CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Les villes primatiales ouest africaines concentrent l’essentiel de la population urbaine et la majorité des activités économiques au détriment des villes secondaires. C’est le cas du Sénégal où Dakar constitue le poumon économique du pays et abrite 53 % de la population urbaine [Diop 2009]. En 2008, 95 % des entreprises industrielles et commerciales du pays s’y concentraient [1]. Cette réalité est le produit d’un long processus. La suppression de la traite de l’arachide [2] dans les années 1965-1966 a amorcé le déclin des villes « escale » [3] comme celles de Fatick. Les sécheresses dans les années 1973-1974, puis la libéralisation de la filière marquée par la disparition des entreprises d’État (Sonacos et Sonagraine) ont ensuite déstructuré la filière de la culture de l’arachide qui a longtemps polarisé les économies rurales autour de centres de collecte et de traitement urbains [Diop 2005]. Faiblement peuplée (35 000 hab. en 2020), coincée entre Diourbel (100 000 hab.), Kaolack et Mbour (200 000 hab. chacune), la ville de Fatick ne dispose pas des équipements, services et commerces lui permettant d’attirer l’économie des campagnes environnantes. Elle apparaît aujourd’hui comme posée au milieu d’un territoire rural avec lequel le lien s’est en partie distendu, sans que l’un et l’autre ne trouvent les ressorts pour le réactiver. Une nouvelle dynamique pour la ville et pour une partie de son arrière-pays est peut-être apportée par l’évolution actuelle de l’élevage urbain et périurbain. L’élevage est pratiqué par 70 % de la population active de la région. Il constitue une source importante des revenus et contribue aux apports nutritionnels des ménages [4]. Le recensement de l’ANSD [5] de 2013 révèle que la région de Fatick est une de celles où l’élevage est le plus répandu avec une implication de 68,7 % des ménages. Le potentiel du cheptel était estimé, en 2017, à 261 464 bovins, 409 531 ovins et 342 532 caprins [6]. Une étude réalisée par Kirène [7] en 2014 – sur moins d’une centaine d’éleveurs urbains – avait recensé, dans la ville, 1 310 vaches de races locales et 122 vaches métisses pour une production minimale journalière de 500 litres de lait. L’élevage urbain orienté vers la production de lait occupe donc une place importante dans la ville et constitue la source principale de revenus pour certains éleveurs urbains et, pour d’autres, une diversification des revenus. Par ailleurs, l’évolution actuelle de l’élevage urbain et périurbain de Fatick est marquée par de nouvelles orientations politiques qui ont réussi à intégrer la collecte de lait local dans les industries laitières [Magnani 2016]. C’est dans ce contexte que Kirène a, depuis 2014, installé un centre de collecte au centre de Fatick. Près de trente ans après l’échec de l’ambitieux projet de Nestlé à Dahra et 15 ans après le relatif succès de celui, plus modeste, de la Laiterie du Berger à Richard Toll [Cesaro et al. 2010], un nouveau projet de laiterie industrielle est porté par l’entreprise sénégalaise. Il vise le marché de consommation dakarois en offrant un débouché sûr pour le lait aux éleveurs urbains et périurbains de Fatick et surtout aux producteurs ruraux plus éloignés de la ville.

Parc de vaches laitières au centre du quartier de Darou Salam dans la ville de Fatick (2020).

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Parc de vaches laitières au centre du quartier de Darou Salam dans la ville de Fatick (2020).

Photo : K. Ba.

2Cependant, on s’interroge sur la réussite de ce modèle de partenariat entre éleveurs et industrie d’autant que le lait comprend plusieurs dimensions – alimentaires, économiques, symboliques et sociales – et concerne les ménages pastoraux et agropastoraux de Fatick. Cet article propose une réflexion sur le fossé persistant entre les logiques de production de la majorité des éleveurs urbains et celles d’une industrie de collecte, car elles ne correspondent pas strictement à des rationalités industrielles ou commerciales [Vatin 1996]. Une attention particulière est portée sur les impacts de l’industrie de collecte dans les différents systèmes d’élevages urbains de Fatick. S’appuyant sur des données d’enquête et secondaires, ce travail abordera d’abord les enjeux de l’élevage urbain de Fatick et l’historique de la création du centre de collecte de Kirène. Puis, il étudiera la diversité des systèmes d’élevages urbains en insistant sur leurs logiques et stratégies de production avant d’analyser les conséquences de la collecte sur les systèmes de production.

Saisir les enjeux de l’élevage urbain et périurbain : contexte et méthode

3L’élevage urbain et périurbain de Fatick est contraint par l’étalement de la ville avec l’épuisement de ses réserves foncières. Dans les zones rurales, l’extension et la salinisation des terres de cultures se traduisent par le rétrécissement des espaces de pâturages. Néanmoins, des opportunités économiques se profilent grâce à l’implication d’une industrie laitière dans le secteur de l’élevage.

Une petite ville au sein d’une région tournée vers l’agro-pastoralisme

4Fatick est un carrefour du bassin arachidier. Elle se situe sur la route nationale 1 qui traverse le pays d’ouest en est, et sur l’un des bras de fleuve côtier formant le delta du Sine et du Saloum (carte 1). Cette position lui a valu d’être l’un des premiers centres marchands dès le développement de l’économie arachidière à l’époque coloniale. Puis, la ville a connu une phase de croissance accélérée dans les années 1980 (doublement de la population en une décennie) après les grandes sécheresses qui ont conduit nombre de ruraux à se rapprocher des villes. Sa promotion au rang de capitale régionale en 1984 s’est concrétisée par l’installation de nombreux fonctionnaires avec leurs familles.

5D’abord pour son extension, la ville fait face à un bras de mer du Sine à l’est, à des zones inondables au sud-ouest, ainsi qu’à une sévère salinisation des sols ou tannes [8] qui contraint également les activités agricoles et d’élevage en périphérie. En conséquence, 876 parcelles de cultures ont été récupérées et aménagées en guise d’habitation dans le quartier de Poukham. Les zones les plus affectées par les tannes sont au nord des quartiers de Ndouck et de Peulga et au sud et sud-est de Ndiaye-Ndiaye. L’extension du quartier de Croisement TP est majoritairement colonisée par les tannes à tel point qu’il n’est pas jusqu’à présent loti par la municipalité.

