CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Pour l’histoire de l’entreprise de construction européenne, le xxie siècle ne débuta réellement ni avec la crainte du bug du nouveau millénaire, ni avec le 11 septembre 2001 qui ébranla pourtant les certitudes et mit à l’épreuve la solidarité occidentale. Plus encore que la mise en circulation de l’euro comme unique moyen de paiement dans certains États-membres le 1er janvier 2002, c’est l’élargissement de l’Union européenne à l’Est en mai 2004 qui changea les équilibres et confronta les Européens à la réalisation d’une promesse ancienne, formulée à l’époque de la division du continent par l’ordre de la guerre froide. L’élargissement de l’UE doit être observé dans ses deux dimensions majeures : l’agrandissement de l’espace réel occupé par l’Union et les nouvelles représentations de cette Europe agrandie. On adoptera ici une approche comparative confrontant les discours publics en Allemagne de cette année charnière avec ceux mis en place dans les années 1950, une démarche de déconstruction du discours permettant d’identifier les éléments de l’argumentation et les associations fondant les représentations, pour s’arrêter enfin sur la place rénovée de la fonction pacificatrice attribuée, en Allemagne, à la construction de l’Europe.

2Le 1er mai 2004 dix pays sont devenus membres de l’Union européenne : la Pologne, la Hongrie, la République tchèque et la Slovaquie, la Slovénie et les trois États baltes (Lituanie, Lettonie, Estonie), les îles de Malte et de Chypre. La plupart avaient alors en commun d’avoir été intégrés après le second conflit mondial à l’espace dominé par l’Union soviétique. Un bon nombre aussi avaient très fortement subi auparavant la barbarie nazie. Et si la République tchèque avait encore des contentieux avec l’Allemagne du début du xxie siècle, c’était encore plus le cas pour la Pologne où était particulièrement fort le sentiment d’avoir été successivement deux fois victime de régimes totalitaires et étrangers.

3La décision de permettre l’entrée de ces pays de vieille culture européenne dans l’Union n’était pas nouvelle au début des années 2000 et n’était nullement apparue dans l’émotion provoquée par la chute des régimes communistes, ni dans la jubilation de la victoire d’un régime sur l’autre, d’un des adversaires de la guerre froide sur l’autre. L’idée de l’élargissement de l’édifice construit en Europe occidentale avait accompagné les premiers pas du processus dans les années 1950, avec l’idée que les Occidentaux libres avaient à la fois de la chance et des engagements, c’est-à-dire le devoir d’œuvrer, à la mesure de leurs moyens, pour la victoire de la liberté à l’Est et le dépassement de la division du continent.

4La question de l’élargissement était un de ces principes aussi bien ancrés qu’ils paraissaient inaccessibles, dans l’ordre apparemment stable de la guerre froide. D’abord théoriquement, puis lorsque les perspectives s’ouvrirent, ce sujet s’était installé dans l’équation « élargissement et approfondissement » qui était vite devenue plutôt une alternative dans les priorités. Elle opposait les partisans d’un élargissement aussi rapide que possible à ceux d’un approfondissement de l’intégration européenne – institutions, union politique, éventuellement union militaire – avant d’ouvrir une Europe, alors devenue plus solide, à des membres qui seraient à la fois nouveaux, fragiles et nombreux.

5Tout cela a été vrai pour les Européens unis, les États membres, mais tout particulièrement pour l’Allemagne fédérale des années de division, puis dans et après la réunification. L’Allemagne constitue en effet un cas intéressant parce que s’y condensent dans le discours européen une profondeur à la fois historique et morale, avec l’histoire qui engage, et une tentative de réalisme pour faire face aux données ayant un impact direct sur l’état du pays. Et parce que plus qu’ailleurs peut-être s’y rassemblent les bons sentiments mêlés de mauvaise conscience, et une vision stratégique n’osant pas se qualifier de telle.

