CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1L’idée de modèle et de contre-modèle est prégnante au sein du diptyque que constituent les séries Homeland (Showtime, 2011-) et 24 heures chrono (Fox, 2001-2010 ; 2014), deux thrillers politiques influents de l’après-11 Septembre. En premier lieu, Homeland est une adaptation pour la télévision américaine de la série israélienne Hatufim – Prisonniers de guerre (Channel 2, 2010-) dont elle reprend le postulat de départ, à savoir le retour au pays de prisonniers de guerre. Néanmoins, par les libertés narratives qu’elle prend, la réécriture hollywoodienne se distingue bien vite par rapport à son modèle originel. Plus orientée vers l’espionnage, elle se rapproche en fait davantage de 24 heures chrono et ce, dès l’intrigue principale, puisque toutes les deux suivent les aventures rocambolesques d’agents instables et indisciplinés tentant l’impossible pour prévenir la menace terroriste dans une Amérique hantée par le 11 septembre.

2Ce lien de contiguïté entre les deux fictions, renforcé notamment par le fait qu’elles sont écrites en partie par les mêmes auteurs, n’empêche pas certaines contradictions car, pour de nombreux journalistes, Homeland agit comme un anti-24 heures chrono (Nussbaum). En cause, une mise en intrigue moins tournée vers l’action, une représentation dite plus réaliste car plus nuancée de l’Amérique contemporaine et, surtout, un basculement d’une idéologie conservatrice vers une idéologie libérale. Les dates de diffusion des deux séries sont en cela importantes. Il faut rappeler que 24 heures chrono a couvert toute la présidence Bush tandis que Homeland est née pendant le premier mandat d’Obama. Ainsi, chacune a été perçue comme le reflet de son époque (Kumar, Kundnani). C’est donc à travers cette dichotomie que se liraient les différences essentielles entre les deux séries.

3Or, en adoptant un regard plus objectif car a posteriori du contexte de diffusion, l’examen de 24 heures chrono et Homeland conduit à un autre constat : celui de deux séries très similaires marquées par le traumatisme du 11 septembre et dont le discours et l’idéologie troubles trahissent la proximité de deux époques que la tendance politique semblait opposer.

24 heures chrono et Homeland, séries de l’après-11 Septembre ?

4Si, du point de vue de leur diffusion, 24 heures chrono et Homeland sont effectivement postérieures au 11 septembre, elles diffèrent néanmoins dans la manière dont elles incorporent l’événement lui-même et ses suites réelles.

5Le premier raccourci trompeur consiste à ériger 24 heures chrono comme prototype de la série de l’après-11 Septembre. À l’origine, la série n’avait pourtant pas vocation à parler de terrorisme puisqu’elle était censée suivre en temps réel les vingt-heures précédant un mariage (DiLullo 10). Cette intrigue prénuptiale fut rapidement abandonnée par Joel Surnow et Robert Cochran, créateurs de 24 heures chrono, qui estimèrent qu’elle ne tiendrait pas suffisamment le public en haleine. Ils gardèrent néanmoins le concept de l’unité de temps, qu’ils exploitèrent dans un genre qu’ils connaissaient bien, la série d’action [2] Malgré ce changement générique, 24 heures chrono ne fut jamais pensée comme une série de l’après 11 septembre. La raison est simple : sa première saison fut, pour l’essentiel, produite avant que l’événement ne survînt. Les vingt-quatre heures inaugurales (soit les 24 premiers épisodes) font ainsi figure de prélude à la série en dépeignant l’Amérique au sortir de la guerre froide en même temps que l’établissement d’un nouvel ordre mondial. L’intrigue est elle-même empreinte de ce zeitgeist, puisqu’elle relate les répercussions d’une opération secrète américaine sur les terres kosovares ayant conduit à l’assassinat de Viktor Drazen, double fictif de Slobodan Milosevic. Cette référence au Kosovo crée un parallèle avec les bombardements menés par l’OTAN en 1999 pour endiguer l’invasion du pays par la Serbie et confirme l’appartenance de la série à la fin du vingtième siècle.