6Parallèlement au développement urbain, l’économie régionale, agropastorale pour l’essentiel, cherche un nouveau souffle alors que d’un côté, la culture de l’arachide s’épuise et que son poids dans l’économie régionale se réduit. Entre 1960 et 2009, la production moyenne arachidière de la région est passée de 148,331 à 80,436 tonnes soit une baisse de 46 % des productions [9]. Par ailleurs, le processus de salinisation des sols et la péjoration climatique limitent les possibilités de développement agricole. En 2010, les terres affectées (les tannes) sont estimées à 266 500 hectares soit 33,6 % de la superficie de la région [10]. En conséquence, l’agriculture est davantage orientée vers les besoins alimentaires au détriment d’une culture de rente ou commerciale. Entre les campagnes 2011/2012 et 2018/2019, les terres cultivées en mil sont passées dans le département de Fatick de 42 741 à 107 000 hectares et celles en arachide de 22 343 à 49 800 hectares [11].

7L’élevage à Fatick et dans sa périphérie évolue dans un environnement contraint par l’espace disponible, une économie urbaine peu dynamique, un marché de consommation de proximité de taille modeste et une agriculture largement destinée à l’autosubsistance. Néanmoins, l’élevage reste une activité très répandue. La pratique évolue avec un regain d’intérêt provenant de nouveaux éleveurs et d’une grande entreprise de l’agroalimentaire sénégalais.

Carte 1. Localisation de la ville de Fatick.

Figure 1

Carte 1. Localisation de la ville de Fatick.

Réalisation : K. Ba.

Une nouvelle ère portée par une industrie laitière de collecte ?

8La collecte de lait local par les industries laitières dans les pays ouest-africains a été impulsée avec la promotion du « social business ». Cette démarche a été adoptée par ces industries pour légitimer leurs activités dans les marchés de lait ouest-africains très attractifs. Leur stratégie était de promouvoir la qualité du lait local, de capter un marché de consommation très rémunérateur et surtout d’imposer une bonne image face aux forces de pression qui défendaient le monde paysan [12]. C’est dans ce contexte politique et économique que le gouvernement du Sénégal a développé, à partir de 2012, une idée novatrice pour intégrer le lait local dans le circuit industriel de transformation, dominé par les importations de lait en poudre [Magnani op. cit.]. En contrepartie, les industries de collecte de lait local bénéficient des appuis et des mesures fiscales incitatives auprès de l’État. Le centre de collecte de Kirène a donc été créé avec l’appui d’une initiative de politique publique. Comme toutes les autres industries laitières, Kirène s’inscrit dans une stratégie de diversification de son offre de produits pour une meilleure prise en compte de l’accroissement et de l’évolution des modes de consommation urbaine de la capitale dakaroise.

9Le groupe Kirène est une entreprise agroalimentaire fondée en 2001 par la Société sénégalaise industrielle agroalimentaire (Siagro). Elle est localisée au sud-est de Dakar à Diass, dans la région de Thiès, à côté du nouvel aéroport international Blaise-Diagne. À l’origine, Kirène était spécialisée dans l’eau minérale et le jus de fruits, puis, à partir de 2005, dans la fabrication et la commercialisation de lait UHT, reconstitué à base de lait en poudre importé. En 2009, l’industrie commence à diversifier ses gammes de produits par la collecte de lait local qui est mélangé au lait en poudre dans les produits commercialisés. Un réseau de quelques exploitations laitières intensives de la zone des Niayes (aux périphéries de la région de Dakar) a été sollicité pour fournir le précieux lait local [13]. Mais l’industrie a été très rapidement confrontée à des volumes de collecte faibles et irréguliers, les fermes étant proches du marché de consommation de la capitale qui propose du lait frais à des prix plus attractifs. La collecte de lait local autour des capitales est principalement contrainte par le marché, et par conséquent, les petites villes sont les mieux armées pour abriter un centre de collecte à cause d’un marché généralement modeste [Corniaux op. cit.].

10Le choix d’une petite ville comme Fatick pour développer le deuxième bassin de collecte lié à une industrie relève à la fois de considérations politiques (le Président de la République avait promis un centre de collecte aux éleveurs de sa ville natale) et d’une logique économique. Les agents de Kirène avaient d’abord réalisé une mission de prospection à Dahra Djolof pendant laquelle ils se sont rendu compte que le lait n’était disponible qu’une partie de l’année [Vatin 1996]. En avril 2014, l’entreprise a mené la même étude à Fatick où le contexte s’avérait plus favorable : plus de 400 éleveurs avaient été recensés, dont 206 ayant manifesté une volonté de livrer du lait au centre de collecte [14]. Autre atout de Fatick, elle est proche du centre de collecte, situé à 90 km de l’usine de Kirène. Cette proximité est capitale puisqu’elle assure une meilleure maîtrise des itinéraires de transport d’un produit aussi périssable que le lait [15]. De plus, Fatick s’inscrit dans une région agropastorale où les résidus de récoltes peuvent être valorisés afin d’améliorer la production de lait, notamment en saison sèche où les fourrages naturels se raréfient. Enfin, les producteurs laitiers ruraux constituent un atout pour collecter des volumes de lait conséquents puisqu’ils ont souvent peu accès au marché. Le centre a été inauguré en décembre 2014 en présence du Président de la République mais la collecte n’est effective que depuis septembre 2015.

Centre de collecte de lait de Kirène à Fatick ville (2020).

Figure 2

Centre de collecte de lait de Kirène à Fatick ville (2020).

Photo : K. Ba.

11Après quelques années de fonctionnement, l’impact de Kirène dans l’organisation économique et spatiale d’une filière laitière locale peut se mesurer à l’aune de la taille du bassin de collecte qui s’étend sur une superficie de 1 261 km² et couvre neuf communes dont sept rurales. En revanche, les objectifs de collecte fixés par l’industriel (500 litres de lait par jour), pourtant modestes, ne sont pas encore atteints.

