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La crise financière : analyses radicales et solutions pragmatiques

Graham Turner, The Credit Crunch, London, Pluto Press, 2008. Michel Husson, Un pur capitalisme, Lausanne, Éditions Page deux, 2008. Frédéric Lordon, La crise de trop, reconstruction d’un monde failli, Paris, Fayard, 2009

1Vu la prodigieuse accélération des événements économiques dont l’histoire nous a gratifiés depuis deux ans – à rebours de ceux qui en prédisaient la fin – on a presque la tentation de s’excuser en chroniquant trois ouvrages parus dans le courant de l’année 2008 ou au début de l’année 2009. Mais il faut certainement s’en garder. Car le plus grand malheur ne vient sans doute pas de ce que l’on ne puisse plus plaider leur brûlante actualité. Il vient plus certainement de ce qu’ils risquent de le rester longtemps (d’actualité). Étant donné leur forte convergence d’analyse sur les raisons qui ont amené une fois de plus les économies capitalistes au bord du gouffre, étant donné aussi que ces raisons sont profondes, voire « structurelles », et que dans ces circonstances il convient également de formuler des réponses « profondes » et « structurelles » (ce à quoi s’emploient les ouvrages de Michel Husson et de Frédéric Lordon), on peut sans prendre trop de risques affirmer que ces ouvrages resteront pendant quelque temps un point fixe dans le tourbillon des productions de moindre intérêt. Plutôt que d’assumer la charge d’une recension faussement critique, il vaut mieux annoncer d’emblée qu’on cherche ici à en recommander la lecture à l’honnête homme, au savant curieux de tout, à l’étudiant bosseur ou au journaliste pas trop pressé… ainsi qu’à tous ceux qui voudront mettre leurs idées au clair sur la dynamique grandiose qui a présidé aux soubresauts spectaculaires de cette fin de décennie, et qui voudront se renseigner sur l’ampleur de la tâche qu’il faudrait accomplir pour s’écarter un tant soit peu de la trajectoire déraisonnable qu’ont empruntée nos économies depuis plus d’un quart de siècle.

Une crise qui n’a rien d’accidentel

2Graham Turner a terminé son livre en mars 2008, avant la chute de Lehman Brothers (intervenue en septembre). Mais, depuis deux ans, le coup était déjà bien parti. Les prix de l’immobilier ont commencé de se tasser aux États-Unis à partir du second semestre 2006. Les défauts de remboursement des ménages américains sur les crédits subprime et les expropriations se sont envolés à partir du dernier trimestre 2007. Vers la fin février 2008, les valeurs boursières avaient déjà effacé les gains enregistrés depuis 2000 ; et au premier semestre 2008, la crise de liquidité bancaire, sensible depuis août 2007, montait vers son acmé… laissant assez bien prévoir la suite. Ceci étant connu, la principale préoccupation de l’auteur est d’intervenir avec force dans le débat public, pour discuter la manière dont les autorités politiques et économiques doivent réagir afin d’endiguer la récession qu’il juge imminente. Fort de son expérience de consultant auprès de grandes banques internationales, et fort de dix années passées au Japon (durant les années 1990, cela a son importance…), Turner plaide pour que les autorités monétaires et budgétaires des principaux pays développés ne commettent pas les mêmes erreurs de pilotage que les autorités japonaises en leur temps, confrontées au crash immobilier et financier de cette année 1990. Des erreurs de pilotage qui ont valu par la suite au Japon quinze années de quasi-stagnation. Deux chapitres sont consacrés à une discussion de la très longue déflation japonaise : une discussion très serrée des thèses des économistes du « supply side » et des thèses des monétaristes qui passionnera sûrement les spécialistes de la politique monétaire, et de laquelle il ressort que les autorités américaines ne devraient pas hésiter à baisser très rapidement les taux d’intérêt pour endiguer la crise de liquidité, et tenter de stopper à temps l’emballement d’une déflation par la dette. L’auteur ajoute qu’il faudra sûrement avoir recours à des quantitative easings (comme l’achat de titres de la dette publique par la Réserve fédérale), à des renflouements des banques par les pouvoirs publics, voire à des nationalisations. Ce qui fut fait, on le sait maintenant, qui plus est par des acteurs qui auraient donné toute leur fortune pour ne pas perdre leur âme en recourant à ces expédients. La suite révéla qu’ils purent garder les deux.