6Le discours pro-européen ouest-allemand, puis allemand, fut marqué par une très grande continuité depuis les années 1950, avec la présence du motif de la paix dans un répertoire assez stable d’associations et d’engagements. Qu’en fut-il dans le « moment de vérité » où allait vraiment se réaliser l’élargissement, et où, selon les convictions affirmées et selon le projet européen du second après-guerre, se réaliserait la construction de paix telle qu’avait été pensée la construction européenne ? Après avoir annoncé l’œuvre de paix, comment allait-on « dire la paix » dans le discours sur l’élargissement ? L’intérêt des années 2004 et 2005 réside en outre dans la concomitance de la réalisation de l’élargissement de l’Union européenne à l’Est et du processus de ratification du traité constitutionnel qui se solda en France et aux Pays-Bas, où le texte d’approfondissement fut soumis à référendum, par un rejet avec la victoire du « non » [1]. Les années 2004 et 2005 constituèrent ainsi plus qu’une phase de transition, elles furent une mutation par le presque doublement du nombre des États-membres – très exactement trois quarts en plus – dans le plus grand élargissement que les communautés aient connu. Elles furent aussi une crise par l’échec du schéma institutionnel permettant l’approfondissement. Avec, en perspective lointaine, une éventuelle adhésion de la Turquie à l’UE, elles furent enfin une phase d’ébranlement des certitudes, où le recul des limites géographiques de l’Europe induisit une interrogation sur le sens. Quelles furent alors la place et la fonction de la composante de paix dans les discours publics allemands sur l’Europe ? Cet élément fondamental de la conception de la civilisation européenne est-il resté stable ou s’est-il modifié ? A-t-il connu un recul et si oui, est-ce un recul relatif par rapport à d’autres motifs ?

7Pour étudier cette narration particulière à l’Allemagne que l’on appréhende dans les discours publics allemands sur l’Europe, a été examiné un corpus large de discours, programmes électoraux, publications et interviews d’hommes et de femmes politiques, de corps constitués, et de nombreuses études d’opinion du domaine allemand. On analysera dans un premier temps les formes d’expression ainsi que les éléments de l’argumentation de l’élément « paix » et de la fonction pacificatrice de la construction européenne et de l’élargissement au cours de cette phase. On observera ensuite comment s’affirma avec une plus grande clarté la combinaison de la fonction pacificatrice de l’Europe et du service des intérêts propres. Ce qui permettra dans un troisième temps de juger de la réalité d’un renouvellement du répertoire à l’intérieur du discours européen dans cette phase de mise à l’épreuve de la pensée sur l’Europe à construire.

1 – La fonction pacificatrice de la construction européenne et de l’élargissement : formes d’expression et éléments de l’argumentation

8Pour juger de la stabilité ou de l’évolution de formulations et de dénominations adoptées pour parler de l’Europe, il faut se reporter aux premières années de l’histoire de la République fédérale, où l’idéal européen connut une conjoncture favorable : participer à la construction d’une Europe réconciliée représentait alors à la fois un gage de bonne conduite vis-à-vis de l’extérieur et un moyen de faire amende honorable vis-à-vis de soi-même, c’était dans les deux cas une forme de rédemption sécularisée. Aussi, même si des sociaux-démocrates, comme le chef du SPD Kurt Schumacher, s’opposèrent en 1950 au type d’Europe « capitaliste, cartellistique, conservatrice et catholique » que semblait mettre en place le projet de la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier, l’inspiration s’exprimant dans la déclaration Schuman du 9 mai 1950 était très largement partagée en Allemagne fédérale : il s’agissait de trouver un cadre de coopération et de développement par l’intégration et le contrôle réciproque tout en rendant « matériellement impossible » une nouvelle guerre entre les anciens ennemis. La construction européenne comme facteur de paix, selon l’idée qu’on ne fait pas à la guerre à un partenaire et ami, venait se greffer sur la conviction, répandue tant chez les chrétiens-démocrates que chez les sociaux-démocrates, que l’Europe était un espace de réalisation de valeurs spécifiques. Aussi l’opportunité de sauvetage et de rachat de l’Allemagne que constituait l’Europe pour les anciens résistants au nazisme et les nouveaux responsables ouest-allemands fut-elle d’autant plus saisie que l’Europe à construire ne servirait pas seulement l’objectif de la croissance et de la reconstruction mais aussi celui de la gestion d’un patrimoine commun de civilisation. La paix n’était clairement pas un simple état, l’absence de guerre, mais aussi une idée, selon le modèle de la morale kantienne.

9Si la notion d’espace de réalisation des valeurs s’imposa, elle n’en fut pas pour autant questionnée dans son extension et ses limites, tant dominait dans les débuts de la guerre froide la notion d’amputation du continent par la violence du rideau de fer. En Allemagne fédérale, on voyait l’Europe comme un espace de paix épargné à l’Ouest, avec la particularité d’être un support d’identité positive et une surface de projection de soi. En outre la construction européenne des décennies de la division y fut envisagée comme un ersatz de développement national, ce dernier ayant été interrompu et rendu impossible par la responsabilité de la catastrophe du nazisme. Ce schéma trouva un soutien d’autant plus aisé dans la population que cette fonction d’ersatz s’adjoignit à la fonction d’intégration occidentale qui augmentait fortement la garantie de paix. Un examen attentif du discours adenauerien sur l’Europe illustre cet ancrage du « souhait d’Europe ». Adenauer présenta très tôt la construction de l’Europe comme s’imposant en tant que « union des peuples libres » [2], comme n’étant plus un choix parmi d’autres, et tout simplement comme un lieu de paix par essence : « ein solcher Zusammenschluss Europas […] kann nur ein Hort des Friedens sein, ein Schutz des Friedens und er wird das auch sein. » [3]

