CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Ces dernières années, de nombreux travaux de science politique et de philosophie politique se sont penchés sur les bénéfices que nous pourrions tirer d’un usage plus fréquent du tirage au sort dans les processus de délibération, voire de décision démocratiques [1]. Cette procédure de sélection alternative à l’élection permettrait en effet d’impliquer un échantillon plus ou moins représentatif de citoyens « ordinaires » dans la vie politique. La diversité des perspectives et expériences de vie ainsi convoquées, combinée à la liberté délibérative dont jouissent des personnes non élues, permettrait de contrebalancer un certain biais de classe et d’autres pathologies délibératives affectant la représentation politique électorale – ce qui pourrait accroître tant la perception de légitimité que la qualité des processus de délibération et de décision.

2Il est cependant rare qu’un remplacement complet de l’élection par le tirage au sort soit défendu [2]. Le plus souvent, il s’agit d’essayer de combiner ces deux procédures de sélection qui possèdent des vertus épistémiques et génèrent des sources de légitimité distinctes. Cette combinaison peut prendre une grande diversité de formes, selon qu’on utilise le tirage au sort pour former des panels citoyens consultatifs, des assemblées citoyennes chargées de réformes institutionnelles précises (telle une révision des règles électorales), une assemblée législative permanente ou encore une convention constitutionnelle, à l’image des récentes expériences irlandaise et mongole [3].

3L’objectif de la présente contribution consiste à évaluer si le tirage au sort et l’élection, méthodes de sélection a priori concurrentes, peuvent être compatibles, et à quelles conditions. Dans un premier temps, elle tâche de faire le point sur les propriétés et vertus respectives de ces deux procédures qui les font apparaître comme complémentaires. Dans un second temps, elle examine la compatibilité entre les différentes formes de légitimité qui s’affronteraient dans le scénario d’un usage conjoint du tirage au sort et de l’élection. S’opposent en particulier le caractère compétitif et méritocratique de l’élection, et l’égalitarisme radical du tirage au sort. On peut dès lors se demander si (et à quelles conditions) reconnaître à tous une égale compétence politique, comme semble le présupposer le tirage au sort, est compatible avec le maintien de la logique élitiste inhérente à l’élection. Si ce n’est pas le cas, en effet, il se pourrait que la réintroduction du tirage au sort en politique et le discours anti-élitiste susceptible de l’accompagner affaiblissent davantage encore la perception de légitimité des élus. Ces questions prennent sens dans le cadre d’une interrogation sur les meilleures manières de remédier à la crise actuelle de la représentation démocratique caractérisée par de forts taux d’abstention et un manque de confiance particulièrement prononcé envers partis et élus dans de nombreux pays. Selon les usages qu’on en fait, redonner un rôle proéminent au tirage au sort permettrait-il de remédier à cette crise, ou cela contribuerait-il plutôt à l’accentuer ?

4Cette question de la compatibilité de procédures décisionnelles concurrentes a déjà été étudiée dans le cas des mécanismes de démocratie directe tels que référendum, droit d’initiative et révocation [4]. Il en ressort que certaines pratiques telles que l’initiative sont complémentaires à la démocratie représentative, mais que d’autres comme le référendum sont en compétition avec la logique représentative et risquent d’affaiblir les taux de participation aux élections, voire la confiance dans les élus de la part de ceux qui s’emparent de ces mécanismes de participation directe. Concernant le tirage au sort, en revanche, la question ne semble pas encore avoir été posée explicitement. Son usage dans les démocraties contemporaines demeurant encore relativement marginal, il est sans doute prématuré d’évaluer la manière dont sa légitimité est perçue et l’impact sur la perception des élections. Dans le cadre de cet article, je propose dès lors une réflexion normative sur la diversité des motifs qui pourraient asseoir la légitimité d’une représentation politique par tirage au sort et leur compatibilité avec une appréciation de la légitimité d’une représentation électorale. Le travail pionnier de Bernard Manin a déjà dégagé les distinctions essentielles entre ces deux modes de sélection [5]. Dans son sillage, un certain nombre de travaux ont réinterrogé la légitimité propre au tirage au sort [6]. La question de la compatibilité des deux logiques représentatives (au-delà de leur complémentarité de premier abord) n’a cependant pas encore été, à mon sens, suffisamment étudiée [7].

Procédures complémentaires, concurrentes et incompatibles

5La première chose à faire consiste à esquisser un cadre d’analyse de la compatibilité de procédures démocratiques distinctes. On peut dire de deux procédures qu’elles sont complémentaires quand l’une, au moins, compense les faiblesses de l’autre, ou apporte un surcroît net de valeur. Ce surcroît de valeur (ou plus-value) peut être, par exemple, un gain de légitimité perçue [8] pour le système politique dans son ensemble, un gain épistémique [9], de stabilité, de participation ou encore de réflexivité. Il y a surcroît net de valeur lorsque la valeur ajoutée d’une procédure n’est pas annulée par une autre perte de valeur qu’elle entraînerait. Par exemple, si le tirage au sort apporte davantage de légitimité procédurale, mais affaiblit le potentiel épistémique de la procédure de décision démocratique (légitimité substantielle), il n’est pas évident qu’il y ait un surcroît net de valeur. Cette appréciation dépendra de la valeur relative qu’on attribue à la légitimité procédurale et à la légitimité substantielle.

6Sur cette base, on peut juger que deux procédures sont concurrentes lorsqu’elles offrent des bénéfices distincts qui ne peuvent être tous obtenus à la fois et entre lesquels il faut donc arbitrer, comme dans l’exemple qui précède. Mais on peut aussi considérer deux procédures comme concurrentes quand il est concevable que l’une remplace l’autre ; quand on perd de vue la plus-value de l’autre procédure. Si l’on considère par exemple qu’un jury populaire est aussi capable d’application impartiale de la loi qu’un juge, on peut se demander quelle est encore la raison d’être du juge. La distinction entre procédures complémentaires et concurrentes porte donc sur les effets de leur combinaison. Il faut se demander s’il s’agit d’un jeu à somme positive ou nulle [10] : peut-on avoir les bénéfices des deux à la fois (somme positive) ou l’usage d’une procédure B en plus d’une procédure A implique-t-il la perte de certains bénéfices de A (somme nulle) ?

7Deux procédures concurrentes peuvent être dites compatibles ou incompatibles selon les effets à long terme de leur combinaison. Si l’introduction d’une procédure B implique une perte par rapport à la valeur générée par la procédure A, mais que cette dernière préserve néanmoins une certaine valeur, on peut juger A et B compatibles. Mais si l’usage de B fait perdre ou finit par faire perdre toute valeur à A, ou réciproquement, on pourra juger ces deux procédures incompatibles. Il faut encore distinguer la question de la compatibilité logique de deux procédures de celle de leur compatibilité effective. En effet, on ne peut pas exclure la possibilité que la combinaison de deux procédures que l’analyse normative jugerait logiquement incompatibles trouve en réalité grâce auprès du grand public. L’examen de la compatibilité logique du tirage au sort et de l’élection ne constituera donc ici qu’un indice de leur compatibilité effective, à propos de laquelle on ne peut que spéculer sur la base d’anticipations du jugement des citoyens, comme je le ferai dans la dernière section.

8En somme, élection et tirage au sort peuvent être considérés comme deux procédures complémentaires si elles possèdent des vertus distinctes dont la combinaison apporte une plus-value ; concurrentes dans les cas où la réintroduction du tirage au sort en politique entraînerait une perte par rapport à la valeur de l’élection ; incompatibles si cette réintroduction met en péril la valeur, voire l’existence même des élections.

9La question qui se pose maintenant est celle des propriétés et vertus respectives du tirage au sort et de l’élection qui pourraient rendre ces procédures démocratiques complémentaires, concurrentes ou incompatibles. Je commence par la complémentarité, en tâchant de mettre en évidence, dans une perspective pluraliste [11], la plus-value que peut générer l’usage du tirage au sort par rapport à l’élection, puis la plus-value que préserve l’élection par rapport au tirage au sort. Cette question de la complémentarité et de la compatibilité dépendant en partie de l’usage qu’on fait du tirage au sort, je commence par envisager ces deux procédures de manière générale, dans l’abstraction, puis je réexamine la question en fonction de l’usage concret auquel on destine le tirage au sort.

La complémentarité entre tirage au sort et élection

Vertus épistémiques du tirage au sort

10Bernard Manin a mieux que quiconque mis en lumière le caractère aristocratique des élections lié à leur tendance à faire émerger les candidats qui se distinguent de la masse par des traits communs : maîtrise de certains codes langagiers et politiques, éducation, confiance en soi, charisme. En résulte un manque de diversité sociale parmi les représentants élus, fortement susceptible d’introduire à la fois un manque de diversité cognitive et une mécompréhension de certaines réalités sociales vécues par les citoyens. Le risque est alors que les élus tendent à penser et à concevoir le monde de manière relativement identique (et réductrice), ce qui biaiserait le processus de décision politique dans certaines directions.

11Au vu de ce constat et des attraits épistémiques de la diversité [12] (sociale et cognitive), le tirage au sort apparaît alors comme une solution attrayante. En réduisant les biais de sélection et en offrant une opportunité d’accès au processus de décision à des personnes n’ayant pas hérité de la vocation politique ni des traits et ressources favorables à l’élection, la sélection aléatoire est en effet susceptible d’accroître significativement la diversité des représentants – et ce sans devoir recourir à des quotas et à l’hypothèse problématique liée à la représentation descriptive selon laquelle les intérêts d’un groupe ne peuvent être représentés que par des personnes issues de ce groupe. Les citoyens tirés au sort apporteraient avec eux la diversité de leurs expériences vécues, ce qui aurait pour effet d’élargir la perspective collective sur les questions politiques en jeu et de réduire les biais.

12Par ailleurs, il y a de bonnes raisons de penser qu’une assemblée tirée au sort aurait un potentiel plus délibératif qu’une assemblée élue, ce qui accroîtrait encore son potentiel épistémique. En effet, le fait que les citoyens tirés au sort n’aient pas été élus sur la base d’un programme et de promesses à respecter les placerait dans des conditions plus favorables à l’adoption d’une attitude délibérative se caractérisant par l’ouverture à la discussion, aux arguments d’autrui, aux opinions expertes, ainsi que par la disposition à changer d’avis. Bien entendu, ils amèneraient avec eux leurs préjugés et attachements politiques antérieurs à leur sélection, mais les incitants seraient néanmoins très différents. En effet, une des principales entraves psychologiques à l’attitude délibérative est le désir individuel d’apparaître cohérent et constant dans ses idées [13]. Ce trait est fortement renforcé quand les individus ont déjà fait part publiquement de leurs idées, comme le font les élus. L’avantage du tirage au sort, de ce point de vue, serait donc d’inclure dans la délibération, voire dans les processus de décision, des personnes jouissant d’une plus grande liberté délibérative [14].