6Néanmoins, malgré son anachronisme apparent, 24 heures chrono devint l’emblème de l’après-11 Septembre du fait des réactions qu’elle suscita chez son public. Maureen Ryan affirme : « It was never the plan for “24” to be the emblematic post-9/11 show, but in the end, the show was very much a creature of that particular era » (Ryan). Alan Sepinwall ajoute : « What might have seemed like formula action involving nebulous post-Cold War bad guys suddenly became a series set on the front lines of the War on Terror (…) » (Sepinwall).

7Cette lecture post-11 Septembre de la série se trouve légitimée dès l’épisode pilote par un ensemble d’indices formels et diégétiques qui renvoient aux attentats contre le World Trade Center. Les tours jumelles se trouvent ainsi figurées dans le premier plan par les immenses tours Petronas, également jumelles, situées à Kuala Lumpur (figure 1). Malgré la défamiliarisation provoquée par le dépaysement visuel et sonore du lieu, c’est bien Manhattan qui se profile à l’horizon du spectateur, lequel va superposer à ces images celles dont il a été abreuvé depuis le 11 septembre (Peacock 4). Le mouvement de caméra lui-même rappelle le cours d’un avion (détourné ?) qui plonge lentement en direction des tours, laissant présager un impact imminent. Cette scène inaugurale semble annoncer la fin de l’épisode durant lequel Mandy, terroriste à la solde d’Andre Drazen, saute d’un 747 en parachute avant de le faire exploser. Plutôt que de nous donner à voir la défragmentation spectaculaire de l’avion, la série préfère suivre la plongée silencieuse de Mandy dans un ciel crépusculaire malgré tout lacéré par les débris de l’appareil (figure 2). Le réalisateur Stephen Hopkins laisse ainsi au spectateur le soin de se figurer le hors-champ, ces explosions qu’il n’a cessé de voir et de revoir depuis le 11 septembre. Néanmoins, plus qu’un choix artistique, cette oblitération de la destruction de l’avion fut avant tout la conséquence d’une censure de la part de la Fox : pour ne pas heurter le public, les plans montrant l’embrasement de l’appareil furent retirés du premier épisode (Hark 121).

Fig. 1

Les tours Petronas, figurations des tours jumelles

Fig. 1

Les tours Petronas, figurations des tours jumelles

Fig. 2

L’explosion métonymique de l’avion. La caméra détourne le regard

Fig. 2

L’explosion métonymique de l’avion. La caméra détourne le regard

8La série incarne ainsi un étrange paradoxe : elle est la représentante proclamée de l’après-coup d’un événement qui n’a qu’une existence allégorique, spectrale dans sa diégèse. Certes, Jack Bauer, agent œuvrant pour l’unité antiterroriste CTU, évolue dans une Amérique marquée par la menace terroriste, mais cette Amérique n’est pas celle de l’après 11 septembre dans la mesure où dans la série, le 11 septembre n’a pas eu lieu. En effet, on n’entend à aucun moment un personnage mentionner la date fatidique ou les attentats du World Trade Center. 24 heures chrono évolue dans un temps parallèle qui, bien qu’oblitérant l’événement fondateur, va en refléter et en réécrire les conséquences dans la réalité avec une immédiateté spectaculaire. C’est donc une uchronie instantanée qui se déroule sous nos yeux, une réécriture de l’Histoire au rythme de l’Histoire.

9Dès la deuxième saison, on note ainsi une réorientation de l’intrigue, désormais plus arrimée à l’actualité [3]. Alors qu’une bombe nucléaire menace d’être détonnée à Los Angeles par une cellule terroriste islamiste, le président David Palmer s’apprête à répondre à cette menace en ordonnant l’invasion de trois pays du Moyen-Orient. Ce scénario n’est pas sans rappeler l’attaque des tours jumelles et l’invasion dans les semaines qui suivirent de l’Afghanistan puis, en 2003, de l’Irak. Coïncidence des dates, le 25 mars 2003, soit cinq jours après le début de l’opération Iraqi Freedom, la Fox diffuse le seizième épisode de la saison deux de 24 heures chrono qui est marqué par l’explosion de la bombe nucléaire et, surtout, par le lancement d’une frappe aérienne sur les pays prétendument responsables (Herbert 95). Néanmoins, à la différence de George W. Bush, le président Palmer commandera l’abandon de l’attaque après s’être aperçu que l’attentat perpétré à Los Angeles était en fait un leurre orchestré par des hommes d’affaires américains désireux d’accroître leurs profits au Moyen-Orient, et ce grâce à l’inflation du coût du pétrole causée par le déclenchement d’une guerre.