Un dispositif de collecte de données pour saisir les nouvelles dynamiques de l’élevage

12L’article s’appuie notamment sur des données collectées sur le terrain dans le cadre d’une thèse en cours. Elles concernent des entretiens avec des éleveurs et des agents de Kirène et sont complétées par des statistiques sur l’évolution des volumes de collecte de lait de Kirène. Enfin, s’y ajoute une revue de littérature sur l’histoire de la ville et sur la place du lait dans les ménages pastoraux et agropastoraux dans les pays sahéliens. Lors d’une première phase de collecte, un questionnaire a été administré auprès de 100 éleveurs afin de caractériser les systèmes d’élevage existants du bassin de Fatick et de saisir les stratégies de production et de commercialisation du lait. L’échantillon a été réparti en fonction des trois systèmes d’élevages repérés dans le bassin de Fatick. La première catégorie est constituée d’éleveurs pasteurs (41) d’ethnie peule située en ville, la deuxième d’agro-éleveurs (51) urbains vivant dans les quartiers traditionnels de la ville ou ruraux dans les villages. Enfin, la troisième catégorie regroupe des éleveurs spécialisés en lait (8) à la périphérie de la ville et dans les zones rurales avec des pratiques intensives de production.

13La deuxième phase de collecte a été axée autour des données qualitatives avec la réalisation d’entretiens auprès d’une cinquantaine d’éleveurs urbains et périurbains de Fatick. Des récits de vie ont permis de retracer les trajectoires historiques des éleveurs peuls transhumants, de décrire leurs anciennes pratiques d’élevage et de questionner les raisons sous-jacentes à leurs pratiques actuelles, notamment celle qui consiste à privilégier la vente de lait sur le marché local plutôt qu’à Kirène. Pour les agro-éleveurs urbains et ruraux, les entretiens étaient focalisés sur la complémentarité de l’agriculture et de l’élevage et surtout sur l’évolution de leurs pratiques de production. Les questions portaient aussi sur les innovations de production de lait, surtout en zones rurales, avec l’installation du centre de collecte de Kirène. Les discussions menées avec les éleveurs spécialisés en lait ont été orientées vers leurs motivations à investir dans la production laitière intensive. Cette entrée donne matière à réflexion pour comprendre l’influence des politiques et d’une industrie laitière auprès d’une catégorie d’éleveurs investisseurs, qui mobilisent un capital dans le secteur de l’élevage pour diversifier leurs sources de revenus.

Des systèmes d’élevages variés

14Les éleveurs ne forment pas une catégorie homogène, uniforme, partageant un ensemble de pratiques et d’intérêts communs. On relève, à Fatick et dans la campagne environnante, différents profils, avec des parcours de vie variés, des stratégies et des priorités contrastés, dans un contexte où la recherche d’une diversification économique dans l’élevage laitier rencontre des intérêts surtout guidés par des aspirations sociales ou culturelles. Cette diversité est porteuse d’effervescence mais est vécue aussi comme une contrainte pour la structuration d’une filière laitière industrielle.

Les éleveurs transhumants

15Il s’agit essentiellement d’éleveurs peuls pour qui l’élevage est la principale, sinon la seule, activité. Ils sont tous originaires de Welloumbel dans le département de Dahra (centre-nord du Sénégal). Avant les sécheresses des années 1970 et 1980, ils venaient en transhumance aux environs de Fatick à la fin des récoltes marquant le début de la vaine pâture des résidus de cultures et y restaient jusqu’à l’annonce des premières pluies. Leur présence dans cette zone était notamment justifiée par la disponibilité des ressources (hydriques et de pâturages) et les échanges de la fumure organique en contrepartie des céréales et des résidus de récoltes avec les agriculteurs de la région. Cependant, la raréfaction des ressources alimentaires les a conduits à définitivement s’installer en ville, majoritairement en périphérie pour éviter les nuisances (sonores et olfactives) associées à la présence des bêtes. Le troupeau de brousse est conduit en transhumance presque toute l’année et quelques vaches laitières (cinq en moyenne) sont gardées en ville. Ces vaches productrices sont conduites au pâturage pendant la journée à la périphérie de la ville et reviennent le soir pour être complémentées avec des concentrés. Elles sont traites matin et soir. La production moyenne journalière varie entre un et deux litres par vache. Cette faible production s’explique par l’exploitation exclusive de races locales, notamment le zébu gobra [16]. Dans ces exploitations familiales, le chef de famille veille sur l’entretien du troupeau et ses fils conduisent les bovins en transhumance et au pâturage. Ils pratiquent occasionnellement d’autres activités comme le commerce du bétail. Les femmes se chargent de la traite, de la commercialisation du lait et de la gestion des revenus du lait. Une partie de la traite du matin est écoulée au centre de collecte de Kirène et celle du soir destinée à la vente journalière sur le marché parallèle [17]. Avec des quantités faibles de production, la vente directe sur le marché local est toujours privilégiée à la livraison du lait à Kirène. Cette stratégie s’explique par le prix plus rentable proposé sur le marché local : 500 à 600 FCFA (soit 0,92 euro) le litre de lait, contre 350 FCFA (0,53 euro) pour Kirène. Au-delà du prix, le mode de paiement mensuel de l’usine pose une difficulté aux ménages pastoraux car les revenus quotidiens du lait assurent les repas de ménage. Ce mode de paiement permet, en outre, aux femmes peules de réaliser une épargne mensuelle. Finalement, le centre de collecte de Kirène est surtout perçu comme une alternative par les éleveurs pasteurs de Fatick.

Les agro-éleveurs

16Ce système d’élevage est principalement adopté par les Sérères pour qui l’agriculture et l’élevage sont des activités complémentaires avec l’apport de fumure organique sur les terres de cultures. Deux types d’agro-éleveurs ont été identifiés : les urbains, localisé majoritairement dans le premier quartier traditionnel de la ville de Fatick (Ndiaye Ndiaye) et des ruraux dans les villages.