13Le fait pour des citoyens tirés au sort de ne pas être (nécessairement) reliés à un parti politique accroîtrait également leur indépendance de jugement. Une telle assemblée serait débarrassée des effets négatifs sur la délibération de la discipline de parti [15]. Certes, on peut imaginer que se construisent des coalitions politiques au sein d’une assemblée tirée au sort – surtout si elle se réunit de manière répétée dans le temps –, mais il demeure plus que probable que les positions ne seront généralement pas aussi fixées qu’elles le sont dans une assemblée élue.

14Un autre facteur contribuant au potentiel épistémique du tirage au sort est le gain d’humilité qu’il produit [16]. En effet, des citoyens tirés au sort savent que leur sélection ne doit rien à quelque mérite de leur part, qu’ils n’ont pas été choisis pour leur compétence. Or, cela change entièrement les incitants face à la collecte d’informations. Bien que les élus s’entourent souvent de multiples conseillers, ils n’oublient pas (ou aiment croire) qu’ils ont été élus pour leurs idées et leur compétence, ce qui leur confère de la confiance et les rend peu susceptibles de se fier à des experts qui ne penseraient pas comme eux. Au contraire, des citoyens tirés au sort pourraient se montrer plus demandeurs d’avis experts et de témoignages du terrain, plus avides d’informations sur les enjeux et conséquences probables des questions qu’ils auraient à traiter.

15Leur humilité les rendrait sans doute également plus vulnérables à la manipulation. Et de ce point de vue, on pourrait juger préférable d’avoir des représentants dotés de convictions fortes et confiants en leur propre expertise, puisque cela protège de l’influence d’experts biaisés. Cependant, un autre avantage du tirage au sort, de ce point de vue, est qu’une attention beaucoup plus importante ne manquera pas d’être apportée à la sélection des experts chargés d’informer les personnes tirées au sort. En effet, concernant les élus, nous sommes moins inquiets de mauvaises influences, car nous savons à l’avance quelles sont les idées déclarées par les candidats et leurs partis. Dans le cas de personnes tirées au sort, en réalité, le fait qu’il y ait un risque plus élevé de mauvaise influence (d’expertise biaisée, par exemple) augmente l’incitation pour le grand public ou l’instance en charge de la supervision du processus à examiner de manière critique les mécanismes de sélection des experts invités. En fin de compte, la probabilité d’une expertise plus objective, ou au moins plus diversifiée pourrait donc être plus importante au sein d’une assemblée tirée au sort. Et une exposition équilibrée à des avis experts (et témoignages de terrain) contradictoires est susceptible de faire adopter aux citoyens tirés au sort un jugement de meilleure qualité.

16Enfin, un dernier atout épistémique du tirage au sort vient de la perspective temporelle plus élargie qu’offre l’émancipation par rapport aux cycles électoraux [17]. Le fait pour les personnes tirées au sort de ne pas être sujettes à la réélection offre en effet davantage de liberté pour prendre en compte des intérêts de long terme, voire les intérêts des générations futures, ce qui peut s’avérer crucial à une époque de profonds bouleversements environnementaux. Bien entendu, nous n’avons aucune garantie que des tirés au sort se montreraient effectivement plus soucieux du futur que des élus, mais nous pouvons nourrir l’espoir que la suppression d’un désincitant important atténue à tout le moins le court-termisme de nos systèmes représentatifs. Certaines expériences d’assemblées délibératives ont d’ailleurs fait émerger des recommandations encourageantes du point de vue de la justice intergénérationnelle [18], à l’instar de l’inattendue conversion du Texas à l’éolien à la suite d’un sondage délibératif.

Vertus épistémiques de l’élection

17L’élection possède toutefois également des vertus épistémiques propres, qui rendent a priori complémentaires les deux procédures. En effet, le caractère réitératif des élections génère deux bénéfices épistémiques distincts. Premièrement, il institutionnalise un mécanisme de reddition de comptes : s’ils souhaitent être réélus, les représentants sont minimalement tenus d’agir en fonction des intérêts ou aspirations de leur électorat. Certes, il s’agit d’un mécanisme assez faible [19]. Alors que l’élection est censée servir autant de mécanisme de sélection que de sanction (ce qui génère d’emblée une ambiguïté du vote), le premier aspect semble dominer, les citoyens étant souvent mal informés sur le travail de leurs représentants. Qui plus est, les partis disposent souvent d’un important pouvoir de promotion de certains candidats, réduisant les choix des citoyens. Malgré cela, le mécanisme électoral assure un certain lien entre représentants et représentés. Les premiers n’ont pas entièrement champ libre ; ils sont au moins minimalement tenus de respecter leurs engagements et de justifier leurs écarts par rapport à ceux-ci. Si la réitération des élections n’avait absolument aucun effet de sanction, les élus se montreraient bien moins concernés par les sondages d’opinion [20].

18Outre cette protection minimale contre les abus de pouvoir, la réitération des élections permet aussi une réduction des risques de décisions involontairement biaisées ou inadéquates grâce à la circulation de l’information qu’elle génère entre représentants et représentés [21]. Le fait de devoir courtiser les électeurs incite en effet les partis à s’informer sur leurs besoins et aspirations. En outre, les résultats électoraux et, dans une moindre mesure, l’évolution de l’implication des citoyens dans les partis, constituent des signaux de la capacité de ces derniers à répondre aux attentes de leur électorat. Cela ne garantit nullement une représentation adéquate des souhaits du plus grand nombre, mais cela y incite néanmoins.

19Or, si l’on adoptait le tirage au sort dans la sélection de représentants du peuple, la dynamique serait vraisemblablement très différente. Selon une première perspective, le tirage au sort rend la reddition de comptes superflue. En effet, si sa fonction est de sélectionner une diversité d’intérêts et de visions du monde, on pourrait juger légitime que les représentants tirés au sort (RTS) défendent leurs intérêts et leur vision du monde propres, sans avoir de comptes à rendre à qui que ce soit [22]. Pourrait en résulter une situation où les citoyens auraient accepté l’usage du tirage au sort, mais ne se reconnaîtraient pas dans les RTS et se trouveraient sans moyen d’inciter ces derniers à agir selon leurs aspirations. Assurément, c’est une situation à laquelle n’échappent pas non plus tout à fait les élections. Il y a cependant deux différences importantes, de ce point de vue, entre élections et tirage au sort.

20Premièrement, sous régime électoral, ceux qui ne se sentent pas adéquatement représentés savent néanmoins qu’ils auront la possibilité, dans certaines limites, de choisir de meilleurs représentants à la prochaine élection. Sous régime aléatoire, ils ne peuvent qu’espérer être mieux représentés à la prochaine rotation, sans aucune possibilité de peser, même minimalement, sur le processus de sélection.

21Deuxièmement, sous régime électoral, les citoyens ont eu la possibilité de choisir leurs représentants en ayant une idée des politiques qu’ils seraient susceptibles de promouvoir – même si les promesses électorales sont rarement tenues. Sous régime aléatoire, en revanche, pour accepter la légitimité des décisions d’un corps de représentants qui ne doivent leur présence qu’au hasard, le raisonnement est plus complexe, et ses fondements discutables. D’abord, il faut une compréhension minimale des probabilités et une capacité d’abstraction pour accepter l’idée selon laquelle les décisions prises par les RTS sont probablement conformes à celles que les citoyens prendraient eux-mêmes s’ils étaient placés dans des conditions similaires de délibération [23] et admettre que les RTS sont placés dans une position d’information et de délibération qui peut légitimement leur faire voir les choses différemment par rapport à ceux qu’ils représentent. Par ailleurs, un tel raisonnement ne pourrait être valide qu’à trois conditions :

22

  • 1) Les taux d’acceptation de siéger doivent (ou le processus de sélection doit) être tel(s) que l’assemblée tirée au sort reflète véritablement la diversité des citoyens.
  • 2) Le processus de délibération ne doit pas souffrir de distorsions communicationnelles (domination de certains participants, mécompréhension mutuelle, manque de temps), sans quoi une autre délibération, avec d’autres personnes, déboucherait potentiellement sur une autre décision.
  • 3) Les citoyens doivent effectivement percevoir ce lien hypothétique (« je jugerais de même si j’étais dans les mêmes conditions ») et se considérer représentés sans avoir à interagir avec leurs représentants et sans même nécessairement s’identifier à leurs idées.

23La première condition est assez peu plausible. Dans la plupart des expériences récentes d’assemblées citoyennes tirées au sort, le taux de participation était généralement très faible. Il était d’environ 6 % pour les assemblées sur la réforme électorale en Colombie britannique (2004), en Ontario (2006) et aux Pays-Bas (2006) [24], et proche de 3 % lors du G1000 en Belgique (2011) [25]. Les raisons possibles sont multiples : manque de temps ; peur de s’exprimer en public ; manque de confiance en soi ; hostilité à la politique ; doutes à propos de l’organisation ; auto-exclusion (« ce n’est pas mon rôle, c’est pour les politiciens ») [26]. Les taux d’acceptation varieront sans doute selon le type d’usage du tirage au sort. Nul doute qu’une mission rémunérée attirera davantage de participants. De même, le sentiment que l’assemblée pourrait avoir un véritable impact politique serait de nature à motiver la participation. Dans l’autre sens, toutefois, une assemblée tirée au sort dotée d’un pouvoir important augmenterait l’exposition et la pression publiques pesant sur ceux qui accepteraient la charge. Rien que pour de petits jurys citoyens recevant une mission politique de moindre ampleur, on observe en effet déjà la « charge morale » pesant lourdement sur les épaules des citoyens tirés au sort [27]. En somme, même si une diversité de variables sont susceptibles d’entrer en jeu selon les usages du tirage au sort, rendant toute prédiction sur les taux de participation difficile, il y a de bonnes chances qu’ils soient relativement faibles – et en tout cas insuffisants pour garantir une véritable représentativité statistique [28]. Difficulté à laquelle s’ajoute le fait que seul un échantillon suffisamment large de citoyens (sans doute trop large pour des délibérations de qualité) pourrait garantir cette représentativité [29].

24La seconde condition est simplement irréaliste. Les modèles de délibération non contrainte imaginés d’un point de vue théorique ne servent que d’idéaux régulateurs. Dans la réalité, on ne peut que s’efforcer de réduire les distorsions communicationnelles ; pas les faire disparaître entièrement.