3Ce n’est cependant pas ce côté clairvoyant qui fait le plus grand intérêt de l’ouvrage. L’auteur discute de manière approfondie la question des « responsabilités » dans cette crise. Le manque de régulation dans la sphère financière est bien entendu pointé du doigt. Mais ce n’est qu’une petite partie du problème : « Davantage de régulation est inévitable. Mais si nous faisons porter le blâme, s’agissant de la bulle immobilière, sur les régulateurs, sur les banques centrales ou même sur les banquiers “rapaces”, nous manquerons de nous attaquer aux causes réelles. Ils étaient certainement tous plus ou moins coupables. Mais ils étaient simplement des acteurs. La régulation a fait défaut parce qu’il convenait aux hommes politiques, qui voulaient cette croissance tirée par l’endettement, de laisser les choses hors de contrôle ». La Réserve fédérale américaine, parfois accusée d’avoir encouragé la formation de la bulle immobilière à travers sa politique de taux d’intérêt bas, était en réalité piégée… et ne pouvait pas faire grand-chose d’autre que de soutenir la valeur des actifs, dans un contexte où le canal de la dette des ménages (adossée à la valeur de leurs biens immobiliers, censée toujours s’apprécier) était devenu un maillon indispensable de la formation de la demande globale. Un tel dosage des responsabilités oblige alors à rechercher ce qui a armé ce piège pour les banques centrales. C’est là que l’ouvrage se révèle le plus intéressant. Car, venant d’un auteur plus « praticien » qu’académicien, qui cite certes les grands économistes (Ricardo, Say, Keynes, Samuelson), mais qui semble bâtir davantage ses convictions sur son expertise financière et une lecture attentive des statistiques, on ne s’attend pas à ce que le fond de l’explication rejoigne de manière aussi évidente les schémas d’interprétation que des économistes institutionnalistes, régulationnistes, marxistes ou postkeynésiens ont développés depuis presque deux décennies. Même s’il est toujours difficile de mettre tout le monde d’accord (surtout lorsque les analyses deviennent plus précises), on proposerait volontiers à ces différents courants de valider leur intersection dans ce résumé que Graham Turner fait de sa propre thèse : « La globalisation conçue comme l’extension sans entrave des marchés est allée de guingois. Les bulles immobilières ne furent pas un simple accident provoqué du fait qu’on aurait négligé une régulation prudente. Elles furent un élément nécessaire dans le mouvement d’expansion incessant du libre échange, lequel fut conduit à n’importe quel prix. Le pouvoir des firmes dominantes devint la première force motrice de l’expansion économique. On laissa les profits s’envoler. Une part de plus en plus importante du revenu national fut accaparée par les entreprises aux dépens des travailleurs. Et l’endettement record vint fournir la panacée à court terme pour raccommoder le trou béant qui s’ensuivit dans les salaires. Les gouvernements favorisèrent les bulles immobilières pour rester au pouvoir. Les consommateurs furent encouragés à emprunter, pour assurer une croissance économique suffisante. »
Même si l’auteur prévient que son but est avant tout de « diagnostiquer le problème et de suggérer quelques remèdes immédiats qui pourraient juste en atténuer les retombées », on reste tout de même sur notre faim concernant les remèdes de fond qu’il faudrait envisager. La piste est certes évoquée : il faudrait « rétablir un équilibre des forces plus équitable entre le capital et le travail, sous peine de voir s’intensifier les tensions protectionnistes ». L’ordonnance est cependant loin d’être écrite. Or sans cette ordonnance, et en considérant la lourdeur du diagnostic, on songerait déjà, en refermant le livre de Graham Turner, à renvoyer la cure vers une unité de soins palliatifs. C’est justement ce à quoi ne veulent pas se résoudre Michel Husson et Frédéric Lordon.