17Les agro-éleveurs urbains, originaires de la région de Fatick, appartiennent majoritairement à l’ethnie sérère. L’agriculture et l’élevage sont des pratiques agricoles héritées de leurs parents. Parmi ces derniers, rares étaient ceux qui avaient un troupeau de bovins. En revanche, ils accueillaient les troupeaux des éleveurs pasteurs dans leurs champs pour la fumure organique. Par la suite, les revenus tirés des surplus de rendements étaient investis dans l’achat de bovins et confiés aux éleveurs pasteurs. C’est ainsi qu’ils se sont progressivement construit un cheptel de bovins. Le troupeau était familial et sédentarisé pour fertiliser les terres de cultures et le lait était destiné à la consommation familiale. La catégorie socio-professionnelle des agro-éleveurs urbains de Fatick est principalement constituée de fonctionnaires (en activité ou à la retraite) et de commerçants. Ils pratiquent une agriculture vivrière (mil et arachide) sur de petites surfaces (entre 2 et 3 ha) à la périphérie de la ville. Les résidus de cultures [18] sont valorisés pour l’alimentation du cheptel. Le troupeau est de taille réduite (de 2 à 15 têtes) à cause des contraintes spatiales, d’une privatisation du cheptel après héritage et des difficultés à trouver de la main-d’œuvre. En revanche, la conduite du troupeau est collective et se fait souvent avec des membres de la famille ou du voisinage, chacun avec ses deux ou trois bêtes. Les races exploitées sont principalement locales et métisses. Certains des agro-éleveurs urbains emploient des bergers pour conduire les animaux aux pâturages à la périphérie de la ville pendant la journée et les parquer le soir dans les champs. De même, les bergers assurent la traite des vaches lactantes. Les vaches productrices sont généralement en semi-stabulation ou en stabulation permanente (surtout les métisses) et bénéficient de compléments alimentaires de concentrés pour améliorer leurs capacités de production. Ainsi, la production moyenne journalière de lait est très variable : entre 4 et 30 litres. La traite du matin est généralement livrée au centre de collecte de Kirène et celle du soir vendue sur place. Les voisins et les clients particuliers se déplacent vers les maisons des producteurs pour acheter le litre de lait à 500 ou 600 FCFA. La majorité des agro-éleveurs urbains privilégient le marché parallèle au détriment de Kirène pour trois raisons : une quantité de production faible, un prix plus rémunérateur avec la vente directe et une obligation sociale de vente au voisinage. Cependant, il existe quelques producteurs urbains qui préfèrent la livraison au centre de collecte pour mobiliser des revenus supplémentaires importants. Ainsi, les revenus du lait sont exclusivement gérés par les hommes même si la vente du lait à la maison revient aux femmes. Ces revenus sont principalement destinés à l’alimentation et à l’entretien du troupeau, au salaire des bergers et aux besoins de la famille.

18Les agro-éleveurs ruraux appartiennent, eux aussi, à l’ethnie sérère. L’agriculture et l’élevage ont longtemps été complémentaires. Ils pratiquaient une agriculture pluviale qui était principalement vivrière (mil, arachide, niébé…). Les bovins étaient sédentarisés puisque leurs fonctions premières étaient de fertiliser les terres de cultures. Ils étaient donc parqués sur les terres en jachères pendant la période culturale, conduits aux pâturages à proximité du village et sur les terres récoltées durant la saison sèche. La production de lait ne durait que l’hivernage et était exclusivement destinée à l’autoconsommation. Ces pratiques d’agro-élevage ont cependant subi des transformations suite aux années de sécheresses des années 1970 et de 1980. La rareté des ressources alimentaires et la baisse des rendements se sont traduites par l’extension des surfaces cultivées et le rétrécissement consécutif des espaces de pâturages obligeant les éleveurs à envoyer les bovins en transhumance. Le troupeau est familial. Sa fonction première reste toujours de fertiliser les terres. Les superficies actuelles de cultures varient entre 1 et 20 hectares. Par ailleurs, ils ont davantage recours aux engrais minéraux pour améliorer leurs rendements. Les récoltes sont d’abord destinées à la consommation familiale et seuls les surplus (en particulier l’arachide) sont commercialisés. Les résidus de récoltes sont stockés jusqu’à la période de soudure pour alimenter le troupeau. La main-d’œuvre est principalement familiale mais le recours à une main-d’œuvre salariale pour l’entretien du troupeau est fréquent. Ils pratiquent d’autres activités comme l’embouche, le commerce de bétail et la production de lait. Cette dernière activité se fait de plus en plus dans les ménages agro-pastoraux suite à l’installation du centre de collecte de Kirène. Les agro-éleveurs ruraux ont vu l’intérêt à investir dans cette activité puisqu’ils ont maintenant accès au marché du lait avec Kirène alors que les rendements agricoles sont constamment en baisse. Les races exploitées pour la production de lait sont généralement des métisses. Elles sont mises en semi-stabulation et complémentées par des aliments concentrés. La production moyenne journalière, qui varie de 4 à 20 litres de lait, est surtout vendue au centre de collecte de Kirène. Les revenus du lait servent d’abord à l’entretien du troupeau et secondairement à subvenir à quelques dépenses familiales.

Les éleveurs spécialisés en lait

19Ils forment une catégorie socio-professionnelle constituée de hauts fonctionnaires en activité ou à la retraite et de grands commerçants. Ils ont investi dans la production laitière intensive pour deux principales raisons. D’une part, l’action des politiques publiques pour développer la filière laitière à travers le programme de l’ANIPL [19] d’importations de génisses gestantes [20] a eu un rôle incitatif important. D’autre part, la présence du centre de collecte de Kirène offre un débouché sûr pour la production de lait. Entièrement orientées vers des objectifs de production, ces exploitations laitières intensives ont des caractéristiques bien différentes des autres. Positionnées à la périphérie de la ville et dans les zones rurales, elles occupent des superficies de 2 et 5 hectares. Les troupeaux sont majoritairement composés de races laitières européennes (holstein, montbéliarde, normande, jersiaise…) avec quelques métisses. L’insémination artificielle est le mode de reproduction le plus fréquent. Les effectifs réduits (de 8 à 20 têtes par exploitation) permettent la pratique d’une stabulation permanente. Les races pures sont ainsi nourries avec des concentrés et du fourrage grossier alors que les métisses sont souvent conduites au pâturage la journée et complémentées le soir avec du concentré.

20S’appuyant sur une main-d’œuvre salariée (notamment pour l’entretien du troupeau et la production de lait), les exploitants spécialisés en lait pratiquent souvent d’autres activités agricoles comme l’agriculture vivrière dont les résidus de récoltes servent de nourriture au cheptel. Selon les exploitations, la production moyenne journalière varie entre 15 et 70 litres de lait, vendus en priorité au centre de collecte de Kirène. Cependant, certains producteurs proches de la ville en écoulent une petite partie sur le marché parallèle. Les revenus du lait sont en intégralité réinvestis dans l’exploitation (alimentation du bétail, paiement des salaires, etc.).

Systèmes d'élevage urbains de Fatick.