25Concernant la troisième condition (les citoyens perçoivent la représentativité hypothétique), diverses expériences d’assemblées citoyennes montrent qu’elle n’a rien d’évident non plus [30]. En effet, quand des propositions élaborées par des assemblées citoyennes ont été soumises à référendum, elles ont à plusieurs reprises été rejetées [31]. S’il est important de noter qu’une exigence de majorité qualifiée biaisait parfois le vote en faveur du statu quo, comme ce fut le cas par exemple en Colombie britannique en 2004, on doit aussi reconnaître que le grand public ne se fie pas nécessairement à la seule représentativité des assemblées tirées au sort – du moins pas suffisamment pour abdiquer son propre jugement sur la question posée. Sans doute le manque de couverture médiatique des travaux de ces assemblées citoyennes a-t-il pu jouer un rôle dans la dissonance entre les voix du mini-public et du grand public, mais un tel exemple amène malgré tout à ne pas tenir pour acquis que les citoyens se fieront aisément à l’avis d’une assemblée tirée au sort, et ce d’autant plus qu’un soupçon pourrait accompagner le processus de sélection. On peut en effet s’attendre à ce que certains doutent de la pureté ou de l’impartialité du tirage au sort, cette méthode de sélection étant moins transparente que l’élection [32] et susceptible de générer des surprises statistiques que certains ne manqueront pas d’interpréter comme de la fraude [33].

26Or, en l’absence de redevabilité électorale, la prétention à la représentativité (representative claim) d’une assemblée tirée au sort n’est pas mise à l’épreuve d’une confrontation instituée avec le public [34]. Il se peut qu’une telle assemblée soit perçue comme légitime ; il se peut qu’elle prenne des décisions ou fassent des recommandations de qualité ; mais il n’existe pas de mécanisme similaire (ou d’équivalent fonctionnel) à la réitération des élections permettant de tester cette prétention à la représentativité.

27Les promoteurs du tirage au sort pourraient toutefois ne pas se satisfaire d’une simple représentation à prétention descriptive (a fortiori si elle est imparfaite) et dès lors réfléchir à des mécanismes alternatifs de reddition de comptes – qui rendraient potentiellement les élections superflues. En effet, la similarité (relative) ne garantit en rien que les représentants agiront dans le sens désiré par les représentés [35]. Si beaucoup de citoyens souhaitent davantage de similarité entre gouvernants et gouvernés, ce n’est pas forcément parce qu’ils croient que seule une femme peut représenter une femme ou seul un pauvre peut représenter un pauvre. On peut tout à fait juger que le manque de représentativité descriptive biaise les décisions d’une assemblée tout en attendant des représentants une forme active de représentation, c’est-à-dire qu’ils agissent pour les citoyens, quelle que soit leur identité. De ce point de vue, la redevabilité redevient cruciale ; on ne peut simplement se fier à la représentativité descriptive.

28En vue d’encourager une forme de représentation active de la part des RTS, il faudrait miser sur la reddition de comptes délibérative, ou discursive[36], en encourageant les échanges communicationnels entre les RTS et le grand public [37]. Les RTS auraient à rendre compte publiquement de leurs décisions, par le biais de rapports publics obligatoires, par exemple, mais aussi plus informellement par leurs interactions avec la presse et la société civile. À condition que les médias jouent un rôle de relais des délibérations des RTS, de telles interactions pourraient avoir un effet délibératif intéressant, du fait de leur contribution au débat public.

29Si les interactions discursives entre mini-public et grand public sont de nature à jouer un rôle dans la circulation de l’information entre représentants tirés au sort et représentés, cela ne remplace toutefois pas le mécanisme de feedback généré par les élections. Les incitants ne sont pas les mêmes, puisque des élus doivent se mettre à la recherche d’informations et anticiper les réactions du public, tandis que des tirés au sort le peuvent, s’ils sont consciencieux. À ce stade de l’analyse, les élections préservent donc a priori une plus-value épistémique.

30Quant aux risques d’abus de pouvoir, cette fois, on peut évidemment imaginer des mécanismes qui rendraient les RTS (du moins ceux dotés de pouvoirs importants) institutionnellement redevables. C’était par exemple le cas dans la Grèce antique, où les citoyens tirés au sort pour siéger dans la Boulè ou dans des tribunaux devaient rendre des comptes, pouvaient être déposés à tout moment par un vote de l’assemblée et sanctionnés a posteriori pour leurs actions et décisions, les sanctions pouvant aller jusqu’à l’exil ou la mort [38]. Si l’on juge la reddition de comptes délibérative insuffisante, on pourrait très bien imaginer garantir la redevabilité par un mécanisme de révocation individuelle. Il pourrait par exemple être possible pour les citoyens de lancer une pétition contre un RTS et de le destituer à certaines conditions – un certain nombre de signatures, ou une majorité (qualifiée) dans un vote, par exemple. Ce serait assez brutal vis-à-vis de personnes qui n’ont après tout rien demandé, mais la simple anticipation de la possibilité d’être révoqué pourrait suffire à les inciter à ne pas adopter des positions extrêmes – racistes ou misogynes, par exemple.

31Il y a cependant certaines raisons de résister à l’idée d’instaurer un tel mécanisme de révocation, qui sanctionnerait probablement les vues non orthodoxes. Une de ces raisons est la valeur délibérative, déjà évoquée, de la diversité des points de vue. Une autre est la volonté d’encourager une participation inclusive. Or, beaucoup pourraient être effrayés au moment de la sélection par la perspective d’une révocation publique. Par ailleurs, il est important qu’une assemblée tirée au sort soit perçue comme un espace de liberté d’expression. Si l’une de ses visées est de restaurer la confiance du public, qui se méfie de la langue de bois des élus, une condition de réussite pourrait être la possibilité d’exprimer des idées non orthodoxes en son sein. Enfin, les représentants les moins populaires ne sont pas nécessairement ceux qui agissent mal ; ce peut aussi être ceux qui défendent les étrangers ou les générations futures contre les intérêts de la majorité [39].

32Une autre forme de redevabilité non électorale est la validation par référendum [40]. L’idée est que les recommandations émanant d’une assemblée tirée au sort soient systématiquement validées ou rejetées par référendum, afin de s’assurer qu’elles correspondent bien aux aspirations majoritaires. C’est de cette manière que diverses expériences d’assemblées citoyennes, dans le cas de réformes de lois électorales ou de la Constitution, ont cherché à donner une assise à leur légitimité [41]. Cependant, la ratification par référendum fait potentiellement perdre tous les bénéfices de la délibération préalable au sein de l’assemblée citoyenne. Pour peu que le grand public soit mal informé sur le sujet ainsi que sur les travaux et recommandations du mini-public – hypothèses assez réalistes –, les bénéfices délibératifs du tirage au sort seront presque annihilés. À cet égard, le modèle de la Citizen’s Initiative Review pratiquée en Oregon est plus prometteur, les recommandations du mini-public étant diffusées sous forme de livret informatif au grand public avant le vote [42]. Toutefois, imaginer un système politique sans élections, mais dans lequel toutes les décisions des RTS seraient soumises à référendum fait pénétrer dans un registre tout autre. On abandonnerait la logique représentative pour une forme de démocratie participative indirecte extrêmement exigeante du point de vue de l’implication politique des citoyens et abandonnant bien des bénéfices de la division du travail politique [43]. La discussion d’un tel modèle requerrait un autre article. Il suffit ici de faire l’observation suivante : le fait que des assemblées tirées au sort aient besoin de s’appuyer sur une validation référendaire montre que leur perception de légitimité n’est pas garantie et sans doute pas suffisante. À ce stade, cela valide encore une fois l’hypothèse d’une complémentarité possible entre élections et tirage au sort.

33Cette hypothèse est d’ailleurs renforcée par une autre vertu épistémique propre aux élections : l’affrontement public de projets de société concurrents, structurés par les partis et relayés par les médias, aiderait à la formation du jugement politique individuel et contribuerait ainsi à l’éducation politique des citoyens [44]. Il s’agit d’une hypothèse plus spéculative qu’ancrée dans des observations empiriques, mais force est de constater qu’une démocratie sans élections se priverait de cet aspect. Une représentation exclusivement par tirage au sort, même si elle se joue à de multiples niveaux, dans une multitude d’assemblées citoyennes, laisserait la majeure partie des citoyens dans une position assez passive de spectateurs de délibérations peu lisibles et sur lesquelles ils auraient peu de prise, si ce n’est par le lobbying et les manifestations. Quant aux procédures de démocratie directe qui pourraient préserver un rôle actif pour le grand public, elles sont également, le plus souvent, peu réflexives, peu délibératives et peu lisibles.

34Par ailleurs, le pouvoir de mobilisation des partis politiques pourrait être considéré comme un autre atout épistémique. En effet, leur fonction est de rassembler des citoyens aux aspirations hétérogènes autour d’un projet commun [45]. Or, ce trait pourrait s’avérer essentiel en vue de rassembler les plus désavantagés de nos sociétés derrière des revendications communes – et donc essentiel au progrès vers davantage de justice sociale. Même si les partis existants y parviennent difficilement, ils possèdent néanmoins un avantage (au moins initial) par rapport à une diversité non organisée de représentants tirés au sort.

35Enfin, on aurait tort de ne pas mentionner parmi les vertus épistémiques propres à l’élection sa capacité à exercer un certain filtre de compétence et à amener et maintenir au pouvoir des personnes d’expérience. Certes, l’élection ne garantit aucunement la compétence, mais son caractère compétitif incite néanmoins généralement (des exceptions viennent aisément à l’esprit) à la sélection de candidats ayant fait preuve de certaines capacités à des échelons inférieurs de pouvoir ou à l’intérieur du parti [46]. Ce même mécanisme génère bien entendu les biais de sélection déjà mentionnés, mais permet aussi, par rapport au tirage au sort, de réduire les risques de représentants totalement incompétents. Ce trait est renforcé par la possibilité qu’offrent les élections de faire carrière en politique et d’ainsi continuer à développer certaines capacités [47].

36Il existe donc une diversité de raisons épistémiques d’essayer de combiner tirage au sort et élection. Le tirage au sort apporte une plus-value en termes de diversité, de délibérations, d’humilité et de prise en compte du long terme. Les élections apportent quant à elles une plus-value en termes de redevabilité, de circulation de l’information, de formation du jugement politique, de mobilisation politique et de filtre de compétence.

Des légitimités distinctes et imparfaites

37Par ailleurs, ces procédures offrent des sources de légitimité [48] différentes, pouvant se compléter, et permettant potentiellement de renforcer la légitimité du système politique dans son ensemble. Les travaux de Pierre Rosanvallon ont mis en évidence l’importance d’une pluralisation des sources de légitimité dans les démocraties contemporaines, les procédures majoritaires traditionnelles ne générant qu’une légitimité imparfaite, incomplète [49].