10Ce répertoire d’associations s’intégrait dans une vision dramatique de vie et de mort, où, face à la menace d’une Union soviétique perçue comme barbare, il allait de la survie des Européens. Le chrétien-démocrate faisait appel à l’instinct des Européens : « Der Selbsterhaltungstrieb der europäischen Völker verlangt gebieterisch die Verteidigung unserer christlichen Lebensauffassung von uns allen. » [4]

11L’intégration européenne était alors sérieusement présentée comme l’unique moyen de sauver l’Occident chrétien : « Die Integration Europas ist die einzige mögliche Rettung des christlichen Abendlandes. » [5]

12En deçà de la lutte à mort de deux systèmes, cette dramatisation a largement servi le discours fondateur, foncièrement positif, sur l’Europe, pour porter le projet de création d’un espace de réconciliation, et, dans le cas particulier de l’Allemagne sous tutelle, de normalisation des relations diplomatiques [6].

Permanences

13Les discours publics des années 2004 et 2005 montrent la permanence de cette trame de discours sur l’Europe comme lieu de paix ; la dramatisation en moins, en raison de la disparition de la menace que constituait l’hydre soviétique dans la perception des années 1950. L’Europe continua à être comprise comme un espace de valeurs rassemblant les conditions d’émergence et de réalisation de la paix. Cette combinaison de valeurs trouva une formulation privilégiée dans des triades, telles « Ordnung-Frieden-und-Demokratie » ou « Frieden-Freiheit-und-Sicherheit » ; l’Europe y est l’espace assurant la réalisation matérielle de la paix, « Stabilität-Sicherheit-und-Wohlstand ». Ces éléments du répertoire étaient volontiers accompagnés de termes soulignant la communauté, tels « zusammen », « gemeinsam » et « miteinander ». Par exemple, Gerhard Schröder, chef de file du SPD aux élections générales de 2005 et alors chancelier, présente toujours l’Europe comme lieu de paix et de bien-être à construire et renforcer :

14

Wir sind die Partei, die begriffen hat, […] dass durch den Fall des Eisernen Vorhangs und die Einigung Europas […] die irrsinnige Chance besteht, diesen Kontinent zu einem Ort dauerhaften Friedens und dauerhaften Wohlergehens zu machen. [7]

15De même que le secrétaire général du SPD Franz Müntefering rappela l’origine historique de la construction européenne, i. e. fonder la paix contre la guerre [8], la candidate CDU Angela Merkel entendit tirer les leçons du passé et déclara en juin 2005 son objectif : « Europa als Friedens- und Wertegemeinschaft stärken, dazu gibt es keine Alternative. » [9]

16Il n’est donc pas étonnant de retrouver ce modèle dans l’accord de coalition du 11 novembre 2005 fondant le gouvernement de Grande coalition. On y évoque l’héritage des Lumières, c’est-à-dire une Europe qui soit « juste et dirigée par des valeurs », un espace de réalisation d’« intérêts et de valeurs », un prolongement de l’Allemagne [10].

17En ce sens, l’Europe comme espace de paix demeure une image de soi projetée. L’accord de coalition présente l’Allemagne comme raisonnable, responsable et sûre, engagée pour la triade « Frieden-Freiheit-und-Sicherheit », avec une responsabilité particulière due à son passé [11].

Mise à l’épreuve de ce discours par l’élargissement

18Sur cette exceptionnelle stabilité, la question de l’élargissement de l’Europe à l’Est introduit une incertitude, un ébranlement. Ce processus est marqué d’abord par une insistance plus forte sur la dimension historique de la composante de paix. Le ministre des Affaires étrangères Joseph Fischer déclara dans une interview de février 2004 :

19

Europa ist geschaffen worden als Antwort auf die Katastrophe der beiden Weltkriege. Es wurde pragmatisch mit der Wirtschaft begonnen, aber es hatte wesentlich eine historische Dimension : die Versöhnung von Deutschen und Franzosen. Pragmatik und Geschichte haben die Gründerväter bewegt. [12]

20Cette prise de conscience fut accélérée par la fin de la guerre froide et par le contexte nouveau du terrorisme islamiste international :

21

Es war die Kriegserklärung einer terroristischen Gruppe, deren Weltbild auf einer totalitären Idee fußt. Das ist die Gefahr für unsere offene Gesellschaft und für unsere Art zu leben. Ein neuer Feind. [13]

22Or que dit le chancelier Schröder la veille et le jour même de l’élargissement, les 30 avril et 1er mai 2004 ? Il parla d’une mission historique se réalisant enfin et de la volonté d’installer durablement la paix en Europe : « Europa zu einem Ort wirklich dauerhaften Friedens zu machen. » [14]