Figure 3

Systèmes d'élevage urbains de Fatick.

21Finalement, la diversification des systèmes d’élevages urbains de Fatick révèle une tendance à la diversification des logiques de productions qu’on observe dans d’autres villes sahéliennes [Corniaux et al. 2014]. Une étude [Coulibaly et al. 2007] montre la même tendance à une diversification des élevages à Sikasso, une ville moyenne en zone cotonnière du Mali. Les éleveurs urbains adoptent eux aussi des pratiques hybrides en continuant de conduire l’essentiel du troupeau de brousse en transhumance mais en gardant quelques vaches laitières en ville pour la production de lait vendu dans le marché local. Le recours aux compléments alimentaires ne concerne que les vaches laitières et ne couvre qu’une petite partie de leurs besoins. La même conduite est également observée dans la commune urbaine de Niamey (Niger) à 9 km de la ville. Sur des espaces verts et des terrains en lotissement, des vaches productrices de lait sont gardées alors que le reste du troupeau est conduit en transhumance [Boukary et al. 2007]. À Sikasso, d’autres éleveurs adoptent une stratégie très semblable à celle des agro-éleveurs urbains de Fatick : le maintien d’un troupeau sédentaire (sauf exception) répond à des objectifs agricoles (apports de fumure contre vaine pâture) ; la vente de lait, accessoire, est suspendue en saison sèche. Enfin, il existe à Sikasso un troisième type d’éleveur qui pratique de la stabulation permanente. Les vaches laitières sont gardées dans des étables, l’alimentation est distribuée à l’auge et représente en moyenne 1 740 kg de concentrés et 1 980 kg de matières sèches, soit 155 % des besoins théoriques annuels en UBT (unité bétail tropical). Ce système de production est comparable à celui des éleveurs spécialisés du lait de Fatick, qui ont réalisé de gros investissements dans l’objectif d’augmenter la production de lait.

Des systèmes d’élevage transformés par Kirène ?

22L’ouverture du centre de collecte de Fatick a offert des nouvelles opportunités de valorisation économique du lait, en créant les conditions d’émergence d’une filière structurée, organisée, tant du point de vue de la production que du territoire. L’élan impulsé par Kirène reste toutefois fragile, en raison de la dépendance du centre de collecte à quelques éleveurs ruraux non spécifiquement orientés sur la production laitière et de l’incapacité de l’entreprise agro-industrielle à fidéliser les fournisseurs urbains spécialisés dans la production laitière.

Un bassin laitier en formation

23Après un début de collecte très timide, le bassin (carte 2) s’est peu à peu consolidé et étendu. Les responsables des associations d’éleveurs ont en effet mené une sensibilisation de leurs membres pour les convaincre d'intégrer le centre de collecte. De même, Kirène proposait au début des services aux éleveurs en fournissant l’aliment de bétail à crédit et l’insémination artificielle à des prix subventionnés. Ces programmes d’appuis avaient, entre 2017 et 2018, motivé beaucoup d’éleveurs à fournir du lait au centre de collecte. Pendant la première année de collecte, le bassin se limitait à la ville de Fatick et s’étendait sur un rayon de de 4 km. Il s’est, par la suite, étendu l’année suivante sur un rayon de collecte de 35 km à l’ouest avec deux nouvelles zones de collecte (Ndiongolor et Tattaguine). En 2017, trois autres ont intégré le bassin de collecte : Diakhao et Tella au nord-est et Khalambasse au sud. En 2018, il s’est resserré sur un rayon de collecte de 25 km avec cependant deux zones de collecte supplémentaires (Mbin Diabia et Mbin Sara) au sud-est du bassin. En 2019, le rayon de collecte est maintenu avec une nouvelle zone (Niakhar) au nord du bassin. En 2020 le bassin s’étend sur un rayon de 25 km avec 98 éleveurs fournisseurs, répartis dans neuf zones de collecte avec cinq axes de collecte.

Carte 2. Bassin de collecte de Kirène à Fatick.

Figure 4

Carte 2. Bassin de collecte de Kirène à Fatick.

Réalisation : K. Ba.

24De 2015 à 2019, les volumes de lait collectés sont en hausse constante. La figure 1 montre qu’en 2015 le centre a collecté 1 084 litres en moins de trois mois auprès de dix éleveurs fournisseurs. En effet, les premiers livreurs notamment les responsables des associations d’éleveurs voulaient donner une bonne impression du centre de collecte afin de convaincre les autres à livrer leur lait. Entre 2016 et 2017, le nombre d’éleveurs fournisseurs est passé de 85 à 103 avec des volumes passant de 22 517 à 44 246 litres de lait. Entre 2018 et 2019, le système de collecte semble entamer une mutation vers une plus grande spécialisation des exploitations laitières : les volumes collectés continuent de progresser (de 55 181 à 61 917 litres) alors que le nombre de fournisseurs régresse, passant de 107 à 98 éleveurs (fig. 1). Moins d’éleveurs produisent donc plus de lait. En réalité, un nombre restreint de producteurs assure l’essentiel des approvisionnements : sept éleveurs fournisseurs ont livré 54 % du volume total de collecte en 2019. Ceci indique une forte dépendance de la collecte aux éleveurs intensifs et/ou aux éleveurs qui livrent la totalité de leur lait à Kirène en l’absence d’un autre débouché pour les importants volumes produits, contrairement aux éleveurs proches de la ville qui ont soit accès à un marché plus rémunérateur ou bien produisent des quantités faibles de lait.

Figure 1. Évolution du volume de collecte et des éleveurs fournisseurs de 2015 à 2019 à Fatick.

Figure 5

Figure 1. Évolution du volume de collecte et des éleveurs fournisseurs de 2015 à 2019 à Fatick.

25En mettant en place le centre de collecte en 2014, l’organisation de la collecte annonce les prémisses d’un nouveau lien entre la ville et les campagnes, qui s’était largement distendu dans la région depuis le déclin de l’économie arachidière. Mais Fatick n’est pas encore la capitale du lait comme Dahra peut être celle de l’élevage [Dia 2014], et la perspective d’une vocation économique nouvelle pour la ville et la région est encore très incertaine.