Contrer la remarchandisation du travail et la montée (encore) du chômage

4Michel Husson ne se reconnaîtra sans doute pas dans « l’intersection » suggérée ci-dessus entre les différents courants hétérodoxes, intersection qui tente de faire valoir leurs points de convergence concernant les diagnostics et les analyses que l’on peut formuler au sujet de la tournure qu’a pris le capitalisme depuis un quart de siècle.

5Comme l’indique le titre de son livre, Un pur capitalisme, l’auteur prend ses distances avec les analyses qu’il juge « partielles » du capitalisme contemporain, en mettant en avant l’idée suivant laquelle le capitalisme en serait revenu tendanciellement à son essence, une fois (progressivement) débarrassé de toutes les rigidités qui l’ont dénaturé au fil des compromis historiques successifs qu’il a connus (disons depuis le New Deal). Ramené à une « adéquation avec son concept », la figure du capitalisme contemporain se passerait donc aisément d’adjectif dont usent « les théorisations partielles qui montent en épingle tel aspect particulier et conduisent à parler de capitalisme mondialisé, financiarisé, patrimonial, actionnarial ou cognitif ». Les deux lignes de force qui ont permis que s’accomplisse ce repli du papillon dans sa chrysalide sont la « remarchandisation » de la force de travail et la « formation tendancielle d’un marché mondial ». On n’ose évoquer Polanyi pour suggérer l’avènement d’une seconde « Grande Transformation », mais l’idée, semble-t-il, est bien celle-là. Nous en sommes bien revenus à la « constitution d’un marché mondial et à la mise en concurrence directe des travailleurs », sur un marché du travail dont le nombre d’offreurs a brusquement augmenté de 1,5 milliard d’individus, une fois que la Chine, l’Inde et l’ancien bloc soviétique furent connectés aux échanges économiques planétaires. Le rapport de force entre le capital et le travail s’en trouve profondément bouleversé, comme on peut l’observer dans la diminution (générale) de la part des salaires dans le partage des revenus. Sur ce marché devenu mondial, la libre circulation des capitaux évince à la fois les projets d’investissements jugés insuffisamment rentables et les salariés devenus relativement trop chers. Cette configuration d’un pur capitalisme est cependant loin d’être viable. Elle « polarise toutes les sociétés » en faisant le tri entre les segments qui peuvent s’inclure dans cette mondialisation et le reste, provoquant une explosion des inégalités, et elle se heurte à une contradiction très « classique » au niveau de la formation des débouchés, qu’elle transpose au niveau mondial : « les multinationales cherchent à produire dans les pays à bas salaires et à vendre ailleurs ». Les États-Unis étant le lieu où ces tensions ont pris une allure assez exemplaire, Michel Husson anticipait que « dans ce contexte, le scénario d’un ajustement brutal de l’économie des États-Unis gagne en plausibilité ». Le déroulé du scénario (présenté p. 61) est d’ailleurs très conforme à ce que l’on a pu observer quelques mois plus tard.

