses pièces. Désormais 210 gros sous-traitants (contre 800 auparavant) prennent en charge 85 % de la production des pièces [5]. Les usines et les grands du secteur (CDI, Nippon, Swiss, Lmt, Varroc…) absorbent ou remplacent les petits fabricants et leurs ateliers. À la différence du simple fournisseur, le sous-traitant de spécialité fabrique des pièces conçues ou développées en commun avec Bajaj. Le produit est fabriqué par le sous-traitant pour le compte exclusif des chaînes d’assemblage du constructeur (Pune, Aurangabad) et ne porte pas son nom. Il s’engage sur la conformité de son exécution et ne peut revendre ces pièces exclusives sur le marché local. Concentration et intégration de la chaîne d’approvisionnement commandent la réorganisation du secteur. Un processus dont les externalités sont assurément positives pour des constructeurs et de gros fournisseurs désormais certifiés : SA 8000 ; ISO 9000 et 1400 ne condamnent pour autant pas l’activité des petits. C’est en effet justement la non-conformité de certaines pièces qui leur réserve un destin moins exclusif, comme l’explique Nayan : « Bajaj commande, selon ses prévisions, une quantité (10 000 pistons), le fournisseur qui connaît les exigences du cahier des charges programme par précaution la production de 11 000 pour compenser les pièces rejetées par le contrôle qualité du Bajaj. Soit 10 % en moyenne de la production qui se retrouve sur le marché local [6]… »

22Ce surplus de pièces rejetées par le département du « contrôle qualité » compose une partie du fonds de commerce à l’export de petits entrepreneurs. En marge de Bajaj et de ses sous-traitants, les fournisseurs de Nayan sont pour la plupart de petites manufactures situées entre Nagpur et Delhi qui se spécialisent dans la duplication de pièces. À son niveau, il se constitue ainsi un réseau stable de 35 fournisseurs qui lui garantissent un catalogue de 600 références. Entre l’Inde et l’Égypte, les flux de 126 pièces, des copies principalement, contribuent à l’essentiel de sa marge bénéficiaire.

23La remise en cause par Nayan des quantités standard et de la qualité générique des produits révèle et met en tension les deux ressorts fondamentaux du commerce : la taille et le détail. « Si le détail est une façon de découper, il ne faudrait pas oublier que c’est aussi un mode de gestion de la qualité, de fixation des attributs, de choix des différentes mentions – ou détails – que l’on marque sur le corps des produits. De ce point de vue, il est important de souligner à quel point le découpage quantitatif d’un produit en unités plus ou moins grandes fonctionne aussi le plus souvent comme une opération purement qualitative de redéfinition des attributs et de la destination d’un produit », analyse Franck Cochoy [2006, p. 28]. Nayan, en dérivant du bloc standard à la pièce générique, en jouant le « gros » et le « détail », prépare l’affrontement entre les petits attelages d’importateurs-exportateurs et la distribution de masse de Bajaj-Citi sur les marchés émergents en Afrique.

6 – Des mondialisations par le bas aux mondialisations discrètes ?

24On sait que les routes de l’échange transnational ont connu depuis une trentaine d’années de profondes mutations. Il demeure pourtant difficile de les saisir comme un objet de recherche à part entière, tant elles se trouvent à l’intersection de plusieurs sciences sociales, dont les principales sont la géographie et la socio-anthropologie des faits économiques. Retenons dans les développements de ces deux dernières décennies, deux champs de réflexion : d’une part, les approches de géographie qui réfutent les constats d’un « monde plat » et soulignent l’importance des ancrages et des disparités des espaces dans la globalisation [Christopherson et al., 2008] ; d’autre part, les analyses de la mondialisation par le bas, portées surtout par les socio-anthropologues.