Des pratiques de production des agro-éleveurs ruraux transformées par la collecte de lait

26La mise en place du centre de collecte a incontestablement changé les stratégies des éleveurs en offrant un nouveau débouché sûr pour le lait. Avant l’arrivée de Kirène, la production laitière des agro-éleveurs ruraux était exclusivement destinée à la consommation familiale ou à des dons aux voisins. Ils n’avaient pas l’habitude de commercialiser le lait, parce que les quantités étaient modestes et le marché difficilement accessible. Ils n’avaient donc pas intérêt à rallonger la période de lactation des vaches [Sow et al. 2007] chez les éleveurs des régions de Kaolack et de Fatick. En offrant une possible valorisation monétaire du lait, et donc une potentielle source de revenus aux agro-éleveurs des zones rurales de Fatick, Kirène a donc bouleversé leurs stratégies.

27La collecte de lait crée un lien permettant aux zones rurales de se rapprocher de la ville [Dia 2009 ; Corniaux et al. 2014 ; Bourgoin et al. 2019]. Ce rapprochement s’est produit à Fatick. La figure 2 montre qu’en 2016 les agro-éleveurs ruraux ne fournissaient que la moitié du lait collecté par Kirène (7625 litres contre 14 891 litres par les éleveurs urbains). Cette tendance s’est rapidement inversée : en 2017, les agro-éleveurs ruraux assuraient déjà plus de la moitié du volume total de collecte et, en 2019, 40 % des producteurs ruraux ont livré 73 % du volume total de collecte.

Figure 2. Répartition du volume de collecte entre la ville et les zones rurales de 2015 à 2019.

Figure 6

Figure 2. Répartition du volume de collecte entre la ville et les zones rurales de 2015 à 2019.

28Cette analyse comparative des volumes de collecte permet de dresser plusieurs constats. D’abord, l’augmentation du volume annuel de lait collecté dans les zones rurales est à rapprocher de celle du nombre de fournisseurs, autrement dit les ruraux s’intéressent de plus en plus à la production de lait. Ensuite, il apparaît que les fournisseurs urbains sont plus nombreux avec des volumes de collecte plus faibles. Cet apparent paradoxe a deux explications : les fournisseurs urbains sont en majorité des Peuls, pratiquant de l’élevage extensif, et ils ont accès à un marché parallèle plus rémunérateur. En revanche, les producteurs ruraux, avec des systèmes de production plus intensifs, et confrontés à des difficultés d’écoulement du lait, se sont favorablement tournés vers Kirène.

29L’existence d’un débouché sûr a, en effet, poussé les agro-éleveurs ruraux à investir dans la production de lait afin d’améliorer leurs capacités de production et d’augmenter les revenus tirés de sa vente. Ils ont investi dans l’amélioration génétique du cheptel laitier et dans l’alimentation du troupeau. Les producteurs ruraux ont adopté l’insémination artificielle de leurs vaches locales pour avoir des métisses donnant plus de lait. Les programmes d’insémination subventionnés par Kirène ont été d’un grand apport pour l’amélioration génétique du cheptel laitier, laquelle présente d’autres avantages pour les agro-éleveurs. En effet, la qualité des animaux d’embouche s’en trouve bonifiée et les animaux de race améliorée mis en semi-stabulation assurent une production de fumier plus riche en quantité et en qualité pour fertiliser les terres cultivées. Des investissements sont également réalisés sur l’alimentation pour que les vaches métisses puissent exprimer leur potentiel de production. Une alimentation plus riche influe directement sur la production journalière de lait avec des quantités plus importantes et permet aussi de rallonger la période de lactation qui se limitait auparavant à la fin des saisons de pluies. La complémentation permet également d’assurer le retour en chaleur des vaches et donc un vêlage chaque année [Corniaux et al. 2012]. Ainsi un nouveau système « vertueux » s’est mis en place : les revenus tirés de la vente du lait sont utilisés pour améliorer l’alimentation des vaches qui produisent plus de lait.

30Le centre Kirène a également incité les agro-éleveurs à adopter des innovations dans leurs pratiques productives. Selon Duteurtre [2007], les contrats de collecte entre les laiteries et les éleveurs conduisent en effet à des changements de pratiques de production. Au Niger, les éleveurs peuls de la commune rurale de Filingué sont ainsi passés d’une économie pastorale orientée vers l’autoconsommation à un élevage producteur de lait commercialisable. Pour cela, ils ont régulièrement recours à la complémentation alimentaire de leurs vaches avec des aliments concentrés. La mensualisation des paiements permet, par ailleurs, de répondre à de nouveaux types de dépenses et de réaliser des investissements sur l’exploitation. C’est le cas des éleveurs ruraux de Fatick qui soutiennent en majorité que l’un des avantages du partenariat avec Kirène est notamment le mode de paiement. C’est également le cas des producteurs laitiers urbains de Kolda [Dièye 2006 ; Dia 2009 ; Corniaux 2014].

Un rendez-vous manqué entre les éleveurs urbains de Fatick et Kirène ?

31Le centre de collecte de Fatick a eu étonnamment plus d’impact sur les élevages ruraux que les urbains et périurbains, et notamment ceux spécialisés dans la production de lait. Une faible prise en compte de la diversité des élevages par Kirène et une difficile convergence d’intérêts entre ceux des éleveurs et ceux de l’industriel expliquent, en partie, les difficultés de ce dernier. Par exemple, sans engagement de l’entreprise sur les prix et dans le soutien à la filière, la stabilisation des systèmes productifs et leur intensification ne peuvent que rester incertaines.

32La gestion du lait par les éleveurs urbains de Fatick s’accorde mal avec les exigences de Kirène en matière de collecte. L’industrie a besoin de volumes importants et réguliers pour faire fonctionner sa laiterie et rentabiliser ses investissements. Or, pour les éleveurs, le lait n’a pas qu’une simple valeur marchande et recouvre des dimensions alimentaires, symboliques et sociales [Magnani op. cit.]. Sa vente, marginale, permet de couvrir les dépenses quotidiennes de consommation [Wane et al. 2010 ; Ferrari 2017]. Un autre point de divergence entre les éleveurs et Kirène est le prix d’achat du lait. En effet, le marché parallèle en propose un prix plus élevé. Voilà pourquoi les éleveurs intra-urbains peuls de Fatick, dont les revenus dépendent du lait, le préfèrent à l’industriel. Ces revenus sont une source de sécurité pour les femmes peules [Magnani op. cit.]. De plus, le troupeau constitue un capital pour les éleveurs dont le renouvellement est assuré par une bonne alimentation des veaux en lait. Enfin, le lait est une base alimentaire dans les ménages pastoraux agropastoraux. Sa consommation symbolise chez les Peuls une affection et une union des individus appartenant à une même société [21]. Chez les Sérères, le lait est régulièrement consommé sous forme de produits frais, caillé avec des bouillies de mil [Pélissier 1966]. Ainsi, les multiples fonctions du lait laissent entrevoir le peu d’intérêt que les éleveurs accordent à la livraison de leur lait au centre de collecte. Par ailleurs, le décalage de logiques existant entre eux et Kirène est renforcé par la nature des liens sociaux qu’ils entretiennent avec leurs clients.