10De manière plus patente, Homeland se place dans l’Histoire américaine dès son générique [4], lequel retrace plus de trente années de guerre contre le terrorisme sous les yeux de l’héroïne, Carrie Mathison. Beaucoup d’événements historiques sont mentionnés comme l’invasion du Koweït par l’Irak en 1990 ou bien l’attaque de l’USS Cole en 2000 dans le golfe d’Aden au Yemen. La chronologie culmine avec les attentats du 11 septembre qui sont le seul événement historique à être représenté à l’écran. Le générique se poursuit avec un plan de Barack Obama lors de son allocution du 2 mai 2011 dans laquelle il annonça la mort de ben Laden. L’apparition du Président Obama indique au spectateur que Homeland est non seulement une série de l’après-11 Septembre, mais aussi de l’après-ben Laden. Toutefois, on peut déceler ici le point de départ d’une réécriture de l’Histoire, comme 24 heures chrono en son temps. En effet, bien que présenté comme président des États-Unis dans le générique, il semble qu’Obama ne le soit pas dans la diégèse. Même si aucun président n’est mentionné, ni visible, la présence du vice-président Walden, un (néo)conservateur, semble indiquer qu’Obama a quitté ses fonctions. Par cette confusion du réel et de la fiction, on peut se demander quelle époque est effectivement décrite et réécrite dans Homeland.

11Il semble que la série établisse un lien de proximité politique et idéologique entre les présidences de Bush et d’Obama. Peu importe qu’elle provienne d’un Démocrate ou d’un Républicain, la doctrine présidentielle relative à la guerre contre la terreur serait la même. Ce faisant, la série interroge la ténuité des frontières entre les deux grands partis américains et semble soutenir la thèse d’une « illusion Obama » reposant sur des changements de surface, comme c’est le cas pour l’appellation de « guerre contre la terreur » devenue « opérations d’urgence » en 2009, et des continuités plus profondes, notamment le redéploiement des troupes américaines de l’Irak vers l’Afghanistan (Scahill 244-47).

1224 heures chrono et Homeland s’appréhendent donc comme deux uchronies. Toutes deux procèdent d’une réécriture de l’Histoire américaine contemporaine et illustrent une fois de plus la réactivité du format sériel, capable de réagir quasiment en temps réel à l’actualité. Cette (dé)figuration de l’Histoire produit ainsi des doublons, une impression persistante de déjàvu qui culmine dans le rapport que 24 heures chrono et Homeland entretiennent avec le 11 septembre et la manière dont elles l’actualisent sans cesse.

Le trouble de la (ré)vision : vers une diplopie du 11 septembre

13Le rapport au 11 septembre génère en effet un phénomène de diplopie, autrement dit un trouble de la vision qui fait voir double. L’historien de l’art Clément Chéroux a adapté ce phénomène aux photographies parues les 11 et 12 septembre 2001. Il a d’abord remarqué que l’ensemble des photographies publiées en première page des quotidiens pouvaient se résumer à six imagestypes et que de cette « mise en boucle » est née une impression de voir double. Il a aussi perçu une filiation entre le traitement par la presse américaine des attentats de New York et des attaques de Pearl Harbor qui avaient eu lieu soixante ans plus tôt (Chéroux 56). Cette comparaison discutable entre les deux événements fut immédiatement imposée par les médias américains comme prisme interprétatif du 11 septembre et généra un sentiment de « déjàvu ». Le nouveau « jour d’infamie » que les États-Unis avaient vécu ne pouvait se comprendre qu’à l’aune de Pearl Harbor, quand bien même les deux attaques avaient peu en commun sinon le choc de la surprise (Landy 83).

14Par le recours à ces mêmes mécanismes de « mise en boucle » et de « déjà-vu », 24 heures chrono et Homeland représentent bien le rapport obsessionnel aux faits de guerre et à leur valeur patriotique que l’Amérique entretient avec le 11 septembre et ce, même dix ans plus tard. Dans 24 heures chrono, la diplopie se lit en particulier à travers le concept narratif immuable de la série qui lui impose une mécanique répétitive et circulaire proche de la « mise en boucle » définie par Clément Chéroux. Le concept est le suivant : un attentat terroriste va frapper l’Amérique dans les vingt-quatre heures, Jack Bauer est le seul agent à pouvoir l’empêcher. Chaque saison va reproduire cette formule et suivre en temps réel les avancées du héros jusqu’à sa réussite finale. Il est important de noter que ce schéma narratif est également mis en boucle au sein de chaque épisode, Jack Bauer se voyant imposer une succession de sous-missions à réaliser dans un temps imparti. La mise en boucle devient alors mise en abyme et, par là même, renforce le suspense et l’urgence de la narration, en multipliant les obstacles et en détournant le héros de son objectif premier.