25La distinction entre deux processus de mondialisation s’est imposée autour des années 2000. On doit à A. Portes [1997] la médiatisation de la formule « globalization from below ». Il considère qu’« en réponse aux processus de mondialisation, les individus ont créé des communautés qui traversent les frontières nationales et qui, dans un sens très concret, ne se situent véritablement “ni ici, ni là”, mais ici et là en même temps. Les activités économiques qui sous-tendent ces communautés reposent précisément sur les différences de profits créées par les frontières. À cet égard, elles ne fonctionnent pas différemment des multinationales, à ceci près qu’elles émergent “par le bas” et que leurs activités sont le plus souvent informelles » [Portes, 1999]. Ainsi les communautés transnationales formées par plusieurs décennies de migrations massives entre l’Amérique centrale et les Caraïbes constituent le support d’activités économiques qui ne trouvent leur place que dans les interstices de l’économie mondiale portée par les États et les Firmes multinationales programmatiques (FMN). Les analyses de Portes font écho à la même période aux recherches menées en contexte méditerranéen. En France, c’est A. Tarrius [2002] qui a utilisé l’expression de « mondialisation par le bas » pour mettre en perspective ses travaux sur les nouvelles mobilisations économiques des communautés transnationales maghrébines. Il y voit « de véritables réseaux d’entrepreneurs nomades… animer une économie souterraine d’ampleur mondiale ». Il considère qu’ils renouvellent les cosmopolitismes « là où l’État […] ne les attend pas : dans des territoires qui lui échappent et qu’il ne sait pas gérer ». Pour Portes et Tarrius, les communautés transnationales sont porteuses de cette autre mondialisation : Latino-Américains d’un côté, Maghrébins de l’autre, face à la portion du Nord vers laquelle ils émigrent, États-Unis ou Europe occidentale. À partir de là, ils ont tissé des espaces de circulation denses avec leurs États ou régions d’origine en un faisceau d’échanges humains, matériels, économiques et symboliques multiformes, fondés sur leur maîtrise de deux espaces, ici et là-bas.

26Durant les années 2000, la globalisation des routes d’approvisionnement et des places marchandes, où se côtoient des entrepreneurs migrants transnationaux provenant de multiples horizons géographiques, se renforce. Autour d’une Méditerranée élargie, des chercheurs explorent l’élargissement de l’espace transnational vers l’Est [Péraldi, 2001] où Istanbul puis Dubaï montent en puissance en tant que places marchandes mondialisées. Dubaï est particulièrement emblématique de ce moment [Marchal, 2001] au cours duquel les routes du commerce méditerranéen, moyen-oriental, est-africain et d’Europe orientale s’entrecroisent.

27L’une des conséquences majeures de ce décloisonnement des aires géographiques au sein desquelles s’effectue désormais le négoce transnational est que les formes de l’échange nées aux interfaces Nord-Sud les plus marquées (Caraïbes et Mexique/États-Unis ; Maghreb/France) ne fonctionnent plus selon les mêmes modalités si l’on s’en éloigne. L’élargissement du cadre géographique des échanges les émancipe, en partie, des histoires de domination coloniale ou postcoloniale ; ils prennent aujourd’hui des formes qui en diffèrent nettement par les pratiques, les acteurs, les lieux, les temporalités et les échelles. Le passage des contextes régionaux à celui de la globalisation des échanges conduit à poser la question en des termes nouveaux.

28Les déterminants économiques, géopolitiques, mais aussi sociaux ou confessionnels, de cette globalisation se complexifient au fur et à mesure que les routes commerçantes transnationales se diversifient et s’allongent. Ils doivent par conséquent être repensés à plusieurs échelles et à la lumière de différents processus historiques : l’ouverture de marchés mondiaux après la chute de l’URSS, la généralisation des règles du libre-échange commercial, le poids de la contrefaçon et de l’ampleur de la crise économique de 2008, l’essoufflement des débouchés pour les Nords et la prospection croissante de nouveaux marchés de consommation à partir des Suds, l’importance du 11 septembre 2001, entraînant la banalisation des destinations chinoises et indiennes comme source d’approvisionnement des négociants musulmans, les révoltes arabes ou les stratégies frontalières autour de la Chine, de l’Europe ou des États-Unis qui ferment, ouvrent ou réorientent des routes aux entrepreneurs migrants, le rôle des diasporas commerçantes, sont autant de facteurs qui influencent les modalités de ces échanges.