6Quand la corroboration empirique vient de manière aussi spectaculaire conforter l’analyse, on se dit que l’on aurait mauvaise grâce à émettre une critique. Il y a pourtant ce point curieux. L’auteur se refuse visiblement à faire entrer dans le tableau le rôle qu’a joué la domination accrue du pouvoir actionnarial sur les firmes. Il se méfie, on croit comprendre, de l’idée un peu naïve qu’il prête, sans trop faire de détail, aux keynésiens en général, suivant laquelle ce serait la financiarisation de l’entreprise et de ses politiques de développement, sous la coupe des actionnaires, qui serait à l’origine de la dynamique piteuse du capitalisme (tout du moins dans les pays développés) durant ces trente dernières années. Car ceci laisserait à penser qu’il suffirait d’enlever ce frein au développement (la prédation financière) pour que le capitalisme retrouve un fonctionnement « normal » (pour ne pas dire « bon »). On verrait alors se profiler le danger de remèdes qui auraient tous les atours de « la peau de chagrin du réformisme ». À quoi il faudrait rétorquer que la thèse de la financiarisation, chez les tenants de cette interprétation jugée « partielle » se déploie rarement sans s’articuler avec celle de la mise en concurrence de l’ensemble des travailleurs et des capitaux sur la planète. En pratique, en effet, la thèse de la financiarisation est plutôt complémentaire des analyses de Michel Husson, qui ne néglige pas le fait que les grandes régressions que nous impose l’ère néolibérale sont « la conséquence inévitable de la soumission aux critères d’hyper-rentabilité du marché mondial » (p. 44). Or justement, d’où viendraient ces critères d’hyper-rentabilité s’ils n’étaient pas portés par la logique actionnariale revenue en position dominante à la faveur de la libéralisation des marchés financiers ? Ce ne peut pas être simplement la concurrence mondialisée entre les capitaux qui fait jaillir ces critères. La concurrence entre les capitaux devrait au contraire avoir tendance à faire baisser leur rendement… jusqu’à atteindre zéro. Le terme trop générique de « capitaux » induit ici en erreur. Dans les faits, ce ne sont pas les capitaux qui sont en concurrence, ce sont les projets d’investissements cherchant à se faire une place dans la demande solvable future, induisant au passage la mise en concurrence des territoires et de leurs mains-d’œuvre. L’élévation de la norme financière a précisément la vertu d’arrêter la concurrence entre ces projets d’investissement, mettant au rebut avant même qu’ils ne surgissent les projets qui ne garantiraient pas un minimum de retour sur fonds propres (étagé suivant le risque entre 15 % et 30 %). Dans le capitalisme financiarisé, l’actionnaire retient en quelque sorte la main de l’investisseur, en l’inclinant à préférer une croissance médiocre si c’est le prix à payer pour sécuriser un taux de marge plus important, comme l’a bien fait comprendre Adrian Wood dans son indispensable Theory of profit (1975). On est d’ailleurs tenté de trouver confirmation de cette complémentarité des deux thèses (financiarisation et pur capitalisme) en admirant la corrélation prodigieuse que Michel Husson fait ressortir, dans un graphique de son cru (p. 19). Un graphique qu’il vaudrait la peine d’afficher en poster dans le hall d’entrée de toutes les facultés de sciences économiques, tant la corrélation paraît incroyable entre ce que l’auteur appelle « le taux de financiarisation de l’économie » d’une part, et le taux de chômage en Europe entre 1961 et 2007, d’autre part. Le taux de financiarisation en question n’est autre que la différence entre le taux de marge des entreprises et le taux d’investissement. On ne saurait