15Ce phénomène de mise en boucle se trouve renforcé par le fait que chaque nouvelle journée qui commence semble remettre les pendules à zéro. A cette structure cyclique et répétitive s’ajoute l’impression que 24 heures chrono fait table rase à chaque saison car, bien que certains épisodes renvoient à des éléments passés, la série apparaît davantage comme un circuit fermé, un univers bloqué dans une boucle temporelle où, paradoxalement, le temps passe tout en étant suspendu. Cette impression nous gagne au fil des saisons en raison de l’absence de changement en matière de politique intérieure et extérieure de la part des gouvernements successifs, et ce malgré les multiples attentats qui visent et frappe les États-Unis (Buxton 135).

16Par cette mise en boucle oublieuse de son histoire, 24 heures chrono se situe dans un présent perpétuel où le 11 septembre est sans cesse rejoué pour être déjoué. Grâce à l’intervention salvatrice de Jack, la série procède de l’effacement du traumatisme national en montrant que l’événement n’a pas eu lieu et aussi qu’il n’a jamais lieu. Ce faisant, la série semble légitimer les exactions utilitaristes de son héros et nous invite à les accepter car leur efficacité est, dans la fiction, incontestable. Elle donne ainsi l’impression de mettre en images la guerre contre la terreur imaginée par Bush, cet état d’exception rendu permanent par une banalisation de la menace terroriste, et réaffirme la nécessité d’une suspension des libertés individuelles et du respect à la lettre de la Constitution (Nelson 81-82).

17Bien que produite dix ans après 24 heures chrono, Homeland use, elle aussi, des effets de diplopie en abordant les mêmes craintes et les mêmes traumatismes que son aînée, mais dans un monde où le 11 septembre a bel et bien eu lieu. Le générique de la série montre ainsi des images de New York après les attentats des tours jumelles, images procurant d’emblée un sentiment de déjà-vu puisque ce sont des extraits de vidéos amateur qui passèrent en boucle sur les chaînes de télévision mondiale. Leur surgissement provoque une reconnaissance immédiate.

18La référence au 11 septembre est également évidente au sein de la diégèse tant l’événement semble hanter les personnages. Carrie, par exemple, ne cesse de se reprocher d’avoir « manqué quelque chose » ce jour-là, quelque chose qui aurait pu empêcher l’attaque fomentée par Al-Qaïda. Depuis lors, elle vit dans la crainte constante d’un nouveau 11 septembre et incarne à elle seule la politique ultra sécuritaire américaine de la décennie passée. Elle organise une surveillance filmée et physique de l’ancien prisonnier de guerre Nicholas Brody, qu’elle soupçonne d’avoir changé d’allégeance pendant sa captivité chez l’ennemi islamiste. Comme pour les agents de la CTU de 24 heures chrono, le besoin d’une vision totale est une quête obsessionnelle et, même face à son moniteur de contrôle divisé en six écrans qui lui permet de pénétrer l’intimité de celui dont elle suspecte qu’il est un traître, Carrie sait qu’il reste toujours un angle mort.

19Dans Homeland, cette nécessité de tout voir est également renforcée par la succession d’attentats qui ponctuent la série. On observe ainsi une « mise en boucle » des menaces terroristes car celles-ci se répètent, mais d’une manière différente de 24 heures chrono où la menace terroriste est toujours connue au début de chaque nouvelle journée. Par exemple, en qui concerne la saison deux, les spectateurs sont informés de la menace planant sur les États-Unis, à savoir un attentat à la bombe nucléaire commandité par un groupe extrémiste du Moyen-Orient, dès les premières minutes de l’épisode d’ouverture. À partir de là, toutes les forces s’allient pour prévenir l’attaque. Au contraire, dans Homeland, la menace n’est jamais connue ou du moins jamais longtemps à l’avance. Elle est, la plupart du temps, une intuition issue de l’esprit instable de Carrie, laquelle est atteinte de bipolarité. Les agences de renseignements avancent donc à l’aveuglette et leur lutte contre le terrorisme est un travail laborieux et peu efficace. Par conséquent, la « mise en boucle » est moins évidente car elle est moins ritualisée du fait de son imprévisibilité.