23L’observation attentive révèle que le discours sur l’élargissement s’agence sur l’opposition entre la séparation et les retrouvailles qui entre en résonance avec l’histoire de l’Allemagne divisée et réunifiée. Il suit ensuite le principe de « l’appartenance » naturelle des pays de l’Est à l’Europe et se développe enfin dans la métaphore de la famille longtemps séparée. Le registre de la chaleur humaine et de la solennité de retrouvailles de proches est particulièrement dominant dans le discours de gouvernement de Schröder la veille de l’élargissement. Toutes les variations du motif s’y retrouvent, avec le vocabulaire des « pères » fondateurs et des différentes « générations » d’Européens. L’élargissement y est conçu comme le terme mis à un processus de séparation artificielle et belliqueuse, le rétablissement d’une norme, de surcroît chargé d’une dimension éthique, un devoir moral de réparation : selon Schröder il ne s’agit pas seulement de « ramener enfin les États de l’ancien bloc de l’Est dans la famille européenne » mais « une mission historique est enfin accomplie ». L’état de paix est donc bien la norme. Toutefois cette vision du « retour » dans le giron de l’Europe fondera des malentendus ultérieurs avec la Pologne où l’on estima que les Polonais n’ont jamais cessé « d’être l’Europe ». À l’occasion d’un rappel à l’ordre par le Président Chirac, on y contesta donc le statut d’entrant censé respecter les règles de courtoisie vis-à-vis de ses hôtes.

24L’argument familial et éthique en faveur de l’élargissement à l’Est persuada toutefois peu la population allemande telle qu’elle fut sondée en 2004. Elle vit plus le coût de l’opération [15], manifestant une nouvelle incertitude que saura verbaliser Angela Merkel un an plus tard en déclarant contre l’élargissement à la Turquie : « die Leute müssen wissen, dass dem Erweiterungsprozess Grenzen gesetzt sind. » [16]

L’histoire qui engage

25Constante sur les décennies depuis la fin de la guerre, et spécificité par rapport à d’autres discours nationaux, en Allemagne le discours sur la construction européenne comme facteur de paix se couple au motif de l’histoire qui engage. Il complète la notion d’une responsabilité particulière de l’Allemagne dans la construction de la paix, à la mesure de sa responsabilité dans la destruction de l’ordre pacifique. Ainsi l’ancien commissaire européen Günter Verheugen (SPD) déclara en juin 2005, en évoquant à la fois la Seconde Guerre mondiale et le rideau de fer :

dafür sind die Deutschen verantwortlich. Die historische Verantwortung für all die Probleme, die wir hier besprechen, liegt in Deutschland. Und da das so ist, haben wir wirklich allen Grund, uns zur EU und ihrer Erweiterung zu bekennen. [17]
Cet argument faisait l’unanimité même s’il doit servir une autre approche de la Haftung : Angela Merkel le reprit à son compte pour plaider pour une Allemagne réconciliatrice, qui sache « jeter des ponts » [18] et, comme elle le dit en reprenant la formule de Bismarck, faire de l’Allemagne ein ehrlicher Makler.

2 – Une plus grande clarté dans l’affirmation de la combinaison de la paix et des intérêts

26La nouveauté dans cette phase de mutation et d’incertitude est très certainement l’affirmation avec une plus grande clarté des intérêts de l’Europe et de l’Allemagne à l’élargissement. Les formulations de Verheugen livrent un exemple intéressant de la combinaison de la fonction pacificatrice de l’Europe et du service des intérêts propres. Il joua sur le motif des Allemands qui se plaignent tout le temps et associa la révélation de l’intérêt et l’appel à la responsabilité – ou à la mauvaise conscience.

Es stimmt einfach nicht, dass die wirtschaftlichen Folgen für die alten Mitgliedstaaten negativ sind. Das absolute Gegenteil ist richtig. Die wirtschaftsstarken alten EU-Staaten profitieren viel stärker von dem Wachstum und der zusätzlichen Nachfrage aus den neuen EU-Staaten als diese. Die großen Gewinner der Erweiterung sind Deutschland und Österreich. […] In Wahrheit waren diese Völker [der neuen Mitgliedstaaten] nur deshalb nicht von Anfang an dabei, weil sie als Opfer des Zweiten Weltkriegs auf der falschen Seite des Eisernen Vorhangs leben mussten. Dafür sind die Deutschen verantwortlich. Die historische Verantwortung für all die Probleme… […] [19]
Les différents programmes électoraux de l’été 2005, avec, soulignons-le, une place minime accordée à l’Europe, ont mis en évidence une plus grande aisance dans l’insistance sur l’Europe n’étant plus seulement le lieu de belles idées et d’idéal pacifique, mais aussi le lieu de production de richesse. Le résultat de la coopération des peuples libres et engagés ensemble dans l’Europe se rassemble ainsi sous les mots-clefs Concurrence, Croissance et Dynamisme, présentés aussi comme une compensation pour le coût financier de la construction.