33Des relations particulières existent, en effet, entre les éleveurs intra-urbains de Fatick et leurs clients ; elles sont transmises et transformées par les liens de parenté. La vente aux anciens et fidèles clients s’impose comme une obligation sociale au détriment du système de collecte de Kirène. De plus, les nuisances sonores et olfactives occasionnées par les animaux obligent les éleveurs à répondre à la demande de la clientèle des voisins. Ces nuisances sont atténuées par l’offre du fumier à ceux qui pratiquent l’agriculture pluviale. La thèse de O. Robineau [2013] montre, en effet, des pratiques similaires d’arrangement dans la ville de Bobo-Dioulasso où les éleveurs peuls donnent leurs fumiers aux maraîchers pour atténuer les désagréments causés par leurs bêtes. Ainsi, la vente du lait sur le marché parallèle par les éleveurs intra-urbains de Fatick est justifiée par plusieurs facteurs dont un prix plus rentable, des fonctions alimentaires et des fonctions sociales du lait.

34Par ailleurs, si les programmes d’insémination et d’amélioration des vaches mis en place par l’État et soutenus par Kirène semblent avoir globalement été bien acceptés, la mise en stabulation ou semi-stabulation des animaux peine à progresser. Au cœur du problème se trouve celui de l’alimentation du bétail, donc l’accès aux ressources alimentaires, qu’elles soient « naturelles » (pâturages herbacés), agricoles (vaines pâtures) ou industrielles (compléments). Si la dimension économique de ce problème est prédominante (le coût des compléments alimentaires est aujourd’hui un obstacle majeur à l’intensification de la filière productive), sa dimension spatiale n’est pas sans importance. Les élevages urbains sont, en effet, plus dépendants des aliments industriels que les ruraux mais, partout, le recours aux compléments alimentaires favorise la mise en stabulation et améliore la production de lait.

35L’élevage à Fatick reste dominé par un système extensif de production où l’essentiel du troupeau est en transhumance pratiquement toute l’année. Le lait échappe donc largement à la collecte de Kirène car les périodes de pics de production coïncident avec le moment où les troupeaux sont en transhumance dans le Djolof. Par ailleurs, la salinisation des terres, associée à une urbanisation grandissante, laisse peu de place à des espaces de pâturages pour le cheptel et les déficits pluviométriques se traduisent par une rareté des ressources alimentaires, les résidus de cultures n’étant plus destinés à la vaine pâture et les pailles de brousse s’épuisant rapidement. L’alimentation est donc un défi majeur qui pèse à la fois sur les volumes de production et sur l’économie des exploitations. En outre, l’insémination artificielle est coûteuse et les échecs répétitifs dissuadent les éleveurs d’y avoir recours.

36Enfin, les éleveurs urbains de Fatick sont en majorité des éleveurs traditionnels adoptant des systèmes de production qui répondent d’abord à des besoins de consommation et non à ceux d’un élevage laitier commercial. Par ailleurs, ils peinent à trouver de la main-d’œuvre et l’accès aux services techniques est rare dans la zone. Les éleveurs ont fréquemment recours à la « débrouille » pour l’entretien du troupeau laitier qui nécessite des compétences qu’ils n’ont pas. C’est le cas notamment des éleveurs spécialisés en lait qui, bien que dotés de moyens financiers, peinent à développer leur production à cause de l’absence d’appui et de conseils techniques. Tous ces facteurs se traduisent par des volumes faibles de collecte au moment où les coûts de l’organisation de la collecte ne sont pas rentabilisés par Kirène.

Conclusion

37L’initiative portée par Kirène présente un bilan en demi-teinte. D’un côté, la collecte du lait reste laborieuse et trop fragile pour garantir à l’industriel comme aux éleveurs de la région de Fatick des perspectives économiques rassurantes à court ou moyen terme. D’un autre, l’intervention de ce nouvel acteur économique a malgré tout proposé de nouvelles opportunités pour une partie des éleveurs et jeté les bases d’un rapprochement entre le rural et l’urbain avec la formation d’un bassin laitier. Cette expérience, si incomplète et imparfaite soit-elle, offre une occasion de s’interroger sur les futurs possibles tant pour l’élevage que pour cette petite ville et le territoire rural dans lequel elle s’inscrit.

38Au niveau de l’élevage, l’expérience de Kirène confirme une sorte d’impasse : le développement d’une filière laitière ne peut entièrement se reposer sur un élevage extensif transhumant peu compatible avec les contraintes de collecte, mais les élevages urbains et périurbains qui se heurtent à de sévères problèmes d’alimentation du bétail sont, eux, attirés par des marchés plus rémunérateurs. L’industrie laitière et les différents systèmes d’élevage pourront-ils converger et au prix de quelles transformations ? Dans la région comme ailleurs, l’élevage transhumant est discuté, ses territoires convoités, son intensification (sous quelle forme et par quels moyens ?) attendue. Au-delà de la filière lait, l’exemple de Kirène rappelle à quel point la place de l’élevage dans l’économie, dans la société et dans le territoire sénégalais est un enjeu crucial [Corniaux et al. 2012].

39Du côté du territoire, l’expérience de Kirène montre un des effets de la métropolisation. Poussée par le besoin de répondre à une demande de consommation urbaine croissante, l’intervention d’un acteur agroindustriel insuffle, à distance de la métropole, une nouvelle dynamique économique et une nouvelle organisation territoriale. Dans un contexte où l’économie agricole s’est érodée et où l’urbanisation ne s’est pas accompagnée d’une industrialisation, les emplois et les revenus ont dû être trouvés ailleurs [Ndao 2016]. Si elle ne permet pas, à elle seule, d’enrayer ce processus, l’émergence d’une filière structurante pour les éleveurs locaux, polarisée par un centre urbain et répondant à une demande essentiellement métropolitaine apporte néanmoins la perspective d’une nouvelle ruralité émergente [Losch et al. 2013].