20La récurrence des attaques dans Homeland culmine avec l’épisode « The Choice » (épisode 12, saison 2) au cours duquel l’Amérique est à nouveau touchée par un attentat d’envergure. Une bombe explose au sein des locaux de la CIA, causant la mort de plus de trois cents personnes. Ce coup de théâtre nous rappelle la stupeur également ressentie lorsque, venant de nulle part, le premier avion détourné par Al-Qaïda s’écrasa dans l’une des tours jumelles en 2001. Au-delà de ce sentiment de surprise, c’est surtout la mise en images de l’attentat de Langley dans Homeland qui établit une intericonicité avec le 11 septembre et génère une forte impression de « déjà-vu ». Les images de désolation qui suivent l’explosion sont filmées de manière statique, presque photographique, et convoquent immédiatement le souvenir du 11 septembre et des photographies parues alors dans la presse. Ainsi, le second plan après l’explosion (figure 3) semble renvoyer directement à une photographie de Peter Morgan réalisée le 11 septembre 2001 [5]. Au-delà de leurs ressemblances formelles, les deux images partagent une même symbolique, celle d’une Amérique blessée mais toujours debout, évoquant par là même l’hymne officiel américain « The Star Spangled Banner » et en particulier le vers suivant : « And the rocket’s red glare, the bombs bursting in air, Gave proof through the night that our flag was still there ».

Fig. 3

« The Choice », Homeland

Fig. 3

« The Choice », Homeland

21À travers ce nouveau 11 septembre simulacre, Homeland délivre néanmoins un message plus pessimiste que 24 heures chrono, car elle nous indique que la guerre contre la terreur est un combat inefficace et, surtout, sans victoire américaine possible. Le point de rupture des deux séries serait-il donc idéologique ?

Lire le zeitgeist de l’après-11 Septembre : sens de l’Histoire, essence de l’histoire

22La tentation est grande de vouloir voir en Homeland le contre salvateur de 24 heures chrono. Elle est principalement imputable à un présupposé tenace mais erroné qui voudrait que 24 heures chrono soit un monolithe univoque figé dans la présidence Bush (Mendelson).

23Certes, la série a cultivé tout au long de son existence des liens idéologiques étroits avec l’éthos du parti républicain au pouvoir jusqu’en 2009. Joel Surnow, l’un des créateurs de 24 heures chrono, est lui-même un féroce conservateur. Cette proximité se lit principalement à travers le traitement de la torture, question brûlante tout au long de la guerre contre la terreur. À l’instar de la rhétorique du Président Bush, 24 heures chrono laisse notamment supposer que la torture est un moyen fiable afin d’obtenir des informations et qu’elle est donc légitime dans la lutte contre le terrorisme (Prince 243). Ainsi, dès lors que Jack Bauer se retrouve face à un suspect récalcitrant dont il sait qu’il a des informations qui peuvent sauver l’Amérique, il utilise tous les moyens possibles pour obtenir des aveux. Et il y arrive toujours. Dans le monde de Bauer, la torture produit des résultats, pourtant niés par de nombreux professionnels et intellectuels qui en dénoncent l’immoralité et l’inefficacité dans le monde réel (Rejali). Ce faisant, la série a simulé la guerre contre la terreur fantasmée par George W. Bush en compensant par la fiction le manque d’images réelles (Nelson 83) : elle s’est substituée au réel.