L’Europe qui rapporte

27C’est au moment de l’élargissement que semble s’être levé le voile de discrétion sur la réalité de ce que l’Europe rapporte, face à une population convaincue d’être toujours un contributeur net et de payer pour les autres. Ainsi le discours des politiques du gouvernement rouge-vert, tentant de « vendre » l’élargissement, s’agence-t-il à cette occasion autour du motif du gain et du profit. Schröder souligna que l’Allemagne, en particulier, allait en « profiter et s’enrichir » [20], il fut relayé par Fischer qui déclara dès février 2004 que les Allemands, et les Européens de l’Ouest en général, étaient les gagnants de l’opération :

28

[…] weil wir unsere Autos, Maschinen und andere Produkte nach Osteuropa verkaufen. Diese Region ist für unseren Handel schon heute wichtiger als alle anderen Regionen. Wir Deutsche leben ganz konkret vom vereinten Europa. Wir sind politisch und wirtschaftlich die Hauptgewinner. [21]

29Erwin Teufel de la CDU formula l’idée de façon similaire :

30

Das ist nicht Geld in ein Fass ohne Boden, sondern eine Investition, die sich für Deutschland lohnt. Wir schaffen neue Märkte für unsere Volkswirtschaft. Wir gewinnen mehr als wir verlieren. [22]

31L’intéressant est que cette affirmation plus nette des intérêts allemands dans une Union européenne, qui est le premier destinataire des exportations allemandes, se fait en lien avec une terminologie de la raison et de la responsabilité dans la formulation du positionnement de l’Allemagne en Europe et face à l’Est.

Décalage avec l’opinion

32Le décalage du discours officiel et des politiques avec l’opinion publique est illustré par les sondages où apparut avec évidence qu’indépendamment du calcul raisonné des avantages matériels, réels, la perception du « gain » et de l’« avantage » de l’élargissement pour l’Europe fut autre [23]. Le scepticisme fut plus fort encore dans les anciens Länder et domina chez les chômeurs et les ouvriers de l’industrie, autour des notions de concurrence et de destruction d’emplois en Allemagne.

33Le décalage entre la rationalité et la perception faisant intervenir des catégories autres que seules comptables est central dans la représentation de l’Europe. C’est ce que montre le passage à l’argument de la « limite » dans la tentative de définition du contenu, et l’élargissement à l’Est est venu, dans l’imaginaire, nourrir le débat sur les frontières qui s’est épanoui réellement avec la question de l’adhésion de la Turquie. La bivalence du terme allemand « Grenze » en a permis une grande richesse d’expression, jusqu’à la menace de « Entgrenzung » évoquée par Wolfgang Schäuble qui mit en garde contre ce qu’il qualifia de « grenzenlose Erweiterung der EU » [24] : « Wir müssen die Menschen in Europa gewinnen und das gelingt nicht, wenn man Europa ins Grenzenlose überdehnt. » [25]

34De même, le champ sémantique couvert par le verbe « wählen » permit d’exclure ceux qui choisiraient unilatéralement d’adhérer à l’Europe : « Europa erscheint als ein Wahlraum, ein von den Bürgern gewählter Raum, in den man hereingewählt werden kann, wenn man dazu reif ist. » [26]

35Ce sont les critères de Copenhague assortis de leur clause de capacité d’absorption de l’Union Européenne. C’est en particulier l’un des arguments utilisés contre l’adhésion de la Turquie à l’Union mais aussi l’un des thèmes avancés par les promoteurs d’une ratification par référendum en Allemagne, qui prédisaient d’ailleurs un résultat tout autre que celui obtenu au Bundestag.

3 – Le renouvellement du répertoire

36Si l’on ne peut ici fixer de manière exhaustive ce qui, en 2004 et 2005, a demeuré du discours premier sur l’Europe comme espace de paix, ce qui a évolué et comment, on peut toutefois identifier de nouveaux accents.