29C’est ainsi qu’acteurs et observateurs de la globalisation discutent aujourd’hui de la renaissance des routes de la Soie, de la montée en puissance de la Chinafrique, ou encore du poids croissant des BRICS au sein de l’économie mondiale [Izraelewicz, 2011]. Beaucoup, dans la blogosphère ou dans des articles, livrent leurs impressions de voyage en Asie. Certains, comme B. Simpfendorfer [2009], mettent en avant la mutation du contexte géopolitique de l’après 11 septembre pour comprendre comment un monde arabe en pleine expansion se détourne de l’Occident pour redécouvrir la Chine. D’autres, plus prosaïques, proposent de donner les clefs d’un business réussi avec la Chine [Stuttard, 2000]. Des institutions internationales comme la Banque mondiale [Broadman, 2007] voient dans la route de la Soie entre le continent africain, la Chine et l’Inde, une nouvelle frontière économique. Les échanges économiques tricontinentaux entre Afrique, Amérique latine et Asie deviennent une réalité chaque jour un peu plus tangible [Hugon, Marques Pereira, 2011]. Et la rhétorique sur le déclin économique de l’Occident prend tout son sens face au nouveau centre, la Chine, d’où partent des routes mondiales de l’échange, maritimes plus que terrestres.

30Face à ces discours, médiatiques et politiques plus que scientifiques, la dialectique du local et du global ne suffit plus à saisir la puissance des mutations en cours, tant celles-ci questionnent l’État, tout en pointant des formes d’autonomisation, de contournement et de négociations plurielles. Comme s’en amuse Koray Caliskan [2010], « like so many fertile grounds, this one is also somewhat muddy[7] ». En s’en tenant à ces deux seules échelles, le risque est grand en effet de pousser trop avant l’« apologie romantique de la ruse et de l’intelligence des petits, des vertus de la débrouille » [Péraldi, 2007]. Les jeux d’échelles sont indispensables à leur compréhension. Ribeiro [2009], par exemple, « call[s] it non-hegemonic globalization not because its agents intend to destroy global capitalism or to install some kind of radical alternative to the prevailing order. They are non-hegemonic because their activities defy the economic establishment everywhere on the local, regional, national, international and transnational levels[8]. » L’importance du politique est patente, qu’il soit revendiqué, contourné ou contesté, et ne peut qu’inciter à affiner l’approche des logiques de gouvernance qui se dessinent dans chaque contexte à différents niveaux d’action. L’État, en effet, demeure un élément majeur, incitant ou freinant le développement des échanges transnationaux, mais les acteurs impliqués sont bien plus nombreux encore et les enjeux sociaux, politiques et économiques se nouent à diverses échelles. Ce chantier demeure pour l’essentiel en friche [Mathews et al., 2012].

31Les approches par la chaîne de valeur globale, formalisées par Gereffi et Korzeniewicz [1994], ont permis de mettre l’accent sur la territorialité et l’importance de la dimension multiscalaire des dynamiques, tout en pointant l’importance des continuités spatiales des phénomènes qui relient entre eux des espaces distants. Cependant, ces travaux ont négligé la manière dont les lieux reliés entre eux ont été affectés. Des géographes ont enrichi ces approches en proposant de pondérer la prééminence des firmes multinationales comme opérateurs majeurs dans les chaînes [Dicken et al., 2001], par la nécessité de mieux tenir compte de l’ensemble des acteurs mobilisés dans les réseaux [Dicken, 2004 ; Coe et al., 2004], avec la notion de Global Production Network.

32Si cette mondialisation est visible, ses espaces restent discrets, car elle se fonde sur des réseaux sociaux et territoriaux difficiles à appréhender. Importateurs, intermédiaires, courtiers tracent quotidiennement des chemins qui, par l’ouverture de destinations, la répétition et la densification des circulations, et l’émergence de formes d’organisation fondées sur la confiance et la réputation, renforcent les liens entre les lieux concernés et les installent au sein de routes commerciales désormais globales. Saisir le passage, en deux décennies, de mondialisations par le bas circonscrites à des régions du monde à la globalisation du cadre même de ces échanges conduit à intégrer de nombreux pans d’observation invisibles [Kelly, 2011], à travers lesquels pourtant, sous l’effet direct ou indirect des réseaux globaux de production, des acteurs opèrent dans le transnational et des espaces se transforment.

33Entre stratégie de représentation commerciale et recherche de rente, ils conçoivent une identité commune qu’ils déclinent sur leurs emballages. Des labels apparaissent aujourd’hui certifiant la conformité des pièces. Le jeu des qualités, des façons et contrefaçons est non seulement une façon de dériver le marché, mais aussi une manière d’inventer de nouveaux produits et de nouveaux usages. De petits acteurs se disputent des bouts de marché et contribuent par leurs actions tous azimuts à internationaliser la filière du rickshaw à moteur et à construire de nouvelles routes marchandes. Un chantier de recherche s’ouvre, ample et global.