24Si l’on s’arrête au simple constat que 24 heures chrono légitime la torture et, au-delà, la doctrine de la présidence Bush, il apparaît pertinent de dire qu’elle est le négatif de Homeland, série dans laquelle Carrie nous rappelle que les méthodes d’interrogatoires coercitives ne sont plus utilisées, sans s’attarder sur leur caractère immoral ou sur leur inefficacité. Pourtant, si les méthodes coercitives n’ont plus d’existence officielle au sein de la CIA, cela n’implique pas pour autant qu’elles ne soient plus employées. Prenons pour exemple l’épisode « Blind Spot » (épisode 5, saison 1) dans lequel Asal Hamid, un fidèle d’Abu Nazir, commandant fictif d’Al-Qaïda, est interrogé par Saul Berenson, le supérieur de Carrie, non pas à Langley, mais dans une planque de la CIA. À l’issue d’une tentative de dialogue, Saul offre à Hamid de protéger sa famille d’éventuelles représailles de Nazir en échange des noms de terroristes. Le prisonnier reste muet et inflexible. Laissé seul dans une pièce toute la nuit, celui-ci va faire l’objet d’une véritable torture mentale consistant en une alternance rapide entre des épisodes de fortes lumières accompagnées de musique metal rock et des instants d’accalmie dans le noir et le silence. Le tout sous le regard patient, presque las, de Carrie. À la différence de 24 heures chrono, la torture prend une forme moins physique. Elle ne s’opère plus par le rapport direct d’un corps à un autre mais par le biais de la technologie. Comme la guerre qui est à présent médiée par le recours aux drones, la torture n’implique plus de présence et de souffrance corporelles. Le résultat de cette méthode coercitive qui ne se reconnaît pas comme telle est l’obtention des noms que Saul souhaitait.

25Ces pratiques souterraines et condamnées sont finalement peu utilisées par les héros de Homeland pour qui le dialogue s’impose désormais comme l’arme d’un contreterrorisme viable. Saul nous en donne un exemple probant lorsqu’il conduit en voiture du Mexique à la Virginie une jeune terroriste nommée Aileen (« The Weekend », épisode 7, saison 1). Durant ce road trip, nulle torture n’est utilisée au profit d’un dialogue, certes manipulé, qui dérive vers une authentique compassion mutuelle. L’efficacité de la méthode de Saul est démontrée quand, à la fin de l’épisode, Aileen lui livre les informations qu’il recherchait. Néanmoins, si le dialogue peut porter ses fruits dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, il apparaît comme lent et peu fiable dans un contexte d’exception où l’imprévisibilité de la menace requiert l’obtention rapide de renseignements. Au contraire, la torture amène, dans la fiction, les réponses nécessaires en un temps record et se trouve donc, une nouvelle fois, légitimée. Les attentats successifs qui émaillent la série soulèvent ainsi, en creux, la nécessité d’avoir des méthodes plus efficaces, plus radicales, qui sont autant de critiques portées à l’encontre de l’apparent soft power des années Obama. On entrevoit dès lors un message qui nous renvoie à 24 heures chrono et aux années Bush.

26Ce rapprochement est malgré tout expéditif car le regard que 24 heures chrono porte sur la torture est loin d’être figé et on assiste, au fil des années, à une nette inflexion par rapport à l’idéologie conservatrice de départ. Ce nuancement se remarque surtout à partir de la saison sept diffusée en 2009, alors que Barack Obama succède à George W. Bush et que la série fait l’objet d’attaques portant sur la manière dont elle semble glorifier la torture, et ce malgré les propos des scénaristes, de tous bords politiques, qui s’insurgent contre cette représentation caricaturale (Jeangène-Vilmer 131-133). Les critiques se cristallisent notamment autour d’un article du New Yorker écrit par Jane Mayer et paru début 2007 dans lequel la journaliste mène une enquête de fond sur Joel Surnow et la dimension politique de 24 heures chrono (Mayer). La saison sept actualise donc la série et répond aux accusations de manière assez littérale puisqu’elle s’ouvre sur un procès, celui de la CTU, à présent démantelée, et de ses agents. Ces derniers sont entendus par une commission en charge de faire la lumière sur tous les manquements à la loi et aux droits de l’homme qu’ils ont perpétrés durant des années. Jack Bauer se retrouve ainsi jugé pour ses actions passées par le Sénateur Mayer, baptisé ainsi en l’honneur de la journaliste du New Yorker. À travers eux, c’est le procès de la présidence Bush qui est fait. On remet en cause le USA PATRIOT Act (sans le mentionner), la torture, l’utilitarisme forcené justifié par un état d’exception.