Nouveaux usages

37Le débat sur l’adhésion de la Turquie à l’UE a mis en évidence une nouvelle répartition dans l’usage de l’argument de la construction européenne comme facteur de paix et de sécurité. Les promoteurs de l’adhésion ont utilisé cet argument pour plaider pour l’adhésion à l’UE de la Turquie laïque : déjà membre de longue date de l’OTAN, elle deviendrait un rempart contre la menace de l’islamisme. Ainsi, selon la présidente du parti de gouvernement Bündnis 90/Die Grünen Claudia Roth, il s’agissait de soutenir les forces démocratiques et la modernité dans les terres d’Islam : « Wir können gegenüber dem nahen und mittleren Osten das Signal setzen, dass Islam und Demokratie miteinander vereinbar sind. » [27]

38À l’inverse, les détracteurs de l’adhésion insistèrent sur la détérioration de l’unité et la dénaturation même de l’ensemble européen, sur l’idée que permettre l’adhésion d’un État de culture musulmane à l’UE conduirait à la dissension, à d’inévitables conflits – un conflit de civilisation en petit, la fin de l’Europe comme espace de paix. Ainsi a-t-on vu réapparaître le motif de la civilisation à composante chrétienne si présent dans les discours d’Adenauer et estompés depuis. La chancelière Merkel, favorable à un « partenariat privilégié », l’a par exemple mis en avant lors de sa visite au nouveau pape Benoît XVI, allemand, à la fin du mois d’août 2006 : plaidant pour un traité constitutionnel, il fallait y ajouter une référence aux « racines chrétiennes » de l’Europe : « weil das Christentum wesentlich unsere europäische Geschichte geprägt hat. » [28]

39Selon ce schéma était menacée la communauté culturelle inhérente à l’union politique, une idée déjà développée par le président du conseil des Églises évangéliques, l’évêque Wolfgang Huber, en décembre 2004 :

40

Denn als politische Union – im wahrsten Sinne des Wortes, als kulturelle Gemeinschaft – wird die Europäische Union durch einen Türkei-Beitritt in einem Maß überdehnt und überstrapaziert, dass dieser Charakter überhaupt nicht aufrecht zu erhalten ist. [29]

À la recherche du sens

41Ces formules, pensées comme des actes en discours, ont remis à l’ordre du jour la question de la pérennité de la dimension chrétienne dans la construction européenne. L’Europe des Six fut bien l’œuvre de chrétiens, portée par la démocratie chrétienne majoritairement catholique – ce qui fonda d’ailleurs la critique de la CECA par Kurt Schumacher. En 2004 et 2005, le débat sur l’évocation de ces racines chrétiennes dans le traité constitutionnel dépassa largement la classe politique : ainsi l’écrivain suisse Adolf Muschg participa dans des conférences à la définition des racines culturelles de l’Europe, soulignant le polythéisme culturel caractéristique de l’Europe et surtout le renoncement à la religion comme fondateur de l’identité civile des Européens : « Es ist die Gewissheit, dem Einen Gott absagen, auf ihn als Identitätsgarantie verzichten zu müssen, um des Bestandes einer zivilen Kultur willen. » [30]

42Pendant cette période intermédiaire, la recherche du sens de l’Europe en mutation s’est ajoutée au répertoire d’associations et d’arguments pour l’Europe, l’élargissement à l’Est ayant posé, dans la perte de l’équilibre de la guerre froide, la question formulée par Schröder : « Wir müssen vielmehr darüber sprechen, was für ein Europa wir sein wollen. » [31]

43Par un transfert linguistique intéressant, le débat français et la victoire du « non » au referendum français ont consolidé dans le vocabulaire allemand le terme de « Finalität », posant le problème de la « finalité » de l’unification européenne et donnant à la question stable de l’identité la dimension de construction en devenir [32]. A posteriori les décennies de division du continent apparaissent comme une période de relatif immobilisme, son dépassement signifiant une redéfinition de fondamentaux jamais questionnés.

44Enfin, le terme de « stratégie », issu du répertoire de la pensée géopolitique et constituant jusqu’alors un relatif tabou dans le vocabulaire allemand en matière de politique internationale, est sorti de l’ombre face à la menace de grands blocs de pouvoir, potentiellement belliqueux. Ainsi Fischer a-t-il promu début 2004 une pensée de l’Europe envisagée dans un « ordre de grandeur de la taille d’un continent » [33], l’envisageant comme une puissance face aux autres grands acteurs et sortant de la réflexion centrée jusqu’alors sur l’agencement interne de l’Union, du noyau dur à l’Europe à plusieurs vitesses. Il prolongeait et complétait par là les propos de Schröder sur le rôle de l’Allemagne et de l’Europe dans un monde en menace de guerre :

45

Wir werden sowohl unsere Verantwortung als auch unsere mitgestaltende Rolle in einer multipolaren Weltordnung des Friedens und des Rechts nur dann umfassend wahrnehmen können, wenn wir das auf der Basis eines starken, geeinten Europa tun. [34]