faire plus simple ! Les circonvolutions jumelles qu’exhibent ces deux courbes, en s’épousant parfaitement dans leur ballet, font presque penser aux traces de pas que laisseraient sur une piste de danse deux partenaires entamant une valse un peu rapprochée. Manifestement, les entreprises ont appliqué à la lettre la feuille de route de la finance, en cherchant la recette du profit sans l’accumulation. Et elles l’ont trouvée. Et, de toute évidence aussi, cela n’a pas été favorable à l’emploi. Il reste à dire comment cela a pu se boucler de manière correcte, sur le plan macroéconomique – en gardant le point de vue des actionnaires – pour que ces profits trouvent à se réaliser à travers l’extension des débouchés. La baisse de la part des salaires est quasi neutre à ce niveau, puisque les économies réalisées en coûts salariaux, d’un côté, sont en même temps des pertes de recettes, de l’autre côté… des pertes venant en bout de chaîne de la dépense des revenus. La consommation par endettement trouve sans doute ici sa place dans le bouclage de la dépense, ainsi que les déficits publics, sans oublier la consommation des rentiers, alimentée par les versements accélérés de dividendes. Quoi qu’il en soit, il n’y a sans doute pas lieu d’exclure les deux thèses : la concurrence mondialisée entre les travailleurs et la « remarchandisation du travail » ont pu être favorables à la rentabilité du capital (au moins durant une vingtaine d’années) dans la mesure où la dictature de l’actionnaire a permis de réfréner la concurrence entre les projets d’investissement (ce qui n’est jamais définitivement acquis, si l’on considère ex post les surcapacités engendrées autant que révélées par la crise), et dans la mesure aussi où la financiarisation est parvenue à aménager des canaux auxiliaires pour soutenir la demande profitable (les composantes de la demande qui ne sont pas issues d’un simple reflux du coût des facteurs).
Pour contrer ce mouvement de remarchandisation du travail, Michel Husson avance un certain nombre de propositions qui mettent en ordre des idées développées dans le mouvement social et qui, prises ensemble, dessinent une réponse cohérente, un « programme de transformation sociale » à même de s’attaquer à la question centrale du chômage. On ne pourra pas rendre justice ici de l’effort fait pour formuler des propositions qui sont à la fois radicales (dans le sens où elles sont congruentes avec la critique radicale qui préside à leur formulation) et en même temps crédibles… chiffrages à l’appui. L’auteur propose de « continuer les 35 heures », d’œuvrer à une nouvelle répartition des revenus – au moyen de prélèvements fiscaux directs sur les revenus financiers, d’un relèvement significatif du Smic et des minimas sociaux, et d’un encouragement plus général à la progression des salaires – et d’engager « un autre financement de la protection sociale ». Ce financement serait assis pour une part sur le redressement de la part salariale et, à plus long terme, sur une progression des cotisations pour couvrir l’augmentation de la demande de biens sociaux (santé, retraite…), en progression plus rapide que le PIB. Un programme que Michel Husson inscrit dans une « perspective de rupture radicale ». Car ce n’est pas le moindre paradoxe de cette époque : sous leur bonhomie social-démocrate, ces mesures forcent à admettre que les conditions de leur mise en œuvre ne peuvent s’inscrire que dans un « affrontement frontal (sic) sur le terrain social et politique » avec les puissances gigantesques qui ont réussi depuis trente ans leur « habillage d’intérêts sociaux en lois intangibles » et ce, sans pouvoir trop compter sur le réveil de la social-démocratie.