38Les représentants élus dérivent une bonne part de leur légitimité démocratique du fait que chaque citoyen a eu l’opportunité de voter et donc d’influencer leur sélection. Pour de nombreux théoriciens de la démocratie, voter implique de consentir à être représenté et d’accepter les règles du jeu. Par l’acte de vote, on reconnaîtrait que les élus ont le droit de prendre des décisions en notre nom pendant la durée de leur mandat (légitimité d’autorisation). Bien entendu, voter n’exclut pas de s’opposer aux décisions du gouvernement, mais cela implique de respecter, de manière générale, leur autorité. Une distinction potentielle est introduite entre le caractère juste ou injuste d’une loi et sa légitimité démocratique. Si on participe aux élections, on peut à la fois juger les décisions du gouvernement comme légitimes et injustes. Ce serait d’ailleurs la prise d’importance croissante de cette notion de consentement dans un imaginaire collectif marqué par la fiction du contrat social qui expliquerait que le tirage au sort ait été complètement éclipsé par l’élection dans les démocraties modernes, alors même qu’il était considéré comme plus démocratique, voire plus égalitaire [50].

39Arash Abizadeh rejette fermement l’association de l’idée de consentement à l’élection [51]. À ses yeux, les personnes qui votent n’expriment pas leur consentement aux lois ou au fait d’être représentées ; elles expriment simplement une préférence pour tel ou tel candidat et une intention d’influencer le résultat de l’élection. Sans doute l’expression d’un consentement n’est-elle pas la raison première pour laquelle les citoyens votent. Cependant, on peut observer que certains citoyens s’abstiennent de voter précisément parce qu’ils refusent de donner leur consentement à un système politique qui leur déplaît (« je refuse de prendre part à cette mascarade »). Cela signifie qu’ils reconnaissent que jouer le jeu des élections implique une certaine acceptation des règles du jeu (y compris accepter la défaite). La difficulté, bien entendu, c’est que le vote peut exprimer beaucoup de choses à la fois, de sorte qu’on ne sait jamais avec certitude si les citoyens consentent vraiment quand ils votent ou s’ils n’agissent que de manière stratégique. Cela rend cette forme de légitimité imparfaite, mais cela ne signifie toutefois pas qu’on puisse évacuer toute notion de consentement de l’acte de vote.

40Outre l’autorisation à représenter, ou le consentement, la légitimité démocratique des élus provient du fait qu’ils sont relativement contrôlés par la population, comme nous l’avons vu (légitimité de redevabilité). Ils ne sont pas simplement autorisés à agir comme bon leur semble, mais à s’essayer à l’exercice d’une responsabilité temporaire, qui sera évalué par l’électorat. Cela renforce leur légitimité par rapport à des représentants qui auraient été autorisés à gouverner mais n’auraient aucun compte à rendre à l’ensemble de la population, puisque les citoyens deviennent coresponsables de la qualité des décisions collectives [52] – c’est en partie de leur faute s’ils ne parviennent pas à pousser leurs représentants dans la direction souhaitée. À nouveau, cette légitimité est imparfaite, car cette forme de contrôle populaire fonctionne mal. Cela constitue néanmoins une plus-value par rapport au tirage au sort.

41Ces deux aspects (légitimité d’autorisation et de redevabilité) distinguent en effet nettement l’élection du tirage au sort. Dans le cas de RTS, à moins de faire usage de mécanismes de révocation ou de validation référendaire de toutes les décisions et recommandations, comme évoqué précédemment, les dimensions de choix et de contrôle s’estompent. La légitimité des RTS repose plutôt sur un présupposé de confiance, basé sur la représentativité de l’assemblée, son ordinarité ou son impartialité.

42J’ai déjà mentionné les limites de la confiance que nous pouvons nourrir vis-à-vis de la représentativité descriptive d’une assemblée tirée au sort. Dimitri Courant suggère pour sa part que le tirage au sort générerait une légitimité de similarité [53], les citoyens étant plus susceptibles de se reconnaître dans leurs représentants (même s’ils sont différents) que ce n’est le cas avec l’élection. La diversité que permet la sélection aléatoire est effectivement un des arguments les plus forts en sa faveur. On aurait donc de bonnes raisons de percevoir une assemblée plus diverse comme plus représentative et plus légitime qu’une assemblée trop homogène. En effet, d’un point de vue positif cette fois, il est plausible qu’un gain de similarité augmente la confiance du grand public. Toutefois, même cette perception de légitimité restera vraisemblablement imparfaite, le gain de similarité demeurant inévitablement distinct d’une parfaite similarité entre représentants et représentés, qui est illusoire. Il y aura toujours, avec le tirage au sort, beaucoup de gens qui ne se reconnaîtront pas dans leurs représentants – que ce soit sur le plan sociologique ou sur celui des idées politiques. En outre, la relative similarité laisse insatisfait d’un point de vue normatif, puisque, encore une fois, on peut tout à fait imaginer que les membres d’une assemblée parfaitement représentative selon certains critères descriptifs, ou générant une très forte perception de similarité, n’agissent pas de la manière dont ceux qu’ils représentent (et auxquels ils ressemblent) voudraient qu’ils agissent [54].

43Devrait-on alors plutôt parler d’une légitimité d’« ordinarité » [55] plutôt que de « similarité » ? Le fait qu’il s’agisse de représentants « ordinaires », « moyens », peut certes constituer aux yeux de nombreuses personnes un motif de sympathie envers ces représentants, mais cela suffit-il à abdiquer son propre jugement ? Cela dispense-t-il les représentants du devoir d’agir en fonction des aspirations du plus grand nombre ? Certainement pas. Les citoyens ne se contenteraient sans doute pas de représentants qui ressemblent au Français moyen ; ils seraient en droit de vouloir des représentants qui représentent adéquatement les aspirations majoritaires – ce que ni la représentativité statistique, ni la relative similarité ne suffisent à garantir, et encore moins l’ordinarité des représentants.

44Une autre source potentielle de légitimité pour une assemblée tirée au sort viendrait de son indépendance politique, censée générer une légitimité d’impartialité [56]. Les RTS étant indépendants des partis, ils sont sans doute mieux placés pour prendre des décisions sur lesquelles les partis seraient inévitablement partiaux – comme des réformes des lois électorales ou de financement des partis. Par ailleurs, ils sont dispensés de la course compromettante aux financements de campagnes, ce qui les rend à première vue moins susceptibles de compromissions économiques. Il devient en effet très difficile pour les plus riches d’influencer le processus de sélection des représentants. Aux yeux d’Oliver Dowlen, une telle protection contre la manipulation constitue même le potentiel politique le plus important du tirage au sort [57].

45On aurait toutefois tort de considérer l’impartialité d’une assemblée tirée au sort comme acquise – a fortiori si cette assemblée est dotée de pouvoirs importants. Un RTS entre en effet en fonction sans promesses ni programme, et parfois sans idées personnelles très claires, ce qui en fait une cible idéale pour les lobbies. Et cela est renforcé par l’absence de redevabilité des RTS envers un électorat : ils sont libres d’adopter la position qu’ils souhaitent, même si elle ne leur offrait aucune chance de succès électoral. C’est un avantage d’un point de vue délibératif, car cela leur offre la liberté de changer d’avis et de suivre les meilleurs arguments entendus, mais c’est aussi une source de danger. Moins les représentants sont redevables envers un électorat, plus ils deviennent des cibles attrayantes pour les groupes d’intérêt puissants envers lesquels ils risquent de devenir redevables [58]. Or, le cas d’une assemblée tirée au sort diffère des jurys d’assises, qu’on coupe de toute interaction avec le public précisément pour éviter toute influence indue. On imagine mal se passer du principe de publicité des échanges et des décisions, nécessaire à la confiance du public et aux interactions délibératives entre représentants et représentés. Une telle publicité, toutefois, rendrait les RTS plus vulnérables à la corruption : quand on sait qui défend quelle position, on sait qui corrompre pour arriver à ses fins. Comme en ce qui concerne la démocratie électorale, une certaine dose de méfiance sera donc toujours bienvenue.

Des incarnations différentes de l’égalité politique

46Enfin, il existe encore un aspect du tirage au sort et de l’élection qui les rend a priori complémentaires : la manière dont chaque procédure incarne l’idéal d’égalité politique [59]. Du côté du tirage au sort, cet idéal se traduit en une égale probabilité d’être invité à occuper une fonction politique, qui lève la plupart des formes de discrimination indirecte caractérisant la sélection électorale des représentants [60]. Même si des biais d’autosélection ne manqueront pas de rendre inégale la probabilité d’occuper effectivement une fonction politique, la plus-value par rapport à une démocratie entièrement électorale est évidente. Par ailleurs, le fait de ne pas avoir à mener de campagne électorale et donc à récolter des fonds augmente l’égalité politique entendue cette fois comme égalité d’influence, en réduisant l’avantage procédural dont bénéficient les citoyens les plus riches, qui peuvent s’acheter les faveurs de politiciens en les aidant à se faire élire [61].

47Du côté de l’élection, par contraste, l’idéal d’égalité politique se traduit en une égale possibilité offerte à tous les citoyens de participer à l’autodétermination politique. On peut certes regretter que la participation citoyenne s’y limite au choix de représentants. On pourrait par ailleurs imaginer que cette égale possibilité de participer soit préservée dans un système politique sans élections, par le biais référendaire. Néanmoins, cette égale possibilité de participer constitue une plus-value indéniable par rapport au tirage au sort pris de manière isolée, qui prive d’un certain pouvoir de participation tous ceux qui ne sont pas tirés au sort. De ce point de vue, l’élection promeut également, mais d’une manière différente, l’égalité d’influence, puisque tous les citoyens ont au moins, à un moment, leur mot à dire, tandis que seuls les tirés au sort et ceux qui parviennent à peser dans le débat public jouissent d’influence dans le cas du tirage au sort (ce qui pourrait avoir un effet de dépolitisation des citoyens [62]).

Bilan provisoire

48Au vu de ce qui précède, le tirage au sort et l’élection paraissent très complémentaires. D’abord, ces deux procédures possèdent des vertus épistémiques distinctes. Par ailleurs, toutes deux génèrent des sources de légitimité différentes, chaque fois imparfaites. Enfin, elles incarnent des aspects distincts de l’égalité politique.

49Une première conclusion se dégage à ce stade : le tirage au sort ne devrait jamais remplacer entièrement les élections. Il serait plutôt à concevoir comme une procédure générant un input délibératif aux multiples vertus, devant s’inscrire dans un système délibératif plus large au sein duquel la logique électorale joue également un rôle prépondérant [63].

50Demeure alors une question importante : élections et tirage au sort ont des propriétés et vertus complémentaires, certes, mais ces deux formes de représentation sont-elles (toujours) compatibles ?