Éléments de conclusion

46L’attention s’est concentrée dans cet article sur la fonction pacificatrice de la construction européenne au milieu d’un ensemble de motifs, c’est-à-dire de motifs anciens et de formulations nouvelles, en ce moment de vérité que fut l’élargissement de l’Union européenne. À la question de départ : « la place de la fonction pacificatrice a-t-elle été stable lors de la mise à l’épreuve par l’élargissement ? » on a pu répondre dans une très large mesure par l’affirmative. C’est toutefois la combinaison de cette fonction à des motifs nouvellement accentués qui met en évidence la perception de menaces de nature nouvelle. Autrement dit, dans un modèle moins simple que celui qu’offrait la confrontation des idéologies dans la guerre froide, la paix réalisée en Europe s’inscrit, au début des années 2000, dans un ensemble de valeurs non plus seulement à mettre en pratique mais à défendre face à un environnement hostile.

47Il est apparu que le discours allemand sur l’Europe remplit, depuis plusieurs décennies, des fonctions diverses, et dépassant largement le contexte électoral de 2005. Au début des années 2000, l’apparition de nouveaux termes, rendus soudain possibles et dicibles, fait de ce discours le témoin d’une conception modifiée du rôle international de l’Allemagne. Ainsi l’Europe a-t-elle, à l’occasion de cette mutation, plus servi d’espace de définition de ce nouveau rôle que de surface de projection remplaçant une identité nationale défaillante. D’ersatz de nation, elle semble être devenue plus fortement une communauté d’intérêts et de valeurs, à défendre, dans un environnement inconnu.

Notes

  • [*]
    Hélène MIARD-DELACROIX, Professeur, Université de Paris-Sorbonne (Paris 4), UMR 8138 IRICE Identités, Relations Internationales et Civilisations de l’Europe, 108 boulevard Malesherbes, F-75017 PARIS ; courriel : helene.miard-delacroix@paris-sorbonne.fr
  • [1]
    Le traité constitutionnel fut ratifié par le Bundestag le 12 mai 2005, mais sa ratification par référendum échoua, par la victoire du « non », en France le 29 mai et aux Pays-Bas le 1er juin.
  • [2]
    Regierungserklärung vom 20. Oktober 1953, in : Klaus Stüwe (Hrsg.) : Die großen Regierungserklärungen der deutschen Bundeskanzler von Adenauer bis Schröder, Opladen : Leske + Budrich, 2002, p. 64.
  • [3]
    Ansprache Adenauers vor den Nouvelles Équipes Internationales in Bad Ems am 14. September 1951. Konrad Adenauer : Reden 1917-1967. Eine Auswahl, hrsg. von Hans-Peter Schwarz für die Stiftung Bundeskanzler-Adenauer-Haus, Stuttgart : Deutsche Verlags-Anstalt, 1975, p. 224-232, cit. p 232.
  • [4]
    Ibid., p. 231.
  • [5]
    Ibid., p. 230.
  • [6]
    C’est ce que constatait déjà Adenauer dans le discours de gouvernement du 20 octobre 1953 (note 2), p. 64.
  • [7]
    Rede von Bundeskanzler Gerhard Schröder beim Sonderparteitag der SPD am 31. August 2005 in Berlin, SPD-Publikationen, S. 37.
  • [8]
    Rede des SPD-Parteivorsitzenden Franz Müntefering zur Eröffnung des zweiten Programmforums der SPD am 23. März 2005, Mitteilung für die Presse, S. 5.
  • [9]
    Rede der Partei- und Fraktionsvorsitzenden, Dr. Angela Merkel MdB, in der Aussprache über die Regierungserklärung zum EU-Rat in Brüssel am 16. Juni 2005 im Deutschen Bundestag, Auszug aus dem stenografischen Bericht, http://www.cdu.de/doc/pdf/05_06_16_Rede_Merkel_Europa_Finanzgipfel.pdf
  • [10]
    Gemeinsam für Deutschland – mit Mut und Menschlichkeit, Koalitionsvertrag zwischen CDU, CSU und SPD, 11.11.2005, lignes 6108 et 6208.
  • [11]
    Ibid., ligne 6164.
  • [12]
    Interview von Außenminister Fischer, Berliner Zeitung, 28.02.2004.
  • [13]
    Ibid.
  • [14]
    Interview mit Gerhard Schröder in Zittau, Quelle Bundesregierung, 1.5.2004.
  • [15]
    TNS-Infratest Trendletter, April 2004.
  • [16]
    Besuch in Paris, FAZ, 20.7.05.
  • [17]
    Interview mit Günter Verheugen, in : Süddeutsche Zeitung, 13.6.2005
  • [18]
    Selon Frankfurter Allgemeine Zeitung, 21.6.2005.
  • [19]
    Interview mit Günter Verheugen (note 17). Voir la suite de la citation à cette note.
  • [20]
    Regierungserklärung von Bundeskanzler Schröder am 30.4.2004.
  • [21]
    Interview mit J. Fischer in Bild am Sonntag, 1.2.2004.
  • [22]
    Interview mit E. Teufel (CDU), Deutschlandradio Berlin, 23.4.2004.
  • [23]
    51 % des personnes interrogées sont convaincues que l’élargissement de l’Union européenne à l’Est apportera plutôt des inconvénients à l’Allemagne à long terme, contre seulement 37 % qui voient des avantages à l’élargissement, TNS Infratest Trendletter, April 2004.
  • [24]
    Cit : Frankfurter Allgemeine Zeitung, 8.3.2004.
  • [25]
    Interview mit Wolfgang Schäuble in Bild Zeitung, 15.12.2004
  • [26]
    Hélène Miard-Delacroix : « “Denk ich an Europa in der Nacht…” Europa-Narration in Deutschland vom Ersatz für die Nation zur Interessen- und Wertegemeinschaft », in : Frank Baasner (Hrsg.) : Von welchem Europa reden wir ? Reichweiten nationaler Europadiskurse, Baden Baden : Nomos Verlag, Reihe Denkart Europa, 2008, p. 17-31, cit. p. 31.
  • [27]
    Interview mit Claudia Roth, Deutschlandfunk, 4.5.2005.
  • [28]
    Ansprache von Bundeskanzlerin Angela Merkel in Rom, 28.8.2006.
  • [29]
    Interview mit dem Ratsvorsitzenden der Evangelischen Kirche Deutschlands Bischof Wolfgang Huber, Deutschlandfunk, 26.12.2004.
  • [30]
    Adolf Muschg : Was ist europäisch ? München : C. H. Beck, Lizenzausgabe für die Bundeszentrale für politische Bildung Bonn, 2005, p. 83.
  • [31]
    Regierungserklärung von Bundeskanzler Schröder am 30. April 2004.
  • [32]
    Un éditorial de la Frankfurter Allgemeine Zeitung est caractéristique de cet aspect du débat : « Wenn die EU aus ihrer Krise finden soll, dann muss sie sich endlich entscheiden, was sie sein will. Bis Maastricht, als die Mitglieder maßgebliche Teile ihrer Souveränität abgaben, ließen sich die divergenten Vorstellungen zur Finalität des Einigungsprozesses noch halbwegs unter einen Hut bringen. Das ist vorbei. Die darauf folgende demokratisch angelegte Schlussfolgerung gibt aber genau die Argumentation von prinzipiellen EU-Gegnern wieder, welche in Frankreich den Vertrag zum Scheitern gebracht haben : Das von oben verordnete Europa, in dem in konspirativen Zirkeln konträre Vorstellungen zusammengepresst werden, ist tot. Die EU wird das sein, was ihre Bürger wollen, oder sie wird sich winselnd aus der Geschichte verabschieden  », Frankfurter Allgemeine Zeitung, 23.7.2005.
  • [33]
    Cit : Financial Times, 1.3.04.
  • [34]
    Regierungserklärung von Bundeskanzler Schröder am 14. März 2003. Pour plus de détails on se reportera à H. Miard-Delacroix : « Denk ich an Europa in der Nacht… » (note 26).
English