Desserrer l’étau de la finance et du libre échange irréfléchi

7C’est presque le point de départ de l’ouvrage de Frédéric Lordon, qui est pour sa part tendu vers la formulation d’une « nouvelle donne » à inscrire « à l’agenda politique », pour sortir de l’impasse. Le lecteur est prévenu dès le départ que le problème n’est plus tellement aujourd’hui de produire une analyse de la crise – la chose est « de plus en plus facile à faire » – mais de la faire entendre à ceux qui devront procéder à d’énormes remises en question pour en saisir la portée et, s’il leur reste du courage, qui devront examiner les réformes d’envergure qu’il faudrait mettre en œuvre pour reconstruire « un monde failli ». L’ouvrage, c’est une litote, ne verse pas dans un style académique pesant dont l’objectif serait de nous faire confondre le sérieux avec l’esprit de sérieux. Il emprunte tout du long la tonalité d’un pamphlet redoutable, servi par une plume flamboyante et une gouaille farouche, de celles qui transforment toutes les raisons de désespérer en mélodie grinçante pour essayer de faire remonter une armée au front.

8De fait, l’analyse de la crise qui sous-tend l’agenda des réformes proposées ponctue l’ouvrage, sans faire véritablement l’objet d’une remise en ordre complète – l’auteur ayant derrière lui plusieurs ouvrages publiés sur la question, on comprend qu’il soit pressé de passer à la suite. Cependant, il y en a tout de même assez pour comprendre (avec le chapitre 4) que Frédéric Lordon illustre parfaitement la compatibilité des deux thèses évoquées précédemment : « ce sont les deux contraintes, celle de la finance qui exige la rentabilité actionnariale et celle de la concurrence qui veut la compétitivité-prix, qui ont écrasé les salaires et fait exploser les inégalités. » La montée en puissance, d’un côté, du pouvoir des actionnaires dans la direction des grandes firmes cotées (et sa répercussion tout au long de la chaîne de sous-traitance) et, concomitamment, la libéralisation tous azimuts du commerce mondial sur la base du libre-échangisme irréfléchi, mise en forme par l’OMC, l’Union européenne et les États-Unis, se sont conjuguées pour configurer un « capitalisme de basse pression salariale ». Comme ces deux piliers structurels de l’ordre financier-mondialisé constituent le cœur de la question (et expliquent l’endettement des ménages tout comme l’explosion de la bulle immobilière), c’est également ce à quoi il faut s’en prendre si l’on veut fournir une réponse politique d’ensemble.
L’auteur avance trois mesures qui ont vocation à ficher le bras de levier d’un possible renversement des choses là où le moment de la force serait le plus efficace et le plus pertinent. Il s’agirait de promouvoir un système socialisé du crédit, de plafonner le rendement financier pour les détenteurs d’actions, et d’organiser le commerce international sur la base de distorsions correctrices négociées entre les partenaires commerciaux. L’idée d’un système socialisé du crédit représente une sorte de moyen terme entre la propriété étatique des banques et sa propriété privée. Un moyen terme qui relègue au second plan la question de la propriété des institutions concernées (même si ce n’est pas une question négligeable), parce qu’il vise à agir directement sur le contenu de leur activité. L’objectif est en effet d’orienter le crédit vers le financement des projets d’entreprises ou de développement qui présentent un intérêt collectif (du point de vue économique, social, environnemental, etc.) et non pas simplement un intérêt financier du point de vue du seul prêteur. Le moyen est d’instituer une gouvernance des banques de dépôt et de crédit par les parties prenantes du développement économique (salariés, entreprises, associations, représentants des territoires et de l’État, etc.), en sorte que soient rapportés dans l’offre de financement (qui est tout de même l’un des maillons essentiel de l’encouragement et de l’orientation de l’activité économique) le contenu, le sens, la pertinence…, pour la collectivité, des activités ainsi financées. C’est bien ce que l’on peut opposer de plus net à une finance aujourd’hui principalement tournée vers l’agiotage et la plus-value. Concernant l’autre versant de la finance, celui qui a trait au pouvoir actionnarial s’exerçant sur les firmes – et qui prend en étau, de concert avec le libre échange irréfléchi, le salariat – le projet consisterait à plafonner le rendement total servi aux détenteurs d’actions en instaurant un taux d’imposition de 100 % sur les dividendes et plus-values réalisés au-delà du plafond. Concrètement, les ménages actionnaires devraient restituer par l’impôt tous les gains excédant un certain seuil de rentabilité, défini comme le taux d’intérêt des placements jugés sans risques (les obligations de l’État), majoré de la prime de risque spécifique à la détention de telle ou telle action. Le but est en quelque sorte de soulager l’entreprise et ses salariés d’avoir à trop s’occuper du rendement à offrir à l’actionnaire, afin qu’elle se consacre à son développement (l’investissement, essentiellement) et à la juste rémunération de sa main-d’œuvre. Ce plafond de rentabilité (correspondant, dans l’ancienne doctrine financière, au rendement exigible à l’équilibre des marchés financiers) ne fait que transformer en norme maximale ce que le pouvoir actionnarial s’est mis à considérer comme son minimum requis… lequel était autrefois le rendement jugé « normal » (celui constaté à l’équilibre du marché). « Simple, coupant, et de bon goût », conclut Lordon. La troisième proposition vise quant à elle à lutter contre les distorsions de concurrence qu’a paradoxalement érigées en lois une conception primaire du libre échange (visant l’institution d’un « terrain de jeu aplani »), ignorant tout de l’inégale constitution des partenaires dans les échanges internationaux. Dans un monde où le trio changes-salaires-productivité est loin de garantir une concurrence « libre et non faussée » entre les espaces politico-économiques (au niveau mondial autant qu’au niveau européen), et dans lequel les conditions sociales et environnementales sont aux antipodes les unes des autres, prêcher et mettre en œuvre le libre échange revient en réalité à assurer la protection des moins-disants et à encourager les stratégies non coopératives (la recherche des débouchés à travers les exportations). La « révolution copernicienne » que cela impose ne pourra être mise en œuvre qu’à l’aide d’une nouvelle organisation du commerce mondial, prévoyant l’instauration de « distorsions compensatrices », au moyen de compromis négociés entre les pays.