Des logiques mutuellement exclusives ?

51Ces deux procédures incarnent en effet aussi des conceptions rivales de la représentation, qui peuvent à certains égards apparaître comme mutuellement exclusives. La démocratie électorale est une affaire de compétition méritocratique [64]. Dans l’idéal, un bon politicien devrait notamment faire preuve d’intelligence, d’engagement, de conviction, de persuasion et de stratégie. Et le processus électoral est précisément conçu comme un moyen d’amener au pouvoir les meilleurs politiciens d’entre nous – ou au moins les meilleurs parmi les options proposées. Certes, rien ne garantit que ce soit le cas, que les électeurs choisissent effectivement ceux qui ont les qualités requises plutôt que des personnalités charismatiques mais sans réelle grandeur politique. En effet, tout le problème est que les qualités requises pour bien gouverner ne sont pas nécessairement celles qui permettent de se faire élire. Certains citoyens en sont bien conscients et ne croient donc pas en la légitimité de compétence des élus [65]. Il reste que la logique électorale est compétitive et qu’elle fait émerger des personnalités qui se distinguent de la masse par certaines qualités [66].

52Le tirage au sort est tout le contraire d’une compétition méritocratique. Personne n’a à faire quoi que ce soit pour être sélectionné. Aucune qualité n’est prérequise, si ce n’est de faire partie du demos concerné et d’avoir l’âge suffisant. Le postulat de base du tirage au sort est en effet que chaque personne majeure est douée d’une capacité de jugement politique égale ou suffisante [67] et capable de prendre part aux processus de délibération et de décision. Or, cela remet en cause la logique même de la démocratie électorale [68]. Si tout le monde est également capable, ou si la capacité importe peu, pourquoi maintenir une procédure de sélection (l’élection) censée faire émerger les plus capables ? Pourquoi continuerions-nous de voter pour d’autres si nous pensons être autant capables qu’eux de prendre de bonnes décisions ? Ce ne peut simplement être en vue de déléguer ce pouvoir, par souci de division du travail, puisque le tirage au sort peut remplir la même fonction.

53En réalité, il n’y a qu’un seul type de raisonnement qui permet de préserver un attachement cohérent à la fois à l’élection et au tirage au sort : la conscience des limites respectives et de la complémentarité des deux procédures de sélection, autant sur le plan épistémique que du point de vue de leurs légitimités imparfaites.

54Si la plupart des citoyens opéraient un tel raisonnement, élection et tirage au sort s’avéreraient vraisemblablement compatibles dans les faits. Cependant, au-delà de la compatibilité logique ou philosophique, il est intéressant de s’interroger sur les dynamiques susceptibles d’affecter la compatibilité effective des deux procédures. Or, à bien des égards, les partisans du tirage au sort et de l’élection les plus médiatisés forment deux camps assez hostiles l’un à l’autre (militants de la démocratie radicale d’un côté ; élites politiques de l’autre) [69]. Aucun de ces deux camps n’ayant intérêt à reconnaître ses limites, de peur de voir l’autre grignoter une part de son pouvoir, on peut s’attendre à des tentatives de délégitimation mutuelle [70] dans l’hypothèse où le tirage au sort viendrait à gagner du terrain. Les élus pourraient s’en prendre à l’incompétence des tirés au sort ou encore à leur manque de redevabilité, tandis que les partisans du tirage au sort (plutôt que les tirés au sort eux-mêmes [71]) invoqueraient la déconnexion des élus, leur manque de représentativité, leur arrogance. Si tel devait être le cas, la stabilité de la combinaison de l’élection et du tirage au sort serait loin d’être assurée. Selon le rapport de force et selon la perception de légitimité de chacun des modes de sélection par le grand public, il se pourrait même que la réhabilitation du tirage au sort en politique creuse la tombe des élections.

55Ce risque dépend toutefois de l’usage qui est fait du tirage au sort, certains usages étant susceptibles d’accentuer la concurrence entre les deux procédures. Examinons donc tour à tour les principales possibilités, en excluant d’emblée le scénario d’un remplacement complet de l’élection par le tirage au sort (qui ne tirerait pas parti de la complémentarité des deux procédures), ou encore le tirage au sort des membres de l’exécutif (les vertus statistiques du tirage au sort ne s’exprimant que dans la sélection d’un échantillon relativement large de personnes).

56Mini-publics consultatifs : des assemblées citoyennes de ce type, qui sont de l’ordre du « sondage délibératif » [72], n’entrent pas en concurrence directe avec l’élection. En effet, le rôle consultatif exprime une hiérarchie claire : en dernière instance, ce sont les élus qui possèdent le plus de légitimité à prendre une décision pour la collectivité. Il existe d’ailleurs déjà une diversité d’instances consultatives, aux sources de légitimité variées, comme des conseils ou commissions dotés d’une légitimité d’expertise ou d’impartialité. Avec l’usage de mini-publics consultatifs, on reste dans une logique de pluralisation des inputs délibératifs censée encourager une gouvernance à la fois plus en phase avec les aspirations majoritaires et plus soucieuse des revendications légitimes de minorités.

57Jurys citoyens chargés de contrôle : il s’agit ici d’assemblées invitées à « évaluer publiquement l’action des responsables politiques » [73]. Le rôle est également délibératif, dans le sens où ces évaluations nourrissent le débat public et le jugement des citoyens. Toutefois, plutôt que d’exprimer une opinion publique informée sur un sujet de société, comme dans le cas de mini-publics, il s’agit ici d’informer la population sur les effets de décisions politiques ou sur le fonctionnement d’une institution. Ici non plus, on n’entre pas en concurrence directe avec la logique électorale.

58Assemblées citoyennes chargées d’une mission : il s’agit cette fois de produire des recommandations devant être ratifiées soit par référendum, soit par un vote parlementaire, sur une question particulière qui peut aller d’une réforme des lois électorales à une révision constitutionnelle en passant par des projets de lois particuliers comme la sortie du nucléaire, par exemple. Dans ce cas, deux variables sont susceptibles d’accroître la concurrence entre tirage au sort et élection : le type de question et le type de ratification. Si, comme dans le cas de réformes des lois électorales, il est clair que les partis ne peuvent être à la fois juges et parties, l’usage du tirage au sort ne remet pas en cause la légitimité de l’élection. Si, en revanche, il s’agit d’un projet de loi sur lequel les élus pourraient également statuer par eux-mêmes, on fait face à une mise en concurrence de deux procédures rivales. La question de la ratification des recommandations de l’assemblée citoyenne devient alors essentielle. Si c’est le parlement qui est chargé de ratifier le projet, la hiérarchie demeure claire. Si c’est un vote populaire, les élus deviennent potentiellement superflus aux yeux du public. Dans un tel scénario, un usage accru du tirage au sort pourrait effectivement amener à une délégitimation de l’élection.

59Assemblée législative tirée au sort. Diverses formules sont imaginables : soit remplacer une des deux chambres législatives dans les systèmes bicaméraux, soit ajouter une nouvelle assemblée, soit n’avoir qu’une seule assemblée, tirée au sort [74]. Ici encore, la concurrence avec l’élection est potentiellement très forte. À moins que la chambre tirée au sort ait un rôle subordonné (initiative, seconde lecture, amendements, mais pas de veto) [75], auquel cas la hiérarchie des légitimités serait préservée, elle entrerait en concurrence forte avec la logique électorale. En effet, si la chambre tirée au sort devait devenir beaucoup plus populaire que la chambre élue (ou que l’exécutif élu), loin de remédier à la crise actuelle de légitimité perçue, cette réforme accentuerait sans doute la remise en question, voire le rejet de la légitimité électorale. Cela signifie que les élus auraient tout intérêt à éviter que cette chambre concurrente devienne populaire – et donc qu’ils seraient fortement incités à la décrédibiliser dès son apparition, avec cette fois un risque d’échec et de perte de crédibilité du tirage au sort.

60Ce qui ressort de ce bref passage en revue des usages les plus plausibles du tirage au sort, c’est que la question de la compatibilité effective se pose en effet dans certains cas. Elle est en particulier soulevée lorsqu’on envisage le tirage au sort pour une fonction habituellement dévolue à des élus [76] plutôt que pour une nouvelle fonction. Dans ces cas, la plus-value de l’élection pourrait ne plus apparaître clairement aux yeux du public. À première vue, si l’on adopte une attitude de neutralité entre les deux procédures, on pourrait ne pas s’en soucier et attendre de voir si l’une finit par éclipser l’autre. Cependant, si l’on est convaincu de la complémentarité des deux procédures, on pourrait regretter, voire s’inquiéter du fait que la promotion du tirage au sort s’accompagne d’une délégitimation de l’élection. Il devient alors sensé de s’interroger sur la compatibilité et la stabilité à long terme de telle ou telle combinaison de procédures.

61Certains jugeront sans doute ces craintes excessivement pessimistes. Après tout, de multiples formes de légitimité coexistent déjà pacifiquement au cœur de nos institutions démocratiques [77]. La légitimité des juges constitutionnels n’est pas celle des élus, et celle de sénateurs cooptés n’est pas celle de députés élus. La différence, cependant, c’est que ces différentes légitimités sont certes distinctes, mais pas antithétiques. Estimer que certains sont mieux qualifiés que d’autres pour juger le caractère constitutionnel d’une loi n’implique pas le rejet du mécanisme électoral [78]. Accepter que certains soient cooptés ne remet pas non plus en question l’élection [79]. En revanche, admettre que n’importe qui puisse être député s’oppose à l’imaginaire méritocratique des élections ; accepter qu’une assemblée tirée au sort puisse prendre des décisions pour la collectivité, ou qu’on puisse se passer d’une ratification de ses propositions par des représentants élus remet en question les fondements de la légitimité électorale.

Le cas des jurys d’assises

62On pourrait alors invoquer l’exemple des cours d’assises pour démontrer la cohabitation possible, sur un pied d’égalité, d’une logique méritocratique et du tirage au sort [80]. Le juge est en principe choisi en raison de sa compétence, tandis que les jurés peuvent être n’importe qui. D’où vient cette étrange combinaison de légitimités ? Elle était en vigueur à Athènes, où élection et tirage au sort étaient souvent combinés. Puis, le tirage au sort a largement disparu pendant une bonne partie du Moyen Âge, avant d’opérer un retour, dans le domaine judiciaire exclusivement [81]. Le compromis mêlant juge professionnel et jury populaire semble avoir résulté d’une méfiance par rapport à l’impartialité des juges, par exemple parce qu’ils étaient nommés par le roi [82]. Les jurys étaient donc conçus, outre comme une incarnation de la souveraineté populaire, comme un mécanisme d’équilibre des pouvoirs, et venaient compenser un manque de légitimité perçue de l’institution judiciaire. À cet égard, le parallèle avec le tirage au sort de représentants est intéressant. Une chambre tirée au sort ne pourrait-elle pas simplement compenser le manque de légitimité perçue des représentants élus, jugés partiaux ou biaisés ? Assurément, l’idée est séduisante. Mais l’exemple des jurys témoigne-t-il réellement d’une cohabitation réussie entre deux formes de légitimité a priori opposées ? Peut-on considérer le compromis institutionnel juge(s) + jury stable ?

