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Carlos Miguel Herrera (dir.), Rousseau chez les juristes, Paris, Kimé, 2013

1Cet ouvrage est un collectif qui propose une entrée stimulante pour l’appréhension d’un important auteur de la pensée morale et politique contemporaine : Jean-Jacques Rousseau. Il ne s’agit pas, comme on pourrait l’attendre, et comme l’avait fait Derathé, de mettre en évidence un Rousseau juriste par une interprétation renouvelée de son œuvre. Il s’agit davantage d’une étude de la réception de Rousseau chez les juristes depuis la Révolution française jusqu’à la période contemporaine. Mais plus encore que la réception, l’angle assumé est celui de la pluralité interprétative : Rousseau se donne alors à voir comme une figure de projection plus que comme une doctrine univoque sur le fondement de laquelle le droit positif trouverait une légitimation simple.

2L’ambition avouée de l’ouvrage est de renouer avec la tradition d’une lecture sérieuse du Genevois par les juristes, tradition tombée dernièrement en désuétude d’après le directeur du volume. La construction de l’ouvrage adopte un point de vue historique qui constitue, sans doute, l’organisation la moins sujette à discussion. Le droit public est, très clairement, privilégié : Rousseau penseur de la démocratie, de la loi, de l’Etat, de la constitution, de l’affirmation et de la limitation du pouvoir politique. Nous nous permettrons, à ce titre, une double réserve : d’une part, la quasi-absence de la figure du Rousseau des civilistes du XIXe siècle alors que sa doctrine du contrat social put, notamment, apparaître comme un repoussoir pour des civilistes attachés à l’autonomie du Code vis-à-vis du politique – d’autre part, on pourrait être gêné par le choix de certains juristes mineurs (Lacharrière ou Burdeau) et la quasi-absence de juristes plus importants comme Duguit ou Hauriou (sauf en introduction et dans l’article synthétique de Julien Boudon) et la proximité de leur critique de Rousseau avec celle de Durkheim et des sociologues qui voient en Rousseau un penseur typique des Lumières caractérisé par l’abstraction de son approche. Mais empressons-nous de nuancer ces réserves car il est évident que, dans un projet ambitieux comme celui-ci, nul n’est tenu à l’exhaustivité et que la hiérarchie suggérée entre auteurs majeurs et mineurs est sujette à caution. De façon générale, Rousseau a pu apparaître souvent comme un repoussoir pour les juristes notamment en raison de sa théorie d’une volonté toute-puissante et du contrat social qui présentent un individu séparé de la vie sociale et la société comme un artifice contractuel. La question centrale est donc celle de l’anthropologie, du statut du droit, de la hiérarchie et de l’ordre sociaux. Ainsi, Stahl voit Rousseau comme un penseur social abstrait qui ne prend pas en considération les complexités et les ordres sociaux hérités (C. Argyadis-Kervégan).

3Rousseau reste assez peu célébré à la belle époque, entre 1878 et 1912, du moins comparé à Voltaire. Julien Boudon nous offre un panorama synthétique des usages pro ou contra du philosophe. L’auteur souligne que les méprises et les polémiques autour de Rousseau procèdent d’un tri souvent partial dans l’œuvre du Genevois. Le fait est que Rousseau catalyse des débats plus qu’il n’est lu pour lui-même : ce sont les comptes d’une époque qui se règlent autour de sa figure.

4Mais, c’est d’abord et avant tout comme penseur de la démocratie que la doctrine de Rousseau est, à juste titre, mobilisée. Carlos Herrera montre comment l’œuvre de Rousseau est un lieu au sein duquel se développent des querelles et des débats propres à une époque au sujet du fondement même des régimes politiques modernes, notamment chez Kelsen et Schmitt : la possibilité d’une démocratie dans des sociétés complexes et pluralistes met au défi le modèle rousseauiste de démocratie unifiée et directe.

5Cette question de la nature de la souveraineté en démocratie donne à l’auteur du Contrat social une place de choix. L’article de Didier Mineur met en évidence la manière dont le recours à la notion de souveraineté de la volonté générale, plutôt que de volonté de la nation permet à Carré de Malberg de donner une réponse satisfaisante à la question du pouvoir constituant. Mais tout en introduisant l’idée d’un référendum d’initiative populaire pour donner corps à l’idée que la loi est l’expression de la volonté générale, il échoue à se mettre au niveau du radicalisme rousseauiste, ne parvenant pas à se libérer de l’idée de la suprématie de la constitution sur l’expression fondatrice du peuple souverain.

6L’article de Jean-Marie Denquin s’appesantit sur René Capitant et Georges Burdeau, respectivement publiciste et politiste. Cet article montre deux types de lectures contrastées de Rousseau. Celle de Capitant conclut à la modernité d’un Rousseau, premier constitutionnaliste des temps modernes, lisant Rousseau comme un technicien du droit ou essayant de trouver en Rousseau des éléments de technique juridique. Burdeau, au contraire, voit dans Rousseau moins le technicien que le penseur moral du civisme. Ces deux images de Rousseau témoignent de l’ambivalence des réceptions, y compris positives, de Rousseau.

7La question relève de savoir quel est le bon niveau pour appréhender Rousseau du point de vue des juristes. Eric Desmons expose l’usage que Lacharrière fait de la pensée du Genevois comme exigence radicale de liberté. S’il existe des incohérences dans la pensée juridique de Rousseau, dans le même temps, à un autre niveau, elle a une véritable cohérence politique. Le système de Rousseau est guidé par l’exigence de liberté et, à ce titre, exprime toute la quête de la modernité politique et peut servir de levier critique contre les pseudo-démocraties qui, par le mécanisme de la représentation, usurpent toujours la souveraineté populaire.

8Malgré de longs développements, parfois indigestes, l’article conclusif de David Fonseca se révèle souvent d’un grand intérêt tant il montre les usages et mésusages du recours à Rousseau soit qu’on critique son légicentriste et son anticonstitutionnalisme pour montrer, en creux, l’importante fonction du Conseil constitutionnel ; soit pour montrer à travers une lecture plus raffinée et nuancée du Genevois que sa pensée politique est une complexe théorie des médiations, auquel le Conseil constitutionnel serait en ce sens fidèle. Les multiples visages que peuvent revêtir les interprétations de Rousseau mobilisées par les juristes apparaissent alors comme des manières de justifier et de légitimer, en creux, leurs pratiques et leurs institutions.

9Cet ouvrage peu habituel dans les études rousseauistes n’est évidemment pas un hapax : un colloque croisant droit et littérature s’est tenu en 1962 à Dijon pour célébrer le bicentenaire de la publication du Contrat social. Il représente néanmoins une approche originale pour la plupart des historiens des idées et des philosophes tenant à une lecture immanente et méticuleuse du Genevois. L’auteur du Contrat social est ici plongé dans la mêlée et dans les démêlés propres aux débats d’une époque et aux intérêts spécifiques d’une discipline auquel on le somme de participer et dont il sert de catalyseur occasionnel, utilisé plus encore que rigoureusement lu. Loin de nous éloigner de Rousseau, une telle étude est en mesure de revivifier, de renouveler et d’enrichir des lectures parfois trop désincarnées. Cet ouvrage apparaît donc comme un compendium introductif (et davantage) utile ouvrant à un vaste et fort important champ d’études.

Pierre Crétois
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Mis en ligne sur Cairn.info le 15/12/2015
https://doi.org/10.3917/rfhip1.042.0227
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