Together with the opening of the European Union to the Easter European countries, the ratification of the European constitutional Treaty and its rejection by referendum in France and the Netherlands, the years 2004 and 2005 make a turning point in the history of the European construction. The shaking of the entrenched beliefs, related to a new approach of Europe’s borders generated a large reconsideration of the real meaning of the EU concept. Is the search for peace as an initial goal still relevant to understand today’s Europe ?

Deutsch

Mit der Osterweiterung der Europäischen Union, der Ratifizierung des Europäischen Verfassungsvertrages und dessen Ablehnung über die Referenden in Frankreich und den Niederlanden bilden die Jahre 2004 und 2005 eine Umbruchsphase in der Geschichte des europäischen Aufbaus. Die durch die Veränderung der Grenzen Europas bedingte Erschütterung des europäischen Selbstverständnisses ließ die Frage nach dem Sinn der neuen Gemeinschaft aufkommen. Welchen neuen Platz nahm das historische Motiv Europas als Friedensraum im deutschen Europadiskurs ein ?

Hélène Miard-Delacroix [*]
  • [*]
    Hélène MIARD-DELACROIX, Professeur, Université de Paris-Sorbonne (Paris 4), UMR 8138 IRICE Identités, Relations Internationales et Civilisations de l’Europe, 108 boulevard Malesherbes, F-75017 PARIS ; courriel : helene.miard-delacroix@paris-sorbonne.fr
Mis en ligne sur Cairn.info le 04/02/2015
https://doi.org/10.3917/eger.254.0501
Pour citer cet article
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