63Comme pour le droit de vote, le droit de siéger dans un jury a longtemps fait l’objet d’une série de conditions. Or, depuis que l’accès a été élargi, la tendance est à la réduction du pouvoir et de l’usage de ces jurys [83]. Cela pourrait être interprété comme la confirmation de l’instabilité de ce conflit de légitimités. Outre le fait que les jurys coûtent cher, leur logique de l’égale capacité de jugement [84] est mal assortie avec la figure du juge-expert. Une fois obtenue une meilleure indépendance du pouvoir judiciaire par rapport au pouvoir exécutif, la confiance dans l’impartialité des juges augmente et la nécessité d’un jury populaire se fait moins ressentir. Les deux institutions, qui étaient complémentaires, deviennent concurrentes. Qui plus est, à mesure que se développe une jurisprudence de plus en plus technique, et sous l’influence du positivisme juridique, la figure du juge-expert se voit dotée d’une légitimité de compétence que ne possèdent pas les jurys [85]. Enfin, dans le modèle anglo-saxon originaire, il existait une division du travail claire entre juge et jury : le premier était chargé d’appliquer la loi ; les seconds chargés de statuer sur la culpabilité en fonction des faits [86]. À mesure que les fonctions des juges et des jurys se sont recoupées, les deux sont entrés en compétition directe, au détriment des jurys.

64Peut-être la survie partielle des jurys (essentiellement pratiqués aux États-Unis [87]) ne tient-elle aujourd’hui qu’à leur degré de soutien populaire [88]. Pour le reste, les juges professionnels ont largement pris le dessus. Même aux États-Unis, la pratique est en déclin. Cela ne signifie évidemment pas qu’elle soit défectueuse. Il y a certainement des raisons politiques élitistes – notamment une crainte des masses [89] – qui expliquent ce déclin des jurys. Néanmoins, cela disqualifie quelque peu l’idée d’une cohabitation stable et pacifique entre une légitimité de compétence et une légitimité d’« ordinarité » dans l’exercice d’une fonction identique.

65Par ailleurs, il est possible que peu de gens soient conscients de cette tension entre la logique du juge et celle du jury populaire pour la simple raison qu’ils sont habitués à cette cohabitation. Mais les choses seraient probablement différentes avec la réintroduction du tirage au sort. Les arguments en faveur de ce dernier s’appuient en effet généralement sur une critique dévastatrice des élections. Et les citoyens qui poussent pour donner du pouvoir à des assemblées tirées au sort ne font généralement confiance ni aux élus, ni aux élections [90]. On peut donc imaginer que cette réforme, si elle aboutit un jour, se fera dans un climat d’hostilité assez forte par rapport à la classe politique (qui essayerait de sauver sa popularité en cédant à cette demande [91]). Dans un tel contexte, il y a de bonnes chances pour que certaines formes de cohabitation entre élection et tirage au sort s’avèrent conflictuelles [92]. Cette conflictualité ne représente pas un problème en soi, mais ses conséquences pourraient poser un problème dans la perspective d’une combinaison fructueuse de ces deux modes de représentation.

Conclusions

66De plus en plus de gens se prononcent en faveur d’une réintroduction du tirage au sort en politique, généralement en complément plutôt que comme substitut aux élections. Dans cet article, j’ai d’abord essayé de montrer pourquoi, en effet, une telle combinaison aurait du sens, étant donné les vertus épistémiques respectives, les sources de légitimité distinctes (et chaque fois insuffisantes) et les incarnations différentes de l’égalité politique qu’offrent ces deux modes de sélection de représentants. Ensuite, j’ai voulu souligner le risque de conflits de légitimités mettant en péril certains équilibres entre élections et tirage au sort. Il me semble en effet que certains usages du tirage au sort sont mieux à même que d’autres de tirer profit de la complémentarité entre ces deux procédures. Il s’agit essentiellement des usages délibératifs du tirage au sort, où la fonction de l’assemblée de citoyens est de contribuer (non seulement par des délibérations, mais aussi par des évaluations, des recommandations ou des décisions) au processus global de délibération et de décision, tout en laissant aux élus le pouvoir d’arbitrage final.

67Cette limitation du pouvoir des représentants tirés au sort ne manquera pas de décevoir ses partisans les plus enthousiastes. Néanmoins, on aurait tort de minimiser le pouvoir dont pourraient encore jouir des assemblées tirées au sort dans ce cadre. La possibilité de faire des recommandations aux élus, quand elle s’accompagne d’une obligation imposée à ceux-ci de justifier publiquement leur décision de les suivre ou pas [93], n’est pas négligeable. La possibilité de faire des évaluations de politiques publiques peut avoir une influence importante sur l’opinion publique et sur les résultats électoraux. De manière générale, tout ce qui contribue à augmenter la pression de l’opinion publique est de nature à orienter les actions des représentants élus, anticipant une possible sanction électorale. Enfin, une chambre législative tirée au sort, même subordonnée à la chambre élue, aurait de l’impact, comme la plupart des secondes chambres, grâce à son pouvoir de retarder un projet de loi. L’étude des relations bicamérales montre en effet que la peur de perdre le soutien majoritaire pour un projet de loi rend les premières chambres impatientes et les force souvent à des compromis avec les exigences des secondes chambres, même quand ces dernières n’ont pas de pouvoir de veto et sont dominées par d’autres partis [94].

68En somme, il y a sans doute beaucoup à gagner dans l’usage conjoint du tirage au sort et de l’élection en politique, à condition de concevoir ces deux modes de sélection comme complémentaires et tous deux imparfaits, et de penser les conditions permettant de tirer le meilleur profit de leurs atouts respectifs [95].