Notes

  • [1]
    Voir le Rapport sur le développement dans le monde 2015. Villes émergentes pour un Sénégal émergent, Washington, Banque mondiale, 2015 et M. Sow, Acteurs locaux et développement décentralisé participatif dans la commune de Fatick, mémoire de maîtrise en géographie, Université Cheikh Anta Diop, Dakar, 2008.
  • [2]
    C’était une économie basée sur le transit de l’arachide vers l’Europe, elle a été développée par les colons français dans les villes fluvio-maritimes du Sénégal.
  • [3]
    Ce sont des villes fluvio-maritimes qui servaient de lieu de transit, pendant l’époque coloniale, pour acheminer l’arachide vers les ports de Kaolack, Rufisque et Dakar avant d’être expédiée en Europe.
  • [4]
    Rapport annuel d’activités 2017, service régional d’élevage de Fatick, 2018.
  • [5]
    Agence nationale de la statistique et de la démographie au Sénégal.
  • [6]
    Rapport annuel d’activités 2017, …
  • [7]
    Kirène est une entreprise agro-industrielle installée en 2001 à Diass (région de Thiès), à une quarantaine de kilomètres au sud-est de Dakar. À l’origine spécialisée dans la fabrication d’eau minérale et de jus de fruits, elle se lance en 2005 dans la fabrication et la commercialisation de lait stérilisé à ultra-haute température (UHT) à base de lait en poudre sous licence de Candia Granlait. Sa capacité de transformation est de 10 000 litres de lait par jour. En 2009, l’industrie commence à diversifier ses gammes de produits par la collecte de lait local, qui est associé au lait en poudre.
  • [8]
    La tanne est une étendue de terres salées dépourvues de végétation.
  • [9]
    A. T. Diallo, L’empreinte spatiale de la culture de l’arachide dans le département de Fatick, mémoire de maîtrise en géographie, Université Cheikh Anta Diop, Dakar, 2010.
  • [10]
    B. Amar, Caractérisation de l’effet des ouvrages de réhabilitation des terres salées sur la diversité floristique dans la vallée de Bakhala (Fimela, Fatick, Sénégal), mémoire de master en biologie végétale, Dakar, Université Cheikh Anta Diop, 2019.
  • [11]
    Direction de l’analyse, de la prévision et des statistiques, 2019.
  • [12]
    C. Corniaux, État des filières laitières dans les 15 pays de la CEDEAO, de la Mauritanie au Tchad, fiche Sénégal, Cirad, 2018.
  • [13]
    K. Ba, L’élevage intensif laitier dans la zone périurbaine de Dakar : situation et avenir du secteur, mémoire de master en géographie, Paris, Université Paris-1 Sorbonne, 2018.
  • [14]
    E. Tournair, Dynamique des systèmes de collecte de lait au Sénégal. Cas de Laiterie du Berger et de Kirène, mémoire de master, Montpellier SupAgro, Montpellier, 2019.
  • [15]
    H. Leloup, Rentabilité de l’agriculture familiale en périphérie de Lima. Analyse de la compétitivité des exploitations de Carabayllo, mémoire de master, Université de Paris-7 Denis Diderot, Paris, 2012.
  • [16]
    Il s’agit un animal de grande taille, avec une robe généralement blanche et d’une hauteur variant de 1,25 à 1,45 m au garrot. Sa production laitière est médiocre et varie entre 1,5 et 2 litres du lait par jour. En revanche, il a de bonnes aptitudes bouchères.
  • [17]
    C’est la vente directe réalisée auprès de la clientèle des voisins de quartiers et des particuliers au marché du centre-ville.
  • [18]
    Les résidus de cultures sont principalement constitués de fanes d’arachide, pailles de céréales, tiges de mil et fanes de niébé.
  • [19]
    Association nationale pour l'intensification de la production laitière au Sénégal.
  • [20]
    Ce programme d’importation, conduit en avril 2018, est appuyé par le ministère de l’Élevage et des Productions animales (Mépa), qui subventionne les vaches laitières européennes importées à hauteur de 40 à 60 %.
  • [21]
    D. Guilhem, Le lait de vache dans les sociétés peules. Pratiques alimentaires et symbolisme d'un critère identitaire, communication au Café Flore, partenariat Ocha/Les Cafés Géo, Paris, 25 avril 2006.
Français

À Fatick (ouest du Sénégal), l’agriculture s’est développée, pendant l’époque coloniale grâce à l’économie arachidière. Sa disparition en 1966 a entraîné le déclin des activités économiques et l’arrêt de la dynamique urbaine. Une nouvelle dynamique de l’élevage est en cours, depuis 2014, avec l’implication d’une industrie laitière de collecte. Cet article, qui s’appuie sur une enquête de terrain et une revue bibliographique, propose une réflexion sur le décalage entre les logiques de cette industrie, en particulier celle de l’entreprise Kirène, et celles d’une majorité d’éleveurs urbains et périurbains de Fatick. La typologie des élevages urbains de cette ville montre une diversité de profils d’éleveurs avec des logiques de production guidées par des réalités socio-économiques. Par ailleurs, la collecte de lait a eu plus d’impacts sur les élevages ruraux que sur les élevages urbains et périurbains. Finalement, la gestion du lait des éleveurs de Fatick répond mal aux exigences d’une industrie laitière à l’instar de Kirène.

  • Sénégal
  • ville
  • Fatick
  • collecte de lait
  • élevage urbain
  • industrie
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Koki Ba
géographe, doctorant, Université Gaston Berger, Saint-Louis, Pôle de recherche pour l’organisation et la diffusion géographique (UMR 8586), Aubervilliers
Olivier Ninot
géographe, ingénieur de recherche, Pôle de recherche pour l’organisation et la diffusion géographique (UMR 8586), Aubervilliers
Christian Corniaux
agronome, Systèmes d’élevage méditerranéens et tropicaux (UMR 868), Montpellier
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Mis en ligne sur Cairn.info le 20/09/2021
https://doi.org/10.4000/etudesrurales.25154
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