La force des idées ou la force…

9Quiconque lira attentivement ces trois ouvrages sera certainement convaincu d’au moins deux choses. La première est que ce ne sont plus les analyses de la crise et de ses origines profondes (structurelles) qui nous font défaut aujourd’hui. Ces analyses, qui ont été développées depuis bientôt vingt ans par des auteurs institutionnalistes, régulationnistes, poskeynésiens ou marxistes sont aujourd’hui parvenues à pleine maturité et rencontrent même un peu d’audience. On ne peut certes pas encore dire qu’elles aient pignon sur rue – quoiqu’un certain manifeste de Jacques Julliard publié dans Libération du 18 janvier 2010 pourrait donner le signal du départ – mais, signe des temps, elles commencent à être reprises par l’establishment économique et financier. L’ouvrage de Graham Turner en est une illustration. La note du groupe financier Natixis du mois de janvier 2010, intitulée « Une lecture marxiste de la crise » en fournit une autre, parmi d’autres… La seconde conviction est que ce ne sont pas les idées qui manquent pour dessiner, dans le prolongement de ces analyses, les contours d’un monde plus habitable. Les ouvrages de Michel Husson et Frédéric Lordon ont le mérite (ce ne sont sans doute pas les seuls) de proposer des transformations institutionnelles en ligne avec le diagnostic posé, des transformations qui pourraient assez bien se trouver en phase avec les aspirations d’une grande partie de la population et qui sont en même temps à portée de mains… si l’on entend par là qu’elles ont un caractère opérationnel direct et qu’elles s’inscrivent dans la quête d’une juste mesure : celle qui consiste, ni plus ni moins, à hisser les réponses à la hauteur des défis auxquels nous sommes confrontés. On aimerait pouvoir ajouter une troisième conviction, qui viendrait de ce que des propositions raisonnables, fondées sur des analyses justes, ont quelque chance de triompher un jour, en songeant que les idées, et non « les intérêts constitués », comme l’écrivait Keynes dans la Théorie générale « ont plus d’importance qu’on le pense en général. À vrai dire, le monde est presque exclusivement mené par elles ». Mais les auteurs ont sûrement raison de ne pas partager ce point de vue. Ils s’avoueraient peut-être à eux-mêmes que le fait de formuler des agendas raisonnables suffit aujourd’hui à passer pour déraisonnable. C’est bien le plus inquiétant. L’impératif de justification, comme le montre bien Lordon, n’a plus vraiment d’autre assise que celle de la force (de la concurrence, la plupart du temps)… l’argument de la force remplaçant la force des arguments. Mais, prévient Lordon, dans ces périodes troublées, et qui le seront encore, on risque de trouver la force des deux côtés. Une « promenade dans le quartier des banques de Buenos Aires offre après 2001 le spectacle édifiant des impacts de balles et des traces de barre de fer sur les portes blindées – comprendre : il est des seuils de spoliation au-delà desquels la population est très très en colère. À ce moment-là, il faut que les actionnaires en aient bien conscience, le temps de la négociation sur la prime de risque, le coût du capital et la marge maximale autorisée (…) a passé ». Une proposition infalsifiable aurait sûrement dit Popper. C’est donc que ce doit être de la socio-économie !

Laurent Cordonnier
Clersé ? Université Lille 1
Mis en ligne sur Cairn.info le 19/05/2010
https://doi.org/10.3917/rfse.005.0225
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