Notes

  • [1]
    Robert Goodin, Innovating Democracy. Democratic Theory and Practice After the Deliberative Turn, Oxford, Oxford University Press, 2008, chap. 2 ; Yves Sintomer, Petite histoire de l’expérimentation démocratique. Tirage au sort et politique d’Athènes à nos jours, Paris, La Découverte, 2011 ; Patrick Fournier, Henk van der Kolk, Kenneth Carty, André Blais, Jonathan Rose, When Citizens Decide. Lessons from Citizen Assemblies on Electoral Reform, Oxford, Oxford University Press, 2011 ; Min Reuchamps, Jane Suiter (dir.), Constitutional Deliberative Democracy in Europe, Colchester, ECPR Press, 2016.
  • [2]
    On peut néanmoins observer une hostilité radicale par rapport à l’élection chez Jacques Rancière (La haine de la démocratie, Paris, La Fabrique, 2005) ou Terrill Bouricius (« Why Hybrid Bicameralism Is Not Right for Sortition », Politics & Society, 46 (3), 2018, p. 435-451.
  • [3]
    M. Reuchamps, J. Suiter (dir.), Constitutional Deliberative Democracy in Europe, op. cit., chap. 2 et 3 ; James Fishkin, Gombojav Zandanshatar, « Deliberative Polling for Constitutional Change in Mongolia : An Unprecedented Experiment », ConstitutionNet, 20 septembre 2017.
  • [4]
    Joshua Dyck, « Initiated Distrust : Direct Democracy and Trust in Government », American Politics Research, 37 (4), 2009, p. 539-568 ; Paul Bauer, Matthias Fatke, « Direct Democracy and Political Trust : Enhancing Trust, Initiating Distrust – or Both ? », Swiss Political Science Review, 20 (1), 2014, p. 49-69 ; Yvette Peters, « Zero-Sum Democracy ? The Effects of Direct Democracy on Representative Participation », Political Studies, 64 (3), 2016, p. 593-613.
  • [5]
    Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Flammarion, 2012.
  • [6]
    Notamment John Parkinson, Deliberating in the Real World. Problems of Legitimacy in Deliberative Democracy, Oxford, Oxford University Press, 2006 ; Y. Sintomer, Petite histoire de l’expérimentation démocratique, op. cit. ; Peter Stone, « Sortition and Democratic Legitimacy », manuscrit non publié, 2009 ; Dimitri Courant, « Pensar el sorteo : modos de selección, marcos deliberativos y principios democráticos », Daimon. Revista Internacional de Filosofía, 72, 2017, p. 59-79.
  • [7]
    Cf. cependant T. Bouricius, « Why Hybrid Bicameralism Is Not Right for Sortition », art. cité.
  • [8]
    J’entends par là le respect effectif et non contraint de l’autorité des décisions de la part des citoyens.
  • [9]
    J’entends par là un gain de qualité des décisions produites. Sur les critères permettant de juger la qualité d’une décision politique, cf. David Estlund, Democratic Authority. A Philosophical Framework, Princeton, Princeton University Press, 2000 ; Pierre-Étienne Vandamme, « La valeur épistémique de la démocratie, entre faits et normes », Revue philosophique de Louvain, 114 (1), 2016, p. 95-126.
  • [10]
    Y. Peters, « Zero-Sum Democracy ? », art. cité.
  • [11]
    Au contraire de l’approche pluraliste adoptée ici, les approches « monistes » du tirage au sort réduisent tous ses avantages à une vertu essentielle. Cf. Gil Delannoi, Oliver Dowlen, Peter Stone, The Lottery as a Democratic Institution, Dublin, Policy Institute, 2013, p. 19-20.
  • [12]
    Hélène Landemore (Democratic Reason. Politics, Collective Intelligence, and the Rule of the Many, Princeton, Princeton University Press, 2013) a proposé une réflexion passionnante sur les bienfaits épistémiques de la diversité. Il est probable que le théorème mathématique sur lequel est basée une part de son argumentation ne suffise pas à établir (et certainement pas à généraliser) la primauté épistémique de la diversité sur l’expertise (cf. Antoine Houlou-Garcia, « Sagesse collective, diversité et mauvais usage des mathématiques », Revue française de science politique, 67 (5), octobre 2017, p. 899-917), mais il semble néanmoins incontestable que la diversité possède des vertus épistémiques appréciables.
  • [13]
    J. Parkinson, Deliberating in the Real World, op. cit., p. 37.
  • [14]
    Reste bien sûr que des citoyens tirés au sort exposés publiquement pourraient vouloir garder la face vis-à-vis de proches qui percevraient négativement un changement d’opinion de leur part. Mais sur bien des sujets, leur opinion demeurera sans doute à construire.
  • [15]
    Sur l’impact mitigé des partis sur la qualité des délibérations, cf. Dominique Leydet, « Partisan Legislatures and Democratic Deliberation », Journal of Political Philosophy, 23 (3), 2015, p. 235-260.
  • [16]
    Barbara Goodwin, Justice by Lottery, Hemel Hempstead, Harvester Wheatsheaf, 1992 ; D. Courant, « Pensar el sorteo », art. cité.
  • [17]
    Dominique Bourg et Kerry Whiteside, Vers une démocratie écologique, Paris, Seuil, 2010 ; Michael MacKenzie, « A General-Purpose, Randomly Selected Chamber », Institutions for Future Generations, dans Iñigo Gonzáles-Ricoy, Axel Gosseries (eds), Institutions for Future Generations, Oxford, Oxford University Press, 2016, p. 282-298.
  • [18]
    James Fishkin, When the People Speak. Deliberative Democracy and Public Consultation, New York, Oxford University Press, 2009, p. 152-154.
  • [19]
    Cf. Adam Przeworski, Susan Stokes, Bernard Manin (dir.), Democracy, Accountability, and Representation, Cambridge, Cambridge University Press, 1999, p. 1-19 ; Christopher Achen, Larry Bartels, Democracy for Realists. Why Elections do not Produce Responsive Government, Princeton, Princeton University Press, 2017.
  • [20]
    Je remercie Hervé Pourtois pour cette suggestion.
  • [21]
    John Dewey, The Public and its Problems, Athens, Swallow Press, 1991 (1re éd. : 1929) ; Elizabeth Anderson, « The Epistemology of Democracy », Episteme, 3 (1-2), 2006, p. 8-22.
  • [22]
    Hannah Pitkin, The Concept of Representation, Berkeley, University of California Press, 1967, p. 89-90 ; Hervé Pourtois, « Les élections sont-elles essentielles à la démocratie ? », Philosophiques, 43 (2), 2016, p. 411-439, p. 430.
  • [23]
    Alexander Guerrero, « Against Elections : The Lottocratic Alternative », Philosophy & Public Affairs, 42 (2), 2014, p. 135-178, p. 159.
  • [24]
    P. Fournier et al., When Citizens Decide, op. cit., p. 148.
  • [25]
    Didier Caluwaerts, Min Reuchamps, « Facts, Figures and Some Lessons from an Experience of Deliberative Democracy in Belgium », dans Paul De Grauwe, Philippe Van Parijs (dir.), The Malaise of Electoral Democracy and What to Do About It, Bruxelles, The Re-Bel Initiative, 2014, p. 17.
  • [26]
    Cf. Vincent Jacquet, « Explaining Non-Participation in Deliberative Mini-Publics », European Journal of Political Research, 56 (3), 2017, p. 640-659.
  • [27]
    Rémi Barbier, Clémence Bedu, Nicolas Buclet, « Portée et limites du dispositif “jury citoyen“ », Politix, 86, 2009, p. 189-207. Il en va de même avec la tâche plus lourde encore, psychologiquement, de siéger dans un jury populaire (Célia Gissinger-Bosse, Être juré populaire en cour d’assises. Faire une expérience démocratique, Paris, Éditions de la MSH, 2017, p. 187). En ligne
  • [28]
    L’usage de quotas est bien entendu une possibilité, mais qui ne fait pas disparaître le problème de l’auto-sélection (et pose une série de questions ardues sur lesquelles je ne me pencherai pas ici). Quant à l’obligation d’accepter la charge, elle me paraît excessivement coercitive. Cf. sur ces deux points Pierre-Étienne Vandamme, Antoine Verret-Hamelin, « A Randomly Selected Chamber : Promises and Challenges », Journal of Public Deliberation, 13 (1), 2017.
  • [29]
    G. Delannoi et al., The Lottery as a Democratic Institution, op. cit., p. 14.
  • [30]
    Je remercie Jean-Benoît Pilet pour avoir attiré mon attention sur ce point.
  • [31]
    P. Fournier et al., When Citizens Decide, op. cit.
  • [32]
    Claudio López-Guerra, « The Enfranchisement Lottery », Politics, Philosophy & Economics, 10 (2), 2011, p. 224-225.
  • [33]
    Par exemple, la présence de quelqu’un d’influent dans l’assemblée tirée au sort, ou une certaine disproportion entre certaines catégories sociales par rapport à leur présence dans la population – le risque étant renforcé par la possibilité de refuser la charge.
  • [34]
    Cf. Nadia Urbinati, Mark Warren, « The Concept of Representation in Contemporary Democratic Theory », Annual Review of Political Science, 11, 2008, p. 387-412, p. 403.
  • [35]
    H. Pitkin, The Concept of Representation, op. cit., p. 88-89 et 142.
  • [36]
    R. Goodin, Innovating Democracy, op. cit., p. 155-185 ; Hubertus Buchstein, « Elective and Aleatory Parliamentarism », Parliamentarism and Democratic Theory. Historical and Contemporary Perspectives, dans K. Kari Palonen, José María Rosales (eds), Parliamentarism and Democratic Theory. Historical and Contemporary Perspectives, Berlin, Barbara Budrich Publishers, 2015, p. 271-273. Je n’opère pas ici de distinction entre les deux expressions.
  • [37]
    Possibilité qu’empêchent les votes et délibérations secrets recommandés par certains promoteurs du tirage au sort (cf. John Gastil, Erik Olin Wright, « Legislature by Lot : Envisioning Sortition within a Bicameral System », Politics & Society, 46 (3), 2018, p. 303-330, p. 319) afin de protéger les RTS du grand public (et des risques de corruption). On pourrait toutefois imaginer une combinaison de délibérations secrètes en sous-commissions et de décisions publiques (P.-É. Vandamme, A. Verret-Hamelin, « A Randomly Selected Chamber », art. cité, p. 2-3).
  • [38]
    B. Manin, Principes du gouvernement représentatif, op. cit., p. 25-26 ; Jon Elster, « Accountability in Athenian Politics », dans A. Przeworski, S. Stokes, B. Manin, Democracy, Accountability, and Representation, op. cit., p. 253-278 ; Y. Sintomer, Petite histoire de l’expérimentation démocratique, op. cit., p. 204.
  • [39]
    Philippe Van Parijs, « Electoral Democracy and Its Rivals », dans P. De Grauwe, P. Van Parijs (eds), The Malaise of Electoral Democracy, op. cit., p. 49.
  • [40]
    N. Urbinati, M. Warren, « The Concept of Representation », art. cité, p. 406.
  • [41]
    P. Fournier et al., When Citizens Decide, op. cit. ; M. Reuchamps, J. Suiter, Constitutional Deliberative Democracy in Europe, op. cit.
  • [42]
    Cf. John Gastil, Robert Richards, « Making Direct Democracy Deliberative through Random Assemblies », Politics & Society, 41 (2), 2013, p. 253-281.
  • [43]
    Notamment le fait que des personnes placées dans des conditions favorables à l’information et à la délibération soient potentiellement mieux armés pour juger que le grand public. C’est d’ailleurs un argument fréquemment invoqué en faveur du tirage au sort par rapport à la démocratie directe de type référendaire.
  • [44]
    Cf. Stefan Rummens, « Legitimacy without Visibility ? On the Role of Mini-Publics in the Democratic System », dans M. Reuchamps, J. Suiter (eds), Constitutional Deliberative Democracy, op. cit.  ; D. Leydet, « Partisan Legislatures and Democratic Deliberation », art. cité.
  • [45]
    Nadia Urbinati, Representative Democracy. Principles and Genealogy, Chicago, The University of Chicago Press, 2006 ; J. Gastil, E. O. Wright, « A Legislature by Lot », art. cité.
  • [46]
    Tom Malleson, « Should Democracy Work Through Elections or Sortition ? », Politics & Society, 46 (3), 2018, p. 401-417, p. 410.
  • [47]
    J. Gastil, E. O. Wright, « A Legislature by Lot », art. cité.
  • [48]
    Dans cette section, je ne m’intéresse pas tant à la légitimité perçue, positive, qu’aux raisons normatives que les citoyens ont de respecter les décisions de leurs représentants. Dans la section 3, en revanche, j’ajouterai certaines considérations sur la perception de légitimité des deux procédures afin d’essayer d’évaluer (de manière inévitablement spéculative) leur compatibilité effective.
  • [49]
    Pierre Rosanvallon, La légitimité démocratique. Impartialité, réflexivité, proximité, Paris, Seuil, 2008.
  • [50]
    B. Manin, Principes du gouvernement représentatif, op. cit., p. 123. À cette explication s’ajoute celle d’Y. Sintomer (Petite histoire de l’expérimentation démocratique, op. cit.) selon laquelle les fondateurs des démocraties modernes ne possédaient pas la notion de l’échantillon représentatif ; ils percevaient dès lors dans le tirage au sort un instrument valable uniquement dans des communautés politiques plus réduites, où chacun pouvait être à son tour gouverné et gouvernant.
  • [51]
    Arash Abizadeh, « Bicameralism and Sortition : Reconstituting the Senate as a Randomly Selected Citizen Assembly », manuscrit non publié.
  • [52]
    H. Pourtois, « Les élections sont-elles essentielles à la démocratie ? », art. cité, p. 421-422.
  • [53]
    D. Courant, « Pensar el sorteo », art. cité L’idéal de similarité renvoie davantage à une reconnaissance d’eux-mêmes des représentés dans les représentants qu’à une parfaite représentativité descriptive. Cf. également à ce sujet John Pitseys, « Transparence et mutisme de la représentation : l’idéal de similarité », Revue philosophique de Louvain, 115 (3), 2017, p. 503-530.
  • [54]
    P. Stone, « Sortition and Democratic Legitimacy », art. cité, p. 14-15.
  • [55]
    D. Courant, « Pensar el sorteo », art. cité.
  • [56]
    Y. Sintomer, Petite histoire de l’expérimentation démocratique, op. cit., p. 220 ; H. Buchstein, « Elective and Aleatory Parliamentarism », art. cité, p. 255-278.
  • [57]
    Oliver Dowlen, « Sorting out Sortition : A Perspective on the Random Selection of Political Officers », Political Studies, 57 (2), 2009, p. 298-315, p. 308.
  • [58]
    A. Guerrero, « Against Elections », art. cité, p. 142.
  • [59]
    Je m’inspire ici de Dominique Leydet, « Which Conception of Political Equality do Deliberative Mini-Publics Promote ? », European Journal of Political Theory, 2016, en ligne.
  • [60]
    D. Courant, « Pensar el sorteo », art. cité.
  • [61]
    O. Dowlen, « Sorting out Sortition », art. cité ; A. Abizadeh, « Bicameralism and Sortition », art. cité.
  • [62]
    Anthoula Malkopoulou, « The Paradox of Democratic Selection : Is Sortition Better than Voting ? », Parliamentarism and Democratic Theory, dans K. Palonen, J.-M. Rosales (eds), Parliamentarism and Democratic Theory, op. cit., p. 244 et 247.
  • [63]
    J. Parkinson, Deliberating in the Real World, op. cit., p. 34-35.
  • [64]
    Imparfaite, puisque les chances effectives d’être élu sont loin d’être égales (A. Abizadeh, « Bicameralism and Sortition », art. cité).
  • [65]
    Deux options s’offrent alors à eux : soit rejeter l’idée que certains sont plus compétents que d’autres et défendre une démocratie plus participative, soit préserver l’idée de compétence mais privilégier une forme de gouvernement plus technocratique. Cf. Camille Bedock, Jean-Benoît Pilet, « Could Representative Democracy Be Reformed ? A Citizens’ Perspective », texte présenté aux ECPR Joint Sessions of Workshops de Nicosie, avril 2018.
  • [66]
    B. Manin, Principes du gouvernement représentatif, op. cit.
  • [67]
    Si on ne va pas jusqu’à faire le postulat d’égale capacité, à l’instar d’un Jacques Rancière (La haine de la démocratie, op. cit.), du moins supposera-t-on qu’il n’est pas nécessaire ou désirable de chercher à identifier les plus capables.
  • [68]
    Aux yeux de Manuel Cervera-Marzal et Yohan Dubigeon également, un usage ambitieux du tirage au sort « menacerait directement les fondements élitistes des régimes libéraux » (« Démocratie radicale et tirage au sort : au-delà du libéralisme », Raisons politiques, 50, 2013, p. 157-176, p. 166), ce qu’ils voient pour leur part d’un bon œil.
  • [69]
    Certains voient d’ailleurs dans l’opposition entre tirage au sort et élection une incarnation de la lutte des classes. Cf. John McCormick, Machiavellian Democracy, Cambridge, Cambridge University Press, 2011, qui suggère d’institutionnaliser ce conflit de classes en combinant les deux procédures et en excluant les plus riches de l’assemblée tirée au sort.
  • [70]
    Pierre-Étienne Vandamme, Vincent Jacquet, Christoph Niessen, John Pitseys, Min Reuchamps, « Intercameral Relations in a Bicameral Elected and Sortition Legislature », Politics & Society, 46 (3), 2018, p. 381-400 ; T. Bouricius, « Why Hybrid Bicameralism is not Right for Sortition », art. cité.
  • [71]
    Terril Bouricius (ibid.) craint que ces derniers ne soient pas suffisamment armés ou préparés pour faire face aux attaques des élus, ce qui rend également à ses yeux le compromis institutionnel instable.
  • [72]
    J. Fishkin, When the People Speak, op. cit.
  • [73]
    Y. Sintomer, Petite histoire de l’expérimentation démocratique, op. cit., p. 229.
  • [74]
    Cette dernière formule obligerait à repenser largement la relation entre les pouvoirs exécutif et législatif, ce qui n’est pas l’objet de cet article. Je me contente donc d’en mentionner la possibilité.
  • [75]
    Pour une argumentation dans ce sens, cf. P.-É. Vandamme, A. Verret-Hamelin, « A Randomly Selected Chamber », art. cité.
  • [76]
    Gil Delannoi, Oliver Dowlen, Peter Stone (The Lottery as a Democratic Institution, op. cit., p. 24-25) plaident également pour que des fonctions clairement distinctes soient accordées aux deux méthodes de sélection, sans toutefois aborder le risque de délégitimation de l’élection.
  • [77]
    Je remercie John Pitseys pour cette suggestion.
  • [78]
    Même si, bien entendu, la question de la compatibilité entre le principe majoritaire et le contrôle de constitutionnalité a fait l’objet de nombreuses discussions philosophiques. Cf. à ce sujet Didier Mineur, Le pouvoir de la majorité. Fondements et limites, Paris, Garnier, 2017, p. 169 et suiv.
  • [79]
    À noter cependant que, sur le long terme, les chambres hautes qui préservaient une dimension aristocratique ont eu tendance à se démocratiser ou à disparaître, attestant l’instabilité du compromis institutionnel entre logique démocratique et aristocratique. Cf. George Tsebelis, Jeannette Money, Bicameralism, Cambridge, Cambridge University Press, 1997.
  • [80]
    Je remercie Vincent Jacquet pour cette suggestion et pour ses éclairages sur l’histoire des jurys.
  • [81]
    Y. Sintomer, Petite histoire de l’expérimentation démocratique, op. cit., chap. 3.
  • [82]
    Neil Vidmar, « A Historical and Comparative Perspective on the Common Law Jury », World Jury Systems, Oxford, Oxford University Press, 2000, p. 1-52, p. 1 ; Richard Vogler, « The International Development of the Jury : The Role of the British Empire », Revue internationale de droit pénal, 72 (1), 2001, p. 525-550, p. 525.
  • [83]
    Valerie Hans, « Jury Systems Around the World », Annual Review of Law and Social Science, 4, 2008 ; Yves Sintomer date le début du déclin des jurys, c’est-à-dire la réduction progressive de leurs compétences et de leur usage, de la moitié du 19 e siècle (Petite histoire de l’expérimentation démocratique, op. cit., p. 106), qui est précisément le moment où la gauche commença à réclamer une éligibilité universelle (masculine) pour les jurys (p. 111).
  • [84]
    Melissa Schwartzberg, « Democracy, Judgment, and Juries », dans J. Elster, S. Novak (eds), Majority Decisions. Principles and Practices, Cambridge, Cambridge University Press, 2014.
  • [85]
    Françoise Tulkens, « La question du jury : enjeux d’une controverse. Approche historique et critique », dans Quel avenir pour le jury populaire en Belgique ?, Bruxelles, Bruylant, 1995, p. 87-114, p. 102-104.
  • [86]
    Y. Sintomer, Petite histoire de l’expérimentation démocratique, op. cit., p. 105.
  • [87]
    En partie parce que la méfiance envers les juges et le gouvernement y serait plus importante qu’ailleurs (V. Hans, « Jury Systems Around the World », art. cité, p. 278), et parce que les juges sont bien moins indépendants d’un point de vue politique que dans d’autres pays (N. Vidmar, « A Historical and Comparative Perspective », art. cité, p. 7-8 et 11), mais surtout parce que le droit à un jury est protégé constitutionnellement (ibid., p. 11).
  • [88]
    Dans les pays où ils sont utilisés depuis longtemps, les jurys jouissent d’un important soutien populaire (V. Hans, « Jury Systems around the World », art. cité, p. 280-284), même s’il n’est pas rare que les citoyens ignorent leur existence quand, comme en France, leur usage est faible (C. Gissinger-Bosse, « Être juré populaire en cour d’assises », art. cité, p. 55).
  • [89]
    Y. Sintomer, Petite histoire de l’expérimentation démocratique, op. cit.
  • [90]
    C. Bedock, J.-B. Pilet, « Could Representative Democracy Be Reformed ? », art. cité. Cela ne signifie pas pour autant qu’ils rejettent toute légitimité de compétence. En effet, certains citoyens semblent surtout rejeter la classe politique, soupçonnée d’incompétence (et donc les élections comme vecteur de compétence), tandis qu’ils émettent un jugement plus favorable à l’égard d’experts non élus.
  • [91]
    Certains pourraient se demander pourquoi la classe politique concéderait un jour la réintroduction du tirage au sort si cela pouvait ensuite s’avérer très préjudiciable pour elle. La réponse est simplement que la classe politique n’est pas unie derrière des intérêts homogènes. Si le soutien populaire en faveur du tirage au sort augmente, certains partis se trouveront face à des incitations électorales fortes à promouvoir le tirage au sort, même si cela est susceptible de porter préjudice aux élus et aux partis sur le long terme.
  • [92]
    Pour tester cette hypothèse, il serait intéressant d’analyser l’impact de l’introduction de jurys (comme ce fut récemment le cas dans divers pays, tels que l’Argentine, l’Espagne, le Japon, la Russie et le Venezuela) sur la perception des juges et de leur légitimité. Cela ne me semble pas avoir été fait et échappe à mes compétences.
  • [93]
    Y. Sintomer, Petite histoire de l’expérimentation démocratique, op. cit., p. 227-228.
  • [94]
    G. Tsebelis, J. Money, Bicameralism, op. cit.
  • [95]
    Cet article a beaucoup bénéficié des commentaires et des remarques de Dimitri Courant, Laurent de Briey, Martin Deleixhe, Vincent Jacquet, Christoph Niessen, Jean-Benoît Pilet, John Pitseys, Hervé Pourtois, Min Reuchamps, Philippe Van Parijs, Antoine Verret-Hamelin, des relecteurs de la Revue française de science politique ainsi que des participants à la journée d’étude « La légitimité démocratique dans les pratiques contemporaines » de l’Association belge francophone de science politique, que je remercie.
Français