27Par ailleurs, le rapport aux pratiques illégales en matière de surveillance et d’interrogatoire change considérablement. La présidente démocrate Allyson Taylor, en exercice durant les saisons sept et huit, s’est ainsi lancée dans une grande réforme des agences de renseignements et dans une réaffirmation des droits de l’homme. Elle refuse donc tout recours à la torture quand bien même celle-ci porte ses fruits. Quant au FBI, à qui incombe désormais la tâche difficile du contreterrorisme, il fait preuve d’éthique et d’une visée déontologique presque sans faille tandis que ses agents ne cessent de condamner les méthodes de Jack. Ce dernier semble anachronique dans cette nouvelle Amérique qui essaie de se racheter une conscience. Pourtant, dès l’instant où une nouvelle menace terroriste survient, il est contraint de redevenir le soldat de la guerre contre la terreur, mesure d’exception nécessaire dans un état d’exception.

2824 heures chrono est donc loin d’être le monolithe annoncé. Œuvre de son temps, elle a évolué au gré de la société et a suivi le sens de l’Histoire. Bien que la vision de la torture comme méthode productive ne soit jamais remise en question – mais l’est-elle finalement dans Homeland ? –, son utilisation fait l’objet d’un débat moral en interne qui renvoie au débat sociétal qui suivit l’élection d’Obama.

29Pour conclure, à l’aune de son discours et de sa représentation de l’Amérique de l’après-11 Septembre, Homeland n’est pas un anti-24 heures chrono. Les journalistes qui ont établi cette dichotomie ont contribué à gommer les ressemblances flagrantes dont font montre les deux séries et à sousestimer leur complexité. 24 heures chrono était un fantasme absolu pour les néoconservateurs de l’après 11 septembre quand bien même elle critiquait la guerre contre la terreur et réaffirmait un portrait manichéen plutôt libéral des présidents américains, moraux et sages s’ils sont démocrates, corrompus et vils s’ils sont républicains. Homeland, qui apparaît, elle, comme l’incarnation de la rédemption Obamienne de l’après-ben Laden, s’inquiète de la désincarnation de la guerre entreprise par le président Démocrate à travers le recours exponentiel aux drones et montre que l’héritage de la guerre contre la terreur et des années Bush, loin d’être enterré, a été prolongé. Obama, illusion d’une rupture comme Homeland, illusion d’un anti-24 heures chrono ? La question se pose d’autant que la présidence dans Homeland est républicaine, ce qui semble marquer la ténuité des différences de fond entre Obama et son prédécesseur en matière de politique extérieure et de réponse au terrorisme. La tension modèle / contre-modèle s’exercerait alors davantage entre les séries et l’Histoire qu’entre les séries elles-mêmes. En représentant ou en réinventant la réalité, tout en progressant au fil de l’évolution de la société américaine, 24 heures chrono et Homeland s’érigent aussi bien en reproductions du modèle historique qu’en contre-modèles uchroniques.

Notes

  • [1]
    Mes sincères remerciements à Anne Crémieux et Shannon Wells-Lassagne pour leurs remarques pertinentes et constructives.
  • [2]
    Au moment de la conception de 24 heures chrono, Surnow et Cochran travaillaient déjà ensemble sur La Femme Nikita (USA Network, 1997-2002), série d’action dérivée du film Nikita (1990) de Luc Besson.
  • [3]
    Dans une bande annonce pour la saison 2 disponible dans le coffret DVD de la première saison, Kiefer Sutherland révèle au public que l’intrigue est directement inspirée de l’actualité : « [It is] a story that’s literally been ripped from today’s headline ».
  • [4]
    Notre analyse se base sur le générique des trois premières saisons de la série.
  • [5]
    Photographie disponible sur le lien suivant : http://europe.newsweek.com/saudi-arabia-911-cia-328994?rm=eu#bigshot/18782 [consulté le 21 mars 2016].

Ouvrages et articles cités

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Alexis Pichard
Alexis Pichard est agrégé d’anglais et ATER à l’Université Paris Ouest Nanterre la Défense. Il prépare une thèse sur la représentation de la guerre contre la terreur dans 24 heures chrono et Homeland sous la direction de Sarah Hatchuel et Monica Michlin. Il est l’auteur d’articles sur les séries américaines et a dirigé deux ouvrages : Le nouvel âge d’or des séries américaines (LeManuscrit 2013 [2011]) et, avec Aurélie Blot, Les séries américaines : la société réinventée ? (L’Harmattan, 2013).
Mis en ligne sur Cairn.info le 06/09/2016
https://doi.org/10.3917/rfea.145.0159
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