Figure 3

Master, une marque égypto-indienne de pièces détachées génériques

Figure 3

Master, une marque égypto-indienne de pièces détachées génériques

Notes

  • [1]
    Les récits de pratiques sont obtenus le plus souvent au cours d’entretiens à trame biographique ; celui de Nayan participe d’une histoire orale et collective de l’introduction de l’autorickshaw en Égypte. « L’unité d’analyse n’est pas un individu, une famille ou une organisation comme c’est souvent le cas dans les sciences sociales, mais un processus pouvant impliquer divers acteurs, individuels ou collectifs », rappelle Michel Grossetti (2011). Aussi, nous avons recueilli par entretien les témoignages de participants d’une même histoire saccadée et incertaine qui commence en 2000. Loin d’une histoire téléologique qui raconte les commencements en croyant connaître la fin, nous avons préféré rendre compte de la fulgurance de la pénétration d’une technologie de transport en restituant tous les possibles des débuts. Ceci permet de prévenir un problème inhérent aux témoignages individuels : le centrage du récit sur une personne et son point de vue ; nous avons analysé comment tout a commencé en retrouvant un par un les pionniers du rickshaw toujours en vie et en activité, pour comprendre, à travers le récit de premières fois, les premières importations, les premières mis en circulation, les premiers échanges, et ainsi un processus de diffusion Sud-Sud. Ou comment chaque étape du processus de dissémination de l’autorickshaw en Égypte se confond, en réalité, avec le processus de sa « réinvention ».
  • [2]
    Bajaj est un leader indien aujourd’hui de taille mondiale sur le marché automobile des deux et trois roues.
  • [3]
    Entretien avec Nayan dans son bureau à Bombay, le 17 décembre 2006.
  • [4]
    Entretien avec Nayan, ibid.
  • [5]
    « Les constructeurs se limitent désormais à piloter la conception des véhicules et n’assurent plus, du point de vue de la production, que la motorisation et l’assemblage. Depuis l’électronique jusqu’à la carrosserie, en passant par la sellerie, tout un ensemble de composants des véhicules sont produits par ces spécialistes qui fournissent souvent plusieurs constructeurs. Parmi les plus célèbres en Europe, citons Bosch, Valeo, Lucas, Magnetti-Marelli, Delco, Sagem… ils écoulent leur production majoritairement sur le marché de la “première monte”, c’est-à-dire pour la fabrication de véhicules neufs, mais le marché de la “rechange” représente globalement 20 % de leur chiffre d’affaires. » [Mallard, 1999]
  • [6]
    Entretien avec Nayan, ibid.
  • [7]
    « Comme tant de terrains fertiles, celui-ci est aussi un peu boueux. »
  • [8]
    « Nous parlons de mondialisation non hégémonique non pas parce que ses agents ont l’intention de détruire le capitalisme mondial ou d’installer une sorte d’alternative radicale à l’ordre dominant. Nous les qualifions de non hégémoniques parce que leurs activités défient l’establishment économique à tous les niveaux : local, régional, national, international et transnational. »
Français

Comment l’introduction de l’autorickshaw à moteur indien en Égypte a-t-elle suscité l’établissement d’une filière transnationale dans les marges urbaines du delta du Nil ? Cette contribution, en suivant la trajectoire d’un commerçant indien en Égypte, se propose de donner à voir des continuités et des connexions a priori improbables entre des réseaux de lieux et des réseaux de personnes. Elle se propose surtout d’amorcer une discussion sur les enjeux épistémologiques d’une rupture difficile à saisir, correspondant au passage d’une « mondialisation par le bas », circonscrite à quelques régions du monde et animée par des entrepreneurs migrants pionniers, à une globalisation générale du cadre des échanges.

Mots-clés

  • autorickshaw
  • mondialisations discrètes
  • réseaux transnationaux
  • Inde
  • Égypte

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Yann Philippe Tastevin
LISST, CNRS-Université de Toulouse
Olivier Pliez
LISST, CNRS-Université de Toulouse
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Mis en ligne sur Cairn.info le 13/11/2015
https://doi.org/10.3917/rfse.hs1.0121
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