Résumé

De nombreux travaux se sont récemment penchés sur les bénéfices d’une réintroduction du tirage au sort en politique, le plus souvent envisagé comme complément plutôt que comme alternative aux élections. Cet article vise deux objectifs. Premièrement, mettre en évidence les propriétés et vertus de ces deux modes de sélection qui les rendent a priori complémentaires plutôt que rivaux. Deuxièmement, interroger leur compatibilité en soulignant la rivalité entre ces deux modes de représentation. Sur ces bases, je propose une distinction entre les usages du tirage au sort qui tirent le mieux profit de cette complémentarité et ceux qui sont susceptibles de poser des problèmes de compatibilité, voire d’engendrer des dynamiques de dé-légitimation réciproque.

Mots clés

  • tirage au sort
  • élection
  • représentation
  • légitimité
  • délibération
Pierre-Étienne Vandamme
Pierre-Étienne Vandamme est chercheur postdoctoral à la KU Leuven et chargé de cours en théorie politique à l’Université catholique de Louvain. Ses recherches portent d’une part sur la justification épistémique de la démocratie et les innovations démocratiques ; d’autre part sur les théories de la justice, la protection sociale et la solidarité avec les étrangers. Il a publié des articles dans Politics & Society, Critical Review of Social and Political Philosophy, The Journal of Public Deliberation ou encore Participations. (KU Leuven, Centre for Ethics, Social and Political Philosophy, Andreas Vesaliusstraat 2, 3000 Louvain, Belgique.)
pierre-etienne.vandamme@uclouvain.be
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 09/10/2018
https://doi.org/10.3917/rfsp.685.0873
Pour